Quand dire, c’est être
p. 43-61
Texte intégral
1Le roman sentimental met en scène une héroïne, plus rarement un héros dont la passion se découvre et se développe. Cette passion (qui est l’objet de la quête propre à tout récit) se doit (comme dans tout récit) d’être contrariée par un obstacle qui, soit s’efface, soit perdure. La découverte et le développement de la passion contrariée soumettent alors ceux qu’elle saisit à l’analyse et au discours. C’est dire que la problématique du langage est centrale pour ce qui concerne l’analyse de ce genre.
2Entre la Révolution et la fin de la Restauration, a paru un ensemble conséquent de romans sentimentaux écrits par des femmes. Il se trouve que cette littérature a entraîné un double phénomène assez étonnant. D’une part, ces romans ont connu en leur temps un très grand succès et d’autre part, ils ont été très vite oubliés. Leurs auteurs, à l’exception de Mme de Staël, plus connue d’ailleurs comme philosophe que romancière, ont déserté l’histoire littéraire. Elles ont pour nom Sophie Cottin, Félicité de Genlis, Adélaïde de Souza, Sophie Gay, Barbara de Krüdener… Leurs textes sont souvent introuvables (peut-être pourrait-on ici parler de littérature secrète !) et ce, depuis environ 150 ans. On notera toutefois avec intérêt la réédition récente de quelques-uns de ces romans dans l’anthologie proposée par Raymond Trousson dans Romans de femmes du xviiie siècle1.
3Ces romans, bien qu’écrits quelques années après la Révolution, s’apparentent par de nombreux aspects, à des romans de l’Ancien Régime2. Tributaires de ce modèle, ils proposent un univers romanesque situé comme hors du temps et hors de l’Histoire, mettant en scène des personnages appartenant à l’aristocratie voire même à la famille royale, dans un espace souvent plus symbolique que réaliste. Les actions des personnages (souvent féminins) sont extrêmement limitées. Ni le travail, ni le prosaïque du quotidien n’ont droit de cité. Dans cet univers-là, la destinée de l’héroïne se définit hors de toute activité et de tout événement et elle est pour l’essentiel régie par la parole. Parole que l’on profère ou que l’on tait. Dire ou se taire, tels sont bien les actes cruciaux qui engagent le devenir des personnages.
4C’est en relation avec le genre du récit sentimental à l’époque post-révolutionnaire que nous allons tenter de réfléchir le secret. Et c’est pour cette raison que nous considèrerons celui-ci en tant que produit d’un acte langagier. En effet, dans ces romans, l’obstacle qui contrecarre la réalisation amoureuse, puisqu’il naît d’un univers romanesque régi pour l’essentiel par les des actes de parole, est le plus souvent lui-même d’ordre langagier. Enoncé ou non. Serment ou secret. Lorsque l’obstacle est constitué par un serment3, l’amour ne peut advenir ou s’épanouir parce qu’une parole, à dimension performative, a été prononcée. A l’inverse, on trouve des romans dans lesquels l’obstacle est constitué par un secret, une parole non-dite. Pourtant l’opposition n’est qu’apparente. Car se taire, ce n’est jamais que dire – à soi-même et aux autres- qu’on ne dira rien. Le secret est donc aussi un énoncé performatif-au degré zéro si l’on veut-et qui engage de la même manière.
5Nous allons nous attacher à mettre en évidence les relations qui existent entre langage et silence, entre révélation et secret à partir de deux exemples. Le premier nous permettra de réfléchir la notion d’obstacle secret qui détermine un univers romanesque structuré de manière dichotomique entre langage et silence ou parole mondaine et parole privée. Le deuxième exemple permettra d’interroger la fonction essentielle du secret, en l’espèce du secret amoureux. En conclusion, nous questionnerons cette omniprésence de la thématique du langage et du silence en la mettant en relation avec l’époque dans laquelle s’inscrivent ces textes.
Quand dire, c’est se taire
6Selon que le secret sera dicible ou non, acceptable ou non, l’obstacle sera levé ou pas et le roman proposera une issue heureuse ou tragique. Les secrets peuvent être de natures différentes. On trouve par exemple chez Mme de Souza un goût affirmé pour le secret familial. Ces secrets-là sont de ceux que l’on peut lever et la révélation a très clairement chez cet auteur valeur de vertu puisqu’elle devient vecteur de la réconciliation. Réconciliation familiale si l’on s’en tient strictement à l’intrigue, réconciliation sociale si l’on applique à ces romans les méthodes de l’analyse sociocritique à laquelle ils se prêtent parfaitement. Le secret peut tenir aussi à l’identité du héros qui n’est pas celui que l’on croit ou qui a commis un acte qui le disqualifie en tant qu’amant (il a tué le mari flans Laure d’Estell4). On peut enfin poser une catégorie qui serait celle de l’attribut secret. C’est bien sûr le cas d’Olivier ou le secret5, le roman non publié de Mme de Duras, néanmoins connu pour avoir largement inspiré l’Armance de Stendhal.
7Mais il serait sans doute peu productif d’envisager une sorte de typologie des secrets. Nous préférons proposer une étude détaillé d’un “roman du secret” qui ressortit bien à la problématique du dicible et qui met en scène de manière tout à fait claire une thématique du secret liée à un univers langagier parfaitement dichotomique où le type de discours proféré par les personnages romanesques dessine un univers fictif bipolaire. Il s’agit d’Anatole de Sophie Gay (1815), auteur aujourd’hui particulièrement oublié6.
8Le roman met en scène une jeune, belle et riche veuve : Valentine de Saverny. Elle arrive de province, son vieux mari vient de mourir et elle s’installe chez son frère et sa belle-soeur, M. et Mme de Nangis. Séduit par sa beauté, le chevalier d’Emerange, mondain parfait et amant de Mme de Nangis, va tenter de la conquérir allant jusqu’à la demander, mais en vain, en mariage. Dans le même temps, séduit par sa vertu et sa sagesse, le commandeur de Saint-Albert, vieillard misanthrope mais vertueux et bon, devient son ami. Enfin, Valentine tombe amoureuse d’un jeune homme qui lui a sauvé la vie et qui a disparu. Ils échangent des lettres, ils s’aperçoivent de temps en temps, le commandeur qui est aussi un ami du bel inconnu la conseille. Elle a promis de se taire, de ne pas chercher à comprendre puisqu’« un obstacle invincible » s’oppose à leur amour. Pendant que Valentine se débat en secret avec les affres d’un amour impossible, le chevalier à force de manigances, de perfidies et de tractations, s’il ne réussit pas à séduire Valentine, finit par brouiller le frère et la soeur puis M. et Mme de Nangis. Mais tout finira bien. L’« obstacle invincible » ne l’était pas. Anatole, le bel inconnu, est sourd-muet ! Qu’à cela ne tienne, Valentine apprend le langage des signes et lui déclare son amour de la sorte tandis que M. de Nangis pardonne sa trahison à sa femme.
9A la lecture du résumé, le roman peut paraître bien insipide. Cependant, son intérêt réside dans sa grande cohérence thématique. Sa force tient à ce que l’infirmité d’Anatole entre en résonance avec toute une problématique de la parole et du silence qui traverse le genre sentimental à cette époque.
10Car on peut préférer au résumé que nous proposions celui-ci : Anatole est l’histoire d’une jeune femme qui, arrivant du silence (la province), va apprendre à déchiffrer la parole mondaine, comprendre son caractère mensonger, perfide et dangereux, établir une relation amoureuse fondée uniquement sur la communication non-verbale, et s’épanouir dans ce silence à deux. Enfin, Anatole est aussi un récit, mené par une romancière consciente de son art, utilisant à son profit ou écartant sciemment les stéréotypes du genre pour développer une véritable stratégie narrative.
11Lorsque s’ouvre le roman, Valentine n’est pas là. Elle n’est que celle dont on parle. On apprend alors qu’elle vient de perdre son mari, âgé, ami de son père. Celui-ci, ruiné, s’apprêtait à donner sa fille au plus offrant. M. de Saverny s’est proposé, connaissant les termes du marché : sa fortune irait à sa mort à son beau-frère, M. de Nangis. Il a ainsi doublement obligé son ami : il donne l’argent au fils et permet à la fille de vivre aussi bien que possible ce mariage imposé. Les deux époux connaissent et acceptent les ternies du contrat, M. de Saverny n’abusant pas de ses prérogatives maritales tandis que son âge avancé assure à sa jeune épouse une liberté prochaine. Cette union, fondée sur des bases explicites et sur des réalités clairement énoncées, est une réussite : les époux s’estiment et éprouvent l’un pour l’autre affection et reconnaissance. A la mort de son vieil époux, sa femme le pleure mais s’apprête à rejoindre le domicile fraternel, comme il en avait été décidé dès le début7.
12Ainsi, l’héroïne a pu assumer une situation délicate, frustrante et a priori humiliante grâce à la sincérité et à la franchise dont a fait preuve chacune des parties impliquées. Valentine n’arrive sur le devant de la scène romanesque ni pure, ni prude, ni innocente : elle connaît la vie et les compromis qu’elle impose, tout particulièrement à la femme. En revanche, ce qu’elle ne sait pas et ce qu’elle apprendra tout au long du roman, c’est que la parole vraie est la condition nécessaire à l’acceptation d’un destin et que cette parole vraie est un objet rare qu’elle devra conquérir au prix de nombreuses désillusions et d’un courage sans faille.
13L’expérience antérieure du mariage imposé comme contrat énoncé, accepté et respecté est sans doute une des clefs qui permet de comprendre cet itinéraire de femme.
14Lorsque Valentine arrive à Paris, sa belle-soeur donne un bal. L’héroïne y paraît, intimidée, en tenue de voyage. Les personnes présentes ont tôt fait de la juger terne et stupide. Les mêmes personnes lui feront évidemment un triomphe, quelques jours plus tard, lorsqu’elle paraîtra à un autre bal, fraîche, moins intimidée et surtout habillée par les soins de sa belle-soeur, celle-ci maîtrisant parfaitement « le système de la mode ». Il ne s’agit ici que d’une variation sur un thème récurrent : l’entrée en scène de la belle héroïne. La variation (elle ne se révèle telle aux yeux du monde que lorsqu’elle en maîtrise le code esthétique) est une efficace mise en cause du monde. Le chevalier d’Emerange est le seul, lors de sa première apparition, à percevoir la beauté de Valentine et à s’en émouvoir. Il semble alors doté d’un regard personnel, indépendant du groupe auquel il appartient. Pourtant, cette perspicacité lui est inutile : il est disqualifié en tant qu’amant potentiel pour deux raisons.
15Tout d’abord, au premier chapitre, alors que Valentine n’a pas encore paru, il discute avec Mme de Nangis et son discours n’est que coquetterie, affectation et ironie alors même que Mme de Nangis lui explique qui est Valentine, c’est-à-dire parle de son mariage. L’homme qui répond malignement au récit des vertus de la parole vraie ne peut, malgré la clairvoyance dont il fait preuve, conquérir Valentine.
16D’autre part, lors du triomphe mondain de celle-ci et seulement à ce moment-là (c’est à dire que malgré son discernement le chevalier a besoin du cautionnement des autres), il conçoit le désir de s’en faire aimer et se dit prêt à « se faire les opinions et le caractère qui devaient le mieux la séduire »8. Or la sincérité et la franchise sont bien les seules qualités que cette stratégie ne permet pas de « se faire ».
17Le chevalier est bien dans ce roman l’incarnation de la perfidie, il est l’opposant par excellence, l’anti-Anatole. Mais il est aussi le mondain parfait (et il le restera au terme du roman). Aucun de ses mensonges, aucun de ses parjures, aucune de ses calomnies n’entacheront ce statut privilégié, bien au contraire. Plus il est dévalué en tant que personnage romanesque, plus il est valorisé en tant que personnage social. La dévalorisation romanesque du chevalier, effective dès les premières scènes du roman, se traduit dans ses rapports à la parole et s’accentue au fur et à mesure que ceux-ci se diabolisent.
18Le chevalier poursuit deux objectifs successifs : d’abord, séduire Valentine, puis lorsqu’il a constaté son échec, s’en venger ; cette vengeance se soldant elle aussi par un échec. Pour mener à bien ces deux projets, il utilise la seule arme qu’il ait à sa disposition, la maîtrise du langage. Mais en fait, l’arme se retourne contre lui et de moyen de succès espéré devient cause de l’échec annoncé.
19Sa stratégie de conquête amoureuse débute par une déclaration à Valentine sous la forme d’un « bon mot ». Mais Valentine ne le comprend pas. Lors des soirées, il essaie de la conquérir par la virtuosité de la parole, il multiplie les épigrammes et tente de la charmer au moyen de romances dont il est l’auteur. Mais Valentine n’est pas sensible à cette virtuosité. Lorsque tout le monde s’interroge sur l’identité du bel inconnu qui a sauvé Valentine, il se moque. Mais Valentine accorde bien plus de crédit à la générosité et au courage qu’au maniement de l’ironie. La cause de son échec tient à son incapacité à établir avec autrui une communication vraie et à décoder le premier degré. Il est bien dans ce roman le véritable infirme et ce en raison de la confiance illimitée qu’il accorde aux pouvoirs de son discours.
20Ainsi par exemple d’une scène qui se déroule aux Tuileries. Valentine vient de croiser Anatole, elle en est profondément émue. En chemin, elle rencontre le chevalier qui lui propose de la raccompagner. Elle accepte son bras. Anatole repasse. Ils échangent un long regard, il pâlit de jalousie, elle s’attriste de cette pâleur qu’elle a comprise tandis que le chevalier resplendit de contentement : il n’a rien vu, rien compris.
21De même, lorsque M. de Nangis aura parlé à Valentine du mariage que lui propose le chevalier, alors qu’elle doit lui donner sa réponse le soir, il passe toute la journée absolument convaincu qu’elle va l’accepter, interprétant faussement toutes ses attitudes et ses paroles. Enfin, lorsque Valentine refusera, il n’acceptera d’entendre son refus qu’à la vue des lettres d’Anatole que lui montrera Mme de Nangis. Alors il renonce, c’est sans doute le seul moment où il sait entendre la simple vérité énoncée par ces lettres.
22Sur le chemin de la conquête de Valentine se dressait un autre obstacle, face au chevalier, en la personne de Mme de Nangis. Celle-ci est amoureuse de lui et parfaitement au fait du code mondain. Tl doit la ménager dans la mesure où elle lui permet de rencontrer Valentine. Il joue constamment un double jeu : il fait croire à Mme de Nangis qu’il vient chez elle pour la courtiser, il fait croire à son époux que c’est pour courtiser Valentine et il tente aussi de le faire comprendre à celle-ci. A chacun des trois personnages, il tient un discours différent. Au frère, le discours de la passion honnête et d’une solide raison : il attend un héritage et ne se déclarera qu’à la mort de son riche parent. A Mme de Nangis, le discours amoureux qu’elle veut entendre malgré l’évidence du mensonge et la cuistrerie du comportement. A Valentine, le discours amoureux codifié qu’elle ne peut, puis ne veut entendre. Et ce qui le conduit à l’échec, ce n’est pas sa propre combinaison qu’il maîtrise parfaitement, c’est l’impossibilité à comprendre qu’un des protagonistes de cette « mise en mots » ne peut y tenir son rôle.
23De la même manière, sa tentative de se venger de Valentine sera sans effet. M. de Nangis, en toute innocence apprend à sa femme que le chevalier est « amoureux fou de Valentine » et pourtant, celui-ci va se jouer d’elle, réussir à nouveau à la ramener à lui grâce à de faux serments et à la négation subtile de la vérité. Mme de Nangis, que la parole vraie de son mari a déstabilisée, retrouve son équilibre grâce aux mensonges qu’elle veut entendre. Pour humilier Valentine, il joue de la rumeur, il transmet la calomnie et assiste à sa mise à l’écart du monde, le royaume dont il reste le souverain.
24Enfin, guéri de son amour pour celle qui ne sait pas jouer le jeu, il prend une nouvelle maîtresse sans toutefois rompre avec Mme de Nangis. Et c’est au moyen d’une lettre anonyme que la nouvelle élue réussira à s’assurer sans partage le coeur ( !) du chevalier.
25A la fin du roman, il a disparu. C’est qu’il est demeuré dans la sphère mondaine, sphère dont il est centre à partir duquel rayonne le faux éclat du mensonge. Les autres protagonistes, entraînés par Valentine, l’ont quittée pour habiter enfin le monde du vrai, non sans, chacun à leur tour, côtoyer le chevalier. Anatole, le dernier, subira les ravages de sa duplicité langagière. Tout à la fois pour se venger et pour briller au sein de la société (et toutes ses actions vont dans ce double sens), il écrit « des couplets insultants sur les amours discrets d’un muet de naissance ». Anatole le provoque en duel à la plus grande surprise du chevalier, intimement convaincu qu’un muet ne peut se battre, qu’il est littéralement sans armes puisque sans parole. Ce duel final entre les deux hommes est à l’image du combat que se livrent dans le roman chacune des deux forces en puissance qu’ils incarnent : le mensonge virtuel que représente toute parole du chevalier et la vérité du silence d’Anatole. Le chevalier est le pôle négatif, le faux soleil, tandis qu’Anatole est le pôle positif, le vrai soleil9. Tous les autres personnages n’existent qu’en fonction de leurs relations avec ces deux pôles, leur capacité à s’éloigner de l’un pour aller vers l’autre, trouvant ainsi le bonheur.
26Parmi les personnages, certains apparaissent néanmoins comme porteurs d’une parole vraie. Ils sont à l’écart du inonde.
27Il y a d’abord Isaure, la nièce de Valentine. A un moment donné, l’héroïne se trouve prise dans un réseau de mensonges dont elle ne sait comment se sortir. Le chevalier (comme Mme de Nangis) croit qu’elle l’aime parce qu’elle a refusé de jeter des fleurs qu’il lui avait envoyées. En réalité, elle croyait que ces fleurs venaient de sa belle-soeur. La scène se passe dans sa chambre, au milieu de tous les invités. Valentine vit un véritable cauchemar. Isaure arrive et vient la soutenir. Elle a compris que tous ces gens l’importunaient. Sa mère la gronde : « je t’ai cent fois répété qu’à ton âge, on comprenait tout de travers ce que les grandes personnes se disent entre elles »10. A la fin du roman, Isaure est recueillie par Valentine. L’enfant tombe malade. Sa mère, recluse dans un couvent pour expier ses fautes, l’apprend. « Isaure entrouvrit les yeux, reconnut sa mère, la nomma et le premier mot échappé de son coeur devint le signal de la résurrection de toutes deux »11. Isaure, l’enfant, est celle dont les mots échappent du cœur et font vivre.
28Le commandeur de Saint-Albert est un homme que le contact du monde a rendu misogyne. Mais Valentine conquiert évidemment son cœur. Il comprend l’amour qui unit les deux héros et en tenant le secret de l’infirmité d’Anatole, réussit à les réunir.
29Un autre personnage est capable de dire vrai au milieu du monde. Il s’agit de Lavater, théologien suisse dont l’oeuvre la plus célèbre Essais physiognomiques parut en France en 1781. Il y définit un art de découvrir les caractères en déchiffrant les traits du visage. L’homme et l’ouvrage furent très en vogue en France. Il est celui qui connaît l’autre sans l’entendre. A partir d’un buste d’Anatole, il révèle à Valentine la vérité sur celui qu’elle aime.
30Enfin, à la fin du roman, alors que Valentine est, à cause des manigances du chevalier, reniée par le monde, elle est présentée à la cour. Malgré toutes les insinuations colportées à Versailles, la Reine oppose le plus profond mépris à toutes ces calomnies et alors que « le Roi allait passer dans les grands appartements, […] tout rentra dans le plus profond silence »12. Seul le couple royal fait taire la vilenie des courtisans.
31L’innocence de l’enfant, la sagesse du vieillard, la perspicacité du savant et l’infaillibilité royale dessinent ainsi, au cœur d’un monde perverti, des îlots de silence et de vérité.
32Il convient enfin de dire quelques mots sur la manière dont la narration est menée. L’obstacle invincible est, traditionnellement, tu. Il y avait ici, non pas encore un “défi” comparable à celui de Mme de Duras mais pour le moins une véritable gageure : comment faire que les deux amants en viennent à s’aimer, à se connaître donc à se rencontrer au moins épisodiquement, sans que Valentine ni le lecteur ne perçoivent l’infirmité d’Anatole ? De ce fait, ce texte constitue bien plus qu’une source d’Olivier. Il est un arrière-plan sur lequel Mme de Duras s’appuie délibérément pour “se jouer de son lecteur” comme disait Gide à propos d’Armance13. Il y a une filiation certaine entre ces trois romans, réunis autour de ce défi romanesque : comment dire et taire le secret. Et ce défi, qui traditionnellement est du ressort des personnages, se joue ici au niveau du romancier et de son lecteur. Ces textes manifestent clairement le rapport consubstantiel que semblent entretenir roman et secret.
33La narration à la troisième personne, en adoptant le point de vue de Valentine, est l’outil principal de l’auteur. Les scènes entre les deux héros, toujours silencieuses et dans lesquelles les regards parlent, les pâleurs subites et les rougeurs irrépressibles signifient, dans la mesure où elles s’inscrivent dans un contexte déniant à la parole sens et vérité, sont parfaitement vraisemblables. Les lettres qu’échangent les deux jeunes gens et la complicité du commandeur contribuent de plus à permettre que naisse entre eux un amour fondé aussi sur l’estime.
34Ainsi le silence thématique se double du secret, silence diégétique et du suspense, silence narratif. Anatole et l’auteur se taisent tandis que Valentine et le lecteur sont séduits. Le suspense est maintenu de bout en bout. Cette réussite est assez rare pour être soulignée. En général les critiques se souciaient peu de laisser aux lecteurs découvrir par eux-mêmes tous les ressorts d’une intrigue et, sentant peut-être combien le suspense tenait peu de place dans le plaisir de lire ces romans, en dévoilaient tontes les péripéties. Anatole fait exception : « Quel était donc le secret ? Nous engageons les lecteurs à le chercher dans l’ouvrage même. »14
35Le secret levé, le roman peut alors se clore sur une belle scène. A l’opéra, lieu mondain s’il en est, Valentine et Anatole, de part et d’autre de la scène se regardent. Il croit qu’elle va se marier avec un autre et va pour quitter sa loge :
Il veut par un regard lui dire un éternel adieu ; mais un signe de Valentine lui dit : Restez. Il n’ose en croire ses yeux, ni reconnaître le seul langage qu’il parle, qu’il entende et que Valentine vient d’apprendre pour lui ; un second signe ajoute : je vous aime15.
36Valentine expliquera simplement : « Lorsque j’ai senti que rien ne pouvait m’empêcher de l’aimer, j’ai voulu apprendre à le lui dire »16.
37Pour l’anecdote, on rapporte que Napoléon passa sa dernière nuit avant d’être exilé à lire Anatole17. A l’aube d’une existence confinée dans le silence, il ne pouvait assurément choisir lecture plus édifiante.
38La dichotomie de l’univers langagier que nous venons de mettre en évidence dans Anatole se retrouve dans de très nombreux romans sentimentaux féminins de cette époque. Le pôle de la parole pervertie est donc celui de la sphère mondaine. La parole y est figée dans des stéréotypes, elle est proprement insensée et souvent malfaisante. Le pôle de la parole valorisée est celui de la parole amoureuse, parole intime et vraie, parole secrète.
Quand dire, c’est mourir
39Le roman sentimental, dans ce qu’il a de meilleur, privilégie l’analyse de la passion. Or celle-ci est une succession d’aveux. A soi, à l’autre, aux autres. Pour que l’analyse puisse se développer, il faut d’abord que la passion soit posée, dite, avouée. De sorte que nombre de romans sentimentaux sont des romans de l’aveu. Dans tous ces romans, dire, c’est être et inversement, exister, c’est dire qu’on aime. Le roman tend alors uniquement vers une actualisation de la parole amoureuse, de cette parole qui dévoile le secret de la passion. Si celle-ci met en danger l’ordre familial et social, alors la parole qui la dit est un acte éminemment transgressif. Dire, c’est alors aussi mourir et se taire, c’est (sur)vivre comme nous le verrons à partir de l’exemple de Claire d’Albe de Mme Cottin.
40C’est un court roman par lettres, paru en 1799, dont l’action se déroule sur les bords du Cher. L’héroïne, Claire est âgée de vingt-deux ans ; elle est devenue, sur le conseil de son père, l’épouse du vertueux ami de celui-ci, M. d’Albe. Mère de deux enfants, Adolphe et Laure, Mme d’Albe trouve le bonheur à faire celui des siens dans un cadre rustique qu’elle préfère au monde au milieu duquel elle a passé les premières années de son mariage. Elise, sa cousine, doit venir s’installer avec elle et en attendant cet événement, le cercle familial s’agrandit avec la venue de Frédéric, orphelin de dix-neuf ans, parent de son mari, beau Cévenol, au langage rude, aux manières rustiques que la bienveillante Claire s’efforce de polir, son mari le lui ayant expressément demandé. Le comportement de ce garçon sauvage est si peu celui d’un séducteur que Claire repousse très vivement une inquiétude d’Elise. Et pourtant… les jeunes gens finissent par ne plus pouvoir s’aveugler : ils s’aiment. Leur attachement à la vertu étant sincère, leur désarroi est immense. Claire tombe gravement malade, guérit et se reprend : elle éloigne Frédéric qui se rend auprès d’Elise pour l’aider à expédier les dernières affaires qui la retiennent chez elle. Ce que Claire ignore et que révèlent les lettres d’Elise, c’est que M. d’Albe sait tout, le délire de son épouse, durant sa maladie, ayant été bavard. Pour guérir Claire et Frédéric, M. d’Albe a décidé de faire croire à chacun que l’autre est oublieux. Elise se soumet sans approuver et Claire est irréparablement affaiblie. Frédéric apprend la vérité, il se rend chez M. d’Albe, trouve Claire sur le tombeau de son père ; désespéré de la revoir presque mourante, il étreint la jeune femme sans force et à demi consentante. Elle le chasse, mais lui pardonne. Après avoir avoué sa faute, elle meurt laissant Elise et M. d’Albe désespérés. Frédéric se suicidera peu après.18
41Du point de vue qui nous intéresse ici, on peut résumer structurellement le roman à cet énoncé : « Il s’agit de faire en sorte que le message Claire et Frédéric s’aiment soit communiqué à chacun des actants. » Le roman devient alors le centre du conflit de deux forces antagonistes. La première étant celle du dévoilement, il s’agit de dire ; la seconde étant celle du secret, il s’agit de taire.
42A l’issue de la lecture des trois premières lettres, le lecteur est en possession de trois informations qui vont lui permettre de décrypter le message : D’abord, Claire est vertueuse. Son mari lui déclare, après sept années de vie commune qu’il considère comme une épreuve :
Vous aviez encore plus de vertus que de charmes, et ma confiance est désormais illimitée comme votre mérite.19
43Deuxième élément, Claire n’a jamais connu l’amour et le regrette :
C’est là seulement qu’est le bonheur, et l’amour seul peut y conduire. […] il est des moments où ces images me font faire des retours sur moi-même, et où je soupçonne que mon sort n’est pas rempli comme il aurait pu l’être. (27)
44Enfin, Frédéric est annoncé :
M. d’Albe part demain ; il va au-devant d’un jeune parent qui arrive du Dauphiné : uni à sa mère par les liens du sang, il lui jura à son lit de mort de servir de père à son fils. (25)
45A ce moment de la lecture, le lecteur sait pertinemment ce qui va advenir. Il est suffisamment rompu au jeu romanesque de l’époque, en d’autres termes, le fait que le romancier soit une femme (Claire d’Albe est paru sans nom d’auteur mais avec la mention « par la Cit*** ») et que le titre du roman en évoque d’autres du même acabit, Adèle de Sénange20 par exemple, suffit à créer un horizon d’attente que la lecture des premières pages va intensifier. Claire et Frédéric vont s’aimer malgré les obstacles : la vertu de Claire, la confiance que son mari à en elle et le lien presque filial qui lie les deux héros. Cette anticipation du lecteur est à la base du processus : il est nécessaire qu’il comprenne le message pour pouvoir suivre et apprécier les différentes étapes de son dévoilement, qu’il soit mis dans le secret.
46Vient ensuite la révélation à Elise. Celle-ci incarne le personnage classique de la confidente lucide, raisonnable quoique aimante, qui renvoie à l’héroïne, par l’intermédiaire de la correspondance échangée, une image d’elle-même différente, comme passée au crible d’une analyse spéculaire. Plus lucide, elle comprend la première parce qu’elle est moins impliquée. Elle figure, au sein de l’univers fictif, une sorte de double du lecteur : comme lui, elle reçoit les informations, les indices qu’elle traite avec lucidité. Cette seconde étape dans le dévoilement a en quelque sorte valeur de vérification de la première. La communication du message à Elise va se faire dans un premier temps à l’encontre de l’émettrice elle-même et en plusieurs étapes. « Je n’éprouve plus ces moments de tristesse et de dégoût dont tu t’inquiétais autrefois » (44) se réjouit Claire qui en accrédite encore M. d’Albe alors que nous avons vu que les moments de regret persistaient avant l’arrivée de Frédéric. Puis elle se lamente : « Il me serait si doux de pleurer avec toi ! cela soulagerait mon coeur d’un poids qui l’oppresse et que je ne puis définir ! » (49). Si elle ne peut le définir, le lecteur s’en chargera car tout cela est écrit après que Frédéric lui eut avoué qu’elle est la « chimère enchanteresse » (48) qu’il avait rêvée. Plus tard, elle se méprend : « Elise, je l’avoue, j’ai été émue ; mais qu’en concluras-tu ? Qui sait mieux que toi combien l’amitié est loin d’être un sentiment froid ! » (55). L’amour se complaît d’abord sous le voile de l’amitié mais une amitié bien passionnée. Qu’on en juge plutôt :
Amitié, tu es tout ! la feuille qui voltige, la romance que je chante, la rose que je cueille, le parfum qu’elle exhale ! Je veux vivre pour toi, et puissé-je mourir pour toi ! (60).
47Les termes mêmes des analogies stéréotypées, dans leur païenne litanie, disent plus qu’ils ne masquent le sentiment amoureux. Mais Claire sait bien que le vrai danger vient des mots plus que des choses et l’image lui sert tout à la fois à se cacher la vérité et à la dévoiler à Elise et donc au lecteur. Enfin, l’épreuve traditionnelle est celle de la rivalité. Claire est jalouse, donc elle est amoureuse.
48Des deux amants, c’est Frédéric qui avouera le premier. Sa sincérité et son caractère entier justifient cet aveu : « C’en est fait, je n’en puis plus douter, Frédéric m’aime » (73). Ici aussi, le message est émis en trois temps. Claire raconte d’abord la scène durant laquelle Frédéric a avoué son amour. Puis, Frédéric envoie des billets amoureux à Claire que celle-ci recopie fidèlement pour Elise. Enfin, Frédéric écrit une lettre à Claire. Cette lettre, au centre du texte, reprend du point de vue de Frédéric, les différentes étapes amoureuses : Il parle de sa mère : « l’amour seul avait rempli sa vie, et elle me fit passer son âme avec son lait » (86). Frédéric est en quelque sorte prédestiné à l’amour mais lorsqu’il le rencontre, il se méprend : « Je croyais n’aimer qu’elle [la vertu] en vous, je m’enivrais de tous les poisons de l’amour » (89) puis prend conscience de la réalité du sentiment qui l’anime : « J’entrevis la vérité, et j’eus horreur de moi-même » et avoue : « Ma lâche faiblesse vous a appris ce que vous n’auriez jamais dû entendre » (91).
49Claire avouera d’abord son amour à Elise : « de quelle horrible lumière viens-tu frapper mes yeux ? Qui moi, j’aimerais ? » (97). L’aveu à Frédéric se déroule aussi en trois temps. A la suite de l’aveu de Frédéric, Claire tombe malade : « J’ai dit que j’étais malade, je le suis en effet » (84). Son attitude parle ensuite pour elle : « il aura vu mes combats ; ils lui auront appris qu’il est aimé » (99) avant qu’elle ne formule clairement : « oui, je t’aime avec ardeur, avec violence » (109).
50A ce stade du roman, si les amants ont avoué, le mari semble tenu à l’écart du processus de dévoilement. Le premier indice susceptible de laisser penser que M. d’Albe est au courant de la situation laisse Claire, Elise et le lecteur dans l’expectative : « J’ai cru qu’il m’avait devinée et qu’il voulait me sonder » (99). A ce moment du texte, les deux hypothèses sont encore possibles. Cependant, les soupçons de Claire indiquent clairement que la sphère des récepteurs potentiels du message s’est élargie. « Je suis sûre que mon mari a tout deviné » (121) s’alarme Claire mais on peut encore supposer, qu’obnubilée par un secret qui la ronge, elle prête à M. d’Albe plus de perspicacité qu’il n’en a. D’autant que l’attitude de ce dernier depuis la rencontre des deux jeunes gens est pour le moins obtuse. Enfin, le mari avoue à son épouse qu’il sait : « Claire, m’a-t-il répondu, vous me comprenez et je vous ai devinée. » (132) On remarquera que si l’aveu est franc, il n’est ni total ni réciproque. On saura définitivement que M. d’Albe est au courant par une lettre qu’Elise lui envoie (L.XXXIV). On remarquera en cette occasion que la parole du mari n’est jamais que rapportée dans le texte. Et nous n’avons connaissance des lettres qu’il écrit à Elise que par les réponses qu’elle y fait. Son absence en tant que parole pure est significative de son rôle. Toute possibilité de se justifier lui est en quelque sorte déniée. Il est l’homme de l’ombre, celui dont on ne saura jamais quelle perception il a eue des événements et dont les actions apparaissent a contrario en pleine lumière sans que les sophismes du coeur dont les autres protagonistes sont si friands viennent en nuancer la froideur. Il est narrativement exclu du monde de la passion, ce monde du dire irrépressible.
51Le retour vers Claire de Frédéric et le dénouement sont les effets d’une simple parole dite par un inconnu à Frédéric chez Elise :
Madame d’Albe se meurt, et on assure que c’est à cause de l’infidélité d’un jeune homme qu’elle aimait, et que son mari a chassé de chez elle. (168).
52Ainsi, le message est-il parvenu au monde extérieur. L’émetteur est inconnu mais on peut augurer que son message résulte d’une conjonction de faits et d’attitudes (la présence de Frédéric, sa fuite, la maladie de Mme d’Albe…) de sorte que la femme, le mari et l’amant sont ici les éléments constitutifs d’un noyau émetteur.
53Enfin, le roman se clôt sur l’aveu de Claire à M. d’Albe. En réalité, ce que Claire n’avoue que sur son lit de mort, et ce qu’elle a à avouer à ce moment-là n’est plus exactement le même message que celui dont nous avons suivi le trajet jusqu’ici. En effet, Claire a alors consommé l’adultère. On pourrait donc penser que l’aveu est un effet de la faute et de la proximité de la mort. La mort serait alors la cause de la fin du récit. Mais une phrase d’Elise nous incite à une autre lecture : « L’aveu de son amie lui a appris que tout était fini » (178). En réalité, c’est bien l’aveu qui est la cause de la fin du récit et la mort qui en est l’effet. Tous les événements s’enchaînent en vue de cette parole finale. Dans un roman de l’aveu, ce n’est pas l’événement, la mort du personnage, qui constitue la clôture narrative mais c’est le bouclage du parcours de la parole qui marque la fin. Quant à la mort de Claire, qui expire en murmurant le nom de Frédéric, alors qu’on attendait de sa vertu que sa dernière pensée soit pour ses enfants, elle est l’expression ultime, la plus absolue, la plus vraie de l’aveu. Cette parole murmurée est aussi la plus forte du roman.
54Sur son lit de mort, Claire demande à Elise de bien vouloir éclairer sa fille sur sa conduite : « En lui racontant la cause de ma mort… ». Il s’agit en quelque sorte d’un aveu différé dans l’au-delà du texte. Il est encore une fois teinté des intentions les plus vertueuses mais on ne peut pas ne pas y voir l’affirmation post-mortem de l’amour. Ce récit ne sera que l’aveu d’un aveu, double diégétique du roman de Mme Cottin.
55Nous avons tenté de montrer ici comment se développe ce que l’on peut considérer comme la structure profonde du roman : la structure du dévoilement. Mais, en opposition, on trouve évidemment la structure inverse : la structure du secret.
56Le processus de la dissimulation est commun à chacun des protagonistes du récit. On peut considérer que l’attitude de Claire avant qu’elle ne fasse l’aveu de son amour, attitude caractérisée par un aveuglement ahurissant si l’on s’en tient à des considérations psychologiques, a pour fonction de reculer la formulation du message. Rétrospectivement dans le récit final, Claire, avec lucidité, analyse le processus qui l’a conduite à la mort et parle ainsi de la vertu : « en la faisant servir de voile » (181). La vertu, comme l’amitié, sont des notions qui sont les instruments non tant de l’aveuglement que du silence. L’aveu réciproque des deux amants est considéré comme un secret que l’on n’a pas su taire. Ainsi pour Frédéric : « ma lâche faiblesse vous a appris ce que vous n’auriez jamais dû savoir » et pour Claire : « c’était peu qu’un criminel amour eût corrompu mon coeur, il me manquait d’en faire l’aveu » (105). C’est évidemment ce qui donne psychologiquement tout son prix à l’aveu. 11 est comme un joyau brûlant de vérité.
57Mais quand on a avoué, il s’agit ensuite de faire « comme si » rien n’avait été dit. Ainsi Frédéric promet : « dévoré d’amour et de désirs, ni mes paroles ni mes regards ne vous dévoileront mon trouble » (95). Parallèlement, Claire va tenter de masquer la réalité de ses sentiments dans la lettre XXIV.
58Ces différents mouvements de l’âme que la parole laisse paraître par amour et que l’on veut retenir par vertu ne sont évidemment pas propres à Claire d’Albe et font même partie des lieux communs dont le roman d’analyse sentimental se repaît. En revanche, il y a dans ce texte, une certaine originalité en ce qui concerne le rapport entre le mari et les amants.
59Dès la scène rapportée dans la lettre XVIII, où Frédéric avoue son amour, Claire prend en main leur destin : « il faut se taire, il faut dissimuler ». Le prétexte en est le repos de M. d’Albe, la conséquence en est la poursuite du processus de dévoilement. Il n’est que de voir comment Claire déclare que nul prétexte n’est envisageable pour expliquer le départ de Frédéric puis quelques temps après en trouver un (les intérêts d’Elise). L’aveu tu est une véritable torture pour Claire et elle est tout près de succomber : « j’ai senti que si j’avais parlé, j’aurais tout dit ; [… mais…] la vérité lui rendrait la part des chagrins qui doivent être mon seul partage. » La tentation est de plus en plus forte, d’autant que M. d’Albe a clairement fait comprendre à son épouse qu’il savait. Mais c’est alors M. d’Albe qui le refuse : « je n’ai point parlé avec confiance à mon mari ; je l’aurais désiré,[…],mais il a toujours paru l’éloigner,[…], je dois lui épargner la honte d’un pareil aveu » (149). Et si Claire consent à l’aveu final, sans aucune hésitation et ne ménage ainsi plus son mari, c’est qu’il est nécessaire à l’accomplissement de son destin : « En l’écoutant, l’âme d’Elise se ferme à toute espérance ; elle est sûre que son amie ne survivra pas à sa honte. » (177) Certes elle meurt, mais il y a une forme de vengeance dans l’aveu.
60Cependant, c’est la stratégie de M. d’Albe et son échec qui forment l’aspect le plus intéressant. Nous la décryptons à travers les réponses que lui en donne Elise. Il s’agit pour M. d’Albe non pas tant de taire ce qu’il sait que de le contredire. En faisant croire à Claire que Frédéric est infidèle et à Frédéric que Claire l’oublie sans difficulté, il pervertit le message initial et l’anéantit. Les objections que formule Elise sont une très juste analyse de la situation : ce qui tue Claire, c’est le mensonge. Elle aurait (peut-être) survécu si la vérité avait éclaté, si tous les protagonistes avaient reçu le message initial et l’avaient accepté comme une inaltérable évidence dont il se serait alors agi de gérer les incidences.
61Le monde extérieur réagit identiquement à M. d’Albe. L’inconnu qui en est le médium transmet à Frédéric un message falsifié : « c’est à cause de l’infidélité d’un jeune homme qu’elle aimait ». Elise, encore une fois lucide analyste de la situation, comprend combien ce mensonge est irrémédiable : « Eh ! quand ma Claire retrouverait toutes ses forces contre l’amour, en aurait-elle contre la perte de l’estime publique ? » (169). Lorsque le secret a percé la sphère privée, et même si cela s’est fait sous une forme mensongère, on ne peut plus faire machine arrière. La mort s’impose car elle seule impose le silence. Dans le roman de l’aveu, l’essence du romanesque est constitué par le secret. Lorsqu’il est révélé, lorsque la parole vraie a irrigué tout le texte, alors le texte se clôt. Les vrais héros, ceux qui sont écartelés entre le dire et le taire, meurent. Demeurent ceux qui transigent, ceux qui, à l’instar de M. d’Albe, ne sont pas dans le dire ou le taire, seul dilemme digne du héros, mais dans le contredire, c’est-à-dire, dans la compromission, le mensonge, la perversion. Ce que Frédéric, lors de la dernière scène, désigne comme un “blasphème horrible” (p. 763) et qui justifie l’adultère. A la parole qui outrage la divinité répond l’acte d’amour qui mine l’ordre social puis la mort, conséquence du blasphème.
62Cette issue tragique est une des caractéristiques de bon nombre des romans sentimentaux de cette époque. André Monglond définit ainsi le “goût Louis XVI” en matière de romans : “Des évanouissements, des torrents de larmes, et d’un bout à l’autre, un infatigable optimisme car tout s’arrange toujours”21. Si chez Mme Cottin, on pleure beaucoup et l’on s’évanouit souvent, il faut bien avouer que l’on meurt toujours. La période post-révolutionnaire ne se caractérise pas par un optimisme démesuré et cette dimension tragique est une spécificité de ces romans qui doivent être lus, moins comme des romans sentimentaux que comme des romans de la passion où la mort réduit au silence ceux qui ont osé proférer une parole socialement inacceptable : la parole amoureuse qui met en péril l’ordre établi. Dès lors, c’est moins l’acte d’amour que sa révélation qui est dangereuse et donc condamnée. Et quand d’aventures les héros ne meurent pas, la claustration religieuse22 ou la folie23, cet univers où la communication est impossible et la parole insensée, closent souvent la destinée romanesque. Dire l’amour, proclamer la vérité de l’individu plutôt que nier et transformer l’énoncé fatal en secret privé, c’est choisir la mort et en dernier lieu, le silence plutôt que le mensonge.
63Dans ces romans, cette thématique du langage et du silence dans laquelle s’est inscrite notre réflexion sur le secret est omniprésente, parfois sous des formes caricaturales. Claude Duchet, dans une analyse du théâtre de Musset écrit :
Toute crise textuelle de la parole, toute insistance sur la parole est symptôme d’un malaise ou de conflits au niveau de ce qu’elle est censée transmettre, au niveau d’un pouvoir ou d’un devoir dire24.
64Tous ces romans féminins ne renouvellent en rien la parole romanesque héritée de Rousseau. En ce sens, elles sont encore bien éloignées d’une quelconque modernité. Si renouvellement il y a à cette époque, il est le fait de Chateaubriand ou de Senancour, même si de certaines pages de Mme de Staël ou de Mme de Krüdener émane une poésie neuve. Pourtant, par cette thématique omniprésente de la recherche désespérée et impuissante d’un nouveau langage, dont témoigne ironiquement le statut de héros solaire conféré à un sourd-muet dans Anatole, ces romancières s’inscrivent totalement dans une époque qui aspire elle aussi à un nouveau langage. De fait, après la Révolution, on condamne un langage que d’aucuns disent philosophique et d’autres libertin mais qui est un langage dont la virtuosité et la puissance sont désormais suspectes. Au langage de la raison, on préfère le langage du coeur, celui de Rousseau25, tout en dénonçant un langage de la sensibilité stéréotypé.
65On sait que peu de temps après la parution de ces romans viendra « le sacre de l’écrivain » où le poète prendra la place du philosophe. Or, ces romans féminins sentimentaux paraissent durant une phase de transition où le philosophe est décrié mais où le poète n’est pas encore sacré. On peut penser que les romancières ont investi ce champ littéraire déserté avec d’autant plus de succès que leurs romans participent du décri de la parole philosophique26 et manifestent la nécessité de l’émergence d’une nouvelle parole.
Notes de bas de page
1 Romans de femmes du xviiie siècle, textes présentés par Raymond Trousson, Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1996.
2 D’une part, parce que c’est le seul modèle disponible et que les romancières s’en saisissent faute d’un autre ; d’autre part parce que le lectorat, sortant d’une période de trouble incompréhensible, se complaît dans l’évocation d’un Ancien Régime révolu qui apparaît, à la lumière du présent, comme un monde moins vertueux que sensé. Le lectorat de ces romans est sans doute plus que tout en quête de sens et ces textes, de différentes manières, répondent à cette demande. Il serait par ailleurs bien naïf de penser que, quoi qu’héritiers d’une tradition sentimentale antérieure à la Révolution, ils ne participent pas pleinement de la manifestation d’une sensibilité post-révolutionnaire.
3 Dans Malvina de Mme Cottin (1801). l’héroïne a juré sur la tombe de son amie de ne jamais aimer et de s’occuper de sa fille ; dans Corinne de Mme de Staël (1807), le héros a fait serment à son père de n’épouser qu’une femme qu’il aurait acceptée. Un autre type d’obstacles est constitué par les vœux : vœux religieux (Mathilde de Mme Cottin, 1806 ou Eugènie et Mathilde de Mme de Souza, 1811) ou mariage (Delphine de Mme de Staël, 1802 ou Valérie de Mme de Krüdener, 1802), c’est-à-dire, serment reçu au sein d’une institution religieuse ou sociale. Un mot engage une vie.
4 Roman de Mme Gay paru en 1802.
5 Mme de Duras, Olivier ou le secret, texte inédit établi, présenté et commenté par Denise Virieux, Corti, Paris, 1971.
6 Son seul titre de gloire et qui lui vaut une très petite notoriété, c’est sa fille, la poétesse Delphine de Girardin
7 On notera que cette situation est exactement celle de Delphine, l’héroïne du roman de Mme de Staël
8 Mme Gay, Anatole, Paris, Ambroise Tardieu, 1822, t. 1, p. 46.
9 En grec, Anatole signifie “aurore”
10 ibid., p. 164.
11 ibid., t. 2, p. 224.
12 ibid, op. cit., t.2, p. 116.
13 L’intrigue ne se joue pas seulement entre les personnages, mais surtout entre l’auteur et le lecteur, pour un peu je dirais qu’elle se joue du lecteur” André Gide, Préface à Armance, in Stendhal. Œuvres Complètes, Cercle du bibliophile, Evreux. 1970, p. III.
14 Girault de Saint-Fargeau (Eusèbe), La Revue des Romans, Didot frères, Paris, 1839, t. 1, p. 264.
15 Anatole, up. cit., t. 2, p. 241
16 ibid., p. 242.
17 Biographie universelle et moderne (…) dite Biographie Michaud, 2ème édition, Desplaces, Paris, 1854., vol 16, p. 70.
18 On aura noté que beaucoup d’éléments semblent des réminiscences de La Nouvelle Héloïse mais que, parallèlement, il semble tout aussi évident que dans Le Lys dans la vallée, Balzac se souvient du roman de Mme Cottin
19 Mme Cottin, Claire d’Albe, Paris, A. Hiard, 1831, p. 21. Les références seront dorénavant indiquées entre parenthèses)
20 Roman de Mme de Souza paru en 1794
21 André Monglond, Le Préromantisme français, Corti, Paris, 1969, t. 1, p. 100.
22 Dans Mademoiselle de la Fayette de Mme de Genlis (1813)
23 Dans Olivier
24 Claude Duchet. “Théâtre et sociocritique : la crise de la parole dans deux pièces Je Musset in Sociocritique, Paris, Nathan, 1979, p. 147.
25 « Ce style où Ton sent la chair et le sang » écrit Joubert, Carnets, Gallimard, Paris, 1938, t. 1, p. 184.
26 A l’exception notable de Mme de Staël
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