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    Plan détaillé Texte intégral Avant-Propos : La Puissance du mal La Bête ou le Robot Digression L’ange à six ailes Le cancre et le chancre La bête Monsieur Ouine La Tique et le Cochon Wolle die Wandlung Notes de bas de page Auteur

    Puissances du mal

    Ce livre est recensé par

    • Enrico Bonadei, Studi Francesi, mis en ligne le 30 juillet 2018. URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/studifrancesi/7031 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/studifrancesi.7031
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    Table des matières

    Monsieur Ouine ou la puissance bêtifiante du mal

    Jean Sarocchi

    p. 229-260

    Texte intégral Avant-Propos : La Puissance du mal La puissance du mal est d’abord de prestidigitation. La Bête ou le Robot Digression Je m’acquitte, sans plus de préalables, de mon devoir de digression. L’ange à six ailes Le cancre et le chancre La bête Monsieur Ouine La Tique et le Cochon Wolle die Wandlung Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    Avant-Propos : La Puissance du mal

    L’humanité veut toujours le mal, mais elle réussit de moins en moins à l’étreindre, elle n’en fait le plus souvent que les gesticulations et les grimaces, même quand ces grimaces sont celles d’un visage barbouillé de sang et que ces gesticulations sont mortelles. Car pour l’homme moderne épuisé nerveusement le mal n’est pas une révolte mais une fuite, une manière de se distraire – distrahere –, de fiche le camp hors de lui-même, de se dépouiller de sa personne, hélas ! comme un serpent de sa peau, c’est pourquoi, d’ailleurs, il ne saurait de moins en moins le faire sans l’aide de la machine ou des stupéfiants

    Lettre de Bernanos à Samedi-Soir, 8 novembre 1947.

    La puissance du mal est d’abord de prestidigitation.

    1Il ne manque pas de ressources pour se rendre, non pas invisible, certes (car le commun des mortels a tôt fait de le repérer, le désigner, le déplorer), mais inadéquat à la pensée que l’on s’en forme.

    2Le mal, n’est-ce pas un mot, rien que ce mot : mal ? Trois lettres, en langue française, comme le mot.

    3Le mal, quand on se résout à le prendre au sérieux, est affecté d’une majuscule : le Mal. Mais la ruse élémentaire du Mal, c’est de s’éparpiller en maux minuscules, se diversifier, s’époussiérer, c’est de disparaître en tant que puissance et ne se présenter plus que ponctuel, conjoncturel, fugace. Il n’y aurait aucune sorte de mal qui soit digne de plus de considération que l’évident et parfois insupportable mal de dents. Paul Valéry, qui, dans le recueil de Charmes, fait le plus grand cas du serpent de la Genèse et de son maléfique pouvoir, semble, dans ses Cahiers1, ne s’intéresser, toute diablerie exclue, qu’à l’odontalgie. L’index analytique de la Pléiade, à l’article « Mal (le) », ne retient – est-ce un trait d’humour éditorial ? – que le mal de dents, et, incidemment, le mal de mer.

    4Le Diable n’existe pas : le Mal n’existe pas. « Le Mal ? », déclare, péremptoire, Michel Onfray2, « n’existe pas en dehors des faits dans lesquels il s’incarne ». (Formulation imprudente : qu’est-ce que cette incarnation ? quoi, qui donc s’incarne ?). Infiniment plus subtil Nietzsche, dans Le Gai Savoir, subvertit les assignations traditionnelles en un entrelacs indébrouillable : « Entendu au paradis : – Bien et mal sont les préjugés de Dieu, – dit le Serpent ». Michel Onfray, malgré qu’il en ait, reste indéfectiblement chrétien : le mal s’incarne. Chaque homme en quelque sorte est une dent gâtée : indolore ? douloureuse ? c’est selon. De là cette dent – locution de grand sens – que chaque homme a contre son prochain ; qu’il a ? ou qu’il est. Le Mal d’humanité est un fait aussi constatable, aussi indubitable que celui de la canine ou de la molaire. Mais celles-ci, on les arrache. Le Mal d’humanité, quelle chirurgie se flatterait de l’extraire ? Nul mieux que Nietzsche, dans ces temps que l’on dit modernes, ne s’est évertué à en volatiliser le concept dans un spectre scintillant de préjugés. Il eût enragé cependant si on lui eût susurré que ses élucubrations les plus subtiles pour évincer le Mal, Renan les résumait déjà dans une seule phrase de la prière sur l’Acropole : « le bien et le mal […] se transforment » l’un dans l’autre « par des nuances aussi indiscernables que celles du cou de la colombe ». Jamais l’auteur de La Généalogie de la morale n’aura insinué une pensée plus immorale. Du moins se garda-t-il de professer ou confesser (je ne sais lequel il convient de dire) : « moi qui suis cultivé, je ne trouve pas le mal en moi »3. Il me semble qu’il se fût targué plutôt d’être, du vieux Serpent transvalué et conséquemment transporté au paradis, un courtier d’élite ; il aurait cru au Mal, s’il s’était cru capable d’en être le suppôt. Il préféra se situer « par-delà ». Mais il endurait en deçà, difficilement convertible, sa mauvaise santé : eh oui, il se portait mal, et n’en pouvait mais, quelle que fût son affectation de male portance. Eh ! que n’a-t-il écrit une Généalogie de la (culture) physique ! Il est évident que tout homme est passible du mal de dents. Il est évident, à cette heure encore, que le mal physique est multiforme (l’homme d’Internet est aussi l’homme du sida, du cancer, de l’infarctus, etc.) et que la mort, à cet égard le plus grand des maux (même si l’on affecte de s’en satisfaire), a toujours le dernier mot. Humiliant ? Certes. Est-ce pour éviter cette humiliation que nos contemporains, préférant le détailler en affections multiples et plus ou moins curables, se dissimulent ce Mal incontournable et qui, lui (vieille rengaine !), atteint le palace comme le bidonville, ce Mal d’humanité qu’est le mal organique ?

    5De là une religion de la grande santé. Ce serait un argument massue contre le Mal qu’une indéfectible bien-portance. Il y faudrait ajouter un drastique contre la mort. Il importe peu – je le précise – que d’autres soient malades ou meurent. Si l’on est soi-même assuré (ce serait une « sécurité » mieux que « sociale ») contre toutes les avaries physiques et la déchéance finale, on est en droit de considérer que l’Univers, qui m’accorde ses faveurs, fait de moi son chéri, est remarquablement bien constitué ; le Mal n’y est plus, si j’y consens, que le nom anodin des fâcheuses péripéties dont les autres, hommes ou animaux, sont victimes. L’excellence transcendante d’un Moi invulnérable et, s’il se peut, indéfiniment promis à des surprises de jouissance, voilà le Bien absolu. Afficher, avec le vieil Œdipe podagre et aveugle ou le misérable Sisyphe esclave de son caillou, que « tout est bien » (c’est la façon crâne dont Camus conclut son Mythe), c’est piètre parade et fanfaronnade. Ce « tout est bien » me fait inexorablement penser à Panurge embrenné et nommant sa merde « sapphran d’Hibernie ».

    6Le cela va bien, aujourd’hui, est d’autant plus de rigueur que cela va mal en réalité, mais que l’on a cependant, à la façon de Michel Onfray, décidé que le Mal n’existe pas. Ainsi se multiplient, dans notre société, des personnages aussi attendrissants que ceux des rêves de Véra dans le roman utopique de Tchernychevski, qui jurent leurs grands dieux que « tout va bien », qui ne vieillissent pas (ou si peu), qui sont soustraits à la maladie, que la mort ne concerne pas. C’est qu’il faut, coûte que coûte, en finir avec la pensée maladive du Mal. Cela va bien ; sinon, cela ira bien. Ce qui reste tout de même de « mal » dans l’humanité non encore complètement régénérée, ces poussées du mal qui en raniment la pensée, il s’agit de les porter au compte du Fascisme, celui-ci étant l’ultime manifestation, insidieuse et multiforme mais non mystérieuse, du Diable.

    7« Moi qui suis cultivé »… Ce mot me hante, me ravit ; j’en fais mes choux gras. C’est un article fondamental du Credo de la culture moderne. De quel mal se sentirait coupable un petit crétin rivé à son ordinateur ? Et quel Mal imaginerait-il dans le monde qui soit autre que le mal pluriel et spectaculaire stocké dans les agences d’information et ventilé par les médias ? De plus l’espérance de vie s’allonge, la démocratie se propage, les droits de l’homme se proclament et avec eux le syndrome humanitaire s’universalise. Il n’y a pas de Mal, il n’y a que des maux, localisables et curables. Si « moi qui suis cultivé, je ne trouve pas le mal en moi » (même pas le mal de dents ?), je puis raisonnablement espérer qu’il ne se trouvera plus de mal dans une humanité régénérée par la culture. Il est vrai que Renan, qui se situait volontiers du côté de Prospero ou Ariel, n’attendait pas grand chose de bon de Caliban. Serait-ce forcer sa pensée d’imaginer avec lui un monde à deux plateaux, l’un sur lequel évolueraient gracieusement des êtres cultivés, donc innocents et invulnérables, l’autre sur lequel s’agiteraient des êtres mal dégrossis et passibles de tous les maux, les damnés de la terre ? Qu’on me pardonne ici une petite digression. Il me semble que Renan n’était pas, dans le plan d’appréciations où il se situait, un mauvais prophète : aujourd’hui plus qu’hier et (c’est à craindre) bien moins que demain l’oecumène se départage en deux catégories sociales, celle des nantis de la culture, qui se protègent, autant qu’il se peut, grâce à l’argent et à l’entregent, contre le Mal et inclinent conséquemment à en éteindre le concept, et celle des misérables dont la vie impécunieuse et toujours menacée se heurte sans cesse au constat d’un Mal inexorable. Pour le dire tout simplement : il est plus facile de congédier la pensée du Mal dans les beaux quartiers que dans les banlieues tristes, ou… à Cancun qu’à Gaza, peut-être aussi (je reviens à Renan) au Collège de France que dans un presbytère de campagne.

    8Le mal de dents, minuscule (si taraudant soit-il), mais indubitable. Le Mal de Diable : insidieux, enveloppant, atmosphérique, mais invraisemblable. Valéry, esprit diablement fort, ne laissait pas, sur ce sujet, de se ménager des arrière-pensées où la fantaisie et la perplexité se donnaient astucieusement la main : de L’Ébauche d’un serpent à Mon Faust la question du Diable se pose sur la scène du divertissement littéraire sans qu’on puisse la soustraire, si incrédule que l’on se veuille, aux coulisses de l’Autre Scène où elle risque à tout moment de faire retour. « Moi qui suis cultivé », pourrait dire Valéry, « je trouve le sujet du Mal très actif en moi, très excitant pour moi ». Le Mal, serait-ce un peu plus qu’un mot ? le Diable, un peu plus qu’un mythe ? On peut soupçonner que si le Mal est en effet un mot, c’est une défaillance fontale du langage en général, de tout langage, qui autorise le sujet parlant à imaginer qu’il n’est qu’un mot, pour autant que le Mal serait cela même qui perturbe, pervertit le langage, et où Valéry, nonobstant son extraordinaire intelligence, s’est peut-être trompé, dans le recueil de Charmes, c’est à soustraire la strophe solennelle – Honneur des Hommes, Saint LANGAGE – à la dialectique du Serpent, car le langage, à l’évidence, n’est aucunement saint, il a besoin d’être sanctifié. Bref, il nous est loisible, de mille façons d’escamoter le Mal, mais tout ce que l’on peut dire aux fins de l’exorciser est récusable parce qu’aucune manière de dire, à moins d’être sanctifiée, n’est indemne de sa griffe.

    9C’est une des plus savantes ruses du Diable que de se faire passer pour Dieu (en sorte qu’afficher sa foi en Dieu n’est jamais la garantie d’une conscience ouverte et droite), c’en est une autre – ou la même autrement dite – pour le Mal que de se faire passer pour le Bien. Les variations sur ce motif sont Légion. Je m’arrête un moment sur l’une des plus éclairantes et des plus récentes, celle qu’honore de sa signature le facétieux Jean Baudrillard. Celui-ci, depuis l’année 1990 au moins (date de parution de La Transparence du Mal4), exerce son ironie sur les prétentions de notre société bien-pensante, héritière de l’Aufklärung, à réaliser le Bien en éradiquant le Mal. Jean Baudrillard n’aurait pas la tranquille naïveté d’assurer qu’il ne « trouve pas le mal » en lui. Mais confesserait-il avec humilité qu’il l’y trouve ? Je crains que le Français cultivé des environs de l’an 2000 (ces environs couvrant, en deçà, quelques dizaines d’années, au-delà, un laps inappréciable) n’éprouve le plus grand mal à reconnaître en lui, hors le mal de dents (ou le cancer, le sida, etc.), quelque mal que ce soit. J’en donnai récemment, avec Jean Daniel, un exemple : comment l’éditorialiste du Nouvel Observateur, qui observe si intelligemment le devenir du monde, serait-il soupçonnable de la moindre malice, de la moindre partialité, de la moindre étroitesse mentale ? Je rappelai comment, affligé de l’évolution du dernier Camus, qui s’est, pense-t-il, fourvoyé à n’être plus qu’un « patriote pied-noir », c’est-à-dire un homme infecté par le mal colonial, il se targuait lui-même d’être un » intellectuel français ». Il est patent que l’« intellectuel français » ne trouve pas le mal en lui.

    10Je ne sais, pour Baudrillard. Celui-ci, à première lecture, me réjouit, comme peut me réjouir toute façon de moucher, comme on ferait d’un cierge, les « Lumières ». Je ne peux que je ne me redise, citée avec esclaffement par Péguy, cette sottise de gros calibre, obus de la grosse Bertha mentale, proférée à la Chambre, par le ministre Viviani : « d’un geste magnifique nous avons éteint, dans le ciel, des lumières qu’on ne rallumera plus ». Ces lumières se sont éteintes ? Voici que s’éteignent à leur tour les lumières qui obnubilaient ce peu lumineux socialiste. Jean Baudrillard nous apprend que le Bien et le Mal, dans notre démente humanité tardive, sont couplés, l’un à l’autre irréductibles et cependant inextricablement tissus, donc (j’ajoute) également coupables. Le premier psaume du psautier distinguait radicalement la voie de justice et la voie de perversion. Les voies, aujourd’hui, sont brouillées. On appellera Bien la Démocratie, les Droits de l’homme, le tropisme humanitaire, les avancées de la science et de la technique, Mal l’archaïsme islamique et terroriste. Mais, remarque Baudrillard, le spectaculaire double attentat du World Trade Center, en septembre 2001, a démontré que les forces du Mal, en l’occurrence si manifestes, s’alimentent aux mêmes ressources que les forces du Bien, utilisant, non moins que celles-ci, la science et la technique la plus avancées. D’où ce constat : le développement exponentiel du Bien a pour corollaire le développement exponentiel du Mal. Autrement dit, à la confusion de cette espèce d’imbéciles dont Viviani fut un représentant exemplaire, les ténèbres croissent à proportion des lumières.

    11Ce que semble oublier cependant l’auteur de La Transparence du mal – mais n’est-ce pas une ruse d’intellectuel soucieux de se démarquer rigoureusement des vieilles conceptions ? – c’est que le Bien et le Mal, tels qu’il les définit docile au discours dominant, sont d’autant plus inextricablement reliés l’un à l’autre et même, malgré qu’il en ait, l’un à l’autre réductibles, que le prétendu Bien, ainsi défini, (démocratie, etc.) n’est qu’une version du Mal, plus hypocrite, plus présentable. Je ne suis pas le premier, je ne serai pas le dernier à penser que si les exécutants du gigantesque attentat new-yorkais ont été des instruments du Mal, ce que symbolisaient les deux tours détruites relevait aussi du Mal. Ni la démocratie, ni l’idéologie des droits de l’homme, ni les prouesses scientifiques et techniques ne sont, de soi, le Bien, pas même ne sont-elles un Bien ; elles sont un mélange de bien et de mal. Et de même – il faut le dire, sans le moins du monde céder à une fascination de l’attentat suicidaire – il n’y avait pas que la puissance du Mal à l’œuvre dans l’héroïque et minutieux exploit de ces pirates islamistes de l’air. Est-il permis (non, il ne l’est pas, qu’importe !) de rappeler avec l’Évangile que Satan est le prince de ce monde, c’est-à-dire que le Mal en ce monde dispose de telles ressources de ruse qu’il est capable de tourner à mal les meilleures intentions et même les meilleurs résultats ? Bref, ce qu’on peut reprocher à Baudrillard, ce n’est pas de souligner l’interdépendance du Bien et du Mal, c’est d’insinuer, par une réticence calculée, qu’il n’y aurait de Bien que le projet démocratique et humanitaire, erreur aussi grossière que celle d’un islam étréci, fanatisé, qui imputerait aux sectaires du Coran tout le Bien dont ce monde soit capable. Nous savons, d’un savoir très ancien et très sûr que nous affectons de méconnaître, qu’il n’y a aucune technique, aucune politique, aucune éthique susceptibles comme telles de délivrer l’homme des ferments de mal qui infectent ses actes les plus généreusement moraux, les plus aimablement sociaux. Il est spécieux de se moquer, en style nietzschéen, du Bien et du Mal contraints à de sinistres épousailles, quand il ne s’agit, en vérité, que du Mal et du Mal, de deux versions du Mal dont l’une, à la rigueur, pourrait se targuer d’être le Moindre Mal, pour autant qu’entre Bush et Ben Laden, comme l’on se plaît aujourd’hui à dire (fugaces figures, péripéties anodines…) c’est tout de même Bush, à moins d’être un romantique de l’attentat, que l’on incline à préférer.

    12Cette réserve faite, on admirera que cet ironiste ait osé écrire, camouflet terrible au discours bien-pensant : « Toute libération affecte également le Bien et le Mal. Elle libère les mœurs et les esprits mais délivre aussi les crimes et les catastrophes ».

    13C’est que le Mal – voilà un des acquêts de ce vingtième siècle tourmenté qui a rendu les propos d’un Renan, d’un Viviani, aussi bien d’un Hugo ou d’un Tchernychevski, et mille autres, ridicules autant que désuets – n’est pas une coquecigrue. Il est toujours loisible de soutenir que Bien et Mal sont relatifs à notre regard, lui-même très diversifié selon les ethnies, les cultures, les conditions, les caractères, et, poussant la chose à l’extrême, de considérer qu’ils relèvent d’une appréciation subjective de notre espèce, d’une illusion qu’elle se fait globalement sur elle-même. En vérité (en vérité ?), dira-t-on. il n’y a, dans la Nature, ni Bien ni Mal. Ainsi Saint-John Perse, à la clausule de Vents5, énonce avec une olympienne sérénité « Quand la violence eut renouvelé le lit des hommes sur la terre, Un très vieil arbre, à sec de feuilles, reprit le fil de ses maximes… Et un autre arbre de haut rang montait déjà des grandes Indes souterraines, Avec sa feuille magnétique et son chargement de fruits nouveaux ». On connaît cette comptine, elle ne fait pas le compte, les « deux millions de morts », comme s’obstine à l’écrire Bernanos, de la première guerre mondiale, les dix fois deux millions de victimes du socialisme à svastika, les cinquante fois deux millions de victimes du socialisme à faucille et marteau n’ébranleront pas un poète dont la métaphysique s’adosse tranquillement à la grande tradition spirituelle des Upanishad. Aussi bien la naïveté de Renan – « moi qui suis /…/ – n’est pas si naïve que cela : pas plus que l’auteur de La Prière sur l’Acropole celui de Vents n’aura été, dans son existence, fort éprouvé ; n’ayant pas eu grand mal à tirer son épingle des jeux de la guerre et du hasard, ayant noyé sa conscience morale dans sa conscience cosmique, il ne lui serait pas trop malaisé de considérer les heurs et malheurs de l’espèce humaine du haut de quelque Sirius. Poussons encore plus loin : n’importe qui a le modeste pouvoir (mental) de se tenir au centre du monde (le narcissisme étant une version, ou même le noyau du sentiment cosmique) et de décréter, pour peu que son corps ne le rappelle pas à de tristes réalités, que les choses sont ce qu’elles sont et qu’il n’y a ni bien ni mal si s’allongent calmement les versets successifs de la strophe de vivre. Pour cette sorte d’individus, plus commune qu’on ne pense, l’imprudente assertion d’Adorno – après Auschwitz, défense d’écrire – est nulle et non avenue. Cependant Auschwitz a eu lieu, et il y a eu beaucoup d’Auschwitz sous le ciel de la Kolyma comme sous le ciel de la Silésie, et sous bien d’autres ciels avant et après Auschwitz, et il est désormais affreusement difficile, il serait presque éhonté de contester que ce bas monde soit infecté.

    La Bête ou le Robot

    14Je ne dirai pas, sur ce sujet, exactement ce qu’on attend que je dise, d’abord parce qu’on l’a et que je l’ai moi-même déjà dit, ensuite parce que je ne me le suis proposé que dans la continuité d’une réflexion qui, une année durant, s’était exercée, à la faveur d’une aberration contemporaine, sur cet avatar du mal qui consiste, pour l’homme, tant à se savoir qu’à se vouloir animal. Jean Bothorel publiait chez Grasset, en 1998, un essai sur « Bernanos, le mal ? ou le Mal ? pensant ». Il est aisé de montrer en Monsieur Ouine, créature démoniaque, non pas un mal (-), mais le Mal pensant : cet universitaire serait un vicaire du Diable. Mais, fasciné, obsédé par l’animalisation de l’homme qui travaille, au moins dans cette jungle que l’on s’obstine encore à nommer la France, les milieux faut-il dire mal-ou bien-pensants ? j’entrepris la lecture systématique des écrits de Bernanos et notamment de Monsieur Ouine dans le dessein bien arrêté d’y relever ces traits d’animalisation et la puissance du mal qui s’y déployait. Je savais, par ailleurs, que Bernanos était l’auteur de La France contre les robots, et que ces pages tard venues répétaient et soulignaient un diagnostic, une prophétie faits de longue date : le mal se donne à voir dans les machines qui, écrit-il, « n’ont rien changé à la méchanceté foncière des hommes », mais l’ont exereé, « leur en ont révélé la puissance /…/ sans bornes ». Au reste les deux aspects du maléfice, l’animal et le robot, se couplaient, dès l’âge dit des Lumières, dans l’invention conceptuelle, contemporaine des premières fabriques, de « L’homme machine », l’homme, dans l’idée que s’en formait La Mettrie, relevant corps et âme du règne animal.

    15Deux incidences, une fois le parti pris, l’une (on va le voir) minime, anecdotique mais, me semble-t-il, de grand sens, l’autre plus drastique et contraignante, m’incitèrent, l’une, à une digression, un intermède que j’ai voulu liminaire, l’autre à une révision, pour mieux dire à la fois un resserrement et un élargissement de mon premier dessein, ici et là, je le confesse, prêtant aux sirènes de l’actualité une oreille aussi goguenarde qu’indiscrète.

    Digression

    Je m’acquitte, sans plus de préalables, de mon devoir de digression.

    16Bernanos a proféré contre l’idéologie économique, le système mercantile, la frénésie technocratique, un inlassable anathème qui gêne parfois, par ses outrances, par son intolérance, ses plus fidèles laudateurs. Il y aurait à lui opposer dans l’actualité récente, si on penche de ce côté-ci, la réflexion résolument optimiste, elle, d’un Michel Serres. Celui-ci, quand même ne s’illusionne-t-il pas sur la « bestiale essence » de l’économie, parie pour l’humanisation, non la bestialisation croissante de la planète par les successives étapes du « formatage » mondial. Faudrait-il croire que l’auteur de La France contre les robots ou La liberté, pourquoi faire ? aurait été victime de son mauvais placement dans le cours de l’histoire, aggravé par un mauvais choix politique, tandis que l’auteur d’Hominescence ou de Rameaux se serait trouvé bien d’une brillante carrière confortée par les réussites matérielles de cette période française qu’on a pu appeler « les trente glorieuses » ? Je répondrai à la question par un petit détour du côté de chez Voltaire. On trouve à l’article tolérance, dans le Dictionnaire philosophique, l’énoncé que voici – « qu’à la bourse d’Amsterdam, de Londres, ou de Surate, ou de Bassora, le guèbre, le banian, le juif, le mahométan, le déicole chinois, le bramin, le chrétien grec, le chrétien romain, le chrétien protestant, le chrétien quaker trafiquent ensemble : ils ne lèveront pas le poignard les uns sur les autres pour gagner des âmes à leur religion »–, énoncé aussi réjouissant et séduisant par sa facture littéraire que désopilant ou consternant, c’est comme on voudra, par sa naïveté et sa fausseté. Voltaire ignorait-il que le commerce est belliqueux par essence et celui des « poignards » entre tous prospères ?6 Cette sottise – l’idée que la prospérité matérielle et le développement culturel affineront le sens moral – a de l’avenir : en 1843, Guizot (cité par Bernanos) : « Éclairez-vous, enrichissez-vous, améliorez la condition morale et matérielle de notre France ». C’est déjà presque Renan : « Moi qui suis un homme cultivé, je ne trouve pas le mal en moi ». Déjà, et encore ?… Vous sentez bien que cet optimisme, aujourd’hui, n’est plus de mise ; il y a belle lurette, c’est-à-dire deux belles guerres mondiales, deux belles explosions atomiques – Hiroshima et Nagasaki mes amours – que ce leurre de la rectitude morale par la régulation économique ne trompe plus que ceux que Bernanos – ils sont légion, il est vrai – appelait les imbéciles. Bernanos aura été le prophète, que de lustres avant Baudrillard !, de l’imposture qui consiste à confondre avec le Bien (c’est l’auteur de La Transparence du mal qu’à présent je cite) la montée en puissance des sciences, de la technique, de la démocratie et des droits de l’homme. Il aura eu le cruel courage, avant Heidegger, d’infliger à l’esprit faustien le verdict ou le diagnostic que la consécution des premières filatures asservissantes aux fissions exterminatrices était fatale.

    17Je n’aurais pas hasardé cette digression si, au moment que je me décidais à rédiger ces pages, ne m’était tombé sous la main le numéro du journal Métro du 22 décembre 2005. Je jetai par mégarde un regard sur la première page. S’y imposait le portrait du cinéaste Luc Besson qui, eu égard à son nouveau film, Angel-A, était promu, le temps de cette journée, « rédacteur en chef » et invité, à ce titre, à livrer ses commentaires sur l’actualité. Le second gros titre mettait en valeur, avec une évidente satisfaction, le succès dans le monde des armes françaises : nous restons le troisième exportateur mondial. Bernanos aurait noté avec ironie que Luc Besson, appelé à donner son avis sur l’actualité, s’abstient curieusement d’émettre, sur ce fait cependant considérable – la fabrique et le commerce français des armes et conséquemment la cécité et/ou l’indulgence aux entreprises armées – quelque avis que ce soit : censure ? indifférence tactique, bestiale ?.

    L’ange à six ailes

    18J’entre en lice, soutenu par mes quatre évangélistes de la bonne nouvelle que l’homme ne descend pas du singe (mais qu’il descend au singe, ce que Bernanos a répété infatigablement), vraie bonne nouvelle s’opposant à la fausse bonne nouvelle que nous ne serions que des babouins ou bonobos améliorés. Ces évangélistes sont : Bergson, Husserl, Heidegger et Lévinas. J’aurais pu en citer d’autres. Mais, ceux-là jouissant, dans le monde intellectuel, d’un prestige que les modes jusqu’ici n’ont guère entamé, il me semble réconfortant de m’abriter, contre les Circés ou Polyphèmes en vogue, sous leur bouclier philosophique. Chacun d’eux dit à sa façon ce que suggère Jean Nabert dans son essai sur Le Mal : qu’un savoir anthropologique – l’homme est un animal – ne peut subsumer un savoir éthique : l’homme n’est pas un animal, il importe et de le savoir et de le vouloir, de le vouloir savoir et le savoir vouloir.

    19Je m’adjoins, en outre, deux intercesseurs, que je me représenterais volontiers comme ces terribles et providentiels gardiens que l’imagination japonaise aposte au porche des sanctuaires shintoïstes : Baudelaire et Valéry. L’auteur des Fleurs du Mal savait que la plus belle ruse du Mal, ou du Mauvais, consiste à faire croire qu’il n’existe pas, il aurait pu ajouter que sa ruse annexe, peut-être plus perverse, consiste à se faire prendre pour le Bien. Son recueil exhibe le Mal omniprésent, exsude son animale fétidité – « ménagerie infâme de nos vices » -, décourage enfin l’illusion voyageuse – on n’aura pas échappé à la Circé tyrannique, on aura, bête parmi les bêtes, sauf à s’évader dans l’opium, regagné le « grand troupeau parqué par le Destin » : le village de Fenouille est une telle ménagerie, un tel troupeau, Monsieur Ouine, qui a une drôle d’odeur, écrase volontiers des fleurs » avancées » au creux de ses mains jointes, apporte avec lui un mauvais air, en est la fleur, fleur avancée du mal dont le poison intoxique la région entière. Il est plus que plausible que Bernanos doive beaucoup, dans l’élaboration de son monde spirituel et imaginaire, dans son évangile au noir, au méphistophélique Baudelaire. Il doit peu à Valéry qui fait, dans le roman, une apparition anodine, furtive et camouflée. Mais je ne vois pas de poème qui représente l’essence de Monsieur Ouine et de Monsieur Ouine mieux que L’Ébauche d’un serpent, qui pourrait aussi avoir pour titre Sous le soleil de Satan. Le serpent se dit bête, comme il se doit, et se plaît à taxer de bêtes les beaux enfants pétris par la main créatrice, bêtes blanches et béates, dit-il ; cette béatitude, à l’opposite de celle des saints, Bernanos l’a souvent épinglée d’un trait railleur : les masses démocrates se ruent dans le collectivisme d’État « comme à l’étable, avec un mugissement de béatitude » (Lettre aux Anglais) ; à leur « regard de béatitude/…/on reconnaît les sots, ce regard d’animal bien nourri, ce regard d’animal prospère » (Les Enfants humiliés) « L’abîme animal béant », dit encore le serpent valéryen – le curé d’Ambricourt le nommera « le Seigneur des Abîmes ». Le poète ironiste et agnostique laisse paraître dans ses strophes serpentines la même certitude qui soulève l’indignation du romancier polémiste : la puissance du Mal s’exerce avec succès à ravaler l’homme à l’animal. Le comble, c’est que l’homme, de cette destitution, loin de s’affliger, s’enorgueillisse, et qu’il mette sa science au service de son arrogante humiliation.

    Le cancre et le chancre

    20J’appelle cancre Jean-Marie Baptiste Vianney, qui était admirablement peu doué pour l’étude, qui peinait affreusement à la langue latine dont l’usage était requis pour le sacerdoce, qui devint prêtre en dépit de sa quasi-nullité intellectuelle par un heureux concours de circonstances et d’indulgences, qui s’échinait à passer ses grades de diacre à l’âge où le prodigieux Renan écrivait L’Avenir de la Science, prophétie de son propre avenir de savant.7. Le Curé d’Ars, qui n’était pas un homme cultivé et ne s’éclairait que de souffreteuses chandelles, trouvait le Mal en lui. Illusion ? Tous les Renans du monde sont et seront impuissants à expliquer comment ce prêtre si peu instruit aura pénétré l’âme de milliers de pénitents et aura pu les rendre à l’amour d’eux-mêmes et de la vie. Hic jacet lepus : le pauvre en esprit jouit d’une puissance spirituelle incomparable ; le cacique de l’agrégation, le professeur au Collège de France, l’académicien, le maître des études sémitiques, cet érudit hors pair se sera lourdement trompé sur le Mal, conséquemment sur la race humaine, et son œuvre, sa Vie de Jésus notamment, aura contribué à éteindre dans les consciences chrétiennes cela que, hors église, René Char appellera superbement « la bougie qui se penche au nord du cœur ». Je ne trahirai pas Bernanos en opposant à Jean-Marie Baptiste Vianney, le cancre au mystérieux rayonnement qui affrontant la Bête en héros de la charité désinfecte sa paroisse du Mal et la désanimalise, le savant philologue dont le remarquable rayonnement intellectuel aura agi sur les âmes à la manière d’un chancre, les condamnant à la curiosité érudite, à l’animale avidité de savoir, au scepticisme et finalement au nihilisme. Monsieur Ouine procède de Monsieur Renan. On a souvent dit aussi qu’il devait beaucoup à André Gide, en retrait à Anatole France. Mais l’auteur d’Ainsi soit-il, en soulignant qu‘ « il y a plus de lumière dans les paroles du Christ qu’en toute autre parole humaine », se souvenait sans doute d’un des derniers mots du vieux Goethe à Eckermann ; plus hardi que son épigone, l’auteur des Gespräche dénonçait par avance toute prétention de l’exégèse à dire sur l’Évangile mieux que ce que dit l’Évangile, et l’on imagine combien cette réflexion, qui eût choqué Renan, eût mis de baume dans l’âme du « saint de Lumbres ». Poussons-la au paroxysme : en regard de l’expérience spirituelle, tous les travaux exégétiques ne sont qu’un chancre s’ils détournent le cœur de ce qui finalement compte, l’incomparable lumière du Christ. L’esprit critique peut se loger comme un cancer dans le corps mystique. Monsieur Ouine est un chancre, une humor malignus, « humeur maligne », dirait saint Augustin, le ramollissement ulcéreux de la substance humaine d’un village, sa mortifère infection. Il est exactement un antichrist, Bernanos insinuait : un prêtre de Satan. Mais ceci est encore une digression, et l’analyse de Monsieur Ouine agent infectieux a déjà été souvent et bien faite8. Ce qui m’importe seulement ici, c’est de montrer comment, si le prêtre du Christ sur-anime, sur-animalise, sur-naturalise l’humanité de l’homme, le prêtre de l’Antichrist la corrompt, la dégrade, la dévalue en bestialité.

    La bête

    21C’est une mauvaise pensée de l’homme, insufflée par le Mauvais, que de se prendre pour un animal, au mieux un sur-animal, et, dans la définition classique de l’homme « animal raisonnable », de réduire cette raison elle-même à une forme seulement plus élaborée de l’animale ingéniosité. Le chrétien Bernanos pense au contraire que l’homme est voué à se dépasser en surhomme ou, mieux, à se diviniser, comme dirait Jean de la Croix à s’endieuser. La catastrophe moderne, dénoncée dès La Grande Peur des bien-pensants, c’est que « l’animal humain », au contraire, souligne-t-il, de « l’animal religieux dont Pascal est le type accompli », prétend animalement se diviniser lui-même. Comment une pareille aberration est-elle possible ? Par le refus de considérer le péché originel, c’est-à-dire les désordres d’une nature pervertie, et la grâce réparatrice, c’est-à-dire l’ordre surnaturel. Le péché, Chesterton (fort prisé de Bernanos) le déclarait, au début de son Orthodoxy, non moins évident que les patates. A cette évidence la pensée des Lumières s’était systématiquement rendue aveugle, et il s’en faut, dans le siècle même de Monsieur Ouine, que Freud ou Lacan, qui la retrouvent, aient convaincu les technocrates et les démocrates que le mal travaille leurs meilleures intentions. Eux, certes, mais aussi nombre de philosophes : que peut signifier le péché originel pour un Michel Onfray ? un Alain Badiou ? un Gilles Deleuze ? (Qu’on me pardonne ce brelan douteux). Ces philosophes commettent fréquemment l’imprudence de se recommander de Nietzsche, qu’ils n’ont pas su lire ; s’ils avaient su, ils se seraient heurtés, comme l’a fait, plus lucide, André Glucskmann, à cette parole dure : « La Rochefoucauld et les autres maîtres français en l’examen des âmes /…/ ressemblent à d’adroits tireurs, qui mettent toujours et toujours dans le noir – mais dans le noir de la nature humaine ». Le noir de la nature humaine ! Mais qu’est-ce donc, sinon ce vieux, cet immortel péché dont il n’y aurait que le baptême ou le sacrement du pardon pour se libérer ? Il n’est aucune chance de comprendre l’auteur de même Humain, trop humain, oui, celui de ses livres où il se compromet le plus imprudemment avec l’Aufklärung, si l’on ne sent pas combien toute son œuvre transpire le mépris des solutions humaines rien qu’humaines. Le surhomme est le substitut, pour une pensée agnostique, de l’homme divinement surnaturalisé. Athéisme ? Bernanos cite de Léon Bloy ce mot hardi : il est « beaucoup plus grave, ou du moins beaucoup plus dangereux pour l’homme, de nier le péché originel que de nier Dieu. » Je me risque à l’interpréter ainsi : des négateurs de Dieu sont susceptibles de constituer une humanité héroïque ; les négateurs du péché originel, ignorant la puissance du Mal, se font de celui-ci les exécutants involontaires et rabaissent l’humanité naturellement animale à l’animalité dont elle est sortie, « trop peu », concède Michel Serres.

    22Surnaturel : le mot a perdu son sens pour une pensée qui a congédié la notion de nature humaine. Camus semble un des derniers penseurs importants, dans son Homme révolté déjà vieux de plus d’un demi-siècle (1951), qui la hasarde, conscient de braver l’idéologie régnante. Bernanos meurt en 1948, Gide, Valéry, Claudel meurent à peu près dans ce même lustre. C’est tout un pan de la pensée qui s’écroule, tout un corps de concepts. Péché originel, nature, grâce, surnature, etc. : du a de son premier article jusqu’au z de sa dernière fiction, Bernanos a pensé dans le registre de cette théologie traditionnelle. Les refuser en bloc, les reléguer au magasin des oubliettes, cela, si l’on s’est fait disciple de Deleuze-Badiou-Onfray (j’aurais dit aussi bien Foucault-Derrida-Lyotard) va de soi. Cependant, pour peu qu’on ne se laisse pas fasciner par les réquisits de la mode intellectuelle, la parole d’or de Bernanos, si constamment affichée dans ses articles et essais, si puissamment illustrée dans ses fictions, n’a pas perdu un carat. Pour le dire d’abrupt : la « transcendance horizontale » – expression malheureuse dont Camus, hélas, n’a pas dédaigné d’user -, quelles que soient les prouesses scientifiques, techniques, politiques et même éthiques de l’homme, n’est qu’un leurre ; non seulement l’homme, heurté à ses limites, ne se sortira pas de la sorte des heurs et malheurs de son humanité, mais il déclinera inéluctablement vers le robot ou la bête (le robot n’étant qu’une bête savamment programmée). On peut concevoir – et Bernanos, en avance sur un Sloterdijk ou un Agamben, l’a conçu – un parc humain bien aménagé, bien géré, où la douleur, physique ou morale, soit réduite, voire anéantie, par drogues et traitements idoines, où l’Ennui, dont Baudelaire faisait le vice des vices, soit éliminé par une frénésie de jeux, où la démocratie universelle, toutes armes déposées, organise la jubilation sans reste dans un Disneyland comme le décrit (sur le mode sarcastique) Philippe Muray, on peut concevoir le rêve candide et niais de Véra, dans le roman de Tchernichevsky, à la lettre réalisé, et la vieillesse, la mort même devenues imperceptibles, vaincues peut-être : un tel monde ne serait pas celui du Bien (le Royaume de Dieu soustrait à la griffe effroyable de Dieu), ce serait celui du Mal absolu, où l’Adversaire, le Satan, détournant à jamais l’homme de sa vocation divine, y aurait triomphé. L’homme y serait impeccablement « dévalué » (épithète qu’on trouve dans La Liberté pourquoi faire ?), si à l’aise dans la camisole de son péché qu’il la confondrait avec sa peau même : l’imbécile heureux ; on sait que Bernanos n’a pas tari d’imprécations sur l’imbécile malheureux ; il a imaginé aussi, avec moins d’insistance, son génie mettant plutôt dans le noir de la nature humaine, le bonheur tout animal de l’imbécile heureux. Le Mal des maux, la racine du Mal, c’est de se tromper sur l’origine ou les causes du Mal, de le disséminer en maux minuscules ou conjoncturels dont l’on pourrait se distraire, de le dissimuler en biens économiques, physiques et communicationnels ; c’est de prétendre que l’on aurait naturellement, parce que l’on serait l’animal surdoué exempt de nature propre et indéfiniment plastique, un pouvoir discrétionnaire sur la mauvaise Nature – c’est l’option cartésienne poussée à ses dernières conséquences – ou une capacité savamment acquise – ce serait le thème écologique – de retrouver avec la bonne Nature l’antique (mythique) alliance. Ces rêveries, tout armées qu’elles sont de statistiques et de prospectives, sont, à l’évidence, démenties par le désordre, la violence, la pollution planétaires, mais surtout éludent la puissance du Mal dont elles se font une conception puérile. Le Mal est, avant de s’incarner où que ce soit, dans des âmes ou des corps, des collectifs ou des utopies, surnaturel, c’est-à-dire que rien, dans la Nature ou dans l’Histoire, ne peut éclaircir le mystère qu’il ne cesse pas d’être, » mystère d’iniquité », dit saint Paul, débordant tous les maux nommables et curables ; Edith Stein à son tour dira, sans rien concéder aux menteuses circonlocutions, aux lâches disséminations de l’optimisme ou de l’hédonisme : « la puissance mystérieuse du Mal envelopp/e/ le monde dans la nuit ». Il n’y a pas d’explication du Mal, donc il est, à vues rationnelles, sans remède. Selon le proverbe russe, ce n’est pas avec nous qu’il a commencé, ni avec nous qu’il prendra fin. Jean Nabert dit du mal métaphysique (c’est l’autre nom du Mal surnaturel) qu’il a « hors de soi sa raison d’être, et de telle manière que la raison d’être de cette raison d’être réside dans la nécessité supérieure d’un ordre soustrait au jugement humain ». Soustrait au jugement humain : voilà un scandale pour le positivisme et le rationalisme. Soustrait, parce que surnaturel. Il est peu de chrétiens modernes par le hasard de la naissance mais anti-modernes par une volonté réfléchie qui, autant que Bernanos, avec la même lucidité douloureuse, aient compris que le surnaturel était absolument intolérable au monde moderne mais que le nier, c’était se rendre inintelligible l’économie universelle dont l’économie de marché, si contraignante, si obsédante pour nos démocraties, n’est qu’un département petit et mesquin. Au fond, il se passe avec le surnaturel ce qui aurait pu se passer avec Neptune si la communauté scientifique avait massivement refusé l’hypothèse de Le Verrier et s’était dérobée à sa vérification. Il y a de certaines perturbations, dans le phénomène humain, comparables à celles qui affectaient, à la sidération de l’astronome, la planète Uranus : inexplicables, sinon par l’existence d’une autre planète. Bernanos n’a jamais douté que le surnaturel fût la planète Neptune de l’expérience intérieure, que ses effets fussent perceptibles dans le monde ambiant à un esprit éveillé, c’est-à-dire dessillé des « Lumières », mais que les intellectuels, à peu près tous, selon lui, des « imbéciles », se soient juré de n’y voir goutte, récusant tous les signes. Médita-t-il longuement sur Lourdes ? Je ne sais. Il aurait pu lire, dans le Larousse Universel du dix-neuvième siècle, l’article sur Bernadette, chef-d’œuvre de niaiserie sournoise, de positivisme crédule et retors. Mais il lui suffisait, pour être convaincu que le surnaturel n’est pas une fiction, de l’existence des saints en général et singulièrement du saint de Lumbres, comme il l’appelle dans un roman, ce Curé d’Ars dont l’extraordinaire irradiation, inexplicable selon les calculs de la routinière thermodynamique, n’aura cessé, décennies durant, et jusqu’à Monsieur Ouine, de le hanter et le conforter dans sa foi. Le Curé d’Ars ne doutait pas qu’il eût à se mesurer avec la puissance du Mal, le Satan, l’Adversaire, et il n’y a pas de doute qu’il put réussir, dans sa paroisse ce qu’est fort incapable de réussir dans la sienne le curé de Fenouille, car le village de Monsieur Ouine, anticipation du village mondial, est presque absolument au pouvoir du Mauvais.

    23« La Bête », écrivait Bernanos dans sa Lettre aux Anglais, est « aussi vieille que le temps ». Elle est aussi vieille, ce me semble, que le temps de Bernanos écrivain. Je veux retenir quelques énoncés de ce premier roman où le Mal, qui n’y est pas un concept, mais ce manque à être ou ce détournement d’être sur lesquels aucune pensée ne peut avoir prise parce que la pensée, en ses exercices de réflexion sur le Mal, est déjà prise par lui, est nommé de son nom biblique : Satan, personnage principal et dominant ; seul le tient en échec, mais à quel prix, le saint de Lumbres, parce qu’il est saint, c’est-à-dire qu’il a joué à fond la partie surnaturelle, ne se trompant pas sur l’identité méphistophélique et métamorphique de l’Adversaire. « C’est ta volonté que je n’ai pu forcer », enrage Lucifer, le « tueur d’âmes », déguisé en maquignon ; et il ajoute, comme une variation équivoque sur le serpent de Valéry ou un emprunt discret à son Cimetière marin : « O singulières bêtes que vous êtes ! », singulières par cette dot de la volonté qui précisément les soustrait à l’état de bête, l’on comprend qu’il n’est de volonté droitement exercée. qu’à se débabouiner (je dirais aussi, à se dé-ouiner), tout autre régime mental et moral ou immoral n’étant que soumission, servitude, bêtification. Le saint se confronte à la Bête. Qui nie la Bête perd l’intelligence du saint. Une des pages les plus réflexives du roman prête à l’abbé Menou-Segrais, confrère du saint et seul capable de le comprendre, la réflexion que voici : (p. 183) :« dans un/…/univers d’animaux sensibles et raisonneurs, il n’y a plus rien pour le saint », suivie d’un mot terrible sur « le vertige de l’animalité ». Le curé de Lumbres s’écrie, répète que nous sommes sous les pieds de Satan, « prince du monde ! prince du monde ! »

    Monsieur Ouine

    24Sous le Soleil de Monsieur Ouine serait, pour ce dernier de ses romans, où Bernanos a mieux que jamais laissé entrevoir que la ruse extrême de la Bête est de ne pas se laisser même entrevoir, un titre plausible. Monsieur Ouine serait-il donc la Bête ? Oui et non. Ce prédateur aux chélicères invisibles mais lourdes de poison rayonne comme un soleil noir au centre ou – on hésite (ubiquité comme surnaturelle) – aux recoins de la toile de la paroisse morte. Celle-ci, à la différence des disneylands de la rêverie utopique ou de l’idylle menteuse dont le monde démocratique entretient le leurre, est, conformément à la pente mentale de Bernanos, sinistre ; Bernanos aura négligé, à cause de son tour d’esprit et peut-être simplement du site où inlassablement il enracine ses fictions, le mal en son avatar séduisant, paré de ces chaînes d’or que lui prêtait Plotin, remplacées aujourd’hui par les fanfreluches, la pacotille ornementale des supermarchés et du pop’art des métropoles du divertissement ; le mal prospère avec la prospérité économique, Bernanos le pensait, mais ses récits ne l’illustrent pas ; cependant Fenouille pourrait être, par un déplacement dans le temps et l’espace, au lieu d’un village artésien une de ces banlieues de l’actuelle France-Fenouille, qu’on dit sensibles et qu’on oublie de dire raisonneuses, jungles où le seul liant du groupe humain est le ressentiment rageur, ou même la fourmillante cité en ses artères les plus fastueuses, livrée au chahut d’une gay pride dans laquelle le jeune Steeny, bien préparé par son maître, tiendrait son rôle, grotesque, obscène et insolent.

    25Monsieur Ouine est un roman du Mal où le Mal, mieux que nulle part ailleurs chez Bernanos, se caractérise par l’animalisation. Comparez-lui Sous le soleil de Satan : je hasarde (vérification, si l’on veut, fastidieuse mais facile) qu’à nombre de pages à peu près égal le bestiaire métaphorique est trois ou quatre fois plus luxuriant ici que là. Qui, dans Monsieur Ouine, ne ressortit pas, peu ou prou, à la condition bestiale ? Le jeune Guillaume, dira-t-on, qui fait office d’ange gardien, le curé qui exerce son ministère… Et Monsieur Ouine ? Ambigu à tous égards, Monsieur Ouine, selon le portrait qu’en trace le narrateur, se défend absolument d’avoir quelque affinité que ce soit avec ce village aux « maisons tapies comme des bêtes », formant « un tas uniforme, une seule masse », dont les habitants lui paraissent des « animaux à peine distincts » ; en face d’eux, est-il précisé, il se sent « faible et seul ». C’est donc évident : il y a le troupeau, l’agrégat, les bêtes, et, à distance, inconfondable, faisant la fine bouche, résolument raciste comme on dirait aujourd’hui (pouah ! ces cul-terreux !), l’homme de l’esprit. Or il est facile de montrer que si Ouine se défend d’être animal (ne s’exclamerait-il pas, à la façon de monsieur Teste, dont il fut l’ami : « la bêtise n’est pas mon fort » ?), si sous un certain point de vue un Gilles Deleuze, aspirant au « devenir-animal », serait son antithèse (non pressentie par Bernanos), animal il est, cependant, de l’avis de plusieurs de ses connaissances locales – « vieux renard » selon madame Marchal, « un vrai matou » selon le jardinier Florent, et quand il est « plein de mots non prononcés », ceux-ci, à l’oreille de Steeny, sifflent et grouillent « ainsi qu’un nœud de reptiles ». Il est bête encore par métonymie : sa ridicule coiffe, aux yeux du même Steeny, est « pareille à une gueule délicate » ; son nez, pareil à celui d’Arsène le maire, est lui-même, et c’est ainsi que se termine le roman – sur l’appendice terminal (admirable nasarde du romancier à tous les Ouines toutes les fouines de la noosphère actuelle et à venir) – « une petite bête malfaisante »9. Mais ces traits épars de bêtification ne sont presque rien, seraient même relativement élogieux (matou du moins ou renard) en regard d’une bestialité insondable qui appareille Monsieur Ouine, de son propre aveu – « comme ces gelées vivantes au fond de la mer, je flotte et j’absorbe » - à un de ces organismes élémentaires qui sont l’animalité inchoative, informe ; Steeny, à la fois semble-t-il fantasque et fasciné, répète, mot pour mot : « pareil à ces gelées vivantes au fond de la mer », et Bernanos réitère ici une image qui de longue date l’obsède, ainsi que celle du gant retourné10. Ni évolution (créatrice) ni révolution, il s’agit ici d’une involution négatrice et sénile, d’un ignoble crépuscule du vieux. Monsieur Ouine, anti-christ inversant l’appel de Jésus à renaître d’en haut, finit dans une rétroversion utérale, au lieu de troquer sa chair animale contre un corps glorieux régressant au stade le plus élémentaire de l’animalité et à cette monstruosité d’une auto-phagocytose : après avoir absorbé, Monsieur Ouine s’absorbe : « rentrer en soi-même », énonce-t-il, formule sinistrement parodique de celles d’une Catherine de Sienne, d’un Jean de la Croix, ou de cette Imitation de Jésus-Christ dont se nourrissait le Curé d’Ars. Ces noms ne surgissent pas ici par goût du contraste : ils font comprendre combien l’involution négative de Monsieur Ouine, sa rétroversion vers l’animalité élémentaire sont exactement à l’opposite du mouvement qui porte le corsprit vers le surnaturel. S’il est permis, quoique Bernanos l’ait peu fréquenté, de se référer à Bergson et notamment à L’Évolution créatrice et aux Deux Source et de situer Monsieur Ouine sur la rive de ces deux œuvres, on le verra lourdement dériver, à contre-courant, des formes les plus élaborées de la plasticité spirituelle, dont il était incapable,– jusqu’aux formes les plus archaïques et indifférenciées de la vie cytoplasmique. Les mystiques chrétiens ? C’est, selon Bergson, la fine pointe de l’évolution, l’issue hors de la religion close, l’expérience du Transcendant. Seul le prêtre, dans le roman, a les paroles qui traversent la clôture. Mais on sait ce que pense Monsieur Ouine de son sermon : paroles « insensées », note-t-il, avec l’assurance du professeur qui recale un candidat à l’examen de la modernité ; paroles insensées, en effet, comme le sont celles du Curé d’Ambricourt au jugement des notables.

    26Le « rationnel animal » : cette locution est signée par l’excellent Michel Serres. L’homme a deux façons de s’animaliser pour le pire, de descendre à la bestialité : le sexe, et le cerveau ; l’un et l’autre couplables, l’un par l’autre coupable ; l’un et l’autre affidés, l’un et l’autre affines ; de mèche pour congédier le « cœur », ce cœur dont saint Augustin dit qu’il a vocation de « toucher Jésus spirituellement »11, qu’il le peut s’il est mundus, purifié. Le sexe et le cerveau se conjurent et se conjuguent pour mépriser ces notions, les déclarer irrecevables, relevant de ce langage de la spiritualité dont Monsieur Ouine, mi-Gide mi-Renan, n’ignore pas les finesses mais récuse en philologue et en philosophe, et qui, pour le maire de Fenouille, ce paillard saturé de sensations, n’a pas la moindre consistance, même à cette heure où devenu neurasthénique il suinte les remords. Arsène – ARSène, la haine d’Ars ? la sénescence, ce dégoûtant crépuscule des vieux ? – est, dans le roman, le parangon de la bestialité sexuelle, se tient lui-même pour un cochon – « je ne suis au fond qu’un cochon » -, n’en peut plus de sa cochonnerie et pareil au héros de La Chute, dont on peut se demander s’il ne doit pas un peu de sa conscience tourmentée d’intellectuel libidineux à Monsieur Ouine, cherche désespérément à se délivrer de sa crasse, à se confesser, dirait le curé, à revenir de la sale bête qu’il est devenu à l’homme qu’il aurait pu être. Arsène et Ouine : il n’est pas incongru de soupçonner que c’est la sale incontinence du maire, longuement exercée, qui aura valu à Fenouille le désastre d’un Ouine. Celui-ci, qui fut violé, est-il lui-même violeur ? Sa relation avec le jeune Steeny – je m’exprime pudiquement par périphrase – n’est pas de nature à rendre celui-ci chaste, viril et volontaire, à le porter vers l’héroïsme. N’importe. La libido de Monsieur Ouine le dispose excellemment à l’onanisme de l’intellect, qui se peut définir comme le « rationnel animal » sécrétant inlassablement sa toile sous le crâne – on pense à quelque poème de Baudelaire, à « ce peuple muet d’infâmes araignées » qui « vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux », ou à ce chat qui « dans ma cervelle se promène » pourvu que de « séraphique » il vire au méphistophélique.

    27Monsieur Ouine est l’animal intellectuel. Que l’intellectuel soit un animal, c’est à propos du vieux Vandomme que cela se laisse découvrir – « le mal vient du cerveau toujours en travail, l’animal monstrueux, informe et mou dans sa gaine comme un ver, pompeur infatigable »12 – mais celuici n’étant rien moins qu’un intellectuel, le seul » cerveau » de Fenouille étant Monsieur Ouine (il sera question du « travail de son cerveau » dès l’enfance), c’est lui, indubitablement, à qui s’applique cette nosographie. Ce professeur de langues qui ne sont pas de feu13 – un avatar du philologue Renan ? – que nous ne connaissons que dans le dernier décours de sa carrière, et dans ce bref laps même voué à mollement infatigablement dépenser sa substance cérébrale, aura été un « homme considérable » ; selon le doyen de Lescure, en qui il est licite de reconnaître le prototype d’un clergé intimidé par les titres universitaires et les positions intellectuelles, Monsieur Ouine « donne l’impression d’une rare puissance de soi, d’une incalculable force psychique » (psychique, non « pneumatique » ou spirituelle, distinction capitale). Ici peut, ici doit, si déroutant que cela paraisse, surgir le nom de Spinoza. « Le juif d’Amsterdam », comme l’écrit le narrateur, est nommé une fois dans le roman, une seule, mais c’est le seul grand nom de l’histoire de la pensée qui y paraisse tel quel, et il l’est dans la page névralgique où est succinctement contée la biographie du héros. Que signifie, ici, dans ce moment où sont révélés à la fois sa diathèse cérébrale de « petit philosophe » et son initiation sexuelle par les soins d’un professeur d’histoire pédophile, la référence à Spinoza ? Insoupçonnable, l’auteur de L’Éthique, d’avoir violé des jeunes garçons ; sa sexualité, je le crois, fut celle d’un sage ; il prisait les combats d’araignée, et je pensais à lui en prêtant tout à l’heure à Monsieur Ouine des chélicères ; si la métaphore arachnéenne, en effet, n’est pas ourdie par Bernanos, on ne résiste guère, à la lecture méditée du roman, à la produire : n’est-ce pas comme une toile que l’ex-professeur a tissue, où il emprisonne et empoisonne tout le village ? Certes, rien de tel avec Spinoza. Par ailleurs Spinoza n’est nullement de ces penseurs, jadis rarissimes, aujourd’hui (j’y reviendrai) légion, qui seraient tentés de voir en l’homme une bête perfectionnée, il se prononce fermement, dans L’Éthique, contre tout ce qui pourrait ressembler à un régime d’égalité, de droits de l’animal14. Et pourtant, si c’est lui que Bernanos a choisi pour spécifier la sorte d’esprit qui fait de Monsieur Ouine un suppôt du Démon, c’est que sa philosophie est la mieux conçue qui soit pour interdire à l’homme toute option surnaturelle, lui assigner comme lot et lotissement la stricte condition humaine, le vouer à la seule entreprise d’une sagesse conquise sur les passions, et cela, selon Bernanos, ne peut aboutir qu’à changer l’homme inéluctablement en bête : le règne de l’homme, a-t-il répété sans cesse, c’est le règne de la Bête. Deus sive Natura : ce sive est diabolique. Spinoza est excellemment le philosophe qui, formatant l’humanité selon la plus stricte géométrie, aura colmaté le plus sûrement toute issue vers une transcendance, une surnaturalité, un royaume des cieux. Dans son Port-Royal Sainte-Beuve, essayant de rassembler en quelques formules le « spinosisme », avait tort d’y voir « l’homme éclosant un moment brillant et mourant avec les mille insectes » mais n’avait pas tort de le voir comme un « bassin et couvercle d’airain » ; approbatif, lui, disciple résolu, Gilles Deleuze, dans Qu’est-ce que la philosophie ? déclare Spinoza, « le Christ des philosophes, il a montré, dressé, pensé le plan d’immanence le meilleur, c’est-à-dire le plus pur, celui qui ne se donne pas de transcendant ni ne redonne du transcendant » ; le Christ, aurait-il pu ajouter à la lumière du Tractatus ou de la correspondance, aura été un des rares humains capables de la connaissance dite du troisième genre, mais ce serait falsifier son message de sagesse que de l’interpréter, comme l’a fait la superstition pieuse, comme une prédication de l’au-delà et un dépassement de la sagesse en sainteté. La vraie métaphysique est une physique et une logique intégrales, un naturalisme axiomatique et déductif. Le curé de Lumbres est, lui, « un médiocre métaphysicien » – c’est le moins que l’on puisse dire, c’est aussi un médiocre logicien, mais c’est un saint. Sur la sagesse, Bernanos s’est exprimé sévèrement : « lorsqu’un homme accepte telle quelle sa condition d’éphémère, on peut l’appeler sage ou stoïque : ce n’est jamais qu’un animal réconcilié » ; de la logique, dénonçant tous les messieurs Teste et Ouine du monde, il a osé dire : « le diable est le plus grand des logiciens, il n’y a pas de logique comparable à la logique de l’Enfer » (Lettre aux Anglais), et répété (La France contre les robots) : « le diable/…/est le plus grand des Logiciens ». Et si le sage se substitue, dans un monde où méta-, sur-, trans- n’ont plus d’efficace, au saint, qu’advient-il ? Bernanos nous le dit dans Monsieur Ouine par le truchement du curé : « ces villages jadis chrétiens », y pullulent désormais « toutes sortes de bêtes », et le surnaturel, auquel on n’y fait pas sa part, trouve « sa voie hors du domaine qui lui est propre » ; en 1926 il citait lui-même, dans une lettre à un ami, le curé d’Ars – « laissez un village sans prêtre, seulement cinquante ans, disait naïvement le curé d’Ars, et on y adorera les bêtes », et continuait : « sans la promesse rédemptrice, j’imagine la race humaine rétrogradant d’âge en âge vers l’animalité. Et quelle animalité, dont les bêtes les plus viles ne peuvent encore donner l’idée ». Il en sera ainsi – ainsi pensait Bernanos – si on abandonne au cerveau-asticot (celui de Monsieur Ouine) et au cerveau-robot (celui des techniques) la direction de cette « race humaine » que nulle Ethique ne peut améliorer.

    28La mystérieuse puissance du Mal travaillant, à contre-Bible, à l’animalisation de l’homme, celui-ci exerçant sa puissance mentale à se dénier une vocation surnaturelle et se réjouissant de n’être qu’une bête bêtifiante : ce schème directif, décisoire, de l’actuelle mentalité, Bernanos en a été partiellement le prophète15 – partiellement, car s’il n’a cessé, avec une verve féroce attisée d’essai en roman et de roman en essai, de mettre en garde ses contemporains contre l’animalisation fomentée par la technique monstrueuse et la démocratie immonde16, il n’a, ce me semble, pas prévu que l’animal humain se réjouirait à la perspective d’un disneyland universel – ce serait l’optime « village mondial » - où l’animalité, grâce à la sophistication croissante des techniques, serait pleinement contentée par le loisir, le confort, la gestion astucieuse du travail et l’harmonieuse régulation des échanges. Le prodige, en somme, c’est que ce Mal, que je prétends avec Bernanos identifiable à la régression animale, non seulement ne serait plus sensible comme tel, mais ne serait plus le Mal, car l’humanité se serait délicieusement établie en deçà et du Bien et du Mal. Mais elle se serait établie – je répète avec Bernanos – « dans quelle animalité, dont les bêtes les plus viles ne peuvent donner l’idée ».

    29Le devenir-animal, dont Gilles Deleuze fit slogan, au risque de fausser résolument compagnie à l’auteur de L’Éthique, est en effet un concept aussi attractif que spécieux. Bernanos a de longue date répondu au spinoziste hérétique : le devenir-animal est impossible pour ceci que l’être-animal est une donnée de nature, et qu’il faudrait cesser d’abord de l’être pour le devenir. En vérité on n’a pas attendu le philosophe soixante-huitard pour non pas « devenir- « , mais pâtir- et compâtir- animal : ce fut, c’est l’expérience millénaire du paysan, du berger, du chasseur. Et quel meilleur compâtir-animal que celui de l’enfant-Dieu dans la crèche de Bethléem ? quel meilleur compâtir-animal que celui des pasteurs alertés, dans la nuit divine, par la symphonie angélique ? La différence entre Monsieur Ouine et le curé de Fenouille, c’est que celui-là, quand même se convertirait-il, sous l’influence d’un Deleuze, au devenir-animal, n’aurait, avec les animaux, qu’une relation toute mentale, tandis que le moindre curé de village, celui de Fenouille, d’Ambricourt, Lumbres, éprouve sa connaturalité avec le pusillus grex, le petit troupeau dont il est responsable ; l’homme est naturellement un animal, et celui qu’on appelait naguère l’homme de Dieu a mission de faire accoucher cet homme animal du divin surhomme. Monsieur Ouine, qui s’animalise dans le roman 194. et de cette animalisation ferait devise dans un roman 199. (Marie Darrieussecq ne doit-elle pas son succès de Truisme à une intrigue de porcine métamorphose ?), parle du « troupeau » avec mépris, le curé, ministre du surnaturel, en parle avec émotion, inquiétude, attendrissement. Dans le Journal d’un curé de campagne est évoqué, au tout début, « le petit vacher, revenant de l’école », qui va mener les bestiaux « à travers les pâtures trempées, vers l’étable chaude, odorante » ; ce petit vacher, le récit l’abandonne à sa destinée, qu’on peut imaginer obscure mais paisible, n’est-il pas, dans l’économie surnaturelle du récit, protégé par le curé de Torcy qui, de son aveu, n’était « bon qu’à garder les vaches », et par le curé d’Ambricourt, victime propitiatoire, bienfaiteur, pacifiant ? Dans Monsieur Ouine le même petit vacher est une des victimes, sinon de Monsieur Ouine (qui le tuait cependant lui-même dans une première ébauche du roman), du moins du « mauvais air » que celui-ci exhale, et le curé, lui-même infecté de ce « mauvais air », n’a pas assez d’influx surnaturel pour mitiger les surnaturelles émanations du Mal. Il est clair que, dans l’esprit de Bernanos, la bêtification de Fenouille, loin de produire un devenir-animal de l’homme au sens intensif que voudrait Deleuze, a pour corollaire un devenir-monstre de l’animal comme le donne à voir la terrifiante jument de Madame de Néréis (cette aristocrate devenue elle-même ignoble, bestiale), cette bête d’Apocalypse. Dans le village mondial, dont Fenouille est l’anticipation, hommes et animaux échangent leur spécificité pour le pire, ceux-ci abusivement promus au nom d’un faux altruisme, ceux-là dégradés par un humanitarisme simientrope. Et je pose tout à trac la question, avant de feuilleter encore une fois le roman : y a-t-il, à Fenouille, une seule bête qui soit sympathique ?

    La Tique et le Cochon

    30Madame de la Follette, dans L’Imposture, appelle son réveil, en un accès d’humeur, « l’imbécile bête ». Tout mon effort, dans les pages qui précèdent, aura été de ne pas confondre la bête et l’imbécile. On aura bien compris que la bête, c’est le Curé d’Ars, l’imbécile, Ernest Renan : ils représentent deux races mentales. Je les distingue en ceci que l’imbécile est incapable de dire de tout cœur le psaume 22 et notamment le verset « ton bâton, ta houlette sont là qui me confortent », – l’imbécile est précisément celui qui se croit assez malin pour se passer du bâton, de la houlette, - tandis que ce même verset, les êtres doux et humbles de cœur, à l’instar du « saint de Lumbres », se le sont en quelque sorte incorporé comme une prothèse spirituelle. La bêtise catholique entretient avec les bêtes un rapport très subtil, que les curés de Bernanos ne manquent pas de rappeler : pusillus grex, petit troupeau, la paroisse est composée d’animaux humains ; il s’agit pour le pasteur – le curé – de les transformer, de bêtes que naturellement ils sont, en enfants de Dieu à quoi ils sont appelés surnaturellement : de chair faire charité. Il est patent, dans Monsieur Ouine, que la transformation s’opère dans le sens de la chute, vers « l’abîme animal béant », que la puissance du Mal s’y exerce en sorte que la paroisse presque tout entière – le curé n’en peut mais – se reploie sur la condition animale, celle-ci signifiée par le réseau très serré, comme nulle part ailleurs dans l’œuvre romanesque, des métaphores.

    31Monsieur Ouine, lui-même retourné à la vie élémentaire – gelée vivante (ce pourrait être une métaphore du froid infernal) – est le principe subtil, la diastase qui, par sa simple présence dans la paroisse, active la bêtification de celle-ci ; mais à aucun moment il ne se targue de devenir animal, il dirait même volontiers avec Monsieur Teste – je le répète – « la bêtise n’est pas mon fort », et à Dieu ne plaise, ajouterait-il, (cette locution ne l’engageant guère), que j’encourage les villageois de Fenouille à des manières bestiales. C’est que Monsieur Ouine, si l’on se pique de lui chercher des modèles, serait – je le répète aussi – un combiné de Renan, France, Gide : aucun de ces maîtres-penseurs, ferrés à glace en scepticisme, en ironie, en pococurantisme, ne serait soupçonnable, le premier nommé moins que personne, d’encourager, par un zèle quelconque, la bêtification. Mais – cela, Bernanos, que je sache, ne l’avait pas prévu, il devrait recycler son héros – les maîtres-penseurs d’aujourd’hui, les « post-modernes », se piquent de faire de Fenouille, devenu le village mondial expurgé du prêtre, une espèce de zoo, par transformation de l’homme classique et chrétien en individu métamorphique.

    32Où la bestialité, dans la plaine artésienne de Bernanos, est symptôme de l’infection spirituelle, le devenir-animal, sur les Mille Plateaux où le Phi (Deleuze) et le Psy (Guattari) ont dressé leur tente, est un drastique contre les illusions de la subjectivité. Mais je me contenterai d’une brève excursion dans la Logique du sens : tout y est dit de ce que je veux mettre en montre dans le seul Appendice consacré à Klossowski. Perdre l’identité du moi, tel est le requisit, « au profit d’une multiplicité intense et d’un pouvoir de métamorphose, où jouent les uns dans les autres des rapports de puissance » ; à la subjectivité substituer des « heccéités » qui sont comme des « degrés de puissance ». Cette puissance, qui s’exerce par le syllogisme disjonctif, relève de l’Antéchrist (sic) : « c’est /…/ dans l’ordre de l’Antéchrist, que la disjonction (la différence, la divergence, le décentrement) devient en tant que telle puissance affirmative et affirmée » ; l’Antéchrist est le maître du syllogisme disjonctif : « La disjonction posée comme synthèse troque son principe théologique contre un principe diabolique »17. Ces assertions, choisies à cet effet, ont le mérite de rendre transparente la collusion entre la volonté de puissance et le régime de l’Antéchrist, « prince de ce monde », comme l’on sait. Une conséquence de cette primauté du disjonctif, c’est que le sens circule à travers les notions et les substances sans que jamais l’on puisse définir l’une d’elles solidement et la distinguer d’une autre. Ainsi la distinction entre animal et homme devient « non pertinente » – Anna Sauvagnargues le souligne en conclusion de sa pertinente étude Deleuze. De l’animal à l’art. Certes, on ne peut imputer une seconde à ce subtil sophiste l’intention de transformer les franchouillards en fenouillards, je veux dire de bestialiser le village d’Amélie, symbole de la France d’hier, comme se trouve bestialisé celui de Monsieur Ouine ; il est même certain qu’un Deleuze, un Foucault, un Badiou, sont, selon leur logique même, plus accueillants à l’expérience du Curé d’Ars que les héritiers intellectuels de Voltaire et de l’Aufklärung. Mais la Wandlung, telle que l’imagine Deleuze, est incompatible avec la métamorphose comme l’entend le christianisme. L’éthique, dans l’esprit de Deleuze, se rabat sur l’éthologie ; le bien faire l’homme et dûment – article de foi d’un Montaigne inspiré par Socrate – s’altère en bien faire l’animal pour faire dûment l’homme ; Deleuze se flatterait à l’occasion de son devenir-tique ; la tique, s’écrie-t-il, « quelle puissance ! » Mais ceci n’est pas Wandlung ou Verwandlung ; ce n’est que Wanderung, s’égarer aux alentours de soi, se succéder par jeu à soi-même (l’idéal de Gide), accomplir, dirait le vieux Renan, « une charmante promenade /…/ à travers la réalité » ; Étienne Borne, dans son petit essai sur Le Mal, eût taxé ce libertinage animalier de dilettantisme. La vraie métamorphose exige une fidélité à soi ; la chenille à face humaine doit se connaître, pour devenir papillon. Les heccéités comme « degrés de puissance » trahissent une impuissance à s’élever par degrés jusqu’à engendrer le tout autre que l’on est en puissance. Une preuve, singulière, que Deleuze se leurre, c’est l’exemple, qui lui paraît probant, du capitaine Achab et de son devenirbaleine : oui, en un certain sens le capitaine Achab devient baleine, mais le même, dans le moment le plus intense de sa chasse éperdue, affirme avec une autorité souveraine sa qualité de sujet – the queenly personality lives in me, and feels her royal rights » – « la personnalité royale vit en moi, éprouve ses droits régaliens ».

    33J’ai pu nommer madame de Fontenay, avec une discourtoisie que seul excuse le goût que j’ai de pasticher Baudelaire, la vache Io de la zoophilie, je me garderais bien de la traiter de vache folle. Car cette ruminante, qui ne s’appareille aucunement aux petits vachers de la cambrousse bernanosienne a commis quelque six ou sept cents pages sur Le Silence des bêtes. Doit-on regretter qu’elle-même, à l’instar du hérisson ou de la tique, ne se soit pas tue ? Non, car sa logorrhée apporte de l’eau au moulin de Monsieur Ouine. Trouverait-elle sa place dans le roman ? Non, mais je ne peux que je ne la compare à Madame de Néréis : elles ont en commun la particule, la dégénérescence18 et la puissance de séduction. La châtelaine, devenue une sorte de bête – que voilà un devenir-animal ! – qui fait corps et âme avec sa fantastique jument et se fait couvrir par tous les gars du village, est dans le rôle d’une Circé de campagne – « la Circé tyrannique aux dangereux parfums » ? – qui aura par son aura maléfique suractivé les virtualités porcines des villageois et, autant qu’elle le peut, dévoyé le jeune héros Steeny. La philosophe s’intéresse, elle, explicitement, à Circé, dont elle épouse la cause sans vergogne. Se recommandant d’un dialogue du jeune Plutarque – futile exercice d’école qu’une lecture avisée devrait, jusqu’à preuve du contraire, tenir pour un canular – elle joue contre Ulysse, qui échappe virilement aux charmes de l’ensorceleuse, le dénommé Gryllos qui se félicite d’avoir troqué sa raison d’homme contre la condition de porc et ne laisse pas d’argumenter en suidé si persuasif qu’il laisse à quia l’homme aux mille ruses. « Ulysse ou de l’intelligence » : c’était un beau titre de l’humaniste, du méditerranéen Audisio. Gryllos le rustre met dans le mil, madame de Fontenay le croit mordicus : ses six cent soixante pages s’éclairent à ce parti pris. Le cochon est réhabilité. L’homme-cochon, de même ? Madame de Fontenay en veut à Jésus parce que les esprits mauvais qu’il expulse du démoniaque gérasénien entrent, avec son consentement, dans un troupeau de porcs qui se précipitent dans la mer. La guérison d’un homme vaut-elle la perte d’un troupeau ? Il est évident, pour madame de Fontenay, que non. Pas plus qu’Ulysse n’a droit à quelque estime parce qu’il sera resté un homme cependant que ses hommes se réjouissent, eux, d’être devenus cochons. Le roman de Marie Darrieussecq, contemporain du Silence des bêtes, n’est certes, pas, dans son dessein, un éloge de la cochonnerie. Mais il est frappant que son héroïne, pareille à Gryllos, s’exprime plus habilement et plus judicieusement quand elle est truie que quand elle est femme. On ne peut pas ne pas penser au mot de l’Évangile : ne pas jeter la perle au pourceau. Ces dames philosophe ou romancière la prodiguent, la perle, au pourceau qui est légion, comme le diable. Comment ne pas se souvenir, alors, de l’épigraphe apocalyptique des Démons ? La niaiserie zoophile est un avatar de l’homo sovieticus prophétisé par Dostoïevski : il s’agit toujours de la même prétention délirante de substituer à l’homme tel qu’en lui-même la Vérité le change une bête fictionnelle dont accouche l’idéologie : peau de porc de cette imposture. Cela horrifiait Bernanos. N’oublions pas enfin que sous l’épigraphe évangélique des Démons se découvre, par la volonté du romancier, le nom du « très honorable Stépan Trophimovitch Verkhovensky », ce monsieur Ouine avant l’heure, comme lui professeur d’Université, et comme madame de Fontenay, toutes créatures débonnaires et courtoises, intelligentes et sensibles, mais allergiques à la révélation divine, dont se sert le Mauvais pour inspirer aux hommes, délivrés de Dieu, une préférence porcine. Suidés de Gryllos, séides de Moscou : il faut savoir que madame de Fontenay avait, du moins avant l’an 2000, un œil tendre sur le cochon, un autre œil tendre sur l’apparatchik ; dans le cercle intellectuel où elle fréquentait, il ne faisait pas bon dire du mal de ceux que le romancier avait désignés comme les Démons.

    Wolle die Wandlung

    34Wolle die Wandlung, « veuille la métamorphose »19.

    35On peut lire dans un poème du Divan de Goethe :

    « Alles könne man verlieren,
    Wenn man bliebe, was man ist ».
    (« Tout peut être compromis
    si l’on s’en tient à ce que l’on est »).

    Avertissement que peut mitiger cette consigne de Celan :
    « sich im Menschlichen zu behaupten »
    (se maintenir en humanité).

    36On ne peut se maintenir en humanité que par la métamorphose de son humanité. Ce n’est pas cela qu’entendait Celan, quoiqu’il n’y eût sans doute pas été allergique, mais c’est cela que Bernanos, en chrétien fidèle à la tradition des saints, nous laisse entendre, et qui, dans Monsieur Ouine, est à peine audible, les avertissements du jeune Guillaume ou du curé demeurant sans effet dans une paroisse moribonde où ce qui subsiste de braves gens ne peut rien contre le démon insinuant, multiforme ou plutôt multiplement informe. La « divine et miraculeuse métamorphose » – je rappelle les derniers mots de L’Apologie de Raimond Sebond – est, à Fenouille, une issue interdite. S’y réalise alors la prophétie, déjà rappelée, du Curé d’Ars20 – « on y adorera les bêtes » -, aggravée par le commentaire de Bernanos : la « race humaine », en ce village maudit, rétrogradera vers la plus bestiale et inimaginable animalité. Il faut comprendre que « se maintenir en humanité », ce n’est pas « s’en tenir à ce que l’on est », car un tel maintien exige une incessante rupture avec les images mentales et notamment celles d’un progrès dont les maîtres-penseurs, satellites des savants et des techniciens, assumeraient le contrôle, celles qui inspiraient à Renan le suffocant satisfecit « moi qui suis un homme cultivé, je ne trouve pas le mal en moi ». Se maintenir en humanité, cela n’exigeait rien de moins, pour le poète Celan, que l’activité poétique. Si éloigné nous paraisse-t-il du monde de Bernanos, l’auteur de Die Niemandsrose résume à sa manière La France contre les robots quand il déclare : Jedes Gedicht ist der Anti-Computer, « chaque poème est l’anti-ordinateur » ; que voulait-il dire, par ailleurs, quand il suggérait que « l’amour de l’humain est amour de la créature, non pas la somme de la protection des animaux et de la philanthropie » ? Sans doute que ce n’est pas en transformant la civilisation en zoo où Mozart ou Van Gogh ne mériteraient guère plus d’estime que le chi-wa-wa ou le bonobo que l’on rend en toute justice à l’homme ce qui lui est dû et à l’animal ce qui lui est dû.

    37J’opposais tantôt la bêtise catholique à l’imbécillité dont le nom est Légion. La bêtise catholique, si Bernanos ne la désigne jamais comme telle, affleure constamment dans son œuvre où le village artésien, métaphore du village mondial, ne peut trouver la santé, prélude à la sainteté, que s’il est composé d’ouailles qui se connaissent telles. Il ne s’agit de rien de moins que de soumettre sa condition animale, confessée humblement, à ces exercices et exorcismes spirituels dont le maire de Fenouille, enfin dégoûté de lui-même, pressent l’efficace. « Abêtissez-vous », conseillait Pascal. (S’abêtir, non bêtifier). C’est un des mots du « génie français »21 qui ont le plus excité la verve des détracteurs du christianisme. Quoi ! l’eau bénite, le chapelet,… ces dévotions surérogatoires ? Oui, c’est la bêtise catholique, celle que Michel Serres, intellectuel et intelligent, cerne finement de contours suggestifs, çà et là, dans ses essais – « Dieu /…/ humblement mêlé à la terre des bêtes ». Il faut se faire bête, en un sens tout autre que le prétendu « devenir-animal » du sophiste, pour échapper à l’imbécillité. La ligne de démarcation entre la bête et l’imbécile passe entre Jean-Marie Vianney et Ernest Renan : celui-ci doté d’un cerveau exceptionnellement puissant, mais voué aux sécurités critiques de la philologie, l’autre bêtifiant en tous sens (paysan mal lettré, cul-terreux sans culture, exact au radotage pieux) mais faisant de sa bêtise un passe-partout des âmes. Je le redis, pour Bernanos l’intellectuel est un imbécile présomptif. « Ton bâton, ta houlette sont là qui me rassurent ». Ni bâton ni houlette ne rassurent Arsène et Ouine, les deux derniers, dans le roman, à s’effondrer. Jambe-de-laine (Madame de Néréis), perdue de mœurs, avilie, bêtifiée, exemplifie un devenir-animal sinistre, ignoble, et contamine sa jument, double démoniaque, Ève chevaline ; que l’on compare à celle-ci la biblique ânesse moabite, bonne bête, elle, innocente comme le sera plus tard la naïve et fidèle Ruth, et de là infiniment plus clairvoyante que le prophète stipendié, l’imbécile Balaam.

    38Distinguer la bête de l’imbécile aurait épargné à Sloterdijk, dans ses opuscules facétieux et inquiétants – Règles pour le parc humain, La Domestication de l’être – un pas de deux, à mon goût trop désinvolte, des techniques de domestication cléricales, dit-il, à celles de « Lumières » et celles, aujourd’hui, d’un monde où « l’âme ne s’oppose plus aux machines », j’ajoute – c’est encore la hantise du robot –, d’un monde où le prodige des machines perfectionnées par le génie humain donne à croire que l’âme, si tant est qu’on en maintienne la fiction, n’est pas autrement agencée que celles-ci. Il est facile d’ironiser sur l’image pastorale du berger et du troupeau, si obsolète au regard de nos hautes instances. Surgit dans ma mémoire un vieil homme, à Saint-Pé de Bigorre, courbé sous le poids des ans, appuyé sur son bâton, me disant moins sa vie dans les pâtures que sa tonalité précieusement humaine. Animal civilisé ? Ni civilisé ni animal. Homme, simplement, indemne de l’anthropotechnique : un… premier homme. Bien dressé ? Je n’en doute pas. Comme le fut le curé d’Ars, ou le curé de Lumbres. Un saint ? Je ne sais. Mais un santon que j’eusse volontiers recruté pour une crèche vivante. Je sens, à cette évocation, le sourire narquois des aficionados de l’actualité. N’importe. Je sentais que cet homme détenait le secret, insu de lui-même, sans doute, de la métamorphose. Thomas Bernhard, qu’on ne peut soupçonner d’une excessive complaisance pour la chose catholique, dans une même page22 constate, par la voix de son truchement : « nous avons perdu la naïveté et, avec elle, la bêtise », et souligne « la brutalité et l’imbécillité impudente de la viennoiserie grossière ». Oublions Vienne et la grossièreté, opposons seulement les imbéciles, qui sont, pour Thomas Bernhard comme pour Bernanos, légion dans la caste intellectuelle, à la bêtise qui serait la chance offerte à l’intellectuel de revenir à la simplicité paysanne, animale, et, résiliant pour un moment au moins ses privilèges critiques, de s’agenouiller au confessionnal du saint de Lumbres ; il inaugurerait alors une métamorphose dont aucune excitation mentale, aucune analyse des forces intensives ne peuvent donner fût-ce le soupçon. Mais il est trop clair que les détenteurs du pouvoir intellectuel, chez Bernanos, cléricaux ou laïcs, ne sont prêts à tenter l’aventure. Imagine-ton Renan rendant les armes au Curé d’Ars ? L’illustre Antoine Saint-Marin inclinant la tête devant le saint de Lumbres ? Monsieur Ouine consentant à un vrai dialogue avec le curé de Fenouille ? Monsieur Teste assez humble pour traiter monsieur l’abbé Mosson un peu mieux qu’avec une courtoise condescendance camouflant mal la certitude d’une, décisive supériorité ? « La bêtise n’est pas mon fort » : hélas, c’est le mot d’un imbécile. Mais cela, Valéry n’était pas prêt à l’admettre. La puissance du mal, chez l’homme éminemment intelligent, se confond avec l’intellect lui-même : il n’y a pas de raison, juge-t-il, que ma raison ne soit pas souveraine. Comment ne pas oser être Spinoza quand on est en puissance d’être Spinoza ?

    39« Ce qui est mauvais », écrivait Tresmontant23, « ce n’est pas d’être chenille, c’est de refuser la transformation de la chenille en papillon ». Spinoza est une géniale arachnide qui, toute au travail de son impeccable toile, n’a pas la moindre envie de se transformer en quoi que ce soit. La divine métamorphose, selon la foi chrétienne qui était celle de Bernanos et, quoi que Gide en die, celle de Montaigne, c’est la transformation progressive de l’ouaille en Agneau de Dieu, du fidèle en Christ. Occidunt in hominibus Christum : « ils tuent dans les hommes le Christ »24. Tuer dans les hommes le Christ… je pense à ce mot si émouvant de Camus dans les marges du Premier Homme : « Christianisme de maman à la fin de sa vie. La femme pauvre, malheureuse, ignorante /…/ lui montrer le spoutnik ? Que la croix la soutienne ! « Sur une autre feuille : « Sa mère est le Christ ». Tuer le Christ dans les âmes humaines, tuer les âmes pour y tuer sûrement le Christ : il n’était pas, pour Bernanos, de plus grand crime ; c’était le crime contre l’humanité. C’était une autre Shoah, et encore plus diabolique : Bernanos savait d’Évangile que la mort physique n’est rien au prix du meurtre spirituel, et que celui-ci peut se perpétrer massivement dans une « indifférence bestiale » – c’est le mot d’Hermann Broch à propos des camps d’extermination nazie. « Indifférence bestiale » : Hermann Broch n’avait pas prévu que la même « indifférence bestiale », caractériserait, à l’heure où parut en France la traduction de L’Archipel du Goulag, des intellectuels du plus haut niveau, Deleuze, Derrida, et bien d’autres encore25. On imagine, à une pareille pleutrerie, la réaction de Bernanos26 !

    40Monsieur Ouine est le roman de Bernanos où la puissance animale du Mal l’emporte sur l’humanité de l’homme et met en échec, s’il en est un, le bienveillant dessein de la Providence ; c’est le mal animal, au bout de ce roman où aucun personnage n’est en état de renaître selon la divine consigne, qui montre – paraphe, signature, griffe – le bout de son nez. Ses essais et écrits de combat iraient dans le sens de Monsieur Ouine. L’insinuation de Nietzsche – « l’homme est venu du singe et redeviendra singe, sans qu’il y ait personne pour prendre intérêt à ce bizarre dénouement de comédie » – il l’eût faite sienne, pour autant qu’il se situait dans le plan de l’histoire et de la politique (sa très amère déception à la France « libérée », « épurée » !). Cependant il n’eût pas faite sienne, dans le plan de la mystique et de la communion des saints, la clausule du Pardon de Jankélévitch (paru en 1967) : « A méchanceté infinie, grâce infinie ; et réciproquement. Toujours réciproquement ! L’amour est plus fort que le mal, et le mal est plus fort que l’amour, ils sont plus forts l’un que l’autre/…/ » Son testament littéraire, le Dialogue des Carmélites, confirme, renouvelle, le mot final du curé d’Ambricourt. Puissance du Mal ? Que non : « L’amour sera toujours vainqueur. On peut tout quand on aime ». C’est, sur le désastre, le sceau des vertus théologales.

    Notes de bas de page

    1 Du moins dans les extraits qu’en propose l’édition de la Pléiade.

    2 Dans La Communication philosophique (2004).

    3 Alain Finkielkraut rappelle ce propos insensé dans Une Voix vient de l’autre rive, où il donne à entendre que la Shoah pourrait bien avoir été pensée par des hommes cultivés.

    4 L’événement du World Trade Center l’a fortement motivé. Dès novembre 2001 il publie dans Le Monde un article sur « l’esprit du terrorisme » ; le 17 février 2005 il donne à Libération un article intitulé « À la recherche du mal absolu », qui fait suite à l’essai de 2004 Le Pacte de lucidité ou l’intelligence du Mal.
    Mais il n’est qu’un des choristes d’une manécanterie aux mille voix. À signaler, parmi celles-ci, la voix de Jean-Pierre Dupuy : Avez-vous oublié le mal ? Penser la politique après le 11 septembre (Bayard, 2002).

    5 Qu’on me passe une facétie rosse : en tchèque « Vents » se traduit « Vichry », que par mégarde je lis « Vichy ». Si l’on se reporte à sa soigneuse biographie par lui-même, l’on verra comme Saint-John Perse a souligné les mesures prises à son encontre par « le gouvernement de Vichy ». Mais ce sont les hasards seulement de l’histoire charnelle, comme eût dit Péguy, qui l’ont privé de l’infortune d’être vichyssois. Meschonnic le dit autrement : Saint-John Perse est un poète épique, donc étranger « à l’histoire » et l’épopée ; l’Iliade ou la Baghavad-Gîta ne choisissent pas entre les camps.

    6 Ce petit détail, appris incidemment, ce premier janvier 2006 : 3 milliards de cartouches produites chaque jour dans le monde. Ô doux commerce !

    7 Dans ma Grande Encyclopédie Larousse le tome XVII commence avec Renan et se termine avec la science : bel hasard objectif. Dans le tome II Ars, qui manque, se trouverait pris entre les Arsacides et l’arriération mentale ; c'est un autre hasard objectif : le saint curé serait, pour l’esprit encyclopédique, mentalement débile, et les Arsa, déportés de la Caspienne, recyclés dans la modernité, pourraient être les tueurs de la légende d’Ars.

    8 Le Mystère du réel dans les romans de Bernanos, de Philippe Le Touzé (Paris, Nizet, 1979), est une des études auxquelles je suis le plus redevable.

    9 Ainsi le salut de Monsieur Ouine se résumerait en un adverbe : nez-en-moins.

    10 Exemple : « retournés comme des doigts de gant » (Les Enfants humiliés, Pléiade, t. I, p. 871). On peut comparer à ce retournement nihiliste le retournement tel que le définit Simone Weil, qui est un autre nom de la conversion.

    11 « […] corde contingere Jesum spiritualiter », Tractatus II in epistolam Johannis.

    12 « […] le vrai rongeur, le ver irréfutable » (Le Cimetière marin), la réalité « d’énorme et avide asticot » (Le Voyage au bout de la nuit). André Glucksmann (Le Bien et le Mal, Paris, Robert Laffont, 1997 : « les Français déploient un talent fou à s’entre-asticoter ».

    13 Juan Asensio : « le Mal est collé au verbe comme une lamproie sur son hôte » (La Littérature à contre-nuit). Tel est le verbe de Monsieur Ouine. « Dore, langue ! dore-lui les Plus doux des dits que tu connaisses » (Ébauche d’un serpent).

    14 L’animal est d’une « nature différente de la nature humaine » (Ethique, IV, proposition 37, scolie 1).

    15 Bernanos prophète, c’est une ritournelle de la critique bernanosienne. Je veux ici produire, de ce talent prophétique, un document dont ne m’échappe pas le tour accidentel, mais qui, par delà le 11 septembre 2001, fait choc : l’homme, écrit-il dans La France contre les robots, est un géant « capable d’abattre deux ou trois gratte-ciel d’un seul coup de poing. » Un homme King-Kong ? Non, par la grâce des techniques de pointe, un homme quelconque.

    16 Une citation entre cent possibles : « ce bétail que les démocraties ploutocratiques, marxistes ou racistes nourrissent pour l’usine et le charnier » (La France contre les robots).

    17 La disjonction ou le oui-non, le Ouine ? Chez Deleuze, ici disciple avoué et hérétique de Klossowski, c’est ou bien/ou bien, dilemme insoluble et vénéré comme tel : « la disjonction est affirmée pour elle-même sans cesser d’être une disjonction ».

    18 Bernanos, en cela très accordé avec l’auteur d’À la Recherche du temps perdu, déplore la dégénérescence de la noblesse, usée par sept siècles d’inconduite et de privilèges indus. Mais où Proust ironise et dépeint en artiste, Bernanos s’indigne et vitupère.

    19 Cité par Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire. Il s’agit du sonnet 12 de la deuxième partie des Sonnette an Orpheus.

    20 Le curé de Fenouille inflige au docteur des paroles de même farine : « ces villages jadis chrétiens, lorsqu’ils commenceront à flamber – oui – vous en verrez sortir toutes sortes de bêtes dont les hommes ont depuis longtemps oublié le nom, à supposer qu’on leur en ait jamais donné un ». Plus loin, toujours à l’adresse du docteur, et fort de l’exemple d’Arsène que sa femme a décrit, avec insistance, comme une bête, le curé précise : « Supposons qu’un jour soit consommée l’espèce de révolution qu’appellent de leurs vœux les ingénieurs et les biologistes, que soit abolie toute hiérarchie des besoins, que la luxure apparaisse ainsi qu’un appétit des entrailles analogue aux autres et dont une stricte hygiène règle seule l’assouvissement, vous verrez ! – oui, vous verrez ! – surgir de toutes parts des maires de Fenouille qui tourneront contre eux, contre leur propre chair, une haine désormais aveugle, car les causes en resteront enfouies au plus profond, au plus obscur de la mémoire héréditaire ».

    21 C’est le titre du livre sur Pascal de Jacques Attali.

    22 Les Maîtres anciens, traduction Gallimard (1988), p. 160.

    23 Cité par Didier van Cauwelaert dans un livre récemment paru (en 2005) chez Albin Michel : Cloner le Christ ?

    24 Saint Augustin vise ici (Commentaire de la première Épître de saint Jean) les Donatistes, mais a fortiori son exécration atteint les diverses hérésies et amnésies d’hier et aujourd’hui.

    25 Pour ce remarquable phénomène de dénégation – l’on dira, quelques lustres plus tard, de négationnisme, voir André Glucksmann (Le Bien et le Mal, Laffont, 1997)), qui cite quelques-unes des locutions pare-chocs – « apocalypse », « pleureuses du printemps », « gros concepts, aussi gros que des dents creuses », « références massues, « martyrologie » » – réquisitionnées en hâte par ces maîtres-penseurs soucieux de protéger leur bauge idéologique contre l’intrusion de la vérité.

    26 Qui parle lui-même, dans sa conférence La liberté, pourquoi faire ? (janvier 1947), d’« une espèce d’indifférence hébétée » au malheur des autres.

    Auteur

    Jean Sarocchi

    Université de Toulouse - Le Mirail

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    1 Du moins dans les extraits qu’en propose l’édition de la Pléiade.

    2 Dans La Communication philosophique (2004).

    3 Alain Finkielkraut rappelle ce propos insensé dans Une Voix vient de l’autre rive, où il donne à entendre que la Shoah pourrait bien avoir été pensée par des hommes cultivés.

    4 L’événement du World Trade Center l’a fortement motivé. Dès novembre 2001 il publie dans Le Monde un article sur « l’esprit du terrorisme » ; le 17 février 2005 il donne à Libération un article intitulé « À la recherche du mal absolu », qui fait suite à l’essai de 2004 Le Pacte de lucidité ou l’intelligence du Mal.
    Mais il n’est qu’un des choristes d’une manécanterie aux mille voix. À signaler, parmi celles-ci, la voix de Jean-Pierre Dupuy : Avez-vous oublié le mal ? Penser la politique après le 11 septembre (Bayard, 2002).

    5 Qu’on me passe une facétie rosse : en tchèque « Vents » se traduit « Vichry », que par mégarde je lis « Vichy ». Si l’on se reporte à sa soigneuse biographie par lui-même, l’on verra comme Saint-John Perse a souligné les mesures prises à son encontre par « le gouvernement de Vichy ». Mais ce sont les hasards seulement de l’histoire charnelle, comme eût dit Péguy, qui l’ont privé de l’infortune d’être vichyssois. Meschonnic le dit autrement : Saint-John Perse est un poète épique, donc étranger « à l’histoire » et l’épopée ; l’Iliade ou la Baghavad-Gîta ne choisissent pas entre les camps.

    6 Ce petit détail, appris incidemment, ce premier janvier 2006 : 3 milliards de cartouches produites chaque jour dans le monde. Ô doux commerce !

    7 Dans ma Grande Encyclopédie Larousse le tome XVII commence avec Renan et se termine avec la science : bel hasard objectif. Dans le tome II Ars, qui manque, se trouverait pris entre les Arsacides et l’arriération mentale ; c'est un autre hasard objectif : le saint curé serait, pour l’esprit encyclopédique, mentalement débile, et les Arsa, déportés de la Caspienne, recyclés dans la modernité, pourraient être les tueurs de la légende d’Ars.

    8 Le Mystère du réel dans les romans de Bernanos, de Philippe Le Touzé (Paris, Nizet, 1979), est une des études auxquelles je suis le plus redevable.

    9 Ainsi le salut de Monsieur Ouine se résumerait en un adverbe : nez-en-moins.

    10 Exemple : « retournés comme des doigts de gant » (Les Enfants humiliés, Pléiade, t. I, p. 871). On peut comparer à ce retournement nihiliste le retournement tel que le définit Simone Weil, qui est un autre nom de la conversion.

    11 « […] corde contingere Jesum spiritualiter », Tractatus II in epistolam Johannis.

    12 « […] le vrai rongeur, le ver irréfutable » (Le Cimetière marin), la réalité « d’énorme et avide asticot » (Le Voyage au bout de la nuit). André Glucksmann (Le Bien et le Mal, Paris, Robert Laffont, 1997 : « les Français déploient un talent fou à s’entre-asticoter ».

    13 Juan Asensio : « le Mal est collé au verbe comme une lamproie sur son hôte » (La Littérature à contre-nuit). Tel est le verbe de Monsieur Ouine. « Dore, langue ! dore-lui les Plus doux des dits que tu connaisses » (Ébauche d’un serpent).

    14 L’animal est d’une « nature différente de la nature humaine » (Ethique, IV, proposition 37, scolie 1).

    15 Bernanos prophète, c’est une ritournelle de la critique bernanosienne. Je veux ici produire, de ce talent prophétique, un document dont ne m’échappe pas le tour accidentel, mais qui, par delà le 11 septembre 2001, fait choc : l’homme, écrit-il dans La France contre les robots, est un géant « capable d’abattre deux ou trois gratte-ciel d’un seul coup de poing. » Un homme King-Kong ? Non, par la grâce des techniques de pointe, un homme quelconque.

    16 Une citation entre cent possibles : « ce bétail que les démocraties ploutocratiques, marxistes ou racistes nourrissent pour l’usine et le charnier » (La France contre les robots).

    17 La disjonction ou le oui-non, le Ouine ? Chez Deleuze, ici disciple avoué et hérétique de Klossowski, c’est ou bien/ou bien, dilemme insoluble et vénéré comme tel : « la disjonction est affirmée pour elle-même sans cesser d’être une disjonction ».

    18 Bernanos, en cela très accordé avec l’auteur d’À la Recherche du temps perdu, déplore la dégénérescence de la noblesse, usée par sept siècles d’inconduite et de privilèges indus. Mais où Proust ironise et dépeint en artiste, Bernanos s’indigne et vitupère.

    19 Cité par Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire. Il s’agit du sonnet 12 de la deuxième partie des Sonnette an Orpheus.

    20 Le curé de Fenouille inflige au docteur des paroles de même farine : « ces villages jadis chrétiens, lorsqu’ils commenceront à flamber – oui – vous en verrez sortir toutes sortes de bêtes dont les hommes ont depuis longtemps oublié le nom, à supposer qu’on leur en ait jamais donné un ». Plus loin, toujours à l’adresse du docteur, et fort de l’exemple d’Arsène que sa femme a décrit, avec insistance, comme une bête, le curé précise : « Supposons qu’un jour soit consommée l’espèce de révolution qu’appellent de leurs vœux les ingénieurs et les biologistes, que soit abolie toute hiérarchie des besoins, que la luxure apparaisse ainsi qu’un appétit des entrailles analogue aux autres et dont une stricte hygiène règle seule l’assouvissement, vous verrez ! – oui, vous verrez ! – surgir de toutes parts des maires de Fenouille qui tourneront contre eux, contre leur propre chair, une haine désormais aveugle, car les causes en resteront enfouies au plus profond, au plus obscur de la mémoire héréditaire ».

    21 C’est le titre du livre sur Pascal de Jacques Attali.

    22 Les Maîtres anciens, traduction Gallimard (1988), p. 160.

    23 Cité par Didier van Cauwelaert dans un livre récemment paru (en 2005) chez Albin Michel : Cloner le Christ ?

    24 Saint Augustin vise ici (Commentaire de la première Épître de saint Jean) les Donatistes, mais a fortiori son exécration atteint les diverses hérésies et amnésies d’hier et aujourd’hui.

    25 Pour ce remarquable phénomène de dénégation – l’on dira, quelques lustres plus tard, de négationnisme, voir André Glucksmann (Le Bien et le Mal, Laffont, 1997)), qui cite quelques-unes des locutions pare-chocs – « apocalypse », « pleureuses du printemps », « gros concepts, aussi gros que des dents creuses », « références massues, « martyrologie » » – réquisitionnées en hâte par ces maîtres-penseurs soucieux de protéger leur bauge idéologique contre l’intrusion de la vérité.

    26 Qui parle lui-même, dans sa conférence La liberté, pourquoi faire ? (janvier 1947), d’« une espèce d’indifférence hébétée » au malheur des autres.

    Puissances du mal

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    Puissances du mal

    Ce livre est cité par

    • Morache, Marie-Andrée. (2014) La suspension du doute dans HHhH de Laurent Binet. Études littéraires, 45. DOI: 10.7202/1025944ar

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    Sarocchi, J. (2008). Monsieur Ouine ou la puissance bêtifiante du mal. In P. Glaudes & D. Rabaté (éds.), Puissances du mal (1‑). Presses Universitaires de Bordeaux. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.pub.7466
    Sarocchi, Jean. « Monsieur Ouine ou la puissance bêtifiante du mal ». In Puissances du mal, édité par Pierre Glaudes et Dominique Rabaté. Pessac: Presses Universitaires de Bordeaux, 2008. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.pub.7466.
    Sarocchi, Jean. « Monsieur Ouine ou la puissance bêtifiante du mal ». Puissances du mal, édité par Pierre Glaudes et Dominique Rabaté, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.pub.7466.

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    Glaudes, P., & Rabaté, D. (éds.). (2008). Puissances du mal (1‑). Presses Universitaires de Bordeaux. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.pub.7376
    Glaudes, Pierre, et Dominique Rabaté, éd. Puissances du mal. Pessac: Presses Universitaires de Bordeaux, 2008. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.pub.7376.
    Glaudes, Pierre, et Dominique Rabaté, éditeurs. Puissances du mal. Presses Universitaires de Bordeaux, 2008, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.pub.7376.
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