Mort et transfiguration. Origine du nouveau style d’Artaud à partir des lettres de Rodez
p. 311-325
Texte intégral
1Nous avons maintes fois abordé la problématique douloureuse et complexe d’Antonin Artaud et risqué une étude des liens qui se tissent tout au long d’une destinée entre l’homme et l’œuvre.
2Le risque d’une telle démarche, tentative parfois naïve du psychanalyste de lier les fragments d’une « histoire intérieure de la vie » aux scansions de la production littéraire et aux métamorphoses du style se justifie seulement si l’auteur se propose à nous, s’il nous invite lui-même (explicitement, à mi-voix, en a parte, dans la coulisse de ses commentaires) à le rejoindre sur la scène secrète de la création.
3Artaud dès ses premiers textes, dès l’époque de la correspondance avec Jacques Rivière s’avance sans masque révélant au lecteur cet abîme intérieur d’où le cri, l’incantation, le geste... l’écriture pourraient l’arracher. « J’en suis au point où je ne touche plus à la vie, mais ai en moi tous les appétits de la titillation insistante de l’être. Je n’ai plus qu’une occupation, me refaire 1 ».
4Suivant tout du long le parcours d’Antonin ARTAUD et le déploiement de son œuvre, nous avons dégagé deux particularités à partir desquelles le tisserand ne cesse de « se refaire » dans l’engendrement même du texte.
5Deux particularités soutiennent le mouvement de la création et les inflexions du style :
l’interpénétration des champs de l’existence,
la nécessité vitale.
La première est celle que nous avons baptisé « Le moindre écart »2.
6« Chez Artaud de manière déclarée, le texte adhère étroitement, comme une peau à la vie de l’auteur – du moins à sa vie mentale et aux évènements psychiques qui en animent, en agitent la surface... et aux bouleversements qui la trouent. Par ces failles, c’est la vie du corps qui fait irruption ! Ses sources pulsionnelles, sa chimie, sa physiologie, ploient le texte et en accidentent le parcours « chez lui, la rupture entre la chair et le verbe n ’existe pas... »3.
7On reste perplexe devant ces écrits que l’on pourrait lire tantôt comme une « théorie », tantôt comme des « œuvres », tantôt comme des documents sur une vie.
8– D’emblée la vie de l’être intime apparaît menacée et c’est la confidence à Rivière du risque redouté de la catastrophe mentale.
9« L’effondrement central de l’âme »« pressenti par Artaud dès son entrée dans la carrière littéraire est de même nature, de même origine structurale que la « fin du monde » découverte par Freud à l’orée du grand délire cosmique du Président Schreber.
10Cette menace est associée dans les lettres à Jacques Rivière à des idées de persécution. Ce sont des forces obscures qui désagrègent la vie mentale. Ces quelques pages ne peuvent manquer d’évoquer – encore de Schreber – « l’assassinat d’âme ». Un tel travail de sape, ce « quelque chose de furtif qui m’enlève les mots que j’ai trouvés » Jacques Rivière les baptise d’un terme définitif « des larcins intérieurs ».
11On pourra rendre compte de cette dépossession de la vie psychique à partir de ce que nous considérons comme « trait de structure » : la Privation d’un objet symbolique, arrachement, retranchement qu’il conviendra de distinguer de la « castration symbolique et encore de la « frustration » en tant que « refus ».
12A l’arrière-plan de « l’effondrement central de l’âme » c’est l’absence d’un objet-clef que l’on entrevoit, absence d’un dispositif essentiel marquant à la fois la coupure où s’instaure « l’opposition diacritique » et « l’articulation » qui règle le jeu du symbolique.
13Le sujet réel – sujet d’aucun manque face aux situations critiques qui interrogent et mettent en cause son fonctionnement même – risque de s’en trouver déchiré, séparé, de s’abîmer, de se perdre avec l’objet ou de demeurer sans objet ! Le « Vide » neuf fois cité au vestibule des « Nouvelles révélations de l’être » en témoigne.
14Mais des suppléances peuvent être tramées, nouées évitant à l’écrivain « fou » :
le conformisme appliqué du « Comme si »
Le blettissement frileux dans quelque abri protecteur.
15Deux orientations qui infléchissent le plus souvent le destin du psychotique.
16L’alignement des « Œuvres complètes » d’Antonin Artaud ne témoigne-t-il pas de ces modalités singulières (qui n’ont pas fini d’étonner le psychiatre et de confondre ses prétentions) dans la conquête du maniement, du jeu, de la maîtrise créatrice des systèmes symboliques, par delà quelque lacune structurale.
17La « Carrière » d’Antonin Artaud apparaît comme dominée par cette lutte pour la SURVIE d’une existence psychique. Survie dont nous pensons avoir montré dans nos études précédentes qu’elle tente de s’assurer non point seulement par l’écriture mais par la mise en scène où se déploiera très tôt la démarche du créateur.
18Le Théâtre – celui d’Artaud plus que tout autre – met en jeu le corps qui semble arracher le texte au pur « jeu » du symbolique et le propager dans d’autres dimensions.
19Une fureur sacrée s’empare d’artaud « qui fait des signes sur son bûcher ». Elle est contenue, ritualisée chez l’acteur de théâtre ou de cinéma. Elle peut aussi déborder le « Cadre » et cela dès les premières conférences à la Sorbonne.
La SCENE, le SACRE, la SURVIE
20Tels nous paraissent en surplomb les grands motifs où vient à s’articuler une œuvre. Nous avons examiné comment dès les années 1920 jusqu’à 1935 : échec des « Cenci » et dernier rôle cinématographique, la SCENE est le lieu privilégié où « s’épanouit » l’auteur.
21De 1935 à 1937, le voyage au Mexique, l’initiation chez les Tarahumaras et la rédaction du texte concernant cette expérience sont soutenus par le grand élan du SACRE.
22En 1937, « les Nouvelles Révélations de l’Etre » annoncent la Destruction., la fin d’un cycle du monde. Au bord de l’effondrement mental cette œuvre semble affirmer encore une possible SURVIE par l’écriture. A la proue de l’invention littéraire les « Nouvelles Révélations de l’être » construisent à l’arraché un texte qui surplombe le chaos où va se perdre Antonin Artaud. Nous avons dans les pages « d’Eidolon »4 rappelé les circonstances qui favorisent cette même année la « décompensation psychotique » avec l’abandon par l’auteur de son propre nom, l’errance de son identité et de sa « personne ».
23Nous y avions entrevu l’effroi d’une retrouvaille avec les Erinyes dans quelque lieu hanté des origines « Là où la mère mange ses fils ».
24Nous y avions décelé le choix d’une armature symbolique inédite avec la « langue des Tarots » comparable à la « Grundsprache » la « langue de fond » de Schreber et avec la « loi des nombres ».
25... Et puis c’est l’internement d’Artaud la « folie » d’Artaud. De 1937 à 1943 Artaud séjourne à Sainte Anne, à Ville Evrard. Les documents médicaux dont nous disposons encore font état d’un syndrome délirant de persécution, d’une « personnalité double ». Artaud se fait appeler Antonin Nalpas. Les quelques lettres de cette période suffiraient-elles à nous faire ignorer « l’Absence d’œuvre » ?
26En 1942, du fait des problèmes liés à l’occupation et de la misère des hôpitaux de la région parisienne, Paul Eluard et Robert Desnos encouragés par la mère d’Artaud décident de favoriser sa sortie de Ville-Evrard. Desnos rencontre Gaston Ferdière qui s’est intéressé au mouvement surréaliste et dirige l’hôpital de Rodez ; Ferdière accepte de s’occuper d’ARTAUD qui est hospitalisé à Rodez le 10 février 1943. Il y séjournera jusqu’en mai 1946.
27Les « lettres écrites de RODEZ » de février à octobre 1943 et tout particulièrement celles adressées à Jean Paulhan témoignent d’une évolution remarquable du Sujet – Artaud et de son rapport au texte. L’auteur se retrouve alors et quand bien même le délire persiste, une nouvelle écriture vient à s’affirmer dont nous avons à rechercher l’origine.
28Aux balbutiements des premières lettres de Rodez, succède un épanouissement de l’œuvre d’Outre-tombe ou d’Outre-monde. Dans les années 46 à 48, Artaud a été transféré dans une maison de santé de la région parisienne ; il y est très libre et peut renouer avec ses amis, envisager avec eux la publication de « ses œuvres complètes » dont il rédige le préambule. C’est l’époque de la conférence du Vieux Colombier, de « Van Gogh le suicidé de la Société » de « Pour en finir avec le Jugement de Dieu » (que la radio refusera de diffuser), de « Suppôts et Supplications » qu’il achève comme une sorte d’arche reliant entre eux les moments de sa vie. La vie d’Antonin Artaud s’achève le 4 mars 1948.
29Interroger à travers la folie d’Artaud le renouveau de sa création, c’est dire « l’originalité » plus vive et/ou plus choquante encore d’un style d’où surgit – rugit n’est-ce pas un cri ? – par quelqu’embrasure l’Originaire.
30Mais une telle démarche ne nous inscrit-elle pas dans cette polémique, qui n’est probablement pas close, et qu’on pourrait lire à partir de discrets changements de notre propre terminologie.
31Certains, et pas seulement des psychiatres, considèrent encore l’œuvre tardive d’Artaud comme un symptôme de sa psychose.
32Le Temps de l’origine, la « scène originaire » pour ceux-là se découvriraient à travers des éboulements, des écroulements du style à partir d’une discontinuité évoquant la « Spaltung » : la dislocation de la schizophrénie décrite au début du XXe siècle par Eugen BLEULER.
33La plus vigoureuse des oppositions à ce mode d’approche est, bien sûr, celle de Paule THEVENIN écrivant dans un remarquable article de la Revue « Tel Quel »5 : « La terminologie psychiatrique... paraît d’autant plus aberrante qu ’il faudrait plutôt se demander si la notion de folie n ’est pas entièrement à reprendre ».
34Expliquer l’œuvre d’Artaud en la ramenant aux descriptions des grands syndromes psychiatriques, la réduire à une collection de « signes » d’une pathologie « classée » ne conduit évidemment qu’à une impasse.
35Pour autant tourner le dos aux perspectives ouvertes par la psychodynamique à propos d’un auteur qui témoigne – et souvent avec une lucidité cruelle, d’une lutte (qui reprend à Rodez en 1943) pour la Survie... de l’esprit serait renoncer à un éclairage précieux sur l’élaboration d’une œuvre et sur la Quête humaine d’Absolu... la tournerait-il en dérision.
36Les lettres de Ville-Evrard – que nous avons eu l’occasion d’étudier avec le Docteur Etienne Froge quand il prépara après sa thèse son mémoire de psychiatrie avec nous – marquent souvent la pression très forte encore du délire.
« Docteur vous étiez sur le Thabor ! Et vous y avez assisté à la Transfiguration de Dieu...
Et vous avez invectivé Jésus-Christ la pute hideuse de l’Eden...
Et vous êtes mon cher docteur un grand poète... car vous êtes Jean de l’Apocalypse... mais les Initiés vous l’ont enlevé car leur malfaisance n’ a jamais arrêté. »
37Elles sont aussi un appel qu’Artaud lance à ses amis pour faire entendre sa détresse. Enfermement, isolement dans un univers asilaire où la communication, le dialogue, la confidence sont quasi-impossibles sauf avec certains des médecins comme le Docteur Fouks à qui sont adressées la plupart de ces lettres. Mais ces lettres traduisent encore les préoccupations du corps, le manque de nourriture, le manque d’un soin qui s’écrirait « Care » et non « Cure ».
« Ainsi à Mademoiselle B. – Ville-Evrard 1er juillet 1940 :
« J’ai faim et il est urgent dans l’état où vous me savez que je m’alimente un peu mieux qu’ici. Vous mentez éperdument Mademoiselle B. chaque fois que vous êtes avec moi ».
38On a vivement critiqué les psychiatres de dispositions asilaires encore banales, habituelles à cette époque et aggravées depuis l’occupation allemande par la misère et le manque de nourriture.
39Et comment accueillir les critiques d’Artaud lui-même ?
40A Rodez, le climat change complètement. Les critiques n’ont certes pas manqué à l’égard du Docteur Ferdière et des électrochocs dont Ferdière n’a nullement abusé aux regards de prescriptions courantes dans les années 40.
41A Rodez écrit Artaud en septembre 1943, « j’ai enfin trouvé un véritable ami, le Docteur Ferdière... le milieu est tout autre et l’atmosphère d’affection et l’aide humaine que j’y ai trouvée a provoqué en moi une crise salutaire qui m ’a secouée sans doute, mais m ’a fait enfin revenir à moi et m’a rendu maintenant ma saine vision des choses sur tous les points de vue ».
42Ce changement est lié à ce dont nous avons souligné l’influence déterminante sur toute évolution psychologique, c’est-à-dire la « Reconnaissance » au sens de Hegel.
43Hegel dans la « Phénoménologie de l’esprit » introduit ce concept comme « reconnaissance de la conscience de soi chez l’autre ».
44Mais la psychanalyse a apporté des précisions qui permettent de dépasser ou de faire varier selon les situations et les structures psychiques l’affrontement maître-esclave. Celui-ci concernerait une position de reconnaissance de l’image de l’autre qui ne va guère sans rivalité, ni possibilité de revirement de l’amour en haine. Cette position « paranoïaque » on la retrouverait aisément dans la succession des textes d’Artaud entre Ville-Evrard, Rodez et Ivry.
45Mais la « reconnaissance » opérée à l’égard d’Artaud par Ferdière et par l’ensemble de ses collaborateurs (nous avons connu Ferdière et rencontré à Rodez quelques survivants de cette équipe) fut d’un autre ordre.
46Ce fut une reconnaissance d’un nom, d’un nom qui avait été connu voire célèbre avant la guerre dans le monde littéraire où Ferdière se piquait d’être introduit. Artaud est donc « reconnu » comme homme de lettres, comme Auteur !
47Nous voyons dans cette disposition nouvelle de l’asile à l’égard du pauvre « Momo » le ressort, un des ressorts essentiels de la véritable mue qui s’ opère entre janvier 1943 (veille du départ de Chazal-Benoit pour Rodez) et les premières lettres de Rodez jusqu’à celle adressée à Jean Paulhan le 7 octobre 1943.
48De l’hôpital psychiatrique de Chazal-Benoît, halte provisoire sur le chemin de Rodez, Artaud rappelle à Desnos qu’il a connu chez lui en 1935 le Docteur Ferdière et qu’il attend de ce médecin de le « faire mettre à un régime d’homme et non de bête affamée, martyrisée et empoisonnée ».
49Or, dès cette missive pleine d’espoir et bien que le dédoublement du correspondant Jean Paulhan ? Desnos ? y soit patent : Antonin Nalpas (l’auteur n’a pas encore retrouvé le nom du père) s’exprime pour la première fois sans doute par « glossolalie » :
« Je vous attends
Kartoum Antekpta
Karatoum Ksandartka
Ande Tyana
avec tellement d’impatience et depuis si longtemps ».
50Cette modalité expressive serait-elle donc un tardif écho de ce qu’Artaud annonçait en quelque sorte dès ses débuts dans le mouvement surréaliste :
« A travers les fentes d’une réalité désormais inviable, parle un monde volontairement sibyllin » !.
51Un Outre-monde volontairement sibyllin ! nous soulignons ce « volontairement », il permet d’entrevoir dans un « en-deçà » doté d’une viabilité probable mais indéchiffrable autre chose qu’un brouhaha du corps, de ses pulsions.
52« Je voudrais, écrit-il, avant l’introduction des glossolalies, que vous m’envoyiez directement ici le tabac et le colis d’aliments que vous avez annoncé pour moi à Madame E. Artaud et que vous m’écriviez directement sans passer par elle ».
53Cette mère, Euphrasie Artaud née Nalpas écartée, redoutée fut dans l’enfance l’objet du culte d’un garçon terrorisé par cette divinité domestique :
« Il n’était pas rare de voir Antonin Artaud, petit garçon, frapper désespérément à la porte de (sa) chambre pour obtenir un pardon, ou, adolescent, les bras chargés de fleurs, afin de faire oublier quelque futile peccadille »6.
54On peut soupçonner de la part de la mère une certaine méconnaissance d’Antonin en tant que sujet d’une vie de l’esprit qui lui soit propre.
55L’enfant est d’abord « reconnu » comme un corps douloureux et comme un malade.
56Le père capitaine au long cours est souvent absent et haï : « J’ai vécu jusqu’à 27 ans avec la haine du Père, de mon père particulier. Jusqu’au jour où je l’ai vu trépasser ».
57Cette très grande distance du père exclut le dispositif « trinitaire » nécessaire au « parlêtre » pour se situer par rapport à l’emprise de la mère-de-l’origine.
58Artaud fuira sa mère, il s’en « séparera » affectivement (et d’une manière plus catégorique encore durant les premières années d’hôpital) mais, surtout, infatigable lecteur, il saura trouver dans les textes cette dimension du symbolique qui distingue, « viabilise », distancie du vertige et de l’ambivalence de la relation « binaire ». Mieux encore Artaud avait su devenir à son tour auteur, « père » d’une œuvre, conquérant par l’écriture d’une maîtrise du symbolique qui assure sa Survie jusqu’à l’effondrement de 1937.
59Durant le long exil des années suivantes, la mère tente d’intervenir en sa faveur, de redevenir mère nourricière ; Antonin la repousse mais son ambivalence se traduit par le changement de nom. Signer Antonin Nalpas, c’est retrancher le nom-du-père et se réclamer du nom de jeune fille d’Euphrasie Nalpas !
60Or dans la succession des premières lettres de Rodez on ne peut manquer d’être saisi par la soudaineté du rétablissement d’une relation trinitaire entre le sujet, l’œuvre et la mère.
61Cela surprend comme une Révolution ou une Résurrection.
62Le 17 septembre 1943, Antonin Artaud écrit à sa « très chère maman » la lettre n’est pas signée. Mais le 24 septembre témoignant à Michel Lerris que Ferdière le « reconnaît »« comme écrivain » et comme homme de théâtre, il s’inquiète du sort de son propre texte « le « théâtre et son double » publié par Gallimard en 1937 ; il annonce son intention de se « remettre enfin à écrire non pas tellement pour dire des choses aux autres que pour me les élucider à moi-même ».
63Enfin, il SIGNE de son NOM : Antonin Artaud.
64Il écrit alors à sa « bien chère maman » des lettres affectueuses, de fils reconnaissant ; il les signe Nanaqui Antonin Artaud... et le 7 octobre 1943 il adresse à Jean PAulhan un texte de 16 pages qui marque son retour au monde des lettres. Cela s’intitule Kabhar Enis – Katharesti.
65Antonin Artaud lucidement... il s’en explique, toujours par lettres, à plusieurs personnes reprend sa place d’écrivain.
66Il la conservera au delà du renversement de ses investissements affectifs et spirituels quand il reniera en 1944-1945 la mère et la famille, la religion et aussi l’amitié condescendant et autoritaire des médecins.
67En 1943, il inaugure sa nouvelle manière ou du moins en marque fortement les principales avenues.
68Les textes les plus importants de cette dernière période seront rédigés de 1946 à 1948 mais le renouveau de l’élan créateur en cette fin d’année 1943 permet déjà de rappeler avec Michel Onfray (in « métaphysique des ruines ») :
« Qui écrira un jour, pourtant, ce que doivent les œuvres esthétiques donc les idées aux voyages, exils, déracinement et autres départs pour de nouvelles illuminations ? »
69De « nouvelles illuminations » brûlent et éclairent les textes des années 43 à 48 ; ils trouvent de quelque manière leur origine dans le long et double exil de la vie asilaire.
70Artaud y était seul ou du moins coupé du monde littéraire, de ses modes, de ses intrigues, d’un réseau de relations et... d’amitiés.
71Cruelle expérience mais qui s’accompagne se fonde, même si elle ne se justifie pas dans ses aspects les plus contraignants, sur une désorganisation de l’être intime. Artaud aux prises avec les idées de persécution, les « envoûtements », les dédoublements des autres en bons et en mauvais genies, son propre dédoublement Artaud ? Nalpas ?, sa « mission », ... s’est absenté lui-même d’une certaine réalité... Ce déracinement de SOI, cet exil identitaire le conduit en 1943 à se ressaisir d’une « identité d’écrivain »« non pas tellement pour dire des choses aux autres que pour me les élucider à moi-même ».
72« Elucider » faire la Clarté serait-ce dans la flambée « d’illuminations », c’est aller à travers l’élaboration du texte, en direction de l’origine et y rejoindre par quelqu’embrasure « quelque fente » non pas l’aveuglante évidence mais la jouissance du déchiffrement « d’un monde volontairement Sibyllin ».
73Sabina Spielrein dont la passion fit parfois vaciller l’esprit ne nous a-t-elle pas enseigné... et à Freud lui-même « La destruction comme cause du devenir... »
74Détruit l’Antonin Nalpas des dernières semaines de 1943 déploie de nouveau cette surface du devenir... devenir du texte, devenir du tisserand.
75D’une réflexion d’Artaud à propos de Lewis Carroll dont le bon Ferdière lui avait demandé de traduire – de déchiffrer – le Jabberwocky, Deleuze a conçu (avec l’appui des stoïciens) la nécessité pour le « symbolique » d’une surface où s’assurerait le réseau des signifiants.
76Deleuze souligne chez Artaud les déchirures de la surface textuelle qui rejoint pour lui la « faillite des surfaces » chez le schizophrène. Tout serait alors « mélange des corps et dans ce corps emboîtement, pénétration ».
77Quel que soit le très vif intérêt très enrichissant pour le psychopathologue de la « Logique du sens » de Gilles Deleuze on nous permettra d’inverser en quelque sorte sa brève étude des dernière écrits d’Artaud.
78Artaud ne peut redevenir écrivain à partir des lettres de Rodez que par un étonnant rétablissement des surfaces... et de leur feuilletage.
79Critiquant certaines propositions de Gilles Deleuze à propos de la traduction du Jabberwocky, Paule Thévenin rappelle : « un texte n ’est pas seulement la surface qu ’il offre sur la page bien qu ’il soit aussi cette surface, cette surface émettrice de signes, il est fait de couches successives et enchevêtrées à la fois, il se présente comme une série de strates superposées »7.
80Nous n’aborderons que deux aspects, deux niveaux de cette surface qu’Artaud rétablit dans toute sa richesse contrapunctique
81– Traiter du premier niveau n’étonnera que si l’on oublie de quel abîme moral et psychique il vient d’émerger. Il s’agit de la trame des lettres et des textes où Artaud se situe dans le monde des lettres et par rapport aux anciennes œuvres, aux éditeurs, aux organisateurs de conférences ou d’émissions radiophoniques. Il y a là une quête de reconnaissance où l’on découvre la lucidité dont Artaud fait preuve encore dans le commentaire, dans le dossier de ses propres œuvres où l’introduction à certaines d’entre elles comme « Suppôts et supplications » ou « l’édition des œuvres complètes ».
82Le style concis, précis, « rationnel » du « présentateur » contraste avec le mouvement vif, déconcertant, heurté, déchiré de l’œuvre elle-même.
83Artaud définit par là des limites, des points d’ancrage, un CADRE.
84– Quant à la surface des textes même qu’il nous laisse à la fin de sa vie, on peut y retrouver le caractère général de proses poétiques – il faudrait écrire « poïetique » pour mieux marquer l’impression que strophe après strophe, se recréé, se refait un certain plissement de la surface, un repli « habitable »... pour un moment.
« La multiplicité des Anges est telle que leur Nombre ne peut-être calculé qu’en se basent sur...
La Croix solaire à quatre pour l’EXPALUA TION de l’äme jusqu’au ciel
OD ARA ETEN ARA E PETHANI ;
La Sainte qui rentra dans son corps de terre, quand de ce corps de terre elle de se regardait au ciel sans le savoir »8.
85Les Majuscules, les glossolalies surtout font dorénavant partie des
86textes...
87Le détachement des propositions, des fragments du texte n’évoque pas pour nous le « corps morcelé », « le corps dissocié » du schizophrène (cf. Deleuze) Artaud en garde la maîtrise.
« La créature doit se détacher pour aimer mais c’est l’amour OUPTREME qui fait ce détachement »8
88Enfin, le texte semble souvent solliciter le Dire, la profération... la mise en scène ! Ce qui viendra s’actualiser, et avec quelle force dans l’enregistrement des œuvres ultérieures « Pour en finir avec le jugement de Dieu »« Monsieur Van Gogh vous délirez ».
* * *
89Notre lecture des dernières oeuvres d’Artaud permet d’envisager qu’après les années « d’effondrement », la réaffirmation du MOI, de la PERSONNALITE crie le long des avenues de l’écriture la « victoire sur le vide ». Mais dans l’embouchure du chaos se fait entendre une interrogation virulente, d’une scène reconquise l’auteur parle de l’origine, se mesure à l’originaire !
« Et le MOI et la personnalité ne peuvent être qu’en méritant à leur tour l’INFINI et à force de gloire en se mettant de leur côté à sa HAUTEUR ».
90La surface du texte ne cesse guère dorénavant de se plonger vers les arcanes de l’origine – origine d’une « fin-du-monde » toujours là, origine d’une création où « le travail » de l’opérateur se substitue au Dieu Créateur.
91Cette confrontation avec l’origine rejoint page après page la contradiction inhérente à quelque source intime, à quelque Arcane du début des temps, contradiction que résume le néologisme de Lacan « Hainamoration ».
92Nous évoquerons seulement la rencontre avec les « icones » dont les reflets bougent dans ces tréfonds et avec le « Verbe » qui retentit dans les cavernes du commencement.
93– Les Icônes sont dressés à l’ouverture de la nouvelle poétique « Kabtar Enis – Kathar esti ».
« Quant ma mère m’a sauvé de la mort
Quand ma mère m’a sauvé de la mort » ;
94Elles sont dressées en Majuscules.
« Ce n’est pas moi qui suis DIEU, c’est LUI, LUI MON PERE qui n’existe pas mais qui m’appelle jusqu’à ce que j’en tombe ».
95et le lien avec la création du poète est établi :
« et si le monde souffre au delà de l’horreur, c’est qu’il vient maintenant d’atteindre les douleurs du dernier enfantement – Si les hommes se plaignent... c’est qu’ils ne voient pas que Dieu a voulu les faire participer à sa Création... ».
96Mais le renversement de l’Amour en Haine, de la Mère salvatrice dans la vie et dans les textes et dès le 24 mars 1945 le BON DIEU lui-même... « c’est alors que le Christ d’amour a révulsé son cœur du côté de la haine... ».
97La lettre du 7 septembre 1945 à Henri Parisot marque fortement le rejet, l’horreur, la crainte de la matrice originaire.
98Il s’agit d’un « père mimire » d’une complicité dénoncée avec on ne sait quel agent mécanique de la copulation.
« C’est vous dire que ce n’est pas Jésus-Christ que je suis allé chercher chez les Tarahumanas mais moi-même, moi, M. Antonin Artaud né... d’un utérus où je n’avais que faire et dont je n’ai jamais rien eu à faire avant, parce que ce n’est pas une façon de naître que d’être copulé et masturbé neuf fois dans la membrane, la membrane brillante qui dévore sans dents comme disent les UPANISHADS, et je sais que j’étais né autrement, de mes oeuvres et non d’une mère »9.
99Un très beau texte de « Suppôts et Supplications »« Les mères à l’étable », indique mieux la complexité d’une relation entre mères du rêve et engendrement.
« Ce sont les Mères qui se ruent dans le moi de tout homme avec leurs ailes de sagaies, me dirait à ce moment-là ma pensée ».
100La régression narcissique conduit à maintes reprises à l’Auto-affirmation du poète créateur.
101Par exemple dans « Suppôts et Supplications » (in Interjections : Compénétration)
« Or je suis le père-mère
ni père ni mère
ni homme ni femme ».
102Quant à DIEU (Père ?) dès 1945 il est rejeté.
103« Et j’ai été heureux de trouver un homme qui veuille fesser le nombril de Dieu ! » et avec lui le grand déploiement des majuscules dans le texte sinon pour nier, rejeter, abolir une dernière fois dans « Pour en finir avec le jugement de Dieu »
« Or le ton majeur du rite est justement l’ABOLITION de la CROIX ».
« alors qu’une armée d’hommes
descendue d’une croix
où dieu croyait l’avoir depuis longtemps clouée
s’est révoltée
et, bardée de fer,
de sang,
de feu, et d’ossements,
avance, invectivant l’invisible
afin d’y finir le JUGEMENT DE DIEU ».
104– Les Icônes de l’origine, la Figure creusée de douleur du poète vient à les remplacer.
105Un corps qui se voudrait sans organes, invective, vocifère et son « rugissement » puise aux « sources de la vie » où un long calvaire l’a ployé.
106« Au commencement était le VERBE » et le verbe n’est-il pas à l’origine étranger, à celui qui vient de déchirer la « membrane dévorante » pour naître ? « Le mystère des mystères est dans le verbe et dans le chant » (in l’Amour est un arbre qui est toujours monté).
107Une analyste comme Mélanie Klein dans « Les Stades précoces de l’Œdipe » dépeint la haine du petit enfant découvrant qu’il est environné d’un réseau de discours qui le gouverne sans qu’il puisse en saisir la signification.
108Mais d’autres comme Winicott et, d’une autre manière, comme Françoise DOLTO où nous même considèrent ce bain de paroles comme un don-savoureux- de la mère-même des origines paroles comme un jeu,
109et Artaud ? « Il y a des circonstances où il faut se décider à risquer la mort sous peine d’être violé au naturel
to aschting
to ar tan
gazura
te gazura
ta hetra ».
110Sans essayer d’analyser comme le tente Paule Thévenin la racine des mots de cette nouvelle langue des origines on peut lire dans ce bref passage le nom d’Artaud :
111Ar tau articulé à la question de l’être = ta hetra.
112Dans cette même « Chanson » on pourra constater la reprise à son propre compte par l’écrivain du cryptogramme de l’Archaïque
« briser la règle du Jeu
Yo tenkanktf
Ta a o katira
O katira
Tarkir
113Plus de jeu
114La libération de cette loi que l’être donne ce qu ’il promettait ». et Artaud lui-même à propos de ses glossolalies remonte à travers son histoire jusqu’à quelque mythologie fondatrice « Tout cela est l’ histoire du vieil Artaud, telle qu’on peut la lire dans un vieux livre afghan paru au minimum 4000 ans avant Jésus-Christ »10.
115Ce livre dont le manuscrit aurait été perdu s’intitulait « Letura d’Eprahi Falli Tetar Fendi Photia »
116« Au commencement était le verbe... d’Antonin Artaud ! et ce n ’est pas « schizophrénie »– O Gilles Deleuze – que de traduire les jeux verbaux de Lewis Carroll :
117Did gyre and gymble in the wabe
118Par une effervescence gutturale et provocatrice
119« Allaient en gibroyant et en bininbulkdriquant jusqu’où la rourghe est a rouaghe à rangmbde et rangmde a rouarghambde ».
120Provocatrice à l’égard du Docteur Ferdière qui dans un esprit de rééducation invite un grand poète à traduire un écrivain anglais qu’il n’aime pas.
121Provocatrice à l’égard de la littérature et des élégantes surfaces qu’un écrivain pervers (Artaud dixit) a su habilement déployer.
122Or si Artaud a pu ressaisir une certaine maîtrise de la surface textuelle en se ressaisissant lui-même, au lieu de quelque scène originaire, cette surface – oui Gilles Deleuze – est comme écorchée.
123Un jeu tout autre que le jeu du symbolique, un jeu pulsionnel crêve de ses « sagaies », de ses arêtes vives, les discours et les dialogues esquissés. Il ne s’agit pas seulement d’aller de « l’autre côté du miroir dans un feuilletage où des langues inventées (qui suivraient les règles de la syntaxe) viennent à se reciter ».
« Il fait grillant et les acteux toves
viraient et gyraient dans l’alloir ».
124Il s’agit de forces vives, mal liées au signifiant qui explosent ici et là.
Un sorte de bible à rebours,
D’énormes ateliers et usines,
Des usines cachées de création
Mais qui existent (Van Gogh le suicide de la société).
Faut-il les énumérer ces forces ?
125– Pulsion invocante qui ne demanderait qu’à se mettre en scène dans cette folie dysrythmique de l’acteur, du conférencier, du « Speaker » Antonin Artaud
126– Pulsion anale
« Il y a dans l’être
quelque chose de particulièrement tentant pour l’homme
et ce quelque chose est justement
LE CACA (ici rugissements)
127– Pulsion orale
128– Pulsion sexuelle
129« Je dirige chaque fois de plus près de formidables ébullitions internes et il ferait beau voir qu’une médecine quelconque vienne me reprocher de me fatiguer » (Van Gogh le suicidé de la Société).
130Un des derniers textes d’Artaud marque remarquablement le parallélisme de deux destins menacés par « l’Effondrement central de l’âme » et reconquérant, recréant encore et encore la surface du tableau... la surface de la page ».
131Artaud nous laisse lui-même les dessins poignants de son visage (quand Lewis Carroll photographie des petites filles un peu dénudées) Il écrit de Van Gogh :
« Sans littérature j’ai vu la figure de VAN GOGH rouge de sang dans l’éclatement de ses paysages venir à moi
Kohan
Taver
Tensur
Purtan
Dans un embrasement
Dans un bombardement
Dans un éclatement... »
Notes de bas de page
1 Le Pèse-nerfs.
2 M. Demangeat conférence du 2 février 1978 inédite et « Fonction de l’écriture du texte chez Schreber » in Congrès de Lyon 1979 « Filiation et généalogie dans les psychoses ».
3 Todorov « l’Art selon Artaud... in Système partiel de communication PARIS – Mouton 1972-page 187.
4 « Les Mythes de la fin des temps ».
5 Paule Thévenin « Entendre, voir, lire », Tel Quel, n° 39, Automne 1969, p. 31.
6 A. Gassiot et J.P. Olie « Antonin Artaud Génie et psychose » Les Cahiers de Prisme, Tome 9, p. 6.
7 Paule Thévenin, op. cil.
8 in Kabtar Enis – Kathar esti.
9 cité par Paule Thé venin, op.cit.
10 Lettre à Henri Parisot 22 septembre 1945.
Auteur
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