Entre Le Trône de Fer et Les Jeux de la Faim : une place pour voler au soleil ?
p. 105-115
Texte intégral
C’est un dragon aux ailes immenses ; sur son dos un dragonnier brandit une épée étincelante [...]. Un flot de feu jaillit de sa gueule, tandis que s’élèvent des hurlements sauvages, cris d’agonie et de victoire mêlés1.
1La capillarisation de notre imaginaire par la fantasy semble manifeste, et l’une des figures les plus emblématiques de ce renouveau futuriste et/ou médiéval-fantastique paraît être le dragon, patent ou latent dans un grand nombre de séries. Même si la primauté du continuum celtico-médiéval ne fait aucun doute, les dystopiques Jeux de la faim se déroulent dans un monde semi-contemporain, exactement comme The Walking Dead2, Sublimes Créatures3 ou Warm Bodies4 : ces univers ont subi une catastrophe mutagène, qui a induit une forme de conflictualité apocalyptique puisque l’Autre, même mort, est toujours potentiellement facteur de destruction. Le nom de « Panem », donné au monde de Hunger Games, rappelle aussi l’antiquité romaine.
2Le cheminement asymptotique des deux « lexiques » — celui de l’œuvre innovante et celui des acquis engrangés — finit par opérer un croisement esthétique et éthique ; l’axiologie implicite des « mondes » évoqués in-forme profondément l’adolescence, au double sens du terme : elle lui donne forme, en lui proposant des modèles identificatoires séduisants, et elle la renseigne, en fournissant une interprétation paranoïaque des transformations habituelles de la puberté, et en plongeant dans les abîmes du pessimisme hobbesien pour mieux resurgir dans la lumière du Logos. Quand Katniss Everdeen refuse de tuer Peeta, son dernier challenger, elle change le monde en réaffirmant, au péril de sa vie, son humanité.
Une mythopétique élémentaire : filles d’eau, enfants de feu…
3Pour créer les conditions du pacte immersif, la fantasy repose sur l’inversion des clichés – par exemple, dans Teen Wolf5, c’est le loupgarou qui a peur, qui est porteur de valeurs, qui se laisse berner, etc. ; serait-ce le triomphe du politiquement correct ?
D’opposant à adjuvant : le Dragon rentre en grâce…
4Soulignons d’abord le changement de paradigme du dragon : jadis gardien redoutable et dangereux des trésors et des princesses, il devient peu à peu un animal positif, généreux, résistant… même si les dragons de Harry Potter restent très inquiétants.
5Chimérique, dangereux, tout-puissant… le dragon porte l’un des statuts les plus ambigus de la « xéno-zoologie » propre à la fantasy. Implacable comme Smaug le doré (l’ennemi des Nains d’Erebor, chez Tolkien), sensible comme la dragonne de Schreck ou séduisant comme les bêtes d’Eragon6, il était assez « logique » qu’un cycle entier lui soit consacré : c’est chose faite avec l’épopée en 19 volumes des Dragons de Nalsara7, qui met en scène la fidélité, le courage et l’intelligence supérieure des créatures titulaires. On peut noter que, dès 1998, un des rares personnages presque entièrement positifs de Game of Thrones est une princesse déchue, Daenerys Targaryen, dont l’errance est accompagnée de trois jeunes dragons8 : « Nue, noire de suie, ses moindres effets consumés, son opulente chevelure entièrement grillée… intacte à cela près. Les deux autres (dragons) firent chorus […] et aux vocalises des dragons, pour la première fois depuis des centaines d’années, s’aviva la nuit9 ».
6Le titre original de la saga est d’ailleurs A Song of Ice and Fire : le « feu » en question est bien celui que crachent les « enfants » de Daenerys — ce qui fait dire au showrunner David Bennioff que c’est : « les Sopranos chez Tolkien10 ».
Une petite sœur pour l’aquaster, un frère pour le feu
7Par opposition à cette « fille du feu », l’héroïne des Dragons de Nalsara est une « enfant des eaux ». Nyne est liée aux éléments aquatiques, comme le suppose l’étymologie du nom de sa mère : Dhydra… l’aquaster présent dans le sème « hydra » baigne ainsi la mère et la fille ; par exemple, elle peut appeler l’elusim Vag11 à son secours, il la transporte sur son dos comme Nour (le dragonneau) transporte Cham. Ce dernier est tout entier voué aux Dragons : c’est avec Nour qu’il communique et s’oppose aux forces du Mal :
À la Dragonnerie royale, les dragons ne sont jamais enchaînés, et la porte de leur stalle n’a pas de loquet. Nour pousse du front le battant de bois ; sur la pointe des griffes, il s’aventure dans la cour. Au-dessus le ciel n’est qu’une voûte de ténèbres12.
Cham hurle [...]. Il crie, mais sa voix est étouffée par la chose molle et froide qui l’enveloppe13.
8On ressent parfaitement l’opposition élémentaire entre le dragon, rayonnant d’un feu rouge et doré, et la strige, sombre et glacée comme une tombe. Voyons ce qu’il en est de cette dichotomie pour les controversés Jeux de la faim.
Une chasseresse qui s’enflamme : Katniss dans l’arène
9À propos des Hunger games, une journaliste du Figaro, Constance Jamet, a interviewé Mathieu Letourneux et John Pazdziora. Les spécialistes soulignent respectivement que « la fiction a laissé une place plus crue à ces sujets (id est : « la violence, l’amour, la pulsion de mort ») et que « les gens qui travaillent avec des jeunes des quartiers difficiles vous confirmeront que des gamins peuvent être manipulateurs et cruels14 ».
10L’auteur elle-même, citée par Sophie Benamon, souligne la violence sans fard de sa trilogie, inspirée de la légende de Thésée et du Minotaure15, mais aussi son retentissement humaniste présent dès les titres Les Jeux (2009), L’Embrasement (2010), La Révolte (2011)… qui annonce la fin d’un ordre scélérat (le Capitole) et l’avènement d’une société moins toxique : « Il y a un frisson de voyeurisme à voir des gens se faire humilier ou souffrir que je trouve très dérangeant16 ». C’est pourquoi les deux citations qui vont suivre, extrêmement brutales, rompent avec la tradition philosophique américaine, dans l’optique transcendantaliste de R. W. Emerson et de H. D. Thoreau. Dans la première, une petite fille, Rue, est tuée par un jeune garçon ; dans la deuxième, le troisième dernier survivant des Jeux de la faim est déchiré par des chiens :
Quand je débouche dans la clairière, elle est à terre inextricablement roulée dans un filet. Elle a tout juste le temps de me tendre la main à travers les mailles et de prononcer mon prénom avant que l’épieu ne s’enfonce dans sa chair. [...] Le garçon du district Un meurt avant de pouvoir récupérer son arme. [...] Il se noie dans son propre sang17.
Le vrai cauchemar est d’écouter Cato gémir, implorer et finalement se contenter de sangloter pendant que les chiens le mettent en pièces. [...] Je ne songe plus qu’à entendre ses souffrances prendre fin18.
11Ces scènes choquent bien sûr par leur radicale noirceur, que la journaliste Marie-Laure Fréchet recontextualise : « Un jeune garçon dépecé par des chiens, une fillette transpercée par un javelot… [...] Violence physique, mais aussi psychologique imposée à des jeunesdans une atmosphère qui rappelle celle de certains mangas19. » Les spécialistes Annie Rolland20 et Françoise Ballanger21 tempèrent quand même le ressenti négatif en précisant qu’une fois la dernière page tournée, le réel reprend ses droits.
12Notons combien ces préoccupations rejoignent celles de Sandra Laugier, qui « lit » les séries et les dystopies comme une spectrographie cruelle et crue de l’idéologie occidentale ; un aperçu en est donné dans son article « House of Cards, la fin de l’utopie22 », où elle rappelle ceci : « Le monde d’À la maison blanche et ses héros étaient porteur d’un idéal non réalisé, par une représentation inversée de la réalité politique américaine d’alors. » L’ambivalence fondamentale du dragon contamine donc l’ensemble du personnel zoémique : si Katniss Everdeen est la « fille du feu » de la parade, c’est qu’elle est comme un dragon elle-même, crachant des flammes – ou tirant des flèches, faisant ainsi coïncider le trait sagittal et le trait igné. On peut aussi noter que le titre du second volume, L’Embrasement, rejoint par sa symbolique une autre œuvre contre-utopique, la trilogie Le Vent de feu (W. Nicholson, 2000-2004), en particulier le troisième volume, Le Chant des Flammes23.
13Passée du statut de « Land of Plenty » à celui d’un isolat cruel et manipulateur, l’Amérique dystopique des Jeux de la faim paraît susciter des conflits aux perspectives glaçantes :
Ici, écrit Laurent Bazin, la fiction se dote d’une portée philosophique à la charge écrasante puisque c’est le principe même de la “bonté naturelle” héritée de la pensée rousseauiste qui se voit violemment remis en question, voire évincé par une autre grille démarquée de la dénonciation d’un Hobbes dans son Léviathan : l’enfant est un loup pour l’enfant24.
14Pourtant, choisissons d’aller per aspera ad sidera comme nous y invite Giovanni Berjola, pour qui « la fantasy est l’aboutissement cosmogonique du fantastique25 ».
Du phénix au dragon : une place pour voler au soleil…
15L’auteur Marie-Hélène Delval s’est fait accompagner par les superbes dessins d’Alban Morilleau qui s’inspire explicitement du monde de Tolkien, et de son illustrateur le peintre John Howe26. Il s’agit de créer, mentalement, les conditions de la « ritournelle deleuzienne27 » qui territorialise nos postures. Mais que signifie, plus profondément, ce motif de l’envol fulminant pour les jeunes lecteurs des Dragons ? Sans doute l’union des contraires : le reptilien et l’aérien, le squameux et le foudroyant, la puissance chtonienne (grottes, labyrinthe, gouffre…) et la liberté ouranienne (vitesse, ailes immenses). Les douze volumes développent progressivement le double envol d’un perspicace dragonneau, Nour, et en parallèle, la maturation douloureuse d’un jeune garçon, Cham ; le Bildungsroman comme modèle efficient est d’ailleurs l’une des caractéristiques relevées par Anne-Isabelle François dans sa propre réflexion sur les dragons : « Le dragon y est non seulement l’incarnation par excellence du danger et de l’épreuve, dans une esthétique paroxystique, mais également dédoublé en adjuvant et opposant28. »
16La « métamorphose » permanente du dragon indique le principe universel de réversibilité : on peut être à la fois hideux et superbe, écailleux et rutilant, cloué au sol et ascensionnel. Le feu a besoin, certes, d’être domestiqué, orienté vers les buts qui conviennent ; là aussi, psyché adolescente et puissance chimérique partagent le privilège des débuts erratiques et « incendiaires » : c’est dans cette optique que l’on pourrait qualifier de socioconstructiviste que la saga envisagée fonctionne le mieux.
17En effet, aucun apprentissage ici ne se fait seul : les dragonneaux ont besoin de leur « éleveur » Antos, puis de leurs frères de race, enfin de leur dragonnier singulier, avec lequel les liens seront les plus forts. De leur côté, les jeunes humains apprennent de leurs ainés, et partagent aussi le savoir entre pairs ; c’est le groupe qui régule et autorise la circulation des connaissances magiques, tandis que le travail du négatif (la séduction de Cham par son oncle maléfique…) a aussi sa place dans les processus d’acclimatation.
Une « noirceur » édulcorée
18Les intrigues se déroulent principalement sur « l’île aux dragons », ainsi nommée parce que les dragonnes viennent y pondre leurs œufs ; le père des héros, Antos, est l’éleveur des jeunes dragons, jusqu’à ce qu’on puisse les emmener à la capitale, où ils font alors partie de l’armada royale. Ce lieu irénique évoque d’autres loci amoeni, en particulier les jardins de Béatrice Poncelet, que Christiane Connan-Pintado commente ainsi : « Dans un Eden préservé où il n’est pas question de chute, au fil des saisons et des métamorphoses végétales, le regard et la voix de la mère accompagnent l’enfant qui franchit les étapes menant à l’âge adulte29. »
19Cependant le questionnement du modèle patriarcal fait figure d’« hyper-thème » idéologique… car le genre fantastique ne s’oppose nullement à la dramaturgie familiale la plus naturaliste : famille monoparentale, névroses fraternelles, jalousies, attachement aussi, problèmes économiques… forment la ligne continue des successifs épisodes ; peut-on aller jusqu’à parler de déconstruction des stéréotypies ? Ce serait sans doute prétentieux ; en revanche, la relecture du couple frère/sœur Nyne-Cham par le binôme dysfonctionnel Dhydra-Darkat ne fait aucun doute : la leçon vise à enseigner que les liens du sang ne peuvent pas tout, et que c’est parfois à l’extérieur de la cellule familiale que l’attachement et la transmission vont s’actualiser avec le plus de succès.
20Les sous-titres restent majoritairement liés à des localisations : « La Citadelle noire », « Les maléfices du marécage », « Dans le ventre de la montagne », « Complot au palais », etc. Mais d’autres manifestent une présence humaine, parfois singulière, la plupart du temps générique et collective : « Le plus vieux des dragonniers », « Le secret des magiciennes », « Aux mains des sorciers »… Enfin, la thématique animalière se décline en bestiaire fabuleux, où les dragons sont rejoints par toute une série d’autres « monstres » : « Le troisième œuf », « La nuit des Elusims », « La Bête des profondeurs », « La colère de la Strige »… Adjuvants et opposants se partagent équitablement le paysage actanciel.
21La famille est composée de deux enfants et d’un père, d’où la question qui couvre toute la première époque : où est la mère ? est-elle morte ? a-t-elle abandonné ses enfants ? Au-delà des mini-mystères de chaque épisode, l’arc scénaristique d’ensemble sera de retrouver Dhydra, et de comprendre pourquoi elle a disparu ! L’histoire « humaine » se double d’un pendant « animal » : la dragonne Selka veut mourir parce que son maître, trop vieux, va vers sa fin… Quant à la mystérieuse chouette blanche qui vient regarder les enfants, nous comprenons vite qu’il s’agit de Dhydra, métamorphosée en oiseau pour échapper à sa prison.
22Ce monde connaît aussi le deuil, la perte, la souffrance : la mort n’en est pas absente, même si elle est euphémisée ; la disparition de Damian, « le plus vieux des dragonniers », est métaphorisée en « départ glorieux pour le pays des Dragons30 » ; c’est l’exact équivalent du pays d’Aslan dans Narnia, où l’on va lorsqu’on a trop vécu ou encore de l’île d’Avalon dans la légende arthurienne…
Une quête exemplaire
23L’intrigue s’intéresse essentiellement à l’histoire d’une famille dysfonctionnelle… comme dans Star Wars. Ici, le méchant c’est Darkat (Dark… Vador ?), demi-frère de Dhydra, et donc oncle de Nyne et Cham ; Dhydra est la fille d’un puissant sorcier, mais elle a choisi la Lumière en épousant Antos ; enlevée par maléfice à sa famille, elle se morfond dans une prison « Addrake », car elle refuse d’appeler les Dragons qui permettraient aux sorciers de vaincre le royaume d’Ombrune.
24Les soubassements idéologiques de l’histoire sont plus complexes que ne le laisse entrevoir le « dark material » utilisé ; si l’on oppose la « grille de lecture préalable » que suppose une intentionnalité idéologique construite à la simple expérience empirique, on peut repérer le fait que, pour protéger la famille, il faut s’ouvrir à l’extériorité la plus lointaine – l’amitié trans-espèces, par exemple ; la porosité des frontières entre le monde enfantin et les créatures mythologiques incite à adosser les aventures de Cham et Nyne à la constitution de leur « persona », leur psyché qui à la fois s’élève au-dessus des contingences (le vol des dragons) et s’enfonce dans les profondeurs de l’inconscient (les élusims, venus de l’abyme marin).
25Chacun des clans a ses guerriers et ses chamans : le petit Cham sera bientôt capable de parler « en dragon » comme sa mère (exactement comme Harry Potter en « fourchlangue »), et deux magiciennes l’aident à déjouer les pièges ourdis par les sorciers ; nommées Mélisande et Isendrine (ce qui est à peu près l’anagramme d’un nom par l’autre…), elles peuvent à la rigueur rappeler le duo de sorcières Willow-Tara de la série Buffy31.
26Plus l’histoire s’avance, plus on plonge dans le passé, dans une anamnèse qui sera aussi une résilience, car Solveig, la mère de Dhydra, fut séduite par Eddhor, le seigneur noir des Addraks ; elle mourut d’épuisement en fuyant, et remit son enfant à sa servante et nourrice, Viriana ; celle-ci sert de lien et de mémoire entre les trois générations incarnées par Solveig, Dhydra et Nyne.
27Sans doute faut-il aussi trouver, dans le foisonnement de symboles qui vient combler le moindre interstice diégétique, l’approche saussurienne du langage ; si le signifiant est une représentation de la chose, aucun objet réel ne remplit le signifiant « dragon », sinon ce que la doxa collective veut bien y voir, ou y mettre. Ainsi les objets magiques surabondent-ils, tous plus ou moins inspirés de Harry Potter ou de Charmed, à savoir le « miroir magique » (Miroir du Rised chez Harry, ou même la pensine…) ; le Livre des secrets ; la Pierre de semblance ; une créature semi-maléfique, Cogne-Rocher, rencontrée par Dhydra et Cham, et qui ressemble au Saule Cogneur de Poudlard.
28Mais c’est essentiellement Cham qui est confronté au dilemme éthique le plus prégnant : sur la tombe d’Eddhor, Darkat lui montre l’épée du pouvoir « viril », qui s’appelle Ténébreuse ; le jeune garçon commence à basculer « du côté noir de la Force », comme Anakin. Heureusement ses « doubles » dragons – détenteurs du « bon » feu, celui qui selon G. Bachelard éclaire sans brûler32 – demeurent sans désemparer dans la loi de Nalsara, articulant à distance le bonheur de l’apprentissage. Ainsi Laurent Bazin associe-t-il nettement la « parenté » entre les épreuves vécues par les héros de fantasy et les problèmes récurrents de leur lectorat :
Dès lors et aussi loin qu’ils puissent par ailleurs être plongés dans les ressorts d’une aventure déroutante à maints égards […], les héros ne s’en comportent pas moins comme des adolescents représentatifs de leur génération, dont ils incarnent les caractéristiques identitaires avec une diversité suffisante [...] pour que chacun s’y retrouve sans peine33.
29Ce qui frappe le plus, en effet, c’est la présence constante d’une « langue magique », celle des Dragons et des magiciennes, qui calque évidemment le latin de Harry. Ainsi, la formule « Horlor gorom » chasse les démons, « Ispélénia » guérit les blessures, et « Néoc Niévidim » permet de se rendre invisible34. Un très beau passage dans La Citadelle noire, voit la mère de Cham le bercer « en dragon » : « - Néoc varna slimane, karug er nos dürim35… »
30Extraordinaire recyclage de tous les mythes de la fantasy, cette série permet de rencontrer Philia, Eros et Agapé, les dragons déléguant à leurs amis humains une « sagesse » que seuls un patient apprentissage et une initiation exigeante permettront de comprendre : une place pour voler au soleil… de l’expérience acceptée ! Car nous pourrions en conclure que jeunes dragons et héros enfantins partagent la même ardeur maladroite, le même appétit sans limite : ils « crachent le feu », littéralement, mais ont besoin d’une pédagogie attentive et affectueuse pour transformer en énergie créatrice ce don potentiellement mortel. Que ce soit Daenerys, la princesse aux dragons, ou Katniss, l’incandescente guerrière guidée par sa propre flamme, les personnages « ignés » doivent tous apprendre à éclairer sans aveugler, à réchauffer sans détruire.
31À travers les différentes occurrences du dragon, s’actualise et se décline l’infini nuancier des nouvelles figures du bestiaire fabuleux – souvent emblématiques de l’élan salvateur et dionysiaque, de la flamme du désir, du déploiement irrésistible d’un jeune être galvanisé par la libido sciendi. Laissons le dernier mot à Vanina Mozziconacci, qui redit combien nous avons besoin des chimères pour nous expliquer ce qu’est l’impérieuse pulsion d’éprouver ses limites : « Qualifier un fait d’étrange n’est précisément pas le considérer comme inexplicable ou surnaturel : cela implique que l’on continue à croire en la régularité malgré l’irruption apparente de l’extraordinaire36 ».
Notes de bas de page
1 Marie-Hélène Delval, Les Dragons de Nalsara, épisode 2 : Le plus vieux des dragonniers, Paris, Bayard, 2008, p. 75.
2 La série de Frank Darabont, parue aux États-Unis depuis 2010, séduit les fans du roman graphique de Robert Kirckman.
3 Film de Richard Lagravenese, 2013 (inspiré du cycle 16 lunes, Beautiful Creatures écrit par Kami Garcia et Margaret Stohl, fleuron du « Southern Gothic »).
4 Film de Jonathan Levine, 2013 (inspiré du roman d’Isaac Marion).
5 Série de Jeff Davies (États-Unis, 2010), avec Tyler Posey.
6 La saga américaine de Christopher Paolini, L’Héritage (2003, en France 2012 chez Bayard Jeunesse), met en scène un jeune dragonnier de 15 ans, Eragon, et ses aventures en compagnie de sa dragonne Saphira ; en 2006, Stephen Fangmeier en a réalisé l’adaptation cinématographique, avec Jeremy Irons et John Malkovich.
7 Marie-Hélène Delval, Les Dragons de Nalsara, 19 tomes, Bayard Poche, 2008 - en cours de publication ; l’éditeur précise que cette série peut se lire dès 8 ans.
8 L’autre, c’est Jon Snow, le « bâtard » de Ned Stark, parti défendre Westeros dans la Garde du Mur du Nord… car « l’hiver arrive ».
9 George R. R. Martin, Le Trône de fer, t. 1, trad. Jean Sola, Paris, J’ai Lu, 2008, p. 785-786. Première édition américaine 1996, première édition française 1998.
10 Florence Besson, « L’Héroïque, c’est fantastique », Elle, 26 avril 2013, p. 149.
11 Vag est un serpent de mer ; on sait seulement qu’il y a un langage propre aux bêtes des eaux et à l’enfant, mais tout ce qui est retranscrit est un murmure ou un chantonnement : « Hruummmm » (Marie-Hélène Delval, Les Dragons de Nalsara, vol. 4 : La nuit des Élusim, Paris, Bayard Poche, 2010, p. 32).
12 Marie-Hélène Delval, Sortilèges sur Nalsara, Paris, Bayard Poche, 2010, p. 50.
13 Ibid., p. 73.
14 Constance Jamet, 2012, « Hunger games : la violence des enfants déstabilise ». Disponible sur : http://www.lefigaro.fr/cinema/2012/03/25/03002-20120325ARTFIG00269--hunger-games-laviolence-des-enfants-destabilise.php?pagination=2, consultéle10août2014.
15 S. Collins ne cache pas non plus ce qu’elle doit à Battle Royale de Kouschun Takami (Calman-Lévy, 2006), ainsi qu’à Marche ou Crève de Stephen King (Albin Michel, 1989).
16 Sophie Benamon, 2012, Hunger Games, phénomène de société ou récupération maladroite ?. lexpress.fr. Disponible sur www.lexpress.fr/culture/cinema/hunger-games-phenomene-desociete-ou-recuperation-maladroite_1096176.html, consulté le 12 aout 2014.
17 Suzanne Collins, Les Jeux de la faim, Guillaume Fournier trad., Paris, Pocket Jeunesse, 2009, p. 238-239.
18 Ibid., p. 347-348.
19 Marie-Laure Fréchet, « Hunger games, une saga qui dérange », Version Fémina, 27 août 2012, p. 48-49.
20 Annie Rolland, Qui a peur de la littérature ado ?, éd. Thierry Magnier, 2008.
21 Françoise Ballanger, « Regard sur trente ans de polémiques autour du roman pour adolescents » in « Des romans violents ? » Lecture jeune no 128, janvier 2009.
22 Libération 14 et 15 septembre 2013, p. 39.
23 William Nicholson, Le Vent de feu, Éditions Gallimard Jeunesse, 2007-2011.
24 Laurent Bazin, 2012, « Mondes possibles, lendemains qui chantent ? Projections utopiques dans la littérature de jeunesse contemporaines », in Trans, no 14, Utopies contemporaines. Disponible sur http:/trans. revues.org/567, consulté le 14 septembre 2013, p. 4. Rappelons également l’abstract que Antonio Dominguez Leiva a consacré à la trilogie : « Collins reprend la tradition dystopique des chasses à l’homme médiatiques, pour en faire une tragédie du coming of age en milieu néo-libéral [...], un manifeste contre le fascisme de l’Amérique post-bushiste, en syntonie avec la génération de Occupy Wall Street », Antonio Dominguez Leiva, 2012, Hunger Games, à l’ombre de la grande récession : voyage au bout de la dystopie néo-libérale. In Popen-stock. Disponible sur : http://popenstock.ca/dossier/article/voyage-au-bout-de-la-dystopieneoliberale, consulté le 12 août 2014.
25 Giovanni Berjola, « Livre de jeunesse », dans V. Tritter, Paris, Encyclopédie du fantastique, éd. Ellipses, 2010, p. 540.
26 On reconnaît, sur les couvertures successives, les tons sépia, bruns, pourpres, vert sombre, or bruni, mauve profond, etc. qui marquent un univers tourmenté et potentiellement dangereux.
27 « On appelle ritournelle tout ensemble de matières d’expression qui trace un territoire, et qui se développe en motifs territoriaux, en paysages territoriaux. » Félix Guattari, « Ritournelles et affects existentiels », Chimères, no 7, été 1989.
28 Anne Isabelle François, « Un monstre de la littérature, Walter Moers, Hildegunst von Mythenmetz et le jeu postmoderne », dans Fanfan Chen et Thomas Honegger (sous la dir. de), Good Dragons are rare – An Inquiry into Literary Dragons East and West, Frankfurt-Berlin, Peter Lang, 2009, p. 327-344.
29 Christiane Connan-Pintado « Béatrice Poncelet : entre voix et image, une enfance au pays des livres », dans Antonella Cagnolati (sous la dir. de), Tessere trame, narrare storie, le donne e la scrittura per l’infanzia, Aracne editrice, Rome, 2013, p. 212.
30 « - Qu’elle m’emporte là où les dragonniers vivent à jamais ! À ces mots, la bête se ramasse sur elle-même. D’une puissante détente, elle s’élève vers le ciel. En trois battements d’ailes, elle a franchi la falaise ; [...] Bientôt Selka et son dragonnier ne sont plus qu’un trait d’émeraude, qui s’enfonce dans le ventre blanc d’un nuage » (Les Dragons de Nalsara, épisode 2 : Le plus vieux des dragonniers, p. 75).
31 Buffy contre les Vampires (Buffy the Vampire Slayer), Joss Whedon, 1997-2003.
32 « L’amour n’est qu’un feu à transmettre. Le feu n’est qu’un amour à surprendre » : Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 48.
33 Laurent Bazin, 2013, « L’école de la fiction ». Disponible sur : http:///www.raison-publique.fr/article652.html., consulté le 1er novembre 2013
34 Marie-Hélène Delval, Les Dragons de Nalsara, épisode 11 : Les Maléfices du marécage, Paris, Bayard Poche, 2011, p. 35-36.
35 Ibid., p. 81.
36 Vanina Mozziconacci, « De l’ordinaire au bizarre. Le fantastique dans le romantisme noir », [En ligne] mis en ligne le 16 octobre 2013 [consulté le 30 octobre 2013], disponible sur http://www.raison-publique.fr/article625.html
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