1. À l’aube de la satire moderne : paradoxes et divergences du mode satirique au xviiie siècle
p. 47-49
Texte intégral
1La première section de cet ouvrage poursuit le dialogue théorique tout en ouvrant le panorama sur l’aube de la satire moderne avec l’article de Marc Martinez sur Le Conte du Tonneau de Swift (1704) et celui de Michèle Bokobza Kahan sur le Traité sur la tolérance de Voltaire (1763).
2Marc Martinez propose en effet une analyse qui s’inscrit dans la lignée critique représentée par Fredric V. Bogel, tout en reprenant le cas de Swift, abordé par Pascal Engel. Michèle Bokobza Kahan, quant à elle, sonde la présence de la satire dans le Traité selon les perspectives tracées par Pascal Engel, en cherchant comment les normes et valeurs voltairiennes peuvent articuler discours satirique et discours philosophique.
3Mais les deux articles ont en commun de dégager la difficile position de la satire au xviiie siècle, déterminante pour son évolution à l’époque moderne. Le projet avoué de Swift, partisan des Anciens, est de livrer une anatomie de la satire telle qu’elle est pratiquée par les Modernes. La Préface procède alors à une satire de la satire, résumant tous les chefs d’accusation portés par le siècle contre les satiristes : leur visée morale et réformatrice revendiquée est contredite par la violence et l’ignominie des moyens qu’ils emploient et qui sont d’ailleurs impuissants à corriger les mœurs. L’énonciateur de la Préface ne voit dans la satire, comme ses contemporains, que « le véhicule indigne de l’attaque diffamatoire », et non « une forme littéraire ». Il « témoigne [ainsi] du paradoxe central pour toute théorisation du genre au début du xviiie siècle : l’époque prolixe en écrits polémiques condamne cette forme offensive ». Le Traité sur la tolérance de Voltaire, qui s’est lui aussi livré à ce type d’exercice, répercute ce paradoxe d’une autre façon : la satire y est déniée par escamotage. En adoptant le titre de Traité, Voltaire entend en effet afficher un projet d’ordre philosophique, et non pas satirique, et se pose en « philosophe que seule la démonstration de la vérité préoccupe ». Cette visée philosophique n’en recourt pas moins à un discours satirique inavoué, avec ses stratégies habituelles. Mais il ne peut s’agir que d’une satire « qui s’ignore », car l’éthos attribué à la satire par le siècle – ressentiment personnel, mépris, hargne, mauvaise foi – et explicitement corroboré et condamné par ailleurs par Voltaire lui-même, est parfaitement incompatible avec celui du philosophe et, dans le cas de ce texte précis, préjudiciable à une défense de la tolérance.
4A côté de ce paradoxe fondateur, ces deux maîtres de la satire font apparaître une autre caractéristique du mode au xviiie : le reniement de la satire impose l’abandon de la pratique du genre poétique dans lequel elle s’incarnait officiellement et la satire se replie sur des territoires d’affectation mal définie, ici conte et traité. Mais l’irruption du mode satirique à l’intérieur de ces catégories ne les laisse pas indemnes, aussi peu codifiées qu’elles soient. Le « conte » de Swift non seulement adopte la forme de l’allégorie satirique mais encore il est restreint à la portion congrue, alternant avec des chapitres digressifs qui l’interrompent sans cesse, étouffant entre un paratexte proliférant et deux appendices au statut douteux, surchargé de deux systèmes de notes et grevé de quelques lacunes – si bien qu’il n’en reste plus grand-chose sinon, ironiquement, le titre. Quant au « traité » de Voltaire, avec son « abondante variété générique », il relève de l’esthétique de la disparate satirique – « chronique d’un fait divers, lettres fictives, anecdotes, dialogues philosophiques, notes historiques, exégèse biblique, prosopopées ».
5Dans les paradoxes de leurs poétiques ambiguës, les deux œuvres reflètent ainsi parfaitement la situation de la satire à l’aube de son devenir moderne, mais elles révèlent également une divergence, elle aussi fondamentale. L’étude du Conte sous l’angle de l’anatomie fait apparaître un texte éminemment problématique, qui échappe à la conceptualisation habituelle de la satire (adoption d’une position éthique à partir de laquelle juger les déviances) par la multiplication et le chevauchement des instances énonciatives, la prolifération des contradictions, le travail de sape d’une ironie instable et l’extrême complexité du dispositif textuel. La pratique de l’anatomie, qui « dans la topique moraliste […] permet de sonder la substance humaine pour en connaître les replis et atteindre à la vérité de la nature de l’homme », aboutit plutôt ici à une désarticulation du « matériau éthique et textuel ». Le Conte, qui se présente, entre autres choses, comme une anatomie de la satire moderne, apparaît finalement comme une analyse réflexive de la satire telle que la conçoit la théorie critique moderne. En revanche, la radiographie du discours satirique de Voltaire dans le Traité permet l’extraction d’un robuste système éthique et pragmatique assurant la profonde cohésion de l’œuvre. La conception que le siècle se fait de la satire oblige certes Voltaire à éclipser la satire derrière le discours philosophique, mais la composante pragmatique de la satire – illocutoire (elle cherche à agir sur son destinataire) et perlocutoire (elle suppose une incidence sur la réalité à réformer) – et sa visée éthique profonde (elle milite pour des vertus morales et intellectuelles) sont foncièrement solidaires du projet philosophique. Le discours philosophique, qui promeut la raison et la vérité, se construit alors grâce au discours satirique, apte à agir sur la sensibilité et le sens moral du lecteur, à l’amener à prendre position et à agir.
6Les deux articles confrontent ainsi une satire qui s’exhibe, se réfléchit et semble exploser et une satire qui s’ignore, milite et construit, objets chacun en consonance avec une des deux théories présentées dans le prologue.
7S.D.
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