Romain Gary et le sourire de Prométhée
La gestation de la notion de « Puissance », de La Promesse de l’Aube à La Comédie américaine
p. 345-365
Texte intégral
1Le mal est une donnée première pour Gary. Des persécutions antisémites de la Pologne et de la Russie de son enfance aux conflits racistes de l’Amérique des années 60, en passant par la seconde guerre mondiale et un poste en Bulgarie au moment de la prise du pouvoir par les communistes, en 1946 et 1947, il aura eu plus que sa part des horreurs du vingtième siècle. Il ne peut que constater la réalité de la puissance du mal dans l’histoire des hommes. C’est une expérience subie, en particulier dans son enfance, mais aussi recherchée : son esprit à la fois aventurier et chevaleresque l’oblige non seulement à ne pas fermer les yeux sur les injustices, mais à rechercher la position de témoin. L’indifférence, l’idée d’être heureux dans « le petit village d’à côté », en faisant mine de ne pas voir ce qui se passe ailleurs, le révulse1. Le choix de la carrière diplomatique relève de cette logique : les postes qu’il occupe le mettent au contact des conflits et des soubresauts politiques de la planète2. Cela conduit Gary à être toujours au front, au plus près des événements, là où se manifestent à la fois le mal et la lumière de ceux qui le combattent.
2Cette réalité du mal est au cœur de l’ensemble de l’œuvre, mais envisagée selon des axes différents selon le contexte et l’évolution propre de Gary. Les premiers romans sont principalement centrés autour de la possibilité de la fraternité. Gary y campe des personnages en quête d’humanité, souvent des adolescents qui cherchent des motifs de croire en l’homme au milieu d’un monde cruel et indifférent (Education européenne, Le Grand Vestiaire). Le mal est présenté comme faisant partie de la nature humaine, présent dans chaque camp : « l’homme est-il allemand ? » s’interroge Tulipe (Tulipe, 1946) ; « où sont les hommes ? » se demande Luc Martin dans Le Grand Vestiaire (1948). Mais, au-delà de l’évidence du mal, ce sont surtout les moyens de lutter contre, de rester fidèle à une forme de noblesse mythique de l’humanité qui sont l’enjeu de ces histoires. Peut-être parce que la présence historique en est trop écrasante pour devoir être explicitée, le mal n’est pas véritablement thématisé de façon autonome dans ces premiers textes. Le mot lui-même n’apparaît que rarement. Ce n’est qu’une fois l’ombre de la guerre éloignée, quand la question pour Gary devient aussi celle de la transmission d’une génération à l’autre, et les circonstances historiques ayant profondément changé, que Gary commence à construire une thématique du mal et à en formuler les enjeux en termes de puissance du mal dans l’histoire et dans la vie. Il la développe surtout dans les romans écrits à la fin des années cinquante et au début des années soixante, où elle joue un rôle pivot dans l’évolution de son œuvre.
3La thématique de la puissance du mal prend une place de premier plan dans son œuvre autobiographique, La Promesse de l’Aube, parue en 1960, et dans le roman écrit immédiatement avant en anglais et publié en 1958 (réécrit et publié en français en 1963), Lady L., dont le thème principal est le terrorisme anarchiste. Elle est au cœur des deux romans écrits directement en anglais qui constituent le cycle que Gary a intitulé « la Comédie américaine », Talent scout (1961 ; qui deviendra, en français, Les Mangeurs d’étoiles, 1966), et The ski bums (1964 ; en français : Adieu Gary Cooper, 1969). Il est important de replacer ces deux textes à leur juste place chronologique dans l’œuvre, celle de leur écriture en anglais et non celle de la publication de leurs versions françaises. Ecrites entre La Promesse de l’Aube (1960) et le cycle de Frère Océan, dont le premier volume est Pour Sganarelle (1965), elles font le lien entre les deux. Cet ordre rétablit la cohérence d’un parcours, comme l’évolution de la réflexion sur le mal permet de le montrer.
4Tzvetan Todorov souligne, dans Mémoire du mal, Tentation du bien, la grande continuité de la pensée de Gary sur le mal. Les positions que l’écrivain défend dans son premier roman, Education européenne, restent celles qu’il défendra tout au long de son œuvre. « Le véritable ennemi de Gary semble [y] être, déjà, l’esprit manichéen lui-même », écrit-il3. Pourtant la remarquable cohérence qui lie le premier et le dernier roman, Education européenne (1944) et Les Cerfs-volants (1980), ne doit pas cacher la profonde évolution de son univers romanesque sur plus de trente-cinq ans d’écriture. Si la direction est, dès le départ, indiquée avec clarté, les modalités de la représentation du mal varient. Les romans de la Comédie américaine développent deux dimensions peu présentes dans les œuvres précédentes, qui leur donnent un caractère distinctif : d’une part, Gary y explore les rouages internes du mal, la fascination qu’il peut exercer. Si, en particulier sur les retournements pervers de l’idéalisme en intolérance meurtrière, l’idée n’est pas neuve (Tulipe ou Les Couleurs du jour), il ne l’avait jamais jusqu’alors développée d’une façon aussi profonde et détaillée, du point de vue de celui qui commet le mal. D’autre part, Gary analyse la façon dont le sentiment de culpabilité interfère avec la perception du mal, et les différentes formes que cela peut prendre, de la fuite à la dénégation. Dans cette exploration du mal s’élabore la notion centrale de Puissance, que Gary mettra au cœur de son essai sur le roman, Pour Sganarelle, rédigé en 1965, à l’issue de cette période créatrice.
Les divinités mauvaises qui régissent le monde
5Dans La Promesse de l’Aube, Gary fait le récit des trente premières années de sa vie, depuis son enfance en Russie et en Pologne jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Les épisodes sombres, personnels et familiaux, ne manquent pas, jamais très loin de la grande histoire. Mais ce ne sont pas de simples mémoires. Le récit a valeur de symbole : l’histoire d’une mère qui élève seule son enfant et se bat farouchement contre l’adversité pour l’élever dignement se veut exemplaire de la force de la bonté et de l’amour. Leur aventure prend son sens d’être un moment d’un combat plus général, qui est celui de l’humanité en marche, pour la défense de certaines valeurs. L’universalisation de l’héroïsme maternel conduit à universaliser également les forces qu’elle doit vaincre. Tout comme sa mère présente une image exemplaire de l’amour maternel, les humiliations subies, les souffrances, les injustices sont exemplaires de ce à quoi l’humanité est en butte depuis toujours.
6C’est pourquoi Gary ouvre son récit par la vision d’un panthéon personnel des dieux mauvais qui persécutent l’humanité. C’est une typologie du mal, dont les différentes formes sont allégorisées :
Je n’entendais plus les rires, je ne voyais plus les regards moqueurs, j’entourais [les] épaules [de ma mère] de mon bras et je pensais à toutes les batailles que j’allais livrer pour elle, à la promesse que je m’étais faite, à l’aube de ma vie, de lui rendre justice, de donner un sens à son sacrifice et de revenir un jour à la maison, après avoir disputé victorieusement la possession du monde à ceux dont j’avais si bien appris à connaître, dès mes premiers pas, la puissance et la cruauté. […] Encore aujourd’hui, alors que tout semble vide, je n’ai qu’à lever les yeux pour voir la cohorte ennemie qui se penche sur moi, à la recherche de quelque signe de défaite ou de soumission.
Il y a d’abord Totoche, le dieu de la bêtise, avec son derrière rouge de singe ; en 1940 il était le chouchou et le doctrinaire des Allemands ; aujourd’hui il se réfugie de plus en plus dans la science pure, et on peut le voir souvent penché sur l’épaule de nos savants […]
Il y a Merzavka, le dieu des vérités absolues, une espèce de cosaque debout sur des monceaux de cadavres
Il y a aussi Filoche, le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine… (PA, pp. 16-19)
7Ces « dieux absurdes et ivres de leur puissance » dominent, « possèdent » le monde. Ils sont les « gardiens zélés de notre terre ». L’allégorisation installe un arrière-fond épique aux aventures de la mère et du fils. En mythologisant sa lutte contre la bêtise humaine, fût-ce de façon parodique, Gary entend rendre possible une sympathie universelle. Il accentue dans le récit les traits qui permettent aux lecteurs de se reconnaître dans son histoire. Et il gomme ou laisse en arrière-plan les éléments qui pourraient l’enfermer dans un cadre trop étroit.
8Ce n’est ni par prudence ni par lâcheté. Gary se refuse à simplifier, à rejeter la faute globalement sur une classe, une race, une religion, une nation et il dira, plus tard, sa consternation en voyant Jean Seberg céder à la dérive raciste des Black Panthers4. Il n’y a pas de responsabilité collective : chacun est responsable de ses actes. Quand il condamne, c’est toujours individuellement. Il lui aurait pourtant été facile de dresser une fresque de l’antisémitisme dont lui et sa mère ont été victimes en Lituanie et en Pologne : les déplacements forcés de population par la Russie impériale dans les années 1910, auxquels ils ont été soumis ; les brimades à l’école, et la très grande difficulté pour les juifs d’accéder aux études supérieures, sans parler, bien sûr, des férocités dédaigneuses de l’armée polonaise !5 Mais il serait trop facile de s’en débarrasser ainsi. Comme si la bêtise, les vérités absolues, la petitesse étaient réservées aux faiseurs de pogroms russes ou polonais, et aux nazis allemands. Gary donne des noms bien français à deux de ses divinités : Totoche et Filoche. Les divinités malfaisantes de l’humanité ne sont pas d’un pays, mais de tous. Le combat est de toutes les époques et de tous les lieux. Il importait à Gary de ne pas en réduire la portée aux circonstances tragiques qu’il a personnellement connues – sans pour autant les effacer.
9Le récit de sa guerre est ponctué de réflexions donnant un sens large à son engagement contre les nazis :
Je demeurai encore un moment sur le pont, cherchant l’adversaire. Mais l’adversaire ne se montrait pas. Il n’y avait que des Allemands. Je sentais le vide dans mes poings et, au-dessus de ma tête, tout ce qui était infini, éternel, inaccessible, entourait l’arène d’un milliard de sourires indifférents à notre plus vieux combat. (PA, p. 330)
10Plutôt que de dresser un réquisitoire contre des partis, des régimes ou des peuples, Gary choisit d’encadrer les manifestations historiques du mal qu’il a vécues en les inscrivant dans un combat plus vaste, pour éviter que ce qu’il dénonce ne finisse par prendre toute la place et ne masque l’essentiel. Son histoire est un épisode d’une lutte générale où tous ceux qui ont été (et seront) victimes d’injustice doivent pouvoir se reconnaître. L’abstraction dépersonnalise le mal, non pas pour exonérer les coupables, mais pour éviter les clichés par lesquels les êtres humains ont un peu trop facilement tendance à rejeter le mal sur les autres. L’universalisation se fait donc sans perte de substance dans la condamnation. La visée est clairement celle d’une fraternité combattante – que, dans sa vie, ont incarné les Forces Françaises Libres. L’ambition de Gary est d’écrire une sorte de légende moderne, et pour atteindre cette dimension légendaire, il lui faut un arrière-plan mythique, où ce qui est en jeu dans son histoire entre en résonance avec un combat céleste où se joue le sort de l’humanité.
11Universaliser ne signifie pas dissoudre. Le mal n’est pas une notion vague – le Mal. Gary le définit par des comportements terriblement humains : la bêtise, le fanatisme, la petitesse, inscrivent sa typologie du mal dans le cadre de la psychologie humaine. Il se place dans la tradition du xixe siècle qui, de Flaubert à Gogol, identifie une des formes principales du mal à la bêtise. La partie proprement démoniaque du mal y est en quelque sorte laïcisée : le mal est privé de son arrière-plan métaphysique. Gary, malgré sa volonté de généralisation, reste à l’écart d’une thématique chrétienne trop connotée historiquement. Il se garde d’en reprendre les images traditionnelles : ni enfer, ni diable, ni Satan dans La Promesse de l’Aube. Ses allégories s’affichent comme personnelles, ne se rattachant à aucune tradition précise, afin que rien ne vienne gêner l’universalisation de son propos. Le mal est dans l’homme, pas en-dehors, et ces divinités restent des figures symboliques.
12L’ambiance de catastrophe permanente qui est celle des récits de Gary donne l’impression d’une toute puissance du mal. Il est toujours presque trop tard pour s’en sortir, le cas est désespéré. L’idée même d’être incapable de désespérer, par laquelle Gary se définit, et qui fonde le caractère de ses principaux personnages, dit assez à quel point il se sent acculé, le dos au mur. Le mal est toujours sur le point de triompher et les victoires que l’on peut lui arracher ne sont que provisoires.
Maudire ranime
13Cette présence du mal nourrit le sentiment à l’origine de tout acte vital ou créateur chez Gary : la colère. Le Mal sert à se construire, contre. « Dans mes refus, je refus », écrit Michaux, dans les années sombres d’avant-guerre. Gary se pose des problèmes de révolté. Etre témoin ou victime du mal le renforce dans sa détermination à le combattre. Il fait du constat de la puissance du mal le point de départ de la construction de soi. Il ne faut jamais sous-estimer sa réalité, la peur, au besoin, invitant à la vigilance. Ainsi, la fréquentation d’un salaud réconforte Lenny, le héros d’Adieu Gary Cooper :
Dès qu’il avait vu cette tête d’olive poindre à l’horizon deux jours auparavant, Lenny s’était immédiatement senti en forme. Il aimait les gens qu’il ne pouvait pas blairer. C’était bon pour son moral. On a beau avoir des opinions, on aime bien les voir confirmées. Lenny ne pouvait pas piffer tous ceux qu’il trouvait sympathiques. Ils vous faisaient douter de vos idées. Ils faisaient mollir votre fibre. C’était mauvais pour votre stoïcisme. Ils essayaient de vous foutre votre monde en l’air. Des révolutionnaires. Bug disait qu’il fallait avoir des certitudes dans la vie, quelque chose à quoi on pouvait se fier. Ce mec, Ange, c’était une certitude. (AGC, p. 71)
14« Bénir ramollit. Maudire ranime », écrivait William Blake dans ses Proverbes d’enfer (1789), sorte d’abrégé moral sur la façon de survivre dans un monde infernal : le nôtre. Proverbe qu’il faut comprendre aussi dans le sens passif : être béni ramollit, être maudit ranime. Il y a quelque chose de blakien chez Gary6. Etre au contact du mal renforce les certitudes sur le bien et le mal, et empêche de se laisser aller à l’indifférence ou à l’insensibilité. Est un homme celui qui refuse personnellement l’infamie, et donc qui, en premier lieu, la perçoit et la constitue. Le travail de constitution du mal, c’est à dire de fixer les limites de ce qu’on accepte et de ce qu’on refuse, fait partie de la construction de la personnalité. Gary en donne de nombreux exemples dans les remarquables portraits d’adolescents de ses récits, à commencer, bien sûr, par le sien dans La Promesse de l’Aube. Il raconte, par exemple, comment sa mère le gifle le jour où il a laissé ses camarades de classe l’humilier sans réagir : c’est une faiblesse et là, pour elle, et désormais, pour lui, se situe la limite. C’est aussi la rage ressentie après une humiliation qui le pousse à écrire ce qu’il considère comme son premier vrai texte (une nouvelle publiée dans Gringoire, L’otage, rééditée aux éditions de L’Herne, 2005, éd. Paul Audi).
15Gary revendique une posture prométhéenne. Dans un des premiers textes qu’il dit, dans La Promesse de l’Aube, avoir écrit, « La vérité sur l’affaire Prométhée » (PA, XXI, 175-176), il en récrivait l’histoire avec malice, ajoutant une fin au mythe : quand les dieux reviennent voir Prométhée supplicié sur son rocher, ils trouvent un spectacle tout autre que celui qu’ils attendaient : Prométhée est tranquillement assis, il a attrapé le vautour et il est train de manger le foie de l’animal. Avec humour, mais fermement, Gary se place du côté du défi, reprenant une des images fortes du romantisme, celle que Shelley avait illustré dans son Prométhée délivré (Prometheus unbound, 1820).
16C’est pourquoi Gary attaque sans retenue les discours qui visent à minimiser ou à nier la réalité du mal. Au point que certains l’ont parfois accusé de cynisme, ce qui est faux : il est seulement sans complaisance, l’identification du mal étant de l’ordre du réflexe vital. La perception du mal comme partie intégrante de la nature humaine rend inacceptable pour Gary toute pensée qui voudrait que le mal puisse disparaître totalement. Malgré sa conception d’une humanité en marche (il cite fréquemment un poème de Michaux qui reprend cette image), il ne souscrit pas à l’idée de progrès dans ce domaine. Le mal existe, il fait partie de la nature humaine et le nier est dangereux. On peut vivre dans l’illusion que le mal n’existe pas, on peut essayer de ne pas le voir, mais c’est se préparer à des réveils douloureux et souvent fatals. Les personnages qui refusent de voir la réalité du mal en paient le prix fort dans les romans de Gary. C’est une faute. La qualité première du héros picaresque est une juste appréciation de la situation. Hors de cela il n’est pas d’action possible, donc pas de salut. Les rêves de la mère de Gary, dans La Promesse de l’Aube, par exemple, étaient sans doute illusoires par rapport à ce qu’est la France, mais ils étaient une réponse tout à fait adéquate à leur situation en Pologne. La part de rêve nourrissait une analyse exacte de leur réalité, et a permis une action concrète et heureuse : ceux qui, dans sa famille, sont restés sur place ont fini sous les balles des nazis. Nier la présence du mal lorsqu’il menace, c’est se livrer à lui — une forme de démission et de résignation que Gary refusera toujours. Cette attitude explique notamment la défense de la peur que l’on trouvera dans les romans signés Ajar, avec la célèbre formule de La Vie devant soi : « c’est pas nécessaire d’avoir des raisons pour avoir peur » (VDS, p. 63). Tant qu’on a peur, on est en vie parce qu’on sait que la catastrophe est toujours possible et que l’on peut compter sur la méchanceté des hommes pour cela.
17Dans Talent Scout/Les Mangeurs d’étoiles, roman écrit juste après La Promesse de l’Aube, Gary fait le portrait d’une jeune Américaine idéaliste qui part dans un pays sous développé d’Amérique centrale pour aller aider, sous l’égide des Peace Corps du président Kennedy. A peine arrivée, elle est violée par un chauffeur de taxi et tombe entre les mains d’un voyou sans scrupules mais d’envergure (il va devenir le Président à vie du pays), dont elle tombe amoureuse. Leur relation est construite sur une série de malentendus. Gary monte en parallèle dans son récit le point de vue de l’un puis de l’autre pour démonter le discours plein de bonnes intentions mais totalement à côté de la réalité qui est celui de l’humanitarisme béat. Par exemple lorsque son amant justifie la culture et le trafic de drogue par le relativisme culturel :
— Notre peuple est très pauvre. Nous n’avons jamais été aidé par les grandes puissances et nous avons toujours été exploités. En attendant la rénovation sociale, on ne peut pas priver notre population de ce qui assure son énergie et lui permet de travailler. Dans les vallées, les paysans mâchent des feuilles de mastala depuis des siècles, on les appelle les « mangeurs d’étoiles » en dialecte cujon. Cela leur procure beaucoup de bonheur et de bien-être, cela compense leur sous-alimentation, et on ne peut pas leur ôter ça, sans rien leur donner d’autre à la place.
Elle était obligée de reconnaître qu’il y avait une certaine vérité dans ce raisonnement, bien que la moralité en fût hautement discutable. Mais elle en était venue à admettre qu’il existait ici une moralité très différente, spécifique, en quelque sorte, qu’il n’était pas toujours possible de diviser les choses clairement en Bien et en Mal. Elle avait néanmoins beaucoup de peine à s’adapter, à renoncer à ses préjugés moraux, — le résultat était que le sentiment de culpabilité qu’elle traînait sans doute depuis son enfance devenait de plus en plus pénible, et elle buvait de plus en plus. (ME, p. 218-219)
18Bien entendu, le dictateur Almayo ne se contente pas du marché intérieur de la drogue et cet argument sert à couvrir un trafic d’héroïne vers les Etats-Unis qui n’a rien de folklorique. La jeune Américaine met en œuvre toutes les ressources de son intelligence pour trouver des excuses à l’inacceptable : le discours sert ici de masque à une réalité dont elle pressent toute l’horrible vérité, mais qu’elle refuse de voir, par amour. Mais aussi, dit Gary, par culpabilité. Non pas qu’elle soit coupable de quoi que ce soit, mais, au contraire, parce qu’il ne lui est rien arrivé :
Je me sentais toujours coupable, simplement parce que j’étais américaine et que nous ne manquions de rien. […] Je me sentais coupable, sans aucune raison précise, simplement parce que j’existais sans savoir pourquoi, sans rien faire pour le justifier… pour justifier le fait d’exister, vous comprenez. (ME, pp. 198 et 201)
19La culpabilité flottante de la jeune idéaliste la conduit à nier ou à sous-estimer la réalité du mal qu’elle a sous les yeux. Plus son amant se montre dur avec elle, plus grand est son besoin de lui pardonner. Plus son autoritarisme politique s’affirme, plus elle a tendance à l’excuser au nom de son enfance d’Indien pauvre et des injustices sociales dont lui et son peuple ont été victimes. Elle est écrasée par la pensée de la colonisation, qui lui donne la sensation de ne jamais en faire assez pour réparer :
J’étais là, dans la Mercedes, à pleurer en pensant à toute l’Amérique du Sud, et à l’Inde, à l’Afrique, au Vietnam, et à tout ce que j’aurais voulu pouvoir faire pour eux. Tous ces siècles de colonialisme, cela a été une telle injustice » (ME, p. 215)
20Ce n’est pas la dénonciation des injustices qui semble absurde à Gary, bien sûr. Mais il dénonce l’aveuglement que produit la culpabilité, conduisant à nier la réalité et à apporter une caution, au nom des bons sentiments, au premier régime dictatorial ou au premier maquereau venu qui sait habilement exploiter ce sentiment à son profit. On retrouve la même thématique, dans Chien blanc, dix ans plus tard (1970), où Gary dénonce l’exploitation sans scrupule de la culpabilité au nom de la lutte contre le racisme.
La dénonciation de la fascination pour le mal
21L’accent mis sur la réalité du mal et de sa puissance, n’empêche pas Gary de prendre ses distances avec certaines connotations indissociablement liées au discours sur la puissance du mal. Talent scout/Les Mangeurs d’étoiles semble avoir été pour Gary l’occasion d’une clarification sur le sujet, voire une sorte de réponse à la façon dont on pourrait peut-être interpréter la représentation de la puissance du mal dans La Promesse de l’Aube. Dans ce livre, le Diable apparaît presque à toutes les pages, tout comme la formule de « puissance du mal », les personnages se positionnant par rapport à leur croyance ou non à cette puissance et à celui qui l’incarne, le Démon, et symbolisant différentes propositions par rapport à cette notion.
22En premier lieu, Gary présente la puissance du mal comme une thématique déjà constituée, dont il explicite les racines religieuses chrétiennes. Gary se place dans le contexte historique de la colonisation des Amériques par les Espagnols. Son personnage principal est un Indien, héritier de siècles d’oppression coloniale dont il est inutile de rappeler la sauvagerie depuis les dénonciations qui en ont été faites au moment même de la conquête (controverse de Valladolid sur l’âme, dénonciation par Bartolomé de Las Casas de la destruction des Indes, etc.). Gary rappelle la façon dont l’église, dans son ensemble, a appuyé le massacre puis l’asservissement des Indiens (le même Bartolomé de Las Casas, par exemple, nommé évêque du Chiappas, au Mexique, a été renvoyé en Europe au bout de trois ans). Il insiste sur le discours théologique employé, basé sur la représentation d’un monde dominé par le Démon, les dieux traditionnels n’en étant que des incarnations dont il fallait se détacher. Le renoncement à ce monde qui était l’instrument du Diable commandait l’acceptation de l’asservissement et de la misère. Le thème du monde dominé par le Diable donnait ainsi un appui métaphysique à une politique très concrète d’oppression. Le discours sur la dénonciation de la puissance du mal devient en lui-même une des formes du mal. Dans le cas de la colonisation espagnole, l’Histoire a tranché ce débat, à l’intérieur même de l’église. Mais Gary s’intéresse avant tout au présent. La mise en perspective de ce discours lui sert à poser le problème pour aujourd’hui (c’est à dire le début des années 60) : et maintenant ? semble-t-il dire. Avec cet héritage, que peut-il arriver ?
23Il s’agit d’abord d’un roman consacré à l’Amérique. Avec lucidité – on sait la fortune des églises évangélistes depuis et la puissance qu’elles ont acquise dans la vie politique américaine –, la première cible visée par Gary est le discours des pasteurs évangélistes, pour qui le thème de la présence du Diable dans le monde est un sujet presque quotidien de sermons télévisés ou organisés dans les stades de l’Amérique des années 1960. Mettre en perspective ces sermons et ceux sur le même thème tenus par l’église catholique pendant des siècles pour justifier l’injustifiable ne manque pas d’habileté. Le roman s’ouvre sur le portait d’un de ces télé-évangélistes, comparé explicitement à une des vedettes de cette époque, le révérend Bill Graham. Le thème favori de ses sermons est la figure du Diable.
Il avait une fois de plus choisi pour thème le Diable, sa présence réelle, physique, parmi nous. L’habileté suprême de l’Ennemi était d’avoir réussi à faire douter de son existence. En quelques mots, avec une puissance de suggestion qui provoquait parfois de véritables crises d’hystérie parmi les femmes, le Révérend Horwat parvenait à conjurer celui que les hommes ne savaient plus reconnaître simplement parce qu’ils s’étaient trop habitués à sa compagnie. Depuis dix ans, le jeune prédicateur consacrait ainsi toute son énergie et tout son talent à rétablir le Démon à la place qu’il devait occuper et dont le scepticisme athée l’avait chassé : celle d’ennemi public numéro un » (ME, pp. 19-20)
24À travers la caricature du discours évangéliste et nationaliste américain, Gary dénonce l’hypocrisie que contient la peinture d’une figure du diable spécialisée, si on peut dire, dans les activités anti-américaines. Gary, lui-même gaulliste de la première heure, est farouchement anticommuniste. Mais il ne se prive pas de rappeler que, aux Etats-Unis, dans les années cinquante, le discours sur la puissance du mal a investi le discours politique. Pour Mac Carthy, la puissance du mal est une réalité très précise, et l’empire du mal est un cliché qui désigne clairement pour tous les Américains de l’époque, l’Union soviétique. Tout le vocabulaire de l’intolérance religieuse trouve là une nouvelle jeunesse. La chasse aux sorcières a fait des victimes bien réelles :
Le Démon n’était pas pour l’évangéliste une figure de style, une façon de parler, mais une réalité vivante : le Mal n’était pas simplement « quelque chose » mais « quelqu’un », une force dynamique toujours en éveil, toujours agissante et jamais prise au dépourvu. Il le voyait comme un organisateur mêlé à toutes les entreprises humaines, capable de mener de front les affaires cubaines, vietnamiennes, de se dissimuler derrière la cagoule du Ku Klux Klan et de répandre la propagande antiaméricaine dans le tiers monde (ME, pp. 16-17)
25Montrer le vide de ce discours caricatural, mettre le révérend face à une réalité désagréablement complexe et incertaine est un des ressorts comiques du livre, utilisé avec délectation par Gary, qui fait en particulier dialoguer le pasteur avec la jeune américaine idéaliste devenue la maîtresse du dictateur. Le pasteur sortira de cette aventure changé, ayant appris la modestie et l’humilité, renonçant aux grands effets de foule pour une action moins spectaculaire et plus concrète.
26Face à lui, le général Almayo est un indien qui croit tellement à la puissance du Diable, telle que les pères jésuites la lui ont inscrite dans l’âme, qu’il a décidé d’en devenir le serviteur : puisque le Diable est le maître, El Señor, comme le narrateur dit que l’appellent les Indiens de cette région, autant prendre la puissance là où elle est. Sa foi dans le Diable le protège : la chance sera de son côté s’il arrive à obtenir sa « protection ». Le jeune homme cherche donc à sceller un pacte avec le diable : crime après crime, il paie le prix. Les crimes qu’on lui présente comme les pires sont les meilleurs. Il tue ainsi l’homme qu’il respecte et qu’il aime le plus, le prêtre qui l’a sorti de la misère et qui l’a éduqué. Il parvient jusqu’au pouvoir, convaincu d’être un fidèle serviteur du Maître. C’est un dictateur sanguinaire qui ne recule devant rien. Au moment où commence le récit, il ordonne à ses sbires de fusiller ses invités américains avec, pour faire bonne mesure, sa mère et sa fiancée. Au-delà de la dimension politique de l’acte (faire endosser la mort de citoyens américains aux rebelles pour provoquer une intervention militaire des Etats-Unis), un personnage proche du général interprète immédiatement cela comme un sacrifice humain fait au Démon pour s’assurer de son soutien. On retrouve dans ce passage la figure du singe, évoquée dans La Promesse de l’Aube, animal associé aux divinités infernales par les superstitions locales, dit le narrateur :
Le singe continuait à grimacer, et Radetzky eut soudain envie de le saisir et de lui tordre le cou : c’était décidément un pays où l’on devenait superstitieux, et ce museau noir avec ses grimaces absurdes finissait vraiment par évoquer assez bien la puissance bestiale qui jouait avec le destin des hommes et qui devait se pencher à présent avec satisfaction sur les sept cadavres abattus pour assurer à José Almayo aide et protección (ME, p. 122).
27On voit comment Gary retourne ironiquement la thématique de la puissance du mal. En quelque sorte, le criminel prend au mot les prêtres (le pasteur évangéliste, comme les pères jésuites) : leurs discours sur la puissance du mal est tellement convaincant que le jeune indien y croit de toute son âme, et se convertit… au mal.
28Le retournement de l’argumentation religieuse contre elle-même, avec une logique imparable, ne manque pas de sel. Mais, au-delà du jeu, la figure du dictateur est celle qui intéresse le plus Gary. Almayo, d’origine indienne, s’appuie sur une revendication politique légitime, celle des Indiens, pour justifier son pouvoir purement dictatorial. Gary en fait un portrait très humain, en particulier à travers sa fascination pour les illusionnistes et les saltimbanques, dont il a cru un moment qu’ils pourraient le mettre en contact avec le Diable. C’est le personnage le plus complexe du roman, le seul, avec la jeune américaine, dont le narrateur nous raconte l’enfance et la jeunesse. L’idée dominante reste celle de l’humanité du mal. Il est donc essentiel pour Gary de donner une profondeur véritable à son personnage de dictateur. Autant le pasteur évangéliste n’est qu’une caricature, autant Almayo finit par devenir une figure attachante, quand bien même criminelle. Almayo est une figure ambiguë de révolté qui, au nom de sa révolte contre un ordre injuste, instaure une nouvelle injustice. Il rejoint d’une certaine façon la figure du Satan miltonnien.
29Les deux personnages du dictateur et du pasteur se répondent. Mais la confrontation entre les deux hommes n’a pas lieu dans le roman. Le Docteur Horwat n’aura pas l’occasion d’exercer ses talents de prêcheur. Gary esquive un débat trop prévisible, et il place le terrain ailleurs. A la figure de l’Indien révolté qui a fait allégeance au Diable s’oppose celle, angélique, donc insupportable pour le dictateur, de la jeune américaine idéaliste qui l’aime et qui tente de le sauver. C’est à elle, dans une discussion avec le pasteur, qu’il revient de dresser le réquisitoire contre la théorie de la puissance du Mal, au nom de la récupération politique qu’elle appuie presque inévitablement :
Depuis des siècles et des siècles, des moines espagnols illettrés, ou en tout cas complètement dépourvus de la moindre parcelle de compréhension ou de tolérance, enseignaient aux Indiens que tout ce qu’ils aimaient, toutes leurs coutumes, leur façon de vivre, ne pouvaient manquer de les envoyer en Enfer. […] Alors il y en a qui ont fini par comprendre et qui se sont mis à croire très sérieusement au Diable, comme vous le leur conseillez. […] Quand vous ou un homme comme Billy Graham proclamez que le Diable existe vraiment et qu’on le voit un peu partout gouverner le monde, José reprend confiance, il se sent rassuré et il vous est très reconnaissant. Vous l’avez encouragé dans ses superstitions. Vous devriez avoir honte. (ME, pp. 132-133)
30Le discours sur la puissance du mal n’est qu’une forme élaborée de cette même puissance, une façon seulement un peu plus perverse d’être au service du Diable.
« La main gauche de l’idéalisme »
31Mais Gary répond aussi sur le fond au discours sur l’emprise du Malin. C’est un autre personnage qui porte cette critique : Radzetsky, un journaliste qui se fait passer pour un mercenaire de haut vol, ancien fidèle d’Hitler, et qui gagne la confiance du dictateur par son cynisme. C’est le témoin parfait, celui qui approche l’horreur pour pouvoir en témoigner à la face du monde, un peu comme Marlow chez Conrad7. Il est le porte parole de Gary :
Radetzky avait toujours été fasciné par la violence, et peut-être exerçait-elle sur lui une secrète attirance dont il cherchait à s’exorciser par des pages et des pages griffonnées en cachette dont chacune, fût-elle découverte, pouvait lui coûter la vie. Quelqu’un avait jadis appelé le crime : « la main gauche de l’idéalisme » ; à ses yeux, c’était une vengeance de l’homme contre l’insaisissable absolu ; une chute du rêve de puissance au niveau d’un règlement de comptes de l’homme avec son aspiration ; un « puisque que c’est comme ça » rancunier de ceux qui se rebellaient contre une puissance d’autant plus terrible qu’elle n’existait pas, ou en tout cas ne pouvait être ni touchée, ni punie, ni implorée. On se vengeait sur ses semblables de ce qu’on était. Il y avait dans le crime un nihilisme qui était une chute du désir métaphysique, et même chez les bandits les moins réfléchis, pour pouvoir loger tranquillement la balle dans la nuque d’un homme, pour lui trancher en riant la gorge, il fallait d’abord une conviction plus ou moins consciente qu’un homme n’était rien, moins que rien, qu’il n’y avait personne. Radetzky avait connu quelques-uns des plus grands aventuriers de son temps : leur foi profonde dans la puissance du mal et dans la violence l’avait toujours beaucoup amusé. Il fallait une bonne dose de naïveté pour imaginer que les massacres, la cruauté et le « pouvoir » pouvaient vous mener quelque part. Au fond, ils étaient des croyants et manquaient totalement de scepticisme. Les hommes dont les têtes étaient mises à prix ne goûtaient guère cette phrase qu’il prononçait trop souvent à leur gré :
« Tout ce que vous pouvez faire ici bas, c’est d’être un bon père de famille ; vous avez beau jouer les cavaliers de l’Apocalypse, vous ne sortirez pas de l’humain. » (ME, pp. 108-109)
32Croire au Diable ou au Mal, c’est donner à ses crimes une portée métaphysique qu’ils n’ont pas. On ne peut pas sortir de l’humain : il n’y a pas de sens à attendre de ses actes, pas de pacte, personne pour le signer, ni en bien ni en mal. Ni Diable, ni Dieu. Les spectateurs de l’arène sont indifférents au combat. C’est donc une question de foi. Un des traits caractéristique d’Almayo dans le roman est sa foi inébranlable. Foi inversée, bien sûr, mais de même nature, qui puise aux mêmes sources. Et quand le Diable apparaît en personne à la fin, quand Almayo rencontre enfin celui qu’il a tant cherché, ce n’est plus qu’une figure dégradée : le Démon n’est plus qu’un vieil illusionniste qui a perdu ses pouvoirs et qui se produit dans des cabarets miteux pour survivre en faisant des numéros de lévitation. Le diable a perdu ses pouvoirs, parce qu’on a cessé de croire en lui. « Tu n’existes pas » finit par lui dire Almayo avant de mourir (ME, p. 428).
33La puissance du mal est une illusion, mais une illusion à laquelle les hommes tiennent par désespoir et par goût du pouvoir. Ce qui le montre le mieux, ce sont les liens entre idéalisme et crime. Le dictateur Almayo était une sorte d’idéaliste négatif. Mais cela vaut aussi dans le cas d’un idéal positif. Dans Lady L., publié trois ans plus tôt, Gary a mis en scène le personnage d’un anarchiste idéaliste, Armand Denis, inspiré des anarchistes de la fin du xixe siècle. Le discours anarchiste endosse la dénonciation du mal triomphant contre lequel il faut lutter pour sauver l’humanité. Au nom d’un avenir radieux, sa critique radicale du monde bourgeois s’accompagne d’un appel à la purification qui ne diffère du discours religieux que sur les buts visés. C’est, là encore, par le biais d’une jeune femme amoureuse que Gary introduit la critique :
Plus une logique est rigoureuse et plus elle devient une prison, et la vie est faite de contradictions, de compromis, d’arrangements provisoires et les grands principes pouvaient aussi bien éclairer le monde que le brûler. La phrase favorite d’Armand : « Il faut aller jusqu’au bout » ne pouvait mener qu’au néant, son rêve de justice sociale absolue se réclamait d’une pureté que seul le vide total connaissait. (LL, pp. 163-164)
34Gary démonte les rouages de l’attirance fatale de l’idéalisme vers le crime, avec une précision qui éclaire bien des phénomènes actuels. Le narrateur cite, dans le récit, une analyse attribuée à un auteur probablement inventé par Gary et qui lui sert à exposer ses propres idées :
Il ne suffit pas de dire d’Armand Denis qu’il n’hésitait pas dans le choix des moyens. Selon la remarque de Durbach : « L’extrémisme s’exalte dans le recours à des moyens ignobles, il y trouve en quelque sorte la preuve du bien fondé de ses convictions ; on ne verse pas le sang uniquement parce que la cause l’exige, on le verse pour prouver la grandeur de la cause ; il voit dans la cruauté et dans l’abjection des moyens auxquels il n’hésite pas à avoir recours, la preuve par le sang de l’importance et du caractère sacré du but poursuivi » (Durbach, La Preuve par le sang, Fribourg, 1937) (LL, p. 66)
35La boucle est bouclée. La dénonciation de la puissance du mal, au-delà des jeux de miroirs des Mangeurs d’étoiles, conduit inévitablement, par sa logique même, à exercer la violence qu’elle est censée combattre, ne serait-ce que pour démontrer la justesse de la cause pour laquelle on se bat. L’idéalisme rigidifié par une idéologie devient un fanatisme de la pureté. L’idéal, parce qu’il est l’idéal, et quel qu’il soit, conduit à l’inhumanité, par insatisfaction et hargne contre la réalité.
De la puissance du mal à la Puissance
36La réflexion de Gary aboutit finalement à la notion de ce qu’il nomme la « Puissance », avec majuscule, dans Pour Sganarelle, en 1965. Passer de puissance du mal à Puissance tout court montre bien le sens de son évolution. La Puissance n’est pas marquée moralement : elle est ce qui écrase les êtres humains, la bêtise, le fanatisme comme la maladie ou la vieillesse. L’aspect prométhéen en est renforcé. Il ne saurait être question de vaincre la Puissance, sauf à espérer en une lointaine évolution de l’espèce humaine. Pourtant les hommes ne sont pas dépourvus face à elle. Gary conçoit sa notion de Puissance comme une alternative à celle de condition humaine. A l’absurde répond la chance. Au désespoir, la faculté humaine de ne jamais désespérer et une confiance absolue en ce qui est bonté dans la nature humaine. Inversement, passer du côté de la Puissance, c’est entonner le chant de la résignation, du renoncement, en mot, pour Gary : collaborer avec l’ennemi.
37Gary semble vouloir répondre à la question : si le mal est capable de récupérer l’idéalisme, que reste-t-il ? Faut-il renoncer ? L’exploration de cette sorte de troisième voie entre le mal et l’idéalisme inhumain constitue la trame essentielle de la plupart des récits écrits par Gary à partir de cette période du début des années soixante, avec comme horizon la façon dont la vitalité déjoue la puissance du mal.
38Première réponse : fuir le pouvoir et la réussite. Ce thème apparaît dès le second livre publié par Gary, Tulipe, en 1946. Le personnage de Tulipe, un rescapé de Buchenwald qui vivote dans le Bronx, à New-York, lance un mouvement dont le mot d’ordre est : « Pitié pour les vainqueurs » : « lorsqu’une guerre est gagnée, ce sont les vaincus qui sont libérés, pas les vainqueurs ». Gary prend soin, dans La Promesse de l’Aube, de se présenter comme vaincu dès la première page — vaincu après s’être battu de toutes ses forces contre les puissances qui dominent l’humanité, mais vaincu. Il ne saurait être question pour lui d’être du côté des vainqueurs. « Je suis un minoritaire-né » écrit-il plaisamment dans Chien blanc (XXIV, p. 205).
39Nombre de personnages de Gary s’inscrivent dans cette lignée de refus de la Puissance. La plupart de ses héros sont, d’une manière ou d’une autre, marginalisés, vivant par choix dans des marges de la société, sans pour autant être des marginaux, comme on dit. Ce trait général s’accentue au tournant des années cinquante. Jusque-là, la plupart des personnages ont un rapport ambivalent avec la Puissance : ils la combattent, mais le combat qu’ils mènent les contraint à rester sur le même terrain qu’elle. L’action est une forme de pouvoir. Tulipe, Morel, le héros des Racines du ciel, Armand Denis, l’anarchiste de Lady L., Rainier, dans Les Couleurs du jour, même Luc Martin, à la fin du Grand vestiaire, s’engagent d’une façon ou d’une autre, prennent leur part des événements historiques, voire, comme Morel ou Armand Denis, les provoquent. Après Les Mangeurs d’étoiles, Gary se concentre sur les figures de ceux qui sont victimes ou qui fuient la Puissance, campant des personnages qui, le plus souvent, n’affrontent désormais la Puissance que de biais, tentant d’échapper à l’alternative piégée entre les deux formes d’inhumanité que sont l’indifférence au mal ou l’engagement intolérant (sans parler des puissances du mal elles-mêmes) : le savant atomiste en fuite, père de la bombe à hydrogène française, qui se fait passer pour un avatar de Gauguin à Tahiti, dans La Tête coupable ; le dibbouk Gengis Cohn qui revient hanter son meurtrier nazi après la guerre, dans La Danse de Gengis Cohn ; la position de témoin n’agissant qu’à la marge qu’il se donne à lui-même dans Chien blanc ; presque tous les personnages des romans signés Ajar : le petit employé solitaire amoureux de son python, dans Gros-Câlins ; etc.
40Le roman qui fait la transition est le second récit de la « Comédie américaine », The Ski Bums/Adieu Gary Cooper. Totalement indépendant des Mangeurs d’étoiles, c’est le premier, si l’on met à part Tulipe, où s’affirme le ton qui sera celui d’Ajar dix ans plus tard, déjà presque totalement formé. Le titre français explicite le tournant pris par Gary : le temps des héros est passé. Historiquement, le temps où le bien et le mal étaient séparés est révolu. Gary appartenait à la génération héroïque, même si, dans toutes ses œuvres il tient l’héroïsme à distance. Avec le changement de génération, les enjeux sont brouillés, et c’est de cette nouvelle génération, de ceux qui ont vingt ans au début des années soixante, qu’il parle et à qui il s’adresse :
Tu veux que je te dise, Lenny ? C’est fini Gary Cooper. Fini pour toujours. Fini, l’Américain tranquille, sûr de lui et de son droit, qui est contre les méchants, toujours pour la bonne cause, et qui fait triompher la justice et gagne toujours à la fin. Adieu l’Amérique des certitudes. Maintenant, c’est le Vietnam, les universités qui explosent, et les ghettos noirs. Ciao, Gary Cooper. […] Maintenant, c’est Freud, l’angoisse, le doute et la merde. (AGC, pp. 25-26)
41Dans Adieu Gary Cooper Gary met en scène des jeunes, entre vingt et vingt-cinq ans, qui cherchent leur place dans un monde où ils ne se reconnaissent pas. Ils sont aux prises avec une puissance plus ou moins diffuse, les formes et les contours du mal ayant changé d’une génération à l’autre. Ils perçoivent le monde sinon comme un enfer, du moins comme une vaste saloperie, et leur position est la révolte par l’abstention. Les jeunes américains dont il fait le portrait fuient l’Amérique. L’important pour eux, c’est « de ne pas participer » :
Vous pensez bien si Mint et nous, la guerre au Vietnam, on s’en foutait. Comment peut-on s’intéresser à un truc qui est tellement dégueulasse qu’il en devient tout à fait normal ? (AGC, p. 15 et 16)
42La normalité du mal les révulse. Cela se traduit par une hostilité contre la société toute entière. Mais elle n’est pas formulée en termes politiques. L’engagement est une voie qui a été trop dévoyée pour eux, il fait partie du même monde dégueulasse : « Ils étaient contre la révolution, parce que, dès qu’une révolution est réussie, cela veut dire qu’elle est foutue » (AGC, p. 64). Les bums refusent d’être responsables personnellement de ce que la société attend d’eux. Ils tâchent de ne se compromettre avec rien, de se mêler de rien. Pour échapper au contrôle de leur pensée par les autres, ils s’efforcent de ne pas penser. Ils se méfient des discours : la langue, « c’est toujours les mots des autres », un instrument de pouvoir au service de la puissance, comme chez Rousseau :
Les hobos évitaient en général d’apprendre des langues, pour ne pas se laisser piéger par le vocabulaire, lequel est toujours celui des autres, une espèce d’héritage, qui vous tombe dessus. On parle toujours la langue des autres, quoi. Vous n’y êtes pour rien, rien là-dedans n’est à vous, les mots c’est de la fausse monnaie qu’on vous refile. Il y a pas un truc qui a pas trahi là-dedans. (AGC, I, 22)
43Ils rêvent d’un monde sans « saleté », pur, celui des cimes enneigées. Pour le reste, ils se débrouillent. Quand ils ne peuvent pas s’évader dans la glisse, tous les moyens sont bons pour survivre :
En été, c’était la loi de la jungle, et les hobos mettaient leurs principes bien à l’abri, avec leurs skis. Là où il n’y a pas de neige, il n’y a plus de principes qui tiennent. Tout va. Vous êtes à zéro mètre au-dessus du niveau de la merde, tout va, il faut savoir se conformer. (AGC, p 23)
44Dans la jungle, c’est la jungle. Mais ce qui compte aux yeux de Gary, c’est que ces sortes d’ahuris des neiges préservent une part de rêve. Les ski bums rêvent d’un monde « complètement à l’abri de la réalité » (AGC, p. 17). C’est la formule du désengagement radical. Réalité ou Puissance, c’est la même chose, un même piège auquel il ne faut pas se laisser prendre, la glue :
Il avait une peur bleue de la puissance, c’était un sale truc, un godemiché, une saloperie pour impuissants (AGC, p. 59).
45Les Bums restent du côté de l’action. Mais ils agissent en négatif. Ce sont des champions de la fuite, par désir de préserver quelque chose de vivant en eux. Résister à la Puissance, ce sera pour eux apprendre à se placer en-dehors des enjeux de puissance. La difficulté, pour eux, étant de ne pas, en même temps, renoncer à la vie. Gary ne prône pas l’insensibilité. Il décrit les menaces que constituent pour cette génération le nihilisme, les tentations du renoncement, du dégoût et du suicide. Les jeunes révoltés Ski Bums se réfugient dans les déserts glacés des sommets pour échapper au monde et à la société, mais aussi à eux-mêmes : certains se laissent mourir de froid, gelés dans la pureté des hauteurs « dans un moment de satisfaction » (AGC, p. 20). La volonté de ne pas vivre, de ne pas donner prise sur soi aux autres, l’absence de destin : les moments de désarroi sont une croisée des chemins. C’est pourquoi les personnages paumés l’intéressent tant : tout se joue là. C’est dans ces moments-là que la noblesse peut surgir. Les orientations s’opèrent à l’aveugle. L’instinct est le seul guide.
46Adieu Gary Cooper est le pendant de Lady L. Les deux romans se terminent par un adieu à l’idéalisme militant, au profit de la vie. L’engagement, le sacrifice militant sont perçus comme piégés. La leçon semble être : vivre, aimer, avoir des enfants. Le plus difficile c’est d’être un bon père de famille. La pasionaria anarchiste enferme son amour terroriste à tout jamais dans une armoire au fond du pavillon de son parc. Jess part avec son amoureux en Italie, plaquant là le groupe de militants pour lesquels elle vient de risquer sa vie. Peut-être y a-t-il là un écho discret dans l’œuvre des choix personnels faits par Gary à la même époque, en particulier celui d’avoir un enfant.
47Gary n’a jamais été un chantre de l’héroïsme. Mais on sent monter, dans ces œuvres du tournant des années cinquante, la thématique du respect de la faiblesse, avec de plus en plus d’intensité. Il fait dire à un des personnages, le père de Jess, un des porte-parole de Gary dans le roman, une phrase qu’il reprendra à son compte pour définir sa propre position dans La nuit sera calme :
Les hommes forts et durs sont partout, ce sont les autres, les hommes inefficaces, incapables de faire le mal, en un mot faibles, qui sauvent l’honneur… (NSC, p. 89)
48Gary cherche des héros décalés, qui ne puissent pas être récupérés par l’héroïsme militaire et machiste. La meilleure et peut-être la seule réponse à la Puissance, ce sont les rêves de vie. Dans Les Mangeurs d’étoiles, ce n’est ni le pasteur, ni le dictateur qui sauvent l’honneur de l’humanité. Ce sont les saltimbanques. Les illusionnistes sont les véritables héros parce qu’ils contribuent à faire croire les hommes en leurs rêves — et parce qu’ils ne cèdent pas devant la Puissance. Dans une scène qui préfigure celle de La Danse de Gengis Cohn, face au peloton d’exécution, ils tiennent tête à leur bourreaux en faisant leur numéro, pour la gloire, histoire de montrer qu’ils ne sont prêt à céder devant personne. A la fois dérisoires et sublimes. On voit bien le déplacement de l’accent du combat contre le Mal à la résistance, parût-elle dérisoire, de l’homme au destin, à travers les défis qu’il se lance à lui-même.
49L’hommage aux faibles, le défi des vulnérables selon la belle formule de Paul Rozenberg à propos des romantiques anglais8, est le retournement final du thème de la puissance du mal. La faiblesse n’est plus du côté du mal (par non-résistance ou ignorance), mais, sinon du bien, du moins de l’essentiel. C’est la fin d’une période de l’œuvre dont la préoccupation essentielle était la représentation du mal comme tentation et perversion de l’idéalisme.
De la « marge humaine » au « stoïcisme comique »
50En 1957, à l’occasion de la sortie des Racines du ciel, Gary défendait l’idée d’une « marge humaine » nécessaire à toute action :
Notre époque est arrivée à un tel degré dans le totalitaire, non seulement au sens politique, mais au sens de l’effort économique, au sens du travail et de la misère, de la peur et du désarroi, au sens des menaces qui pèsent sur nous et qui sont totales – qu’il m’a paru important de hurler, avec toute la force dont je suis capable, que nous devons être guidés, quels que soient nos systèmes idéologiques, quelles que soient les difficultés de notre marche en avant, quelles que soient nos tâches essentielles, par le souci de préserver une marge de sécurité où il y aurait toujours assez de place pour un certain minimum de l’humain qui nous garderait à la fois de nos erreurs et de nos vérités.9
51Cette conception de la place et des limites de l’idéalisme se retrouve dans les différentes œuvres dont nous avons parlé, écrites dans les années qui suivent cette déclaration. Dans l’univers romanesque, la traduction de ces idées peut signifier la mise en scène d’un engagement qui connaît ses limites et se méfie de ses propres certitudes et rigidités, comme celui symbolisé par Morel dans Les Racines du ciel. Mais progressivement, et c’est justement l’enjeu de la période que nous avons étudiée, ce « certain minimum de l’humain », au lieu d’être une marge laissée à l’engagement politique, devient le centre. Gary lui accorde une place de plus en plus importante et de plus en plus indépendante des idéologies et de l’histoire. Ce recentrage, l’exploration de cette dimension purement humaine, à l’écart et comme au-delà des enjeux politiques, est ce qui fera la force des romans signés Ajar.
52La réflexion sur la puissance du mal, son évolution vers la notion de Puissance, accompagnent cette mutation de l’univers romanesque. Les histoires racontées par Gary changent. Les personnages qui ont un rapport direct avec le pouvoir deviennent plus rares. Gary se concentre sur ceux qui essaient d’échapper à la contradiction interne de l’idéalisme sans devenir ni insensibles ni indifférents. Moins de grandes machines historiques : plus besoin de grands destins, mais un recentrage sur les formes de vitalité à hauteur d’homme, les ressources psychologiques qui permettent de sauvegarder la sensibilité. Lorsque Gary abordera à nouveau directement les tourbillons contemporains de l’histoire, dans Chien blanc, l’approche aura profondément changé : l’événement historique sera vu à partir de la façon dont il est possible de rester humain dans une situation totalement piégée où le mal semble triompher.
53La place de plus en plus importante accordée à l’humour peut être vue comme un approfondissement et un recadrage de cette idée de marge humaine. Le comique est une possible traduction de la volonté de ne jamais accorder tout à une idée ou à un système, non en le combattant mais en se situant sur un autre terrain : une façon de dévier le problème pour éviter d’être prisonnier des alternatives piégées de l’affrontement direct. C’est presque une méthode que Gary met en avant. Il théorise le comique comme une forme de résistance à la Puissance : « une façon de désamorcer le réel au moment où il va vous tomber dessus », pour reprendre la définition de La Promesse de l’Aube (XX, p. 160). De ce moment Gary s’oriente résolument vers l’humour, le grotesque, et il définit sa position, ce qu’il appellera le « stoïcisme comique »10. Avec comme arme l’humour, et ayant défini son angle d’attaque, il peut s’attaquer aux pires manifestations de la puissance moderne : le massacre des Juifs par les nazis dans La Danse de Gengis Cohn (1967) ; la bombe atomique et les savants qui participent à sa mise au point dans La tête coupable (1968). L’utilisation systématique d’un burlesque outré ouvre la voie à un nouveau style. Gary tourne en partie le dos à un certain classicisme narratif, explorant les riches possibilités qu’il n’avait fait qu’esquisser dans Tulipe.
54Pour Gary, le combat contre l’injustice n’a de sens qu’universel. Ce serait faire trop d’honneur à un ennemi particulier que de lui laisser la vedette. Le mal est partout et dans tous les camps. Mais cela ne conduit à aucun renoncement. Au moment où Gary se prépare à publier sous le pseudonyme d’Ajar, La Vie devant soi dont on se rappelle la dernière phrase : « Il faut aimer », Italo Calvino finissait Les Villes invisibles sur ces lignes, véritable profession de foi qu’on imagine que Gary aurait pu faire sienne :
Polo dit :
L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.
(Les Villes invisibles, Italo Calvino, 1972).
Notes de bas de page
1 Cette idée qu’il est impossible de faire semblant est développée en particulier dans son second roman, Tulipe (1946). Le personnage lance une grande tirade contre le petit village qui continuait à vivre sa vie routinière à côté des camps de concentrations. Dans la suite de l’étude, les références sont données dans les éditions Folio des œuvres citées.
2 Avec toutes les ambiguïtés de la position de spectateur protégé que cela implique et qui finiront par le faire quitter la Carrière sans trop de regrets, l’immunité diplomatique conduisant à l’irréalité et menaçant d’insensibiliser face au mal. Voir, entre autres, le portrait d’Allan Donahue, le Consul américain père de Jess, dans The Ski Bums/Adieu Gary Cooper, homme honnête détruit par la position fausse dans laquelle le met son rôle de diplomate, témoin d’horreurs ne pouvant réagir, contraint de dîner avec les bourreaux et à garder le sourire. Il sombre dans l’alcoolisme.
3 Mémoire du mal, tentation du bien, Tzvetan Todorov, Robert Laffont, 2000 ; p. 234.
4 Mouvement noir américain qui, à la fin des années 60 et au début des années 70, prônait le recours à la violence dans la lutte contre le racisme. Gary consacrera aux complexités et aux dérives du mouvement noir américain un de ses livres les plus percutants : Chien blanc.
5 La biographie de Myriam Anissimov (Romain Gary, le caméléon, Denoël, Paris, 2004 ; édité en poche, Folio, 2006) a restitué le contexte de l’enfance de Gary à Vilnius et à Varsovie, montrant à quel point Gary trie les informations qu’il donne, dramatisant a minima, centrant ses souvenirs autour de leurs aspects psychologiques, donc universels, et écartant le plus souvent ce qui relève de discriminations collectives.
6 Dans les Cerfs-volants, Gary cite directement un poème de William Blake, p. 272.
7 Dans Cœur des Ténébres et Lord Jim, Conrad fait raconter l’histoire par un personnage intermédiaire, à la fois narrateur et témoin, Marlow.
8 Le défi des vulnérables, le romantisme anglais, Paul Rozenberg, Larousse, 1973.
9 « La marge humaine », entretien avec Jean Daniel paru dans l’Express en janvier 1957, repris dans L’Affaire homme, textes rassemblés par J-F. Hangouët et Paul Audi, Folio, Gallimard, 2005, p. 20.
10 « Gengis Cohn c’est moi », entretien avec Claudine Jardin, paru dans Le Figaro, 4 juillet 1967, reproduit dans le Cahier de l’Herne Romain Gary, Paris, 2005, p. 37.
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