Un soupçon fructueux
p. 5-16
Texte intégral
1Le nihilisme est peut-être, à l’instar du bonheur dans la célèbre formule de Saint-Just, une « idée neuve en Europe », car c’est bien dans le sillage de la Révolution Française que commencent à s’ébranler toutes les assises des valeurs traditionnelles, et que souffle le vent d’une contestation que l’époque moderne déclinera selon ses multiples facettes1. Mais le nihilisme ne se laisse pas aisément unifier ou simplifier : il prend, dans le cours des xixe et xxe siècles, des visages particuliers (philosophiques, politiques, artistiques) qu’il importe de ne pas schématiser, même si l’on sent confusément le même désir, ou le même désespoir, la même origine à des manifestations diverses. C’est la raison pour laquelle nous avons préféré décliner, dès le titre de ce volume, le mot dans son pluriel, selon un tour inhabituel qui est précisément fait pour souligner cette diversité. C’est la recherche d’une unité peut-être supérieure qui conduit notre enquête collective.
2En vérité, c’est le mot même qu’il faut se garder d’affirmer trop aisément. Il convient, au contraire, de l’assortir d’un point d’interrogation prudent. On le verra, on parle facilement, trop facilement de nihilisme : on en fait une cible paresseuse ou un repoussoir commode, alors même que le mot est mal défini et renvoie souvent à des notions confuses ou hétéroclites. Disons-le d’emblée : il n’est pas certain que le nihilisme soit encore avéré. Il se pourrait qu’il soit encore en chemin, sans avoir accompli ce qui serait son travail historique, conscient ou inconscient. Nous préférons donc écrire le mot sous réserve, accompagné d’une marque de questionnement qui veut signaler que la nécessité d’une définition plus précise, d’une analyse des causes et des symptômes, doit continuer de guider nos analyses.
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3Avant d’expliquer la problématique de cette recherche commune, je voudrais rapidement évoquer le chemin qui nous a conduits à nous intéresser à cette question du nihilisme. Plusieurs travaux antérieurs, publiés dans la collection Modernités, préparent le terrain de cette nouvelle exploration. J’en rappelle donc les jalons : le volume consacré à L’Invention du solitaire interroge déjà le statut de l’individu solitaire en lien avec la nouvelle définition de la littérature à l’âge moderne. Le volume 21 est, lui, dédié à la thématique autour de Deuil et littérature et envisage la pente mélancolique de la modernité. Mais ce sont aussi bien les volumes 25 (L’Art et la question de la valeur), 29 (Puissances du mal) et 31 (En quel nom parler ?) qui continuent l’enquête sur la rupture de communication et les limites du solipsisme qui définissent l’individu contemporain2. Le rapport nouveau à la perte et au désenchantement oblige à poser le problème de la possibilité de fonder de nouvelles valeurs communautaires, notamment dans l’affrontement au mal le plus radical.
4Mené dans le cadre dans d’un PPF soutenu par le Ministère de la Recherche, le programme que « Modernités » (composante de TELEM) a mené conjointement avec l’équipe « Littérature et herméneutique » au sein de PLH à l’Université de Toulouse-Le Mirail s’est donc voué à l’étude des formes du nihilisme dans la modernité. L’empan devait être directement européen, puisque ce mouvement (si le mot convient ici) concerne directement plusieurs pays, de l’Italie à la France, de l’Allemagne à la Russie. Pendant deux ans, de 2009 à 2011, un séminaire s’est tenu à l’Université de Bordeaux 3, et le travail commun a trouvé son achèvement avec un colloque international qui s’est déroulé les 16 et 17 septembre 2011 à l’Université Jagellone de Cracovie. Ce sont les communications, reprises et réagencées pour en faire un véritable livre collectif, qu’on va lire ici.
5Car il s’agit bien de regarder de plus près ceux que Nancy Huston appelle justement dans Professeurs de désespoir les « néantistes »3 et qui vont de Schopenhauer à Jelinek, en incluant Beckett, Bernhard, Cioran ou même Kundera. Ou encore de s’intéresser à ceux que Léon Bloy a nommés avec force les « entrepreneurs de démolition ». Il faut donc rendre à la littérature des xixe et xxe siècles sa soif de destruction, sa fascination pour le néant, sa lucidité négative afin de comprendre la place de la négativité dans la formidable explosion créatrice de l’art moderne. Cela ne revient cependant pas à postuler que le nihilisme soit le dernier mot (même si l’idée de dernier mot ou de dernier homme entretient avec le nihilisme les liens les plus étroits) de la modernité, mais que cette dernière peut sans doute se lire comme l’âge du nihilisme. C’est cette négation paradoxale qu’il faut décrire et analyser pour comprendre comment on peut faire œuvre de la destruction. Il s’agit donc d’en repérer les traits et les étapes, d’en tracer les éventuelles limites (conscientes ou non) sur une vaste période qui va du xixe siècle à notre temps.
6Nous ne prétendons pas que le nihilisme serait la vérité de la modernité, selon un processus téléologique, mais nous croyons urgent aujourd’hui d’interroger les liens qui unissent nécessairement la modernité et la fascination pour le néant, pour envisager aussi les éventuelles pensées du dépassement de ce néant que la pensée moderne a pu susciter.
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7Trois pistes principales s’ouvrent ainsi devant nous. Et je voudrais en tracer allusivement les avenues. La première est évidemment d’ordre philosophique et fait du nihilisme la question même de la pensée moderne, depuis le Romantisme et la polémique ouverte par Jacobi, jusqu’à Heidegger. On ne pourra manquer de s’arrêter aux noms de Schopenhauer et de Nietzsche dans cette traversée. Ils reviendront souvent dans le volume. On peut penser avec Vladimir Biaggi que le tournant vient après le « grand nettoyage spéculatif »4 opéré par Kant. S’il ne peut y avoir de connaissance nouménale, on voit pourquoi Fichte tente de fonder sur l’idéalisme du sujet le fondement d’une science du vrai. C’est précisément sur ce point que Jacobi met l’accent dans sa fameuse lettre à Fichte, dont il se fait l’ennemi après avoir soutenu les premiers écrits. Pour Jacobi, la science ne peut se fonder ni par elle-même, ni par une sorte de subjectivisime radical. Son fondement doit rester extérieur, transcendantal et résider en Dieu. Sinon c’est l’ère du nihilisme qui s’ouvre et que Jacobi prophétise, donnant au mot sa première portée philosophique. Voilà un des passages les plus explicites de ce dilemme nouveau :
J’affirme donc que l’homme trouve Dieu parce qu’il ne peut se trouver lui-même qu’en Dieu ; et il est lui-même pour soi insondable, parce que l’être de Dieu est nécessairement pour lui insondable. « Nécessairement » !, sans quoi il devrait résider en l’homme un pouvoir supra-divin, Dieu pourrait être inventé par l’homme. Dieu ne serait alors qu’une pensée du fini, un être imaginaire, et nullement l’être suprême, subsistant en soi seul, libre auteur de tous les autres, le début et la fin. Il n’en est pas ainsi, et c’est pourquoi l’homme se perd lui-même, dès qu’il répugne à se trouver en Dieu, son auteur, d’une façon inconcevable pour sa raison, dès qu’il veut se fonder en soi seul. Tout se dissout alors peu à peu pour lui en son propre néant. C’est le choix cependant qui s’offre à l’homme, l’unique : le néant ou Dieu. S’il choisit le néant, il fait de soi un Dieu, ce qui revient à faire de Dieu un fantôme ; car il est impossible, s’il n’existe pas de Dieu, que l’homme et tout ce qui l’entoure ne soit pas un simple fantôme.5
8Ce passage est particulièrement frappant parce qu’il établit le choix exclusif, un peu à la façon de Pascal dont Jacobi était un grand lecteur. L’absolutisation du sujet opère une spectralisation du monde par éviction de Dieu. Jacobi est l’un des premiers à inaugurer la longue méditation du xixe siècle sur la mort des dieux, sur la mort de Dieu. Cette pensée fonde un nouveau tragique dont Nietzsche constitue l’un des sommets. Le nihilisme est ainsi une conséquence de cette illimitation du Sujet dont le Romantisme va s’emparer. Si l’horizon céleste est vide, le monde humain de la connaissance s’ouvre sans limites ni barrières. Comme le souligne souvent Nietzsche (et à sa suite Blanchot, j’y reviendrai), c’est la science tout entière dans son ambition la plus haute qu’il faut comprendre comme l’une des voies du nihilisme. Le désir de connaissance ne souffre plus de bornes.
9La deuxième entrée (chronologiquement postérieure) est évidemment politique. Le terme, cantonné aux débats philosophiques spécialisés, va prendre en Russie une nouvelle acception déterminante : il s’agira de nommer une volonté de contestation radicale, qui tire les leçons de l’échec des Décembristes. C’est Tourguenev qui a décrit avec la plus grande richesse cette nouvelle école et ses représentants dans Pères et fils, ouvrant une discussion capitale entre écrivains (Dostoïevski, Tolstoï) et intellectuels russes (Pisarev, Tchernychevski, Netchaïev). Le portrait saisissant qu’il donne de Bazarov peint avec une ambivalence fascinante la séduction de ce nihilisme de la jeunesse, tout en montrant ses failles et ses prétentions. Passée en Russie, la pensée allemande se mue en une sorte de croyance en l’incroyance, pour reprendre l’analyse de Nietzsche. Elle ouvre aussi sur une radicalité terroriste dont nous n’avons hélas pas fini de mesurer les effets destructeurs. La tâche de la nouvelle génération, dégoûtée des compromissions des « pères » est bien d’opérer un déblaiement, de faire du vide pour préparer une ère nouvelle – dont le règne annoncé autorise tous les excès. Le nihilisme ne reste donc pas une simple aventure de pensée. C’est peut-être justement par insatisfaction de n’être qu’une idée que le nihilisme se change en mode d’action pratique. Il se transforme en action violente, désespérée parfois. C’est tout l’anarchisme de la fin du xixe siècle qu’il faut ici avoir à l’esprit.
10Il convient aussi de souligner un tournant significatif : les nihilistes russes prennent à leur compte une désignation jusque-là péjorative. Pour ainsi dire, ils s’emparent polémiquement d’une étiquette dévaluative pour revendiquer la force de contestation dont ils entendent être les porteurs résolus. Ce retournement6 est à mes yeux capital, parce qu’il transforme la nature de l’idée qui y est exprimée.
11Une troisième entrée doit être envisagée : c’est celle que l’on peut dire existentielle. Elle croise naturellement les entrées philosophiques et politiques, mais c’est maintenant l’apparition d’un nouveau type d’individu, d’une nouvelle caractérisation morale et psychologique qui prime. Mercier appelle « rieniste » celui qui ne croit à rien. Paul Bourget propose dans ses Essais de psychologie contemporaine un portrait du nihiliste comme figure emblématique de son temps. Le sujet est livré au désespoir et au pessimisme. Son attitude peut aller de la mélancolie la plus noire au cynisme désabusé. La littérature des deux derniers siècles excelle dans la galerie des personnages qui représentent cette nouvelle tendance moderne, et nous en croiserons certaines des figures les plus représentatives. Du « mal du siècle » au décadentisme, l’époque moderne n’a cessé d’approfondir la désacralisation du monde (en même temps que son désenchantement), poursuivant une entreprise résolue de désidéalisation. Le spectre moral du nihiliste va ainsi de l’apathie indifférente à la rage destructrice, de la mélancolie languissante à la folie négatrice, de l’indifférence à l’ironie corrosive.
12Ces trois perspectives marquent bien l’immensité du champ que nous souhaitons parcourir. Un florilège de quelques citations pourrait aussi bien rappeler l’importance du motif et la variété de ses déclinaisons, et je ne résiste pas au plaisir de ce rapide parcours, qui permettra de vérifier aussi la fécondité paradoxale du nihilisme. « La Destruction fut ma Béatrice », écrit Mallarmé à Eugène Lefébure le 25 mai 1867. Zola commente ainsi le rôle de Flaubert dans Les Romanciers naturalistes : « Heureusement à côté du styliste impeccable, du rhétoricien affolé de perfection, il y a un philosophe dans Flaubert. C’est le négateur le plus large que nous ayons eu dans notre littérature. Il professe le véritable nihilisme – un mot en –isme qui l’aurait mis hors de lui -, il n’a pas écrit une page où il n’ait creusé notre néant »7. Kafka note, quant à lui, dans son Journal : « Il n’y a que le négatif à faire. Le positif nous est donné »8. Mais c’est aussi le programme que se trace le jeune Beckett dans la lettre en allemand qu’il adresse à Axel Kaun, quand il déclare à propos du langage : « Comme on ne peut l’éliminer d’un seul coup, nous ne devrions au moins rien négliger qui puisse contribuer à le faire tomber dans le discrédit. À percer dedans trou après trou jusqu’à ce qui se cache derrière (que ce soit quelque chose ou rien) commence à s’écouler au travers »9. On ajoutera parmi tant d’autres cette récente déclaration de Régis Jauffret dans un entretien au Matricule des Anges : « En littérature, je suis un peu un démolisseur, un bulldozer, un terroriste. Je fais tout exploser. Je ne sais pas si la littérature est là pour bâtir, pour construire, donner des valeurs nouvelles. Je ne pense pas. Je crois que la littérature est avant tout une destruction. Quelque chose qu’on détruit, on peut le voir »10.
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13Plus qu’une réalité avérée, ou un état de fait descriptible, il me semble que le nihilisme est essentiellement un soupçon. Un soupçon à double face, à la fois corrosif et productif, négateur et fructueux. C’est ce soupçon qui fait le ferment de la modernité depuis deux siècles. Parler de soupçon du nihilisme, ce n’est pas peser une quantité (négligeable ou non), mais sous-entendre que le nihilisme se glisse jusque dans les pensées les assurées, les plus certaines d’elles-mêmes. Il est là, taraudant la confiance que nous portions aux anciennes valeurs, aux anciens systèmes, et mine subrepticement tout l’édifice.
14Et c’est bien ce soupçon que j’entends depuis des années, depuis que j’ai lu, avec étonnement et ravissement, Le Bavard de Louis-René des Forêts. Ce récit de 1946 (qui n’est pas publié par hasard aux lendemains d’une guerre totale et destructrice) est le lieu d’exercice vertigineux d’un sarcasme et d’un malaise qui conduisent la parole à devenir comme la ruine d’elle-même. Le discours du Bavard mine toute certitude et toute gloire du langage, sans cesser de se retourner contre ses prestiges. Faut-il dire ce récit « nihiliste » ? Cette question est au cœur de la controverse à distance qui divise deux lectures critiques d’importance de ce récit devenu aujourd’hui emblématique : celle de Maurice Blanchot, telle qu’elle se donne à lire dans « La Parole vaine », et celle, plus tardive, prenant en compte toute l’œuvre de des Forêts d’Yves Bonnefoy dans « Une écriture de notre temps »11. Toute la longue étude de Bonnefoy est, en effet, animée par le souci de sauver des Forêts de ce qui serait l’accusation de nihilisme portée par Blanchot. Voilà la doxa à laquelle il faut échapper : « L’écrivain d’aujourd’hui et de l’avenir ne saurait être, en son travail, tout au moins, qu’un nihiliste » (p. 116), note très tôt Bonnefoy. L’œuvre contemporaine devrait accomplir une « épiphanie du non-signifiant » (ibid.). C’est contre ces attendus que s’élève le poète de la présence et il impute la responsabilité de cette version négative à Maurice Blanchot. Il souhaite pour ainsi dire soustraire des Forêts à cette emprise, et le ramener, au contraire, à la célébration (certes difficile et précaire) de la présence sensible, dont « la bolée d’eau de source » du Bavard lui semble le signe irrécusable. Et pourtant quand on sait que ce passage que cite souvent Bonnefoy est la réécriture, à peine transformée, d’une page de L’Expérience intérieure de Bataille, on peut hésiter à en faire aussi promptement la preuve d’une présence du monde réel.
15Je ne cherche pas à départager Blanchot de Bonnefoy ; je ne dis pas que le poète ait tort dans sa lecture généreuse, mais il me semble qu’il va trop vite vers l’affirmation d’un nihilisme que Blanchot approche avec plus de prudence et peut-être de ruse. Voici en effet comment il s’exprime dans « La Parole vaine » : « Je soupçonne un livre comme Le Bavard d’un nihilisme presque infini et tel qu’il passe jusque dans le soupçon par lequel on voudrait le délimiter. C’est qu’il est le nihilisme de la fiction réduite à son essence, maintenue au plus près de son vide et de l’ambiguïté de ce vide, nous provoquant non pas à nous immobiliser dans la certitude du néant (ce serait un trop facile repos), mais à nous lier, par la passion du vrai, au non-vrai, ce feu sans lumière, cette part du feu qui brûle la vie sans l’éclairer » (p. 139).
16Le nihilisme est un soupçon, une force de perturbation qui semble se diffuser sans limites. Pour Blanchot, assigner le nihilisme, c’est d’une certaine façon, en refuser l’énergie ambiguë, vouloir le réduire à un néant (dont la parenthèse dit de façon magnifique qu’il serait un « trop facile repos »). Blanchot souligne donc plutôt l’ambiguïté indécidable du récit de des Forêts, qui oblige à une « lecture oscillante » (p. 146), où rien – précisément rien – ne peut trancher entre le plus grand sérieux de la confession et la futilité vaine du bavardage, entre l’exigence d’authenticité que défend Heidegger et l’inessentiel statut du langage.
17Le nihilisme du Bavard devient alors sa force de hantise, qui fragilise toute affirmation. Et le texte de Blanchot multiplie nécessairement les « peut-être », les formules en chiasme et les renversements. Vaine, la voix du Bavard, ou celle des poèmes de des Forêts ? Là encore, la réponse scrupuleuse est dans Une voix venue d’ailleurs : « Voix vaine ? Peut-être ».12 Cela veut dire – et c’est d’une certaine façon le propos le plus déstabilisant que Blanchot tient sur le nihilisme, notamment dans toute la section qu’il lui consacre à l’intérieur de L’Entretien infini – que le nihilisme n’est jamais atteint, qu’il est encore à venir, indélimitable13. Et qu’il n’y a donc aucun havre, ni pour s’en prémunir, ni pour s’y reposer – si arrivés au néant, nous arrivions enfin à une certitude, à un état fixe. Même quand on voudrait réduire le nihilisme, « ces réductions – fondées sur l’exigence masquée de continuité et de plénitude qui porte le philosophe – n’ont servi à « rien », pas même à décider si le langage qui détient le rien parle ou non pour rien ou si le rien ne serait pas là pour permettre de parler »14.
18Telle serait la force insinuante du nihilisme. Son mode serait celui du soupçon, plus que l’affirmation. La réflexion critique de Blanchot (qu’on n’est évidemment pas obligé d’adopter ou de suivre, mais qu’on aura toujours du mal à congédier sans la simplifier) éclaire aussi la raison pour laquelle ce soupçon du nihilisme passe de la philosophie à la littérature qui devient le lieu atopique (le lieu sans lieu, pour ainsi dire) où se déploie l’expérience de l’impossible. La littérature, privée de toute essence, sans définition autre que son étrange errance, ouvre cet espace (espace littéraire selon le titre d’un autre livre de Blanchot) paradoxal d’une ambiguïté sans résolution entre être et non-être, entre présence et absence, entre affirmation et réfutation.
19On voit aussi une accentuation capitale dans le chemin du nihilisme depuis le xixe siècle : le xixe siècle explore les vertiges d’une absolutisation du sujet, qui oscille entre toute-puissance et angoisse de son vide. Le renversement qui s’opère à partir de Mallarmé notamment et s’exprime avec une évidence ruineuse dans les œuvres de Beckett ou des Forêts après 1945 touche au déplacement vers le langage lui-même : c’est la parole qui est vide, vaine, elle qui est peut-être même incapable à dire le néant. Et le mot même de « rien » retrouve son ambiguïté sémantique, entre valeur positive et valence de négation.
20Je partage ainsi ce constat de Giorgio Agamben, qui lui donne des accents plus crépusculaires : « Et c’est ainsi pour finir que nous nous retrouvons seuls avec le langage, abandonnés de tout fondement supérieur. Telle est la révolution copernicienne que la pensée de notre temps a hérité du nihilisme : nous sommes les premiers hommes devenus complètement conscients du langage »15.
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21C’est sans doute l’ambivalence qui me paraît le trait constitutif du nihilisme. Dans L’Entretien infini, Blanchot ne cesse de soupçonner, dans une démarche très originale tant elle déporte le point de vue moralisateur habituel, qu’une fois que nous sommes entrés dans l’ère du nihilisme, il devient impossible d’en sortir. Contre Camus avec lequel il dialogue explicitement, il maintient que la pensée du nihilisme entraîne dans une sorte d’impasse. Car, d’une façon d’abord choquante, il faut bien reconnaître avec Blanchot que le nihilisme peut être le nom de l’humanisme même. Il en va de la reconnaissance qu’il n’y a pas de « fondement supérieur ». Et l’exaltation nietzschéenne de la découverte, l’appétit sans limites de la science qui ne veut aucun frein, appartiennent à cet âge que ne surplombe plus une transcendance qui dictait aux hommes leurs cadres.
22Dans Professeurs de désespoir, Nancy Huston a raison de noter que les auteurs les plus pessimistes de la modernité (parmi lesquels un nombre impressionnant d’écrivains de premier plan et de grands philosophes) ont en commun deux traits qu’elle caractérise par deux néologismes. Ils sont « apares », puisqu’ils refusent de procréer ; ils sont même « génophobes » dans le sens où, très souvent, ce refus de la paternité se double d’une misogynie féroce16. Mais je suis moins convaincu par le choix du titre et par l’idée d’un « professorat » du néant. Peut-être Schopenhauer ou Cioran se sentent-ils investis de cette mission de pédagogie négative, et je ne peux m’empêcher de suspecter chez Cioran une trop grande sûreté du désespoir, une pose du sarcasme sur commande. Je suis moins certain que le terme s’applique avec la même justesse à Beckett et Bernhard. Il faudrait pour cela pouvoir parler depuis un lieu assuré dans son néant ou sa négativité. Et le vrai nihiliste me semble, au contraire, fondamentalement privé de ce terrain solide.
23Nancy Huston, comme bien d’autres adversaires du « nihilisme », charge la barque et durcit le trait en cherchant à constituer ce qui est plutôt, à mes yeux, un soupçon. Elle donne trop de consistance à une sorte de menace insidieuse, comme si par là, elle pouvait y échapper. Elle catégorise en thèse ce qui se donne à lire comme une inquiétude, et parfois aussi comme une forme de comique supérieur, chez Beckett ou Céline notamment.
24Il me semble qu’il y a toujours une forme d’impatience et de simplification à nommer nihiliste l’adversaire qu’on s’est choisi. Ce serait presque une manière de réduire à rien ce qui se dit pourtant aussi positivement dans l’entreprise négatrice qu’on veut écarter loin de soi. Car stigmatiser un adversaire en nihiliste, c’est l’assigner rhétoriquement à la place la moins enviable, à une sorte de confort du néant, à un cynisme désabusé. L’accusateur se pare, à bon compte, de vertus positives, parce que lui se présente comme un individu qui refuse de céder à la liquidation générale.
25Dans beaucoup d’essais, la qualification de nihilisme sonne comme une condamnation, alors même que le contenu exact de ce que le terme recouvre reste vague. J’en veux pour preuve le livre de Tzvetan Todorov : La Littérature en péril, publié chez Flammarion en 2007. Sans citer aucun auteur nommément, Todorov distingue trois « périls » qui sapent les Lettres françaises : le formalisme, le nihilisme et le solipsisme. Il dénonce ainsi le primat d’une « représentation de la négation » et « une vision du monde nihiliste, selon laquelle les hommes sont bêtes et méchants, les destructions et les violences disent la vérité de la condition humaine » (p. 34). On conviendra que la charge reste bien vague et qu’après deux guerres mondiales, le spectacle d’horreurs répétées de camps de concentration en goulags, de génocides en famines, cette vision « nihiliste » ne manque pourtant pas d’à-propos. L’accusation de nihilisme n’est jamais argumentée, ni démontrée par des exemples précis, mais vise un air du temps qui serait la fausse vérité de notre époque. L’attaque reste réductrice et s’il faut renverser les valeurs, que penser d’une littérature qui nous dirait que l’homme est intelligent et bon… La stratégie rhétorique consiste à fabriquer, sous le terme englobant de nihilisme, un ensemble de choses qui vont de la lucidité nécessaire à un pessimisme radical, de la démystification des idéologies que Baudelaire nommait méchamment « fraternitaires » à la misanthropie. Tout est mis dans le même sac.
26Le récent essai de Philippe Nassif, La Lutte initiale qui porte comme sous-titre : Quitter l’empire du nihilisme17, s’efforce dans les premiers chapitres de mieux caractériser ce qui est appelé par l’auteur « nihilisme », mais c’est plutôt le tableau d’une société du spectacle entièrement narcissique et baignée dans un flux maternel et indifférencié que le philosophe brosse. Société où les valeurs s’égalisent plus qu’elles ne se néantisent, dans un mouvement où tout devient « culturel » de façon éphémère et capricieuse. Faut-il pour autant nommer cet état de société nihilisme ? Le gain discursif est, cependant, immédiatement payant, puisque l’auteur peut se présenter comme l’un des esprits lucides et courageux, capables de trouver dans les miasmes de l’époque les ferments de ce qui engendrera un futur positif. Certaines analyses touchent juste et la reconnaissance d’un vide au cœur du désir comme remède au rêve totalisant des sociétés de luxe occidentales me semble une piste intéressante. Mais l’identification de ce vide gagnerait peut-être à ne pas trop vite se séparer du nihilisme, si, par ce mot, on continue d’entendre une pensée du vide et de la vanité…
27Je ne suis pas en train d’argumenter à l’inverse en faveur du nihilisme. Je veux seulement souligner que l’identification de ce qui en est la nature est plus incertaine, qu’elle exige plus de prudence et d’attention à ce qui participe encore du nihilisme, même quand on voudrait s’en débarrasser. Cette possibilité de renversement est pour moi capitale. Les nihilistes russes ont choisi de s’appeler du nom que leurs adversaires leur donnaient par dérision. Ce faisant, ils transforment une négation en un programme. Ils indiquent que la tâche de déblaiement des fausses valeurs est leur objectif, que le passage par la négation est nécessaire. L’ambiguïté du personnage de Bazarov dans Pères et fils reflète bien cette contradiction insurmontable.
28La question est donc sans doute moins de « quitter » le nihilisme que de penser aux façons de le dépasser véritablement. Les analyses de Nietzsche, qui seront souvent évoquées dans ce volume, restent de la plus grande actualité, mais il faut en souligner la complexité. Car on peut distinguer deux strates au moins : le nihilisme est d’abord le nom d’un constat pour décrire le mouvement historique fondamental de dépérissement et de décadence des vraies valeurs. L’ironie de Nietzsche est que cette décadence est le fait de ce qui se présente pourtant comme le siège des valeurs, le christianisme ! C’est en ce sens qu’il faut lire ce dialogue : « Qu’appelle-t-on le nihilisme ? Que les valeurs suprêmes se déprécient »18. Encore faut-il s’entendre sur ce que sont ces « valeurs suprêmes » et sur la signification du renversement auquel appelle le philosophe, qui doit se faire psychologue de son époque. Car le nihilisme est aussi bien un symptôme en ce qu’il témoigne d’un affaiblissement, d’un triomphe des forces réactives qui semblent parfois arriver au bout de leur course. Et si l’analyse des symptômes garde toute sa puissance, doit-on pour autant adopter l’idée du Sur-Homme, avec toutes les ambiguïtés que l’on sait ?
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29Cette introduction ne prétend pas trancher un débat toujours vivant, riche de polémiques. Les études qui vont suivre reprennent plus méthodiquement certains moments d’une histoire fertile en développements, une histoire des nihilismes européens. Et le fil adopté pour ce livre sera donc celui, chronologique, de trois moments du début du xixe siècle à aujourd’hui. Pour Claudio Magris, le nihilisme est le nom que la modernité a donné à sa nouvelle impossibilité de (se) représenter le Tout, qui ne s’offre plus qu’en morceaux ou fragments19. Mais cette incapacité fertilise d’une manière inédite la littérature dans son exploration d’un monde explosé.
30Affronter les nihilismes, prendre le temps de les décrire et de les comprendre sérieusement, en faire la généalogie patiente, suivre les lignes de force entre différents pays européens, cela peut être une façon de répondre à l’urgence de notre temps, en repérant ce qui appartient au symptôme et ce qui relève d’une logique plus haute. La modestie de l’enquête comme son caractère pluriel est une hygiène. Il ne s’agira pas ici d’appeler à quelque refondation des valeurs, en un temps propice aux discours mystificateurs. En nous ressourçant à ce qui peut sembler la source la plus déprimante et noire de la modernité, nous espérons au contraire donner à tous ceux qui nous liront ce qu’une belle formule de la langue française (mise en avant par Michel Deguy20) nomme l’énergie du désespoir.
Notes de bas de page
1 Un indice de cette nouveauté peut se lire dans l’apparition d’un vocabulaire inédit pour désigner un phénomène que les contemporains sentent eux-mêmes comme extraordinaire. Ainsi Louis-Sébastien Mercier propose en 1801 dans sa Néologie ou vocabulaire des mots nouveaux les termes de « rieniste » ou de « nihiliste », parlant même de « nihilité ».
2 Voici les références de ces volumes, tous publiés aux Presses Universitaires de Bordeaux : Modernités 19 : L’Invention du solitaire (dirigé par D. Rabaté, 2003) ; Modernités 21 : Deuil et littérature (dirigé par P. Glaudes et D. Rabaté, 2005) ; Modernités 25 : L’art et la question de la valeur (dirigé par D. Rabaté, 2007) ; Modernités 29 : Puissances du mal (dirigé par P. Glaudes et D. Rabaté, 2008) ; Modernités 31 : En quel nom parler ? (dirigé par D. Rabaté, 2010).
3 Dans ce livre passionnant, publié chez Actes Sud en 2004, Nancy Huston s’attaque à des écrivains qu’elle admire en même temps qu’elle répugne à leur pessimisme foncier, pessimisme dont le signe est pour elle justement le refus de toute procréation, de toute paternité réelle. Si le propos général est convaincant, l’argumentation sur chaque auteur pêche par trop de rapidité et une certaine faiblesse d’analyse qui fragilise la thèse d’ensemble.
4 Je reprends la formule qu’il utilise page 58 dans Le Nihilisme (« Corpus », GF Flammarion, 1998) où l’on trouvera une mise en perspective générale et une anthologie des textes indispensables sur le sujet. Pour Jacobi, on se reportera plus directement à sa Lettre sur le nihilisme (traduit et présenté par Ives Radrizzani, GF Flammarion, 2009).
5 Lettre sur le nihilisme, ibid., page 75.
6 On peut penser, pour comprendre ce processus, à la manière dont le mouvement homosexuel s’est emparé des termes d’abord insultants de « gay » et de « queer » pour en faire les étendards d’une affirmation positive.
7 Cité par Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art (« Libre Examen », Seuil, 1992), page 139.
8 La formule, magnifique, sert de titre à un article important d’Yves Bonnefoy, qu’on trouve dans Entretiens sur la poésie (Mercure de France, 1990). Voir plus loin les réflexions qu’inspire à Éric Dazzan cette même citation devenue célèbre.
9 Je cite la traduction d’Isabelle Mitrovitsa, qu’utilise Bruno Clément dans L’Œuvre sans qualités (« Poétique, Seuil, 1994) : voir pages 238-9. Sur la question capitale du nihilisme chez Beckett, je ne puis que renvoyer aux excellentes analyses de Shane Weller dont tout l’argument repart dès l’introduction de son livre, A Taste for the Negative. Beckett and Nihilism (« Legenda », Oxford, 2005) de deux formules essentielles pour l’auteur irlandais : « Rien n’est plus réel que le rien » et « Ubi nihil vales, ibi nihil velis ». Weller montre avec finesse que le motif du nihilisme est en réalité strictement indécidable chez Beckett où se joue contradictoirement une résistance du nihilisme dans la double acception du génitif : résistance contre le néant malgré tout, et rappel implacable de la dynamique du négatif. Dans la même veine, et selon la même logique paradoxale, on peut penser à l’œuvre de Robert Pinget. On se reportera avec profit à l’étude de Dominique Viart : « Le Livre du nihilisme. Cette voix de Robert Pinget » (Europe numéro spécial Pinget, janvier-février 2004).
10 Voir page 21 du Matricule des Anges, no 79, janvier 2007.
11 Voir donc « La Parole vaine », in L’Amitié (Gallimard, 1971). L’étude de Bonnefoy se trouve dans La Vérité de parole (Mercure de France, 1988). Je me permets de renvoyer à deux articles que j’ai écrits et qui abordent plus en détail cette controverse, dont l’importance me frappe depuis longtemps : dans le numéro de Yale French Studies, The Place of Maurice Blanchot (no 93, 1998), « The Critical Turn : Blanchot reads des Forêts » ; et plus centralement pour mon propos présent : dans le numéro 29 de Furor consacré à Blanchot (septembre 1999) : « Blanchot et la question du nihilisme ». L’étude de Mike Holland, ici même, retrace de façon très précieuse le cheminement de Blanchot sur cette question décisive.
12 Voir page 16 dans l’édition Ulysse fin de siècle (1992), à la fin du premier texte consacré aux Poèmes de Samuel Wood.
13 Je renvoie à la section vi de « L’Expérience-limite » intitulé : « Réflexions sur le nihilisme » et qui occupe les pages 201 à 256 de L’Entretien infini (Gallimard, 1969). Toute la méditation à partir de Nietzsche est fondamentale.
14 L’Entretien infini, op. cit., page 217 dans une note du chapitre « Passage de la ligne », chapitre qui renvoie à l’échange important entre Heidegger et Jünger.
15 Page 30 de Puissance de la pensée, dans un chapitre qui s’appelle « L’Idée du langage » (traduit par Joël Gayraud et Martin Rueff, Payot & Rivages, 2006).
16 Voir Professeurs de désespoir, op. cit., page 37.
17 Paru en 2011 chez Denoël.
18 Cité par Vladimir Biaggi dans Le Nihilisme (op. cit) page 30. Voir aussi dans les Œuvres complètes de Nietzsche, le volume xiii des Fragments posthumes (Gallimard, 1976), pages 27-28, puisqu’il vaut mieux ne plus utiliser l’ancienne édition trop discutable de La Volonté de puissance.
19 Voir son essai : L’Anneau de Clarisse. Grand style et nihilisme dans la littérature moderne (L’Esprit des péninsules, 2003).
20 Voir le livre, publié aux PUF en 1998, qui porte ce beau titre.
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