De quelques tombeaux romanesques post-révolutionnaires
p. 63-75
Texte intégral
1La période post-révolutionnaire est une période de deuil. Au sein de l’aristocratie et de la bourgeoisie qui fournissent à la littérature ses auteurs et ses lecteurs, rares sont les individus que la tourmente a épargnés. Les deuils personnels sont légion et pour tous ceux qui ont traversé l’époque de la Terreur, la mort fut partout, quotidienne et susceptible de frapper n’importe qui à n’importe quel moment.
2D’autre part, et collectivement cette fois, la Révolution est rupture et déchirement. L’événement qui la symbolise le mieux, pour ceux qui l’ont vécue, est moins la prise de la Bastille que la mort du roi. Survivre à la Révolution et quelles que soient les opinions ou les idéologies, c’est appartenir à une génération régicide, parricide, c’est devoir faire le deuil tout à la fois d’un roi, d'un père et d’un monde.
3On peut donc faire l'hypothèse que cette époque mal connue et mal aimée de l’histoire littéraire consomme et génère une littérature du deuil. J’ai choisi d’appréhender cette notion à partir de l’objet « tombeau ». Il est en effet le lieu de la mort révolue et se prête à l’observation des rapports que les vivants entretiennent avec leurs morts.
4Dans le dernier tiers du xviiie siècle, la France découvre « la poésie de la nuit et des tombeaux1 » venue d’Angleterre. En effet, si Les Nuits de Young paraissent entre 1742 et 1745, Les Méditations parmi les tombeaux de Hervey en 1748 et l'Elégie2 de Gray en 1751, les premières traductions françaises de ces trois textes s’effectuent entre 1765 et 1770. Leur succès (surtout pour ce qui concerne Young et Gray) sera considérable et durable. Les Nuits comptent ainsi 21 éditions entre 1771 et 1836 tandis que l’on dénombre 29 éditions de L’Elégie entre 1765 et 1828 dont l’essentiel paraît entre 1788 et 1813.
5On raconte que Camille Desmoulins lisait Harvey et Young la veille de sa mort et que Robespierre s’émouvait à la lecture des Nuits. Il semble donc que le bruit et la fureur du monde révolutionnaire n’aient pas occulté ces voix poétiques. La poésie lunaire, nocturne et personnelle de Young qui, évoquant les deuils qui le touchent, en appelle à la sensibilité de son lecteur ; l’élégie sentimentale et méditative de Gray, ses rêveries mélancoliques et champêtres, fournissent à la réalité violente comme un contrepoint nécessaire. Leur écho résonnera jusqu’à ce que les voix romantiques les recouvrent.
6Mais Robespierre ne lisait pas que Young. Charles de Villers, rendant compte de Justine (paru en 1791) aux abonnés du Spectateur du Nord, écrit :
On dit que lorsque ce tyran [Robespierre], lorsque Couthon, Saint-Just, Collot, ses ministres étaient fatigués de meurtres et de condamnations, lorsque quelques remords se faisaient sentir à ces cœurs de bronze, et qu’à la vue des nombreux arrêts qu’il leur fallait encore signer, la plume échappait à leurs doigts, ils allaient lire quelques pages de Justine et revenaient signer.3
7La vogue du roman sadien et du roman noir – essentiellement anglais lui aussi – correspond de fait historiquement à l’époque révolutionnaire mais surtout post-révolutionnaire. Les romans de Lewis, Goldwin et tous ceux d’Ann Radcliffe, grande prêtresse du genre, sont traduits en masse dans les trois dernières années du siècle. R est bien évident que, dans les faits, ces romans anglais réfèrent beaucoup plus à la révolution anglaise, antérieure d’un siècle à la révolution française, et que les attaques contre les excès du catholicisme sont le fait de littérateurs anglicans et protestants. Il est d’autre part tout aussi évident que le genre noir ne naît pas à l’époque révolutionnaire puisque le plus célèbre d’entre eux, Le Château d’Otrante date de 1764. Cependant, la correspondance entre l’événement historique et l’événement littéraire ne fait aucun doute, si tant est que l’on admette que l’histoire de la lecture participe de l’histoire de la littérature. Les contemporains de ces événements les ont bien vécus comme logiquement corrélés. Ainsi, pour Sade, Le Moine de Lewis est-il « le fruit indispensable des secousses révolutionnaires »4. Début 1803, Musset-Pathay, dans La Décade philosophique affirme quant à lui :
Du moment où un bon mot conduisit à l’échafaud, le nombre de plaisants diminua, on cessa de chanter. Notre littérature s’est ressentie et se ressent encore de ce changement. Et comme il arriva que presque personne n’eût quelque perte à pleurer, il fut difficile de se distraire ; et si l’on prit la plume, ce fut pour se livrer à la tristesse dont on était affecté. De là ces longs drames larmoyants, ces romans noirs, ces casernes, ces mystères, ces souterrains ténébreux, produits éphémères d’une imagination épouvantée5.
8Le regard, dès 1803, est rétrospectif. Un autre article, datant lui de 1807, montre combien cet engouement pour le roman noir fut éphémère :
Ces romans [...] ne lui [au lecteur] offraient que d’affreux tableaux, des événements aussi sanglants, aussi imprévus que ceux qui avaient effrayé ses regards, et des infortunes aussi grandes que les siennes. [...] L’amour pour ce genre a disparu avec les causes qui l’avaient vu naître ; le bon goût est revenu avec l’ordre6.
9De fait, la mode du roman noir fut de courte durée et, dès les toutes premières années du xixe, elle décline pour disparaître très rapidement.
10Cette littérature noire propose une représentation de la violence dans laquelle victime et bourreau constituent les deux figures fondamentales d’un récit dynamique, dont la fuite et l’errance sont les configurations les plus fréquentes. Les lieux où s’exerce la violence sont bien connus : châteaux, prisons, souterrains, grottes et parfois cimetières et tombeaux. Certains textes donnent volontiers dans le macabre mais les lieux funéraires ne sont pas spécialement privilégiés. Je dirais que le roman noir est une littérature qui transpose, dans le cadre de la fiction, la violence aveugle de la destinée. Littérature de la mort ? peut-être mais certainement pas du deuil, c’est-à-dire de la vie après la mort de l’autre. Il ne paraît donc pas étrange que le roman noir disparaisse très rapidement. Quasi-contemporain de l’événement révolutionnaire, il le donne peut-être à voir et pourquoi pas à comprendre7. En aucun cas, il ne permet de lui survivre.
11Alors que la vogue du roman noir s’épuise, deux autres genres – qui parfois se combinent – fleurissent : le roman historique, dont le roman « troubadour » est une variante et le roman sentimental, apanage quasi-exclusif des romancières. Le roman historique – et tout particulièrement le roman moyenâgeux – semble moins correspondre à un retour à un âge d’or mythique qu’à un désir d’inscrire des récits dans un univers dont les règles, les codes, les modes de fonctionnement sont connus. Ils correspondent à un désir de sens, de mise en ordre des choses. Lorsque le présent est vécu comme radicalement différent du passé et que l’avenir semble illisible, le recours au passé permet de rendre les destinées lisibles.
12Quant au roman sentimental, il semble a priori totalement déconnecté du réel et des traumatismes historiques. Largement tributaire de La Nouvelle Héloïse tant du point de vue des modalités que des configurations narratives, il privilégie le roman épistolaire et le récit-mémoire, autrement dit des formes d’écriture intime et il raconte des histoires d’amour impossible entre jeune gens sensibles, que viennent clore la mort, le couvent ou la folie.
13Cette alliance de l’amour et de la mort n’est évidemment pas nouvelle et sans remonter à Tristan et Yseult, l’univers de Prévost au cœur du xviiie colorait fortement le récit amoureux de couleurs funèbres, voire macabres. Le récit sentimental post-révolutionnaire systématise cette omni-présence de la mort réelle et matérielle. Alors que La Nouvelle Héloïse se clôt sur l’agonie édifiante de Julie en ne réservant que quelques lignes à la cérémonie funéraire, alors que Volupté ou Le Lys dans la vallée se refermeront aussi sur la scène prototypique de l’agonie, entre ces deux moments de l’histoire du genre sentimental, nombre de textes proposeront des scènes de mise en cercueil, inhumation ou enterrement. On peut citer celle d’Atala, que le tableau de Girodet, Atala au tombeau, (salon 1808) viendra redoubler. Moins connues aujourd’hui mais tout aussi célèbres en leur temps que Chateaubriand, Mme Cottin dans Amélie Mansfield (1801) ou Mme de Genlis dans Inès de Castro (1817) proposent des scènes marquantes8. Dans le roman de Mme Cottin, l’amant, mort d’amour en serrant le corps de celle qu’il aimait, a ordonnancé leur cérémonie funèbre :
Six jeunes gens qui se marient autour d’un cercueil, et les funérailles des deux amants au milieu d’une pompe nuptiale : tel avait été l’ordre d’Ernest. [...] Ce matin, les six jeunes filles vêtues de blanc, un crêpe noir au bras, et une couronne d’immortelles et de cyprès sur la tête, sont venues chercher le cercueil pour l’accompagner à l’église ; Albert suivait, tenant l’enfant d’Amélie par la main ; je soutenais le pauvre et inconsolable M. de Grandson ; les domestiques, les fermiers, les pauvres fermaient le cortège. [...] Le convoi est entré dans l’église. On a déposé la bière près de l’autel sous un drap mortuaire. Les six couples se sont rangés autour ; ils semblaient plus occupés de leurs regrets que de leurs espérances. Toutes les jeunes filles pleuraient [...] Le pasteur est monté dans la chaire [...] Son discours a été simple et pathétique [...]. Les pleurs ont étouffé sa voix ; il s’est interrompu pour porter son mouchoir à ses yeux : des sanglots ont retenti dans toutes les parties de l’église. [...] Il s’est approché de l’autel pour donner la bénédiction aux époux : aussitôt que chacune des filles l’avait reçue, elle déposait sa couronne sur le cercueil auprès duquel elle se mettait à genoux : ces fleurs éparses autour de ces voiles de la mort, ces chants d’hyménée et ces cloches funèbres ; cette fête au milieu des larmes, et ces jeunes gens qui se juraient un amour éternel en face de cette tombe qui attestait qu’il n’y a rien d’éternel sur terre ; l’aspect de ces plaisirs périssables faisait frémir à la lueur de ces lugubres flambeaux, et on eût dit que le jour de l’espérance ne s’était rapproché du jour où il n’y en a plus que pour détruire la confiance présomptueuse, et montrer le néant des joies folles. Après la cérémonie, le char funèbre a été ramené au château ; on a descendu la bière dans la chapelle souterraine qui renferme la cendre de vos ancêtres.9
14Cette scène, variation baroque sur l’éternel thème du vanitas vanitatis, et clôture classique, quoique hyperbolique, du roman d’amour impossible, montre aussi, ce qui est plus rare, un déroulement de cérémonie funéraire. Le roman de Mme Cottin, écrit en 1801, s’inscrit ainsi très clairement dans une époque taraudée par la question de la place des morts. L’on sait qu’en 1800, Lucien Bonaparte met au concours de l'Institut de France, la question suivante : « Quelles sont les cérémonies à faire pour les funérailles et le règlement à adopter pour le lieu des sépultures ? ». Cette interrogation fait suite à la quasi-disparition à la fin du xviiie des honneurs rendus aux morts et à leurs sépultures, consécutive de la suppression des cérémonies du culte catholique, de la rupture des traditions en matière de police urbaine et plus généralement de l’état chaotique et désorganisé de la France et des consciences à cette époque-charnière10.
15Dans nombre de romans sentimentaux de ces années, on trouve des tombeaux qui ont leur importance dans le récit11. Or, ces textes sont loin d’être macabres et semblent au contraire s’opposer aux romans noirs. A priori, le roman sentimental vient nimber de rose, recouvrir et occulter les traumatismes récents. Les critiques et les auteurs ont d’ailleurs perçu ces productions comme telles. Ainsi, dans l’avant-propos du roman de Mme de Souza, Adèle de Sénange, daté de 1793 (le roman paraît à Londres en 1794) déclare-t-elle que « cet essai a été commencé dans un temps qui semblait imposer à une femme, à une mère, le besoin de s’éloigner de tout ce qui était réel, de ne guère réfléchir » et elle affirme qu’elle a « voulu seulement montrer, dans la vie, ce qu’on n’y regarde pas, et décrire ces mouvements ordinaires du cœur qui composent l’histoire de chaque jour ». Elle présente donc son roman comme un moyen – pour elle mais aussi pour le lecteur – de s’éloigner du réel, c’est-à-dire de la réalité historique et donne à lire « l’histoire de chaque jour12 » comme contrepoint de l’Histoire. Le roman de l'exilée est ainsi éloignement et asile. On précisera néanmoins que ce texte fut écrit à Paris, en 1788. Là encore, le sens est moins à chercher du côté de la production que de la réception.
16En 1799, la préface de Claire d’Albe s’ouvre sur ces mots : « Le dégoût, le danger ou l’effroi du monde ayant fait naître en moi le besoin de me retirer dans un monde idéal...13 ». Cette phrase, malgré ses accents rousseauistes, reflète une perception du monde que Sophie Cottin, veuve à 23 ans d’un banquier mort en 1793, inscrite sur la liste des Emigrés, ayant traversé la dernière décennie du siècle sans en saisir le sens, devait partager avec nombre de ceux et celles qui adhéreront à son univers romanesque et en feront l’auteur le plus lu du début du xixe siècle.
17« Histoire de chaque jour » ou « monde idéal », ces deux romans nous intéressent ici en ce qu’ils proposent des mises en scène et en texte de tombeaux. Dans Adèle de Sénange, l’héroïne est une très jeune fille que M. de Sénange, en âge d’être son grand-père, a épousée pour la sauver d’une situation difficile. Les deux époux se plaisent fort dans cette relation faite d’estime et d’attention. Un jeune homme se glisse dans cette intimité. Les jeunes gens s’aimeront mais le vieil homme mourra à temps, leur donnant sa bénédiction. Ce roman sentimental, qui eut un son temps un très grand succès, est très léger et Sainte-Beuve, quarante plus tard, appréciait encore « les gazouillis » d’Adèle14. Le texte propose, en 1794, une vision du monde régénéré ou pour le moins réconcilié. Au début, les époux habitent à Paris. Adèle, aidée du héros, a envie de transformer le vieux jardin à la française de son époux. Celui-ci, quoique enclin à céder à tous ses caprices, plutôt que lui faire le sacrifice de l’espace dans lequel il se plaît, lui donne une île à aménager. Elle se situe dans leur propriété de Neuilly. Cette île, dont Adèle surveille les aménagements, est une version nouvelle de l’Elysée de Julie. Mais au lieu d’être l'espace réservé de l’héroïne, comme dans La Nouvelle Héloïse (espace dont l’œil de M. de Wolmar est absent mais qui n’est pas non plus le bosquet de Saint-Preux), l’Elysée d’Adèle est au contraire un espace de la conciliation. Il est à la fois un lieu érotique : c’est dans l’île que l’amour se dit et s’exprime, c’est dans l’île qu’Adèle est pour son amant la plus aimée et la plus désirable. Mais il est aussi le lieu où le vieil époux projette l’édification de son tombeau. Lorsqu’il meurt, il lègue la maison au jeune homme et
demande d’être enterré à la pointe de l’île, dans cet endroit solitaire dont il avait été frappé un jour ; dans cet endroit, dit-il, où le hasard ne pouvant conduire personne, le regret seul viendra me chercher, ou l’oubli m’y laisser inconnu. (655)
18Adèle obtempère et fait couvrir sa tombe d’« un obélisque très simple » (669). Le texte se clôt sur un avenir où l’amour, sanctifié par le mariage des deux jeunes gens, se vivra au quotidien dans le voisinage de la tombe du vieil époux, bienfaiteur regretté, comme son testament le stipule. Aux honneurs que sa situation sociale et sa richesse auraient pu lui conférer, le vieil homme opte pour une forme de contiguïté spatiale qui est aussi l’espoir d’une survivance par le souvenir et le regret. Aux espaces mortuaires anciens, il préfère ce nouvel espace familial, habité, choisi. Bien qu’appartenant au passé et préférant par goût son vieux jardin parisien à la française, pour survivre, pour continuer à habiter le présent, il opte pour le tombeau dans l’île, la sépulture sentimentale.
19De cette figure paternelle bienveillante, dont le tombeau est l’image, on peut rapprocher celle à l’œuvre dans Claire d’Albe. Dans ce roman, le père est mort et sa fille a épousé, conformément à ses vœux, son vieil ami. Le récit se déroule à l’ombre du tombeau du père, enterré là encore dans la propriété :
Sous l’ombre des cyprès et des peupliers repose son urne sacrée ; un large ruisseau l’entoure, et forme comme une île où seuls les élus ont le droit d’entrer. (694)
20Le tombeau de M. d’Albe est le tombeau dont rêve l’époque15. Il se situe dans la propriété familiale, au sein d’une nature configurée pour le recevoir. L’eau, les arbres (et singulièrement les cyprès, les peupliers et les saules), un monument simple procurent un dernier asile désirable. Le défunt, comme le montre le texte de Mme Cottin, reste proche. Il demeure dans les pensées et les paroles et la proximité de sa sépulture en est la marque. Elle est un lieu de promenade, et dans Claire d’Albe, on y donne même une fête (710). On voit bien, par cet exemple, que les vivants et les morts continuent, d’une certaine manière, à vivre ensemble. On ajoutera aussi que ce tombeau idéal doit beaucoup au souvenir de Rousseau. Les îles funéraires sont en quelque sorte un conglomérat du souvenir de l’Elysée de Julie, de la sépulture de Rousseau à Ermenonville et peut-être plus encore, du moins pour ce qui concerne Claire d’Albe, de l’île artificielle construite aux Tuileries, en 1794, dans laquelle reposa une nuit le cercueil de Rousseau avant son transfert au Panthéon16. Une des explications du succès de ces romans tient sans doute à la manière dont ils fiction absent des désirs, des rêveries, des discours et des images qui sont propres à un moment donné de l’histoire.
21Dans le roman de Mme de Souza, le monde est réconcilié. Au contraire, dans Claire d’Albe, le tombeau du père sera véritablement profané. En effet, à la fin du roman, l’héroïne se livrera, à demi-consentante au désir de son amant, sur l’autel paternel. Elle en mourra et sa mort sera dénonciation de ce monde régi par l’autorité paternelle, du scandale qui contraint les vivants à vivre sous la coupe des morts, dénonciation aussi de l’utopie rousseauiste, du rêve d’un monde qui ressemblerait à Clarens, double mort du père donc. Ou mort des deux pères – père diégétique de Claire et père en littérature de Sophie.
22Quelles que soient les différences et même l’opposition forte entre ces deux romans, ils donnent tous deux à lire un monde dans lequel le tombeau du disparu appartient à l’univers intime, familial et quotidien. La question est alors de savoir quoi faire de ces morts si proches : peut-on vivre avec ? faut-il les tuer une deuxième fois ? En d’autres termes, qu’en est-il du deuil ? Je tenterai de répondre à cette question à partir de deux romans : Malvina (1803) de Mme Cottin encore et Corinne (1807) de Mme de Staël.
23Dans Malvina, la scène augurale présente l’héroïne en pleurs devant la tombe de son amie, Clara. Cette mort laisse l’héroïne sans appui et elle jure de s’occuper de la fille de Clara mais surtout de ne jamais aimer. Dès lors, le roman va se nourrir de ce combat entre un serment impossible à tenir et la naissance de l’amour. Autrement dit, entre l’appel de la mort et le désir de vie, ce qui semble bien correspondre à la phase de « travail du deuil ». Ce travail serait opéré lorsque le sujet accepterait de « rompre son lien avec l’objet anéanti ». Dès lors, l’histoire de Malvina peut aussi se lire comme un exemple de deuil pathologique dans la mesure où l’héroïne « se croit possédé ou influencé par l[a] défunt[e]17 ». Car Malvina répondra à la fin à l’appel de Clara. Le roman se clôt, comme souvent chez Sophie Cottin sur quelques scènes macabres. L’héroïne est devenue folle et a fait construire un tombeau dans le parc dans lequel on a placé un cercueil vide. Tous les soirs à dix heures, elle y attend la mort et revient à minuit, disant qu’elle ne mourra que le lendemain. Toute la fin du roman se trame autour de ce lieu nocturne, baigné de lune, où Malvina finira par reprendre conscience, revoir celui qu’elle aime. Mais ses dernières paroles sont les suivantes :
Il m’a semblé tout à l’heure voir Clara m’apparaître dans toute sa gloire ; un doux contentement rayonnait dans sa contenance ; elle m’appelait : Viens à moi, viens te réjouir parmi les anges ! Un jour ton époux viendra mais il doit être enchaîné sur terre pour protéger ma fille que tu abandonnes.18
24Edmond se retire dans la petite maison où se tient le tombeau de Malvina et « rien ne put le déterminer à perdre de vue le tombeau de sa femme ». Mais le texte continue ainsi :
Sans doute, dans la suite, ses regrets devinrent moins amers, une longue douleur supportée avec constance, une longue vie consacrée au devoir, lui acquirent le droit de croire à un heureux avenir.19
25Ainsi le roman de Mme Cottin présente deux figures endeuillées : celle de l’héroïne dont tout le parcours romanesque s’apparente à un deuil impossible et que concluent la folie et la mort et celle du héros qui, lui, réussit à survivre. Tandis que Malvina semble figurer le deuil pathologique, Edmond incarne une image du deuil effectué, du travail réalisé. Or, le deuil de Malvina constitue la substance même du récit et se déroule sur 500 pages tandis que celui d’Edmond n’est qu’une sorte d’épilogue de quelques lignes. Dans le système du roman, c’est le deuil pathologique qui est valorisé, l’impossibilité de survivre qui définit la véritable héroïne, dont le destin se joue à l’ombre d’un tombeau qui, tombeau de l’autre, devient tombeau de soi.
26Venons-en à Corinne, le roman de Mme de Staël, dont les personnages évoluent au sein d’un univers rempli de tombeaux. Il met en scène un héros, Oswald, que le texte présente dès son début comme un homme en deuil de son père et une héroïne, Corinne, éclatante de lumière, auréolée de la gloire que lui confère son statut de poétesse adulée. Corinne est l’histoire de leur amour impossible, de cette « union qui n’est empêchée que par le culte d’un tombeau »20 (411). En effet, Oswald se croit à la fois responsable de la mort de son père et tenu à une forme de serment proféré sur sa tombe (333). Ce serment – pour faire court – lui interdit d’épouser Corinne. La jeune femme en mourra.
27Le texte de Mme de Staël est bien connu et a été l’objet de nombreuses études. Un seul aspect retiendra donc ici mon attention : alors que les tombeaux sont si nombreux dans ce roman, et alors qu’Oswald est obsédé par le souvenir de son père, il ne va pas se recueillir sur sa tombe.
28Lorsqu’Oswald arrive en Italie et rencontre Corinne. Celle-ci se lance dans une improvisation au Capitole dans laquelle Rome est « la patrie des tombeaux » (66). De fait, les promenades et visites auxquelles elle convie Oswald les mènent souvent devant des tombeaux : le château d’Adrien, le Panthéon, Saint-Pierre, le tombeau d’Auguste, la voie appienne, la tombe de Cecilia Metella, la pyramide de Cestius, la villa Borghese, et tant d’autres encore. Or, ces visites ont pour les deux protagonistes des échos différents. Oswald y retrouve l’image et le souvenir de son père, la constante résurgence de sa culpabilité. Ainsi, à la vue du tombeau d’Adrien :
Il mit la main sur sa poitrine, et sentit le portrait de son père qu’il y portait toujours ; il l’en détacha pour le considérer, et le moment de bonheur qu’il venait d’éprouver, et la cause de ce bonheur, ne lui rappelèrent que trop le sentiment qui l’avait rendu jadis si coupable envers son père ; cette réflexion renouvela ces remords (70)
29Quant à Corinne, si elle se complaît à la visite de ces lieux, le discours qu’ils suscitent est tout à fait différent. La contemplation du tombeau d’Adrien devient à la fois cours d’histoire romaine et discours philosophique sur la mort :
Il y a quelque chose de grand dans l’homme qui, possesseur de toutes les jouissances et de toutes les pompes terrestres, ne craint pas de s’occuper longtemps d’avance de sa mort. Des idées morales, des sentiments désintéressés remplissent l’âme, dès qu’elle sort de quelque manière des bornes de la vie. (99)
30Lorsque la vue d’un tombeau renvoie toujours Oswald à sa propre histoire, Corinne au contraire y trouve prétexte à un discours classique, tout imprégné du xviiie siècle. Même lors de la visite au Panthéon, où elle montre à son compagnon la niche encore vide qui contiendra son buste, l’évocation de sa propre mort se fait sous le signe de la vitalité puisqu’elle en parle en « artiste », en « amant[e] de la gloire » (97). Fondamentalement, pour Corinne, au début du roman, toute image de la mort est appel de la vie. Ainsi, remarque-t-elle qu’un « tombeau ser[t] d’asile à toute une famille rustique » (111), évoque-telle « le tombeau d’Alexandre, dont l’enceinte intérieure sert aujourd’hui d’arène aux combats des animaux » (122) ou « ces plantes parasites [qui] se glissent dans les tombeaux » (130). Poésie des ruines, poésie funéraire héritée des poètes anglais, philosophie classique d’une nécessaire présence de la mort, tout le discours et les efforts de Corinne s’opposent à l’impossible deuil d’Oswald. Tandis que Corinne, à propos de l’urne d’Agrippa évoque encore les anciens puis l’espérance des chrétiens, « Oswald soupira et garda le silence ».
Les idées mélancoliques, continue l’instance narratrice, ont beaucoup de charmes tant qu’on n’a pas été soi-même profondément malheureux ; mais quand la douleur dans toute son âpreté s’est emparée de l’âme, on n’entend plus, sans tressaillir, de certains mots qui jadis n’excitaient en nous que des rêveries plus ou moins douces (98).
31Les efforts de Corinne, nouvelle « sultane des contes arabes », seront vains. Les discours proférés sur ces tombeaux qui exaltent la gloire, la beauté et la puissance n’empêcheront pas les amants de s’embarquer vers la patrie d’Oswald, l’Ecosse, où se trouvent le tombeau du père et le passé des amants.
32Oswald auparavant aura fait à Corinne récit de ce passé. Il lui raconte comment son père est mort alors qu’il était en France, il rapporte alors la scène de son retour dans le château paternel. Ses vieux serviteurs l’entourent, tentent de le consoler, il se rend alors sur la tombe où son père vient juste d’être enterré. La scène est très rapide, sans aucune description ni du lieu, ni de l’objet :
J’allais me prosterner sur sa tombe, j’y jurai, comme si le temps de réparer existait encore pour moi, que jamais je ne me marierais sans le consentement de mon père
33Ensuite, Oswald se rend dans la chambre du père et voit « son manteau, son fauteuil, son épée, qui étaient encore là, comme autrefois » (333). Cette visite rapide au tombeau auquel Oswald préfère la chambre toute pleine de la présence du père vivant se poursuit par la lecture d'un texte qu’Oswald porte toujours sur lui, texte paternel sur « le devoir des enfants envers leurs parents ». Cette parole toujours vivante et que chaque lecture ressuscite nie la mort du père.
34Lorsqu’Oswald repart en Angleterre, Corinne reste en Italie. On pourrait supposer que le jeune homme va se précipiter vers la demeure paternelle et aller se recueillir sur la tombe sacrée. Or, il séjourne quelques temps à Londres puis se rend chez Lady Edgermond où il rencontre celle qui deviendra sa femme. Finalement, il s’y rend :
Il vit que le temps avait accoutumé tout le monde à la perte de celui qu'il pleurait : les domestiques ne croyaient plus devoir prononcer devant lui le nom de son père ; chacun était rentré dans ses occupations habituelles. On avait serré les rangs, et la génération des enfants croissait pour remplacer celle des pères. (465)
35En bref, le deuil est terminé. Face à cette situation, Oswald va « s’enfermer dans la chambre de son père, où il retrouvait son manteau, sa canne, son fauteuil, tout à la même place ». Et il s’écrie : « Non, non, il m’entend mon unique ami, il est présent ici-même, à mes larmes [...] O mon père, ô mon Dieu ! guidez-moi dans la vie ». Le soir, Oswald va se promener dans l’allée favorite du père ; « il suivit son image à travers les bois ». Puis survient un vieil ami de son père qui lui remet une lettre de son père qui interdit de fait à Oswald de s’unir à Corinne.
36Le dispositif est donc pratiquement le même que dans la première scène : il poursuit l’image du père et cherche auprès des objets la trace de son existence. Ainsi lui parvient la parole désirée qui condamne son amour mais le guide. Dès lors, on comprend que lors de cette visite, Oswald ne se rende pas sur le tombeau du père. Le tombeau, toute la première partie du roman l’a montré, est le signe tangible de la mort, l’endroit qui manifeste l’évidence des faits, le lieu par lequel le mort est séparé des vivants et les oblige à continuer à vivre. Or Oswald ne veut pas accepter cette mort, Oswald refuse de faire partie de cette « génération des enfants qui croissent pour remplacer les pères », d’une part parce qu'il s’en sent coupable mais d’autre part aussi parce qu’il est incapable d’assumer sa propre vie21. Et cette indécision, qui se résout dans le mariage imposé par une parole posthume qu’aucun argument ne peut fléchir, conduit l’ensemble des personnages au malheur et Corinne à la mort.
37L’on sait que Mme de Staël commença Corinne très peu de temps après la mort de son père adulé. Les paroles attribuées au père d’Oswald sont d’ailleurs des textes de M. Necker. Il semble bien que pour sa fille, Corinne soit d’une certaine manière « le tombeau (au sens poétique et musical) de M. Necker ». Si la littérature est ici modalité du travail du deuil, il convient de souligner que cette dimension personnelle du texte de Mme de Staël trouve dans l’époque post-révolutionnaire des échos bien particuliers. Cette génération que l’on peut, à l’instar d’Oswald qualifier d’œdipienne, vit avec le souvenir très vif, et constamment réactualisé, du régicide. Le texte de Mme de Staël en offre une version romanesque et manifeste les déchirements d’une société où certains tentent de nier la Révolution et la mort du Roi, ou d’autres encore trouvent en Napoléon un nouveau père, et d’autres enfin, au premier rang desquels se trouve Mme de Staël, cherchent à vivre avec, à construire à partir de cette déchirure qui a donné au monde post-révolutionnaire, advenu au milieu des tombeaux, le goût de la liberté et la nécessité d’inventer.
Notes de bas de page
1 C’est le titre du deuxième tome du Préromantisme de Paul von Tieghem [1921], Genève, Slatkine Reprints, 1973.
2 Dont le titre intégral est Elegy written in a country church-yard
3 Cité par Michel Delon, « Roman noir et Révolution : des affinités imaginaires », Le Français aujourd’hui, no 82, juin 1988, p. 69. Rétif de la Bretonne rapporte la même anecdote mais elle concerne Danton cette fois, cité par Mario Praz, La Chair, la mort et le diable, Denoël, 1977, p. 111.
4 Sade, « Idée sur le roman », in Les Crimes de l’amour, Zulma, 1995, p. 29.
5 La Décade, 30 janvier 1803.
6 La Décade, 21 septembre 1807.
7 Cf les interprétations diverses sur le sens du roman noir, entre contre-révolution et subversion.
8 Dans Inès de Castro, Toulouse, ed. Ombres, on assiste à la fin du roman au « couronnement de la reine morte » (p. 151-152)
9 Sophie Cottin, Amélie Mansfield, Paris, Hiard, 1831, t. II, pp. 289-293.
10 cf. Michel Vovelle, La Mort en occident de 1300 à nos jours, Galliamrd, 1983, pp. 494 et ss.
11 Voir par exemple, Valérie (1803) de Mme de Krüdener, Mathilde (1803) de Mme Cottin, Laure d’Estell (1802) de Sophie Gay en plus des textes que nous évoquons.
12 Adèle de Sénange in Romans de femmes du xviiie siècle, Laffont, Bouquins, 1996, p. 567. Dorénavant, les références seront données à la suite des citations.
13 Claire d'Albe, ibid., p. 691. Dorénavant, les références seront données à la suite des citations.
14 Sainte-Beuve, Œuvres, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1951, t. II, pp. 1024-1042.
15 cf. Philippe Ariès, L’Homme devant la mort, Points Seuil, 1977, t. 2, pp. 213 et ss.
16 Peinte par Hubert Robert et que l'on peut voir au Musée Carnavalet à Paris
17 J. Laplanche et J-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Quadrige, 1997, article « Travail du deuil ».
18 Sophie Cottin, Malvina, Paris, Hiard, 1831, t. II, p. 281-282.
19 Ibid, p. 291-292
20 Corinne ou l’Italie, Gallimard, Folio, 1985, p. 411. Dorénavant, les références seront données à la suite des citations.
21 « Le deuil renvoie chacun à l’expérience culturelle d’un rapport aux défunts, à la difficile fabrication d’une place », Patrick Baudry, La Place des morts, Armand Colin, 1999, p. 74.
Auteur
IUFM d’Aquitaine
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