Lire / analyser l’album
p. 11-13
Texte intégral
1Il me faut tout d’abord saluer l’initiative de ce premier colloque dédié à « l’album » contemporain. Il est significatif de l’évolution d’une forme d’expression qui a réussi à s’imposer comme telle alors même que sa terminologie pose de nombreux problèmes. Du fait, d’une part, de la rivalité de ce terme avec des formes largement plus populaires (« album » est d’abord connu en musique, en bande dessinée ou en photographie) et, d’autre part, de sa concurrence avec des termes tels que livre d’images, album illustré, etc.
2Or, c’est résolument l’album, forme dynamique, dont je souhaite contribuer à faire émerger une théorie spécifique. Ce, en dépit de sa souplesse et de sa diversité, qui rendent bien malaisées les tentatives de définitions précises de ses caractéristiques. Mais cette souplesse et cette diversité sont par ailleurs constitutives de l’album et en font, à mes yeux, tout l’intérêt. Car enfin, ce terme recouvre un spectre qui part de l’album tout en images au texte richement illustré. D’une lecture tout en images donc à une lecture du texte narrativement autonome. Deux types de lectures quasi antinomiques.
3Puisque la mise en page conditionne l’expression, j’ai longtemps cru que l’analyse devait s’appuyer sur l’appréciation de l’organisation interne. Or, je me suis aperçue que la même mise en page peut générer des rapports texte/image presque opposés. La mise en page que j’ai nommée « dissociative » dans Lire l’album1 et qui consiste à publier le texte sur une page et l’image sur l’autre est clairement héritée du livre illustré. Elle est d’ailleurs couramment utilisée dans les collections dédiées au conte. On pourrait facilement en déduire qu’un album présentant une telle organisation résulte d’une prépondérance du texte, dissocié de l’image, quant à elle secondaire et subordonnée. Mais lorsqu’Olivier Douzou recourt à cette mise en page pour son premier album, Jojo la mache2 c’est tout le contraire qui se produit : la narration par l’image est prépondérante et tout à fait articulée au texte qui sert à la « révéler ».
4Dès lors, il me semble bien plus approprié de s’intéresser à la prépondérance de l’image ou du texte dans l’album. Ce dernier peut certainement être divisé en deux grands pôles : l’album des artistes, marqué par une prépondérance de l’image et de l’expression plastique dont Kveta Pacovska, Paul Cox, Hervé Tullet, Katy Couprie sont quelques-uns et non des moindres, représentants. Pour l’analyse de ces albums, une solide connaissance de l’histoire de l’art et du langage plastique sont requis. J’ai souvent affirmé, et je le maintiens, que l’album relève d’une articulation très dynamique entre texte, image et support. Ici, l’image est centrale, son jeu avec le support est second mais plus important que celui lié au texte.
5L’autre grand pôle est ce que j’appelle l’album des illustrateurs pour lequel l’image, secondaire dans l’ordre de la lecture, est au service du texte et s’en trouve nettement dissociée. Ce sont les albums signés Georges Lemoine, Jean Claverie, François Place, ou encore Beatrice Alemagna qui est l’une des rares créatrices à assumer délibérément le terme d’« album illustré » s’agissant de sa production. Nous sommes ici très proches du texte illustré et l’approche narratologique peut se trouver privilégiée pour l’analyse. Dans ce contexte, le texte d’abord, l’image ensuite, sont mis en avant et n’interagissent que peu avec le support.
6À mon sens, l’album sait véritablement mobiliser l’ensemble de ses capacités expressives à l’exact point médian de ces deux pôles, lorsque le rapport entre texte, image et support s’équilibre tout à fait. Anne Brouillard, Hélène Riff, Béatrice Poncelet, Olivier Douzou, Claude Ponti, Philippe Corentin, Anthony Browne… sont quelques-uns de ceux qui maîtrisent ce délicat équilibre.
7Entendons-nous bien, je ne cherche pas à cliver ou à hiérarchiser les artistes. J’affirme simplement que vis-à-vis de l’album les créateurs peuvent choisir une entrée par le texte, par l’image3 ou en équilibre. Et que c’est ce troisième type d’album qui se trouve le plus difficile à analyser.
8Pour ce faire, le recours à la théorie littéraire, à celle de la bande dessinée, à celle du cinéma seront ponctuellement utiles, tout comme les outils de la narratologie ou de la sémiologie. Mais aucun ne pourra prévaloir et ce sera le plus souvent le croisement de ces théories qui devra être opéré. Ainsi David Wiesner en appelle-t-il successivement dans les trois premières doubles pages de son album Les Trois cochons4, au langage du conte illustré, puis de la bande dessinée et enfin du cinéma. L’analyse devra donc s’adapter.
9Du fait même de la grande diversité de l’album, il me semble inenvisageable de forger cette théorie de l’album a priori. Chaque fois, le critique devra partir de la singularité de l’œuvre, au risque sinon de confusions ou de contresens. Il serait par exemple tentant d’analyser une Histoire à quatre voix5 avec le seul outil de la narratologie dans la mesure où il s’agit d’un spécimen fort intéressant de récit polyphonique. Pour autant, se limiter à cet outil ne permettra pas d’apprécier toute la subtilité de l’expression visuelle des points de vue. Seule une solide maîtrise de l’analyse iconique, combinée, en effet, avec les outils de la narratologie peut démêler le fil de ces relations croisées d’une rare complexité.
10Partir de la singularité de l’œuvre donc, mais aussi bâtir une solide confiance dans sa capacité à faire sens. Prenons L’étroit cavalier6. Indéniablement cet album énigmatique nous convie à explorer notre connaissance de l’histoire de l’art, peut-être de la philosophie, ou encore celle du cinéma, et même à maîtriser l’approche plastique… Mais, finalement, qu’aurons-nous réussi à faire émerger ? Un faisceau de références qui pourra difficilement mettre au jour la résolution de l’énigme profonde soulevée par la lecture de l’album ? Il faut alors l’inébranlable esprit de jeu et l’absolue empathie pour l’œuvre d’un inconnu tels que sait les mobiliser un Patrick Borione7 pour réussir, à partir d’une lecture fine des signes iconiques et textuels dévoiler le fonctionnement interne de l’œuvre en le comprenant comme une représentation de l’imaginaire d’un enfant en jeu. Dès lors, tout s’éclaire, et les pièces du puzzle s’assemblent. Mais il aura fallu cette confiance pugnace pour parvenir à réellement faire sens.
11Ce qui explique le titre de cette intervention et m’incite à ne pas choisir une conjonction qui fixerait la relation entre la lecture et l’analyse de l’album. Car je suis aujourd’hui convaincue que lire c’est analyser et qu’analyser l’album revient surtout à réaliser une lecture pleine et entière de l’ensemble de ses signes et de ses relations.
Notes de bas de page
1 Atelier du Poisson soluble, Le Puy-en-Velay, 2006.
2 Éditions du Rouergue, 1993.
3 Éventuellement par le support mais c’est très rare, l’exemple extrême étant les Livres illisibles de Bruno Munari
4 Circonflexe, 2001 pour la traduction française.
5 Anthony Browne, publié en France par Kaléidoscope en 1998.
6 Michel Galvin, Le Seuil Jeunesse, 2006.
7 Selon l’analyse in situ réalisée lors du stage d’octobre 2007 sur l’analyse de l’album à l’Institut International Charles Perrault. Patrick Borione est libraire (Colibrije) et formateur.
Auteur
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