Le jouet et le jeu dans Le Livre de Mortelle de Marcel Schwob
p. 155-167
Texte intégral
1Quand Marcel Schwob conçoit en 1893 son Livre de Monelle, inspiré par la mort d’une jeune amie, il barbouille une feuille de quelques notes. On y lit le nom de l’héroïne éponyme accolé au sien propre (Marcel / Monelle), la phrase rédigée qui restera celle de son apparition, et enfin cette simple notation :
La petite morte et la bergerie.
Les arbres vert clair : les moutons de bois blanc qui regardent.
2On voit que le jouet est dès l’origine associé tout à la fois à la figure enfantine de Monelle et au livre qui lui est consacré. D’autre part, on peut lire dans le Journal de Jules Renard daté du 18 novembre 1896, après une visite à Schwob :
Pendant qu’il se lève, je regarde les petites choses bizarres qu’il aime à voir sur sa table, sur sa cheminée. Un petit meuble haut comme le pouce, avec sa glace, une petite bougie de poupée.
3Cette confidence un peu perfide suggère que les objets en miniature qui environnent les poupées – et reviennent tout au long de Monelle – font aussi partie de l’univers intime, de la vie de l’auteur. Matrice et leitmotiv de l’œuvre, le jouet et son corollaire le jeu apparaissent donc d’emblée aussi comme un mythe personnel qui fonctionne à trois niveaux. Il s’agit d’un emblème de l’enfance, révélateur d’une psychologie des profondeurs et métaphore de la création poétique.
L’emblème de l’enfance
Le jouet et le jeu : apanage de l’enfant
4Si l’on excepte les petits héros mystiques de la Croisade des enfants1, il n’y a guère d’enfant, chez Marcel Schwob, qui soit représenté sans activité ludique et en particulier sans jouet. Les deux bambins de « La Terreur future » manipulent innocemment une « fusée de cuivre » au milieu d’une affreuse guerre civile, dans un contrepoint hugolien à la folie meurtrière des hommes. « Fleur de cinq-pierres », la fille du boulevard, est encore enfant par sa propension à « s’amuser librement », à réciter des comptines ou à « jouer aux yeux ». Quand les pirates de « La Flûte » regrettent désespérément leur enfance, leurs doigts voudraient « faire mouvoir des jouets ». Avant de devenir « Les Eunuques », les petits bergers antiques « jouaient au roi et à la reine ». « Le Pays bleu »2 est le premier conte dont les héros sont des enfants, précurseurs de ceux du Livre de Monelle : on les entrevoit qui agitent un pantin et une balle, puis la petite Maïe se déguise en princesse de conte. Le dernier récit de Schwob, L’Étoile de bois, se termine devant une maison habitée par des enfants, et où sont disposées des figurines en bois.
5Mais c’est dans Le Livre de Monelle3 que s’épanouissent de concert les deux thèmes de l’enfant et du jouet. Certaines des « Sœurs de Monelle » sont affublées de poupées (l’attribut de la petite fille) ou jouent les personnages de leurs histoires favorites. Dans la troisième partie, la maison de Monelle, toute peuplée d’enfants, est aussi le lieu du jeu. Le premier texte (« De son apparition ») oppose d’ailleurs aux « grandes personnes » une catégorie indécise qui englobe indifféremment « les poupées ou les enfants ». La confusion est développée dans le texte suivant (« De sa vie ») : le dîner des enfants est une « dînette », dans un cadre soudain miniaturisé autour de convives incertains.
On ne reconnaissait les poupées d’entre les enfants que par leur immobilité. Car elles restaient assises dans leurs fauteuils, ou se coiffaient, les bras levés, devant de petites toilettes, ou elles étaient déjà couchées, le drap ramené jusqu’au menton, dans leurs petits lits de cuivre.
6Inversement, quand Mortelle est couchée,
Les enfants apportèrent autour du lit les petites chandelles allumées. Et, pensant qu’elle dormait peut-être, ils rangèrent devant elle, comme pour une poupée, de petits arbres vert clair taillés en pointe et les placèrent parmi les moutons de bois blanc pour la regarder.
7Cet amalgame significatif se retrouve dans le dernier texte avec « les histoires des pygmées et des poupées vivantes », où le genre humain et le jouet échangent leurs propriétés respectives l’animation et la petitesse.
8Le jouet et le jeu appartiennent donc intrinsèquement aux enfants, ce que ceux-ci revendiquent dans une résistance systématique au monde des adultes. L’« espace expressément circonscrit » assigné par J. Huizinga4 au jeu est sur-représenté par la configuration symbolique du lieu : la « maison où on joue » avait « des fenêtres murées. Elle s’était détournée de la rue, et toute sa lumière venait d’un profond jardin ». De cette maison où les enfants se cachent pour « rester ensemble et jouer », le travail, activité des adultes, a été chassé. Et quand le narrateur est introduit par Mortelle, invité par ce qui constitue la première parole de l’héroïne : « Viens jouer avec nous », les petits s’inquiètent : « Comme il est grand ! Est-ce qu’il jouera, Monelle ? ». À quoi la fillette répond, dans un étrange prosélytisme messianique : « Bientôt les grandes personnes viendront avec nous. Elles iront vers les petits enfants. Elles apprendront à jouer. »
9En effet, le jeu, activité de liberté et de plaisir comme le montrent les rires et les « voix heureuses » qui s’échappent de la demeure, est érigé en valeur face aux contraintes de la vie réelle, c’est-à-dire urbaine, laborieuse et répétitive. « Nous regardons le travail comme funeste, puisqu’il arrête notre vie et la rend semblable à elle-même. » La maison est donc présentée comme un endroit où l’on enferme les enfants « pour les empêcher de souffrir, un hôpital où on guérissait du travail de la vie. » Dernier point qui achève de faire de ce texte comme une pré-illustration des études du XXe siècle sur le jeu, cette activité ne s’inscrit pas dans la réalité du temps, à la fois fugace et productif. Elle jaillit sans cesse de l’éphémère « pour le plaisir de l’instant » car « tout change sans cesse », et elle reste gratuite, stérile.
– De quoi vivez-vous, Monelle ? lui dis-je tout à coup.
Et elle me répondit simplement :
– Nous ne vivons de rien. Nous ne savons pas.
10À travers le jeu, c’est bien « l’écume des jours » qui constitue l’objet de la quête enfantine, ou pour emprunter une référence plus contemporaine, « la fleur, le meilleur, le plus désert, le non-foulé, tout ce qui rajeunit et recommence à l’écart de l’homme »5.
« Une toute petite fille6 »
11L’origine de Monelle est double. Une jeune femme réelle fort mal connue, présentée parfois comme « ouvrière », rencontre un type d’héroïne littéraire préexistant, lui-même hybride par l’âge et la morale : la « petite prostituée » au grand cœur. La première partie de l’ouvrage en cite quelques modèles antérieurs : la petite Anne de Thomas de Quincey, la petite Sonia de Raskolnikov chez Dostoïevski... La deuxième partie, intitulée « Les Sœurs de Monelle », démultiplie cette figure en une série de contes rédigés antérieurement, mettant chacun en scène une petite fille diversement perverse ou innocente. Certes, Schwob n’a pas à son époque le monopole du personnage de la femme-enfant, tant s’en faut. Mais sa particularité réside dans la manière de « puériliser » son héroïne par le thème du jeu et du jouet7.
12Le support de la métamorphose est ici la couture, associée à la poupée dès le premier conte des « Sœurs de Monelle » : la petite « égoïste » s’enfuit de son home d’enfants avec une poupée, ainsi que « de petits morceaux de tissu et une bobine de fil » pour lui broder une robe. Dans le premier chapitre qui lui est consacré, Monelle apparaît entourée et uniquement préoccupée de jouets. Mais le chapitre suivant est plus réaliste et autobiographique. S’il présente aussi « un enfant qui avait eu coutume de jouer avec Monelle », le narrateur corrige bientôt : « Ce n’était pas un véritable jeu qu’on jouait : car Monelle était obligée de travailler ». Cette fille un peu simple et insouciante « dans sa faim et sa pauvreté » doit en réalité rester assise enfermée à coudre tout le jour. Elle s’inscrit dans la lignée des « cousettes » romanesques comme la Fantine des Misérables ou la Francine des Scènes de la vie de Bohème. Cependant, le regard de l’enfant (du narrateur enfantin8 ?) impose à cette activité laborieuse un traitement poétique qui lui rend la « véritable » dimension ludique qui lui est due. Un jeu de comparaisons, de métaphores et de personnifications compose l’image libératrice de la course sur une route : la main est devenue chariot, les doigts : chevaux, les épingles : relais, l’ourlet : sillon ; d’autre part, l’aiguille figure une sorte de dragon à « l’œil d’or ». Quand Monelle a disparu et que l’attente nourrit la rêverie du garçon, le travestissement imaginaire bat son plein et la trousse à couture délaissée se fait arsenal et champ de bataille. La nostalgie englobe à la fois l’héroïne devenue icône de l’enfance et le jeu qui demeure son emblème par-delà la mort : « Sans doute, elle avait voulu jouer éternellement »...
Une imagerie symbolique
13À une exception près, on chercherait en vain dans les contes de Schwob un éventail des jouets en usage à l’époque. Encore s’agit-il seulement d’une énumération destinée à faire varier et à étendre largement le champ du jeu dirigé par Monelle :
Nous jouons à tout. Ceux qui sont grands se font des fusils et des pistolets ; et les autres jouent à la raquette, sautent à la corde, se jettent la balle ; ou les autres dansent des rondes et se prennent les mains ; ou les autres dessinent sur les vitres les belles images qu’on ne voit jamais et soufflent des bulles de savon ; ou les autres habillent leurs poupées et les mènent promener, et nous comptons sur les doigts des tout petits pour les faire rire.
14Jeux physiques ou imaginatifs, de grands ou de petits, de garçons ou de filles : ici, tout se vaut ; l’essentiel est le principe du jeu indépendamment de ses formes. Cette diversité était d’ailleurs schématisée quelques lignes plus haut par le contenu des poches de Monelle : « un dé de plomb, un petit sabre d’étain, une balle de caoutchouc », soit trois jouets qui suggèrent un jeu de hasard, un jeu de combat et d’imagination, et un jeu d’adresse. Alea, agôn, mimicry : voilà trois des quatre catégories recensées par Caillois9, la quatrième, ilinx, étant représentée par les rondes citées précédemment.
15Cependant si l’on parcourt les textes, on rencontre à plusieurs reprises la mention d’un jouet particulier : les figurines de bois. Nous avons vu qu’il s’agissait en ce qui concerne Le Livre de Monelle d’une image matricielle effectivement reprise dans la scène de la mort de Monelle. L’importance de ce motif est confirmée par sa récurrence, entre 1891 et 1897. Les enfants du Pays bleu jouent déjà avec « une oie de bois » ; et pour finir, le petit Alain de L’Etoile de bois verra « beaucoup de curieux personnages en bois ». L’identité du point de vue contribue à fixer cette image dans une sorte de cadre constitué par la fenêtre vue du dehors. Le jouet, situé à l’intérieur la maison, est perçu à travers « des petits carreaux pleins d’ombre » (« Le Pays bleu »), « des carreaux gondolés » (« Nidau »), « les vitres basses » (L’Etoile de bois), ce qui le charge d’une intimité mystérieuse. Remarquons que même les deux bébés de « La Terreur future », qui jouent dans la chambre d’une maison à moitié démolie, sont vus depuis la rue. Nature morte ou scène de genre, le jouet et « l’enfant au jouet » sont devenus tableaux. La comparaison avec la description que fait Anatole France des animaux de bois de son Arche de Noé dans Pierre Nozière met en évidence cette caractéristique. France évoque avec sensualité la matérialité du jouet qui « poissait les doigts » et avait « une bonne odeur de jouet neuf », alors que Schwob ne conserve de l’objet qu’une forme et des couleurs, soit son caractère purement visuel.
16Les caractérisations invariables de cette image achèvent de la mettre à distance. Elles suggèrent d’abord une stylisation naïve (« simples », « dures et droites ») qui est la marque, non seulement de l’artisanat populaire créateur des jouets de bois, mais aussi des gravures sur bois. Cette technique ancienne remise au goût du jour avait les faveurs de Schwob, avec son esthétique un peu rigide. D’autres caractérisations renvoient plus directement à un passé perdu (« anciennes », « autrefois », « la poussière »...). La poésie des choses fanées se dégage du pantin « décoloré », de la balle « demi-bariolée ». Le vieux jouet se rattache ainsi au sème du débris, essentiel dans les discours anarchisants de Monelle, et rejoint plus loin celui de la ruine, dont la mélancolie innerve les Mimes contemporains. Ici, c’est l’enfance, figurée par celle qui est devenue la Monelle littéraire, dont l’écrivain dit le deuil, comme le confirme la pâleur des visages d’enfants représentés en train de jouer. Enfin les adjectifs « étrange » ou « curieux » colorent de mystère ces joujoux banals. La mise en parallèle, derrière les vitres du Pays bleu, des jouets avec « d’étranges petits flacons où les liqueurs étaient autrefois vertes et bleues » qui « dorment » derrière l’ombre et la poussière, achève d’associer le jeu enfantin avec le souvenir baudelairien et avec la magie.
17Schwob nous offre donc du jouet et du jeu une vision au second degré toute imprégnée d’affectivité nostalgique, mais aussi très travaillée dans sa schématisation. Par cette représentation poétique et stylisée des symboles de l’enfance, il idéalise un univers mental séparé comme par une vitre de la réalité prosaïque des adultes.
Le masque de la perversité
La jungle des instincts
18On sait cependant que la sphère ludique enfantine recèle bien autre chose qu’une innocence convenue d’image d’Épinal. Ce que Caillois a dénommé paidia est l’expression primaire, anarchique et incontrôlée de l’énergie vitale. Ainsi Sido, la mère de Colette, avait sumonuné « les sauvages »10 ses enfants qui refusaient de passer au stade élaboré du « ludus ». L’agressivité des enfants est récurrente dans les récits qui les mettent en scène, et se manifeste notamment dans la violence envers la flore et la faune. Ainsi les enfants de « La voluptueuse » bombardent les roses, décapitent et font « saigner » les fleurs, noient les cétoines et posent le jeune chat « sur les planches de la palissade ». Mais ils peuvent aller plus loin que la barbarie innocente et codée des jeux traditionnels « à la guerre » et « aux brigands ». Ainsi la cruauté envers les animaux, encore naïvement inconsciente chez la Sophie de la Comtesse de Ségur, quand elle découpe petits poissons et abeille, est un symptôme de méchanceté chez Poil de Carotte, qui, « quand il a bien joué avec (sa taupe), se décide à la tuer »11, ou chez le garnement de L’Enfant et les sortilèges qui a tailladé l’arbre au canif, épinglé la libellule, tué la chauve-souris et piqué avec son porteplume l’écureuil en cage. Et l’on ignore toujours le traitement réservé au rat joujou de Baudelaire par les deux enfants réconciliés dans un sourire bien carnassier12.
19La violence est aussi l’expression de pulsions plus perverses. Colette raconte le sadisme dont faisaient preuve ses frères à l’âge
qu’on dit ingrat, qui étire douloureusement les corps enfantins, exige des holocaustes. Il fallait à mes frères une victime. Ils élurent un camarade de collège (dont) la seule vue échauffait mes frères d’une perversité comparable à celle des femmes enceintes.13
20Ils jouissent alors au plan fantasmatique du « plaisir homicide » : « C’était facile de le tuer, hein ? ». Ce désir de meurtre est traité avec une morbidité extrême dans le troisième conte du Livre de Monelle, « La perverse », dont l’héroïne manigance la noyade d’un vagabond afin de faire de la pâte « avec des os d’homme mort ». Sa sœur « La voluptueuse » incarne à l’inverse la tentation masochiste. Elle se demande quelle perspective de violence pourrait lui offrir l’histoire de Robinson, où elle incarne Vendredi : « Est-ce que Robinson battait Vendredi pour se faire obéir ? ». Déçue par le désintérêt de son compagnon, elle lui impose des contes susceptibles de faire « peur pour de vrai », et en particulier Barbe bleue, où peut s’exprimer son goût de l’horreur devant le « sang très rouge, rouge-noir », de la souffrance : « Ou¤ouh ! cria-t-elle. Ça va me faire mal ! », et d’une sexualité inquiétante.
21En effet, la spécificité de la perversion repose ici sur le mélange de la pulsion masochiste avec la composante sexuelle. Il ne s’agit ni simplement de jouer à se faire peur ou à se faire mal14, ni d’explorer les mystères de la sexualité adulte en jouant au docteur ou « au mari ou à la femme » comme Poil de Carotte avec Mathilde. La pose extatique de la victime complaisante, « lente, les yeux clos et les cils frémissants » traduit un érotisme précoce placé sous le signe de la nervosité (« le coin de ses lèvres agité par un sourire nerveux ») et de la soumission (« à genoux », « les épaules rentrées »). Remarquons que c’est la fillette qui impose à son petit partenaire masculin ses exigences érotiques dépravées, dans la plus pure convention de la Décadence.
22En bref, contrairement à la conception des psychopédagogues en tous genres, les jeux enfantins représentés dans la littérature de cette époque n’illustrent guère le caractère éducatif de la catharsis. Ils révèlent dès l’enfance le Mr. Hyde qui sommeille en chaque être humain. Aussi en émane-t-il un relent malsain que Colette résume de façon générale en parlant de fillettes « possédées », « saoulées », « comme avilies par un après-midi entier de jeux », par ce « dégradant plaisir »15.
Thanatos
23Cependant le jeu auquel se livrent les personnages de Schwob descend plus bas encore dans les marécages psychiques, tant il apparaît contaminé par la mort. Quand Colette montre son frère construisant inlassablement des pierres tombales pour son cimetière en miniature, elle décrit une obsession qui demeure circonscrite dans l’imitation d’un rituel de la vie sociale. Au contraire, certaines des petites sœurs de Monelle témoignent d’une fascination de la mort moins cadrée et réglée. On a vu que la petite « voluptueuse » exprimait le désir d’être assassinée et s’offrait lascivement au « tranchant cruel du sabre » : « Il faut me tuer, mon petit Barbe-Bleue, me tuer bien fort, bien fort ! ». On reste toutefois encore dans la sphère de la mimicry assumée : elle aura la gorge coupée « comme pour de vrai ». Mais Madge la perverse ne se contente pas d’imiter les noyés, « les yeux proéminents, les joues gonflées, un bout de langue violette ente les dents serrées » ; elle croit fermement avoir réussi à ce que le mendiant se noie réellement. Inversement, Cice « l’exaucée » est tellement enfermée dans son désir de prince charmant, qu’elle ne voit pas que la voiture qui roule sur la route est en réalité, non un carrosse royal, mais un corbillard à l’inquiétante « odeur fade ». Tout se passe comme si la mort venait, à l’insu de la petite joueuse, se substituer à l’objet de son désir.
24On peut donner à ce dénouement ambigu deux interprétations. D’une part, lorsqu’il est inconscient du jeu qui l’instaure, le simulacre pervertit et écarte de la vie. Ainsi Marjolaine, une autre « sœur de Monelle », prolonge par sa rêverie nonchalante et déréalisante sur les sept cruches décolorées l’autisme naturel de la paidia : son attente infantile d’un destin fabuleux, au lieu de combler ses aspirations érotiques, l’empêche de les combler par un mariage réel et la condamne à une vieillesse solitaire. Le texte se finit sur la triple image du vide, du débris et de la poussière, qui fait écho à la mystérieuse « voiture longue et obscure ». Mais d’autre part, on sent bien que Cice est moins attirée que menacée par une mort qu’elle ne voit pas venir, malgré les signes avant-coureurs distribués dans le récit. Et l’ironie tragique de la réplique ultime où elle crie au cocher du corbillard : « Prince, emmenez-moi, emmenez-moi ! » laisse béante la fissure qui sépare le personnage puéril et ardent des fantasmes morbides du narrateur.
25Ceux-ci se donnent libre cours dans la troisième partie, « Monelle », où le jouet et le jeu apparaissent inéluctablement corrompus par la mort. Déjà l’horreur et la dégénérescence affleuraient ponctuellement dans les évocations précédentes des jouets : par exemple la poche de la petite « égoïste » est « horriblement » ouverte sur la tête de sa poupée. Dans « Le Pays bleu », les jouets sont manipulés par des enfants aux « pâles visages » et aux « doigts frêles ». De même « l’autre Ilsée », celle du miroir, offre à « La prédestinée » un reflet délétère : « des poupées plus blanches et des robes décolorées ». Telles sont les caractéristiques des jouets de Monelle dès avant sa mort : « des vieilles poupées et des volants dont les plumes étaient fripées et les galons ternis ». Après sa mort, bien sûr, « les jouets se couvrent de poussière et la petite lampe s’est éteinte ». Ces deux attributs de Monelle, dont l’équivalence est confirmée en fin de récit (« les lampes étaient des jouets »), redoublent symboliquement l’épuisement progressif et la mort de l’héroïne. Par ces indicateurs, une langueur exsangue pénètre insidieusement le texte et offre une discrète et pathétique transposition d’un événement insupportable. Ainsi les « petites fioles blanches », inaptes à tout usage alimentaire tant leur cou est mince, comme étranglé, traduisent l’inanition dont semble mourir Monelle ; plus loin, on voit celle-ci disparaître – délicat euphémisme – avec « sa petite lampe haletante », puis « sa petite lampe agonisante ».
Minicry et création littéraire
Le jeu et les contes
26Le conte merveilleux fournit matière à une activité ludique enfantine fréquemment attestée à l’époque : la représentation mimée. Cet épisode emblématique de la famille bourgeoise au même titre que d’autres rituels sociaux reçoit chez Schwob un traitement décontextualisé, individualisé et intériorisé, conformément à la coloration affective et poétique de ses récits. Dans « Le Pays bleu », la petite Maïe, prototype de Monelle,
avait erré dans la campagne, avec d’horribles garçons, pour jouer la comédie. À neuf ans, elle était princesse au fond d’une grange, les pieds nus dans la paille, et une couronne de papier d’or sur la tête. Elle savait encore des tirades de ses rôles, et m’en récita. « Oh ! il y avait une belle pièce, dit-elle. Ça s’appelait, je crois, Le Pays bleu. On ne voyait pas qu’il était bleu, mais on se figurait, tu comprends. Les montagnes étaient bleues, les arbres bleus, l’herbe bleue et les bêtes bleues. Et je disais : « Prince, voici le palais du roi mon père ; il est d’acier fort et la porte de fer rouge, gardée par un dragon à triple gueule. Si vous voulez obtenir ma main... »
27C’est dans Le Livre de Monelle que le topos réapparaît avec insistance et originalité. Deux des « sœurs de Monelle » rejouent à leur façon des contes de Perrault : Barbe bleue pour « La voluptueuse », Cendrillon pour « L’exaucée ». La première fillette, nous l’avons vu, transforme le conte terrifiant en improvisant avec son petit compagnon une saynète à forte connotation masochiste. Cice, au contraire, dans sa solitude de petite fille malheureuse, se projette dans l’histoire de Cendrillon en y associant son chat. Elle ne se contente pas de réciter le conte, dans un jeu mimétique que la petite « voluptueuse » pratiquait de manière encore très codée, mais elle se livre à un monologue fantasmatique dans lequel Schwob multiplie les signes de l’enfance : oralité naïve, comptines, miniaturisation, ingénuité égocentrique, rêverie fragmentée et associations saugrenues. Elle s’y invente un avenir (« j’aurai un prince »), et elle le convoque par un geste magique – lancer sa pantoufle – qui achève de brouiller la frontière entre le jeu et la réalité16. Or s’il est normal que les contes succèdent à la famille et aux animaux comme objets des jeux d’imitation des enfants, aux alentours de sept ans, il est aussi avéré que la confusion entre réel et imaginaire ne devrait pas aller au-delà de cinq ans. Non que les héroïnes de Schwob, irréellement poétiques, soient déterminées par l’âge, pas plus que par un statut social, mais leur complaisance autistique dans l’imaginaire conjoint du jeu et des contes en confirme la dimension symbolique essentielle, voire ontologique, dans cet ouvrage.
28L’analogie entre le jeu et les contes se tisse dans toute l’œuvre de Schwob. Dans « Nidau » déjà, les petits jouets de bois habituellement entraperçus derrière les carreaux sont remplacés par « de minces livrets de papier à chandelle, ornés de gravures sur bois simples et anciennes17 ». Interchangeables par leur localisation et leur esthétique, le jouet et le livre de contes associent donc l’enfance, l’imagination et la mélancolie. Au lieu de nourrir de leur sens l’évolution ou simplement la vie intérieure de l’enfant, l’un et l’autre sont, dans l’univers de Schwob, d’émouvantes ruines d’un âge perdu. L’enfant aux « sortilèges » de Colette verra encore surgir du livre déchiré une princesse pour laquelle un merveilleux toujours vivace lui aurait permis de combattre, n’eût été sa méchanceté destructrice, et les objets s’animeront réellement autour de lui. Au contraire, de même que les anthropologues ont pu voir dans les jouets la survivance dégradée d’un substrat sacré, Schwob démonte en quelque sorte le mécanisme du merveilleux dans le conte : pantoufle, citrouille, carrosse, les rouages de la métamorphose de Cendrillon gisent dispersés et quasi inertes dans le texte de « L’exaucée ». Dégradés jusqu’à la dérision au contact d’une réalité dominante et sombre, la citrouille n’est plus qu’un melon ; la fée, un jeune chat indifférent ; le carrosse, un corbillard, et la pantoufle de simple cuir ne remplit plus son office. De la même façon, les jouets de Monelle sont cassés, décolorés, et, malgré les déclarations d’intention réitérées de Monelle, impuissants à répandre la joie et la vie.
29C’est que les uns et les autres, soumis à une double polarité, sont au centre de l’équivoque finale. Prônés comme la valeur suprême, ils apparaissent cependant comme l’opposé de la vérité. « Car les temps sont venus où le mensonge a pris la place de la vérité. [...]. Nos jouets étaient des mensonges, et maintenant les choses sont nos jouets. » En effet, il s’agit de refuser, plus que jamais, la réalité du temps, c’est-à-dire de la mort, qui fait le malheur des hommes. Telle est en tout cas la leçon finale de Monelle : « nous mentons à tout venant afin de donner de la joie [...] et nous enseignerons l’ignorance et l’illusion » [...] et... nous inventons (des histoires) ». Mais le dénouement crée la surprise, en conduisant le narrateur, guidé par une anti-Monelle, Louvette, à quitter l’« univers de songes et de mensonges », et à renoncer à « l’ignorance et l’illusion et l’étonnement de l’enfant nouveau-né » pour « aimer et souffrir ». Ce narrateur a échappé à la tentation de la régression infantile, à la fuite en avant insouciante et stérile, et part affronter le monde18. Il n’en reste pas moins que le conte et le jeu, associés dans la mimicry, se chargent aussi d’une valeur positive qui sert de pont entre l’enfant et l’écrivain.
L’enfant et le poète
30Freud a noté que le jeu de l’enfant, en particulier tout ce qui ressortit au jeu d’imagination (phantasieren), était analogue à l’activité du poète créateur d’un monde fantasmatique (Phantasiewelt) distinct de la réalité. Il n’est donc pas surprenant de trouver, dans les récits d’enfance des écrivains, autant de représentations de l’enfant jouant comme préfiguration de l’adulte écrivant. Pour reprendre les mêmes exemples, Jules Renard montre Poil de Carotte adonné à des jeux solitaires, le plus souvent sans le support d’un jouet ou d’une histoire, jouant « à rien » plutôt que « comme il faut ». Ce repli individuel s’oriente à la fois vers une observation pénétrée de la réalité « basse »– sous la table, les sabots, les flaques d’eau sale...–, et vers la rêverie et la remémoration : il « se rappelle des choses », et esquisse le portrait anticipé d’un autobiographe déguisé en auteur de notations réalistes. Colette, pour sa part, évoque sa fratrie non seulement plongée voracement dans la lecture, mais occupée à des jeux étranges avec les mots : dans Sido, les frères organisent un jeu d’argent fondé sur l’ostracisme du mot « mignonne » dans les livres ; quant à elle, poète précoce, elle se délecte goulûment du seul signifiant du mot « presbytère » qu’elle manipule à sa fantaisie avant d’être piégée par l’obsession référentielle des adultes et obligée d’appeler « les choses par leur nom19 ».
31Nous avons vu que chez Schwob, le jeu d’imagination des enfants se portait essentiellement sur des contes préexistants : fiction, figuration, représentation, illusion... Voilà résumée l’activité théâtrale, non d’un véritable dramaturge20, mais d’un conteur qui éprouvait « une curiosité extravagante de la vie humaine », par conséquent « le désir douloureux de (s)’aliéner à (lui)-même21 », et de prendre le masque de tel ou tel personnage de telle ou telle époque, dans une recréation singulière dont la célèbre préface des Vies imaginaires expose les principes. D’autre part, le travail d’interprétation et d’invention opéré par les fillettes sur les contes renvoie à la pratique intertextuelle de Schwob, grand maître du palimpseste qui décline toutes les catégories répertoriées par Genette et les diverses « perversions du merveilleux » étudiées par J. de Palacio22. La « Petite femme de Barbe bleue » qui deviendra, dans une nomenclature postérieure, « La voluptueuse », ainsi que Cice « L’exaucée », nouvelle incarnation de Cendrillon, s’approprient les contes de Perrault jusqu’à s’y perdre pour mieux se révéler. En cela, elles annoncent, dans une perspective subjective et inconsciente, les deux autoportraits projectifs et savamment distanciés que seront pour leur auteur les deux Vies de Lucrèce et de Pétrone : un érudit en quête des secrets de l’univers dans un vieux papyrus et en proie à l’amour fou et désespéré, et un « cœur double », esthète fasciné par les basfonds et la canaille. L’effet d’écho se renforce du fait que ces deux figures semblent émerger des textes qu’elles devraient avoir écrits – De la nature et Le Satiricon – et par lesquels le narrateur et le lecteur les ont découvertes.
32Pour l’heure, Schwob se retrouve dans une petite Monelle « tapie au cœur de l’homme23 ». Ainsi, au lieu de mettre en scène à travers l’enfant qu’il fut une sorte de préfiguration retrouvée du jeu de l’écriture, Schwob narrateur effacé se dédouble dans des figures emblématiques de l’enfance qui reflètent, dans une mise en abyme un peu vertigineuse, une activité créatrice dont le principe est la mimicry. Effet de surimpression et dialogisme ont pris le pas sur la logique autobiographique, même travestie en autofiction.
33Dans Le Livre de Monelle, le jeu et le jouet paraissent, en fin de compte, traversés par l’ambiguïté qui gouverne l’ouvrage. S’ils procèdent toujours de la mimicry, ils hésitent entre la forme matérielle de la figurine de bois ou de la poupée, et l’abstraction fantasmatique des contes écrits ; entre l’imagination naïvement perverse des enfants, et le mythe involutif de l’adulte écrivain ; entre la fraîcheur puérile et la décomposition mortelle. Schwob en a fait le symbole qui réunit, autour de la femme aimée, ses deux thèmes intimes : l’enfance et l’écriture. Dans ce tombeau de Monelle, il a embaumé la dépouille de la jeune disparue et enfermé avec elle ses jouets-reliques. Pour autant il ne renonce ni au jeu ni à sa propre enfance... de garçon : il relit les histoires de pirates d’où sortiront bientôt les Vies imaginaires.
Notes de bas de page
1 Il est néanmoins intéressant de noter que Roger Caillois évoque précisément les Croisades des enfants comme exemple des mouvements frénétiques inspirés par l’extase et la pantomime (ilinx et mimicry) dans une société occidentale régie par le droit et les normes. Cf. Les Jeux et les hommes, Gallimard, 1958, « Idées », p. 246.
2 « La Terreur future » et « Fleur de cinq-pierres », in : La Légende des gueux, seconde partie de Cœur double. « La Flûte », « Les Eunuques » et « Le Pays bleu », in : Le Roi au masque d’or.
3 Le Livre de Monelle se compose de trois parties : « Les Paroles de Monelle », « Les Sœurs de Monelle », « Monelle ».
4 Homo ludens, 1938.
5 Colette, Sido, Livre de poche, p. 60.
6 « J’ai pour maîtresse une toute petite fille qui est bien bête, mais si gentiment ! » Confidence rapportée dans le Journal de Jules Renard, à la date du 17 mars 1891. En réalité, elle avait environ 25 ans à sa mort, en 1893.
7 Ainsi les poupées de Monelle et de ses « sœurs » ne sont nullement chargées : de la valeur érotique que prend celle de Mnasidika, la très jeune amie de la Bilitis de Pierre Louys : la poupée de cire y est non seulement jouet auquel on coud et brode des vêtements, qui se casse, mais aussi substitut d’enfant dans un couple de lesbiennes. Cf. « La Poupée » et « A la poupée de cire », Chansons de Bilitis, 1894.
8 Jules Renard écrivait en 1894 dans son Journal : « Il (Marcel Schwob) avait des manies enfantines. Il semblait alors, sa belle intelligence mise de côté, jouer avec les petites sœurs de Monelle. Il prenait son petit dé, son petit coton, ses petites aiguilles, et il cousait de plaisantes bavettes sous le nez des directeurs de journaux. » Quelle que soit la véracité de cette anecdote sans doute malicieusement métaphorique, elle montre qu’il rejouait dans la vie le rôle de l’enfant préféré dont il avait poétiquement évoqué la détresse peu auparavant.
9 Op. cit.
10 Titre et incipit de la troisième partie de Sido.
11 Jules Renard, Poil de carotte, « La taupe ».
12 Baudelaire, Le Spleen de Paris, « Le joujou du pauvre ».
13 Sido, p. 74-76.
14 Caillois constate que l’enfant aime généralement « jouer avec sa propre douleur » et « qu’on lui fasse peur », qu’il recherche ainsi tantôt un mal physique, tantôt une angoisse psychique ». Il ajoute que la tendance « ilinx » (ou vertige) tend à rechercher la volupté dans la perte de contrôle et l’autodestruction.
15 Colette, La Maison de Claudine, Le Livre de poche, p. 19.
16 Comme l’écrit Caillois, « vertige et simulacre tendent de concert à l’aliénation de la personnalité » (op. cit., p. 245).
17 Marcel Schwob, « Nidau », Chroniques, Paris, Bernouard, 1930, p. 150.
18 Il est significatif que le célèbre frontispice par lequel Georges de Feure illustre en 1898 La Porte des rêves, sélection de contes symbolistes de Schwob, représente sur le panneau gauche un enfant ailé en train de brûler des jouets de bois : allégorie du passage à l’âge adulte par la destruction d’une réalité infantile, donc fausse ? La sorcière qui domine l’action semble épouvantée... et la mort, à l’arrière-plan, regarde le spectacle...
19 Colette, « Le curé sur le mur », La Maison de Claudine.
20 Schwob, compagnon puis époux de Marguerite Moreno, s’est néanmoins toujours intéressé au théâtre. Il a traduit plusieurs œuvres dramatiques et conçu le projet de quelques pièces.
21 Marcel Schwob, Cœur double, « Les portes de l’opium ».
22 Gérard Genette, Palimpsestes, Le Seuil, 1982.
Jean de Palacio, Les Perversions du merveilleux, Séguier, 1993.
23 Monique Jutrin, Marcel Schwob : « Cœur double », Editions de l’Aire, Lausanne, 1982, p. 10.
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