Le débat argumenté au collège : échanges dialogiques sur des controverses socio-scientifiques
p. 93-104
Texte intégral
1Les technosciences reconfigurent silencieusement nos sociétés en refaçonnant la nature. Les distinctions traditionnelles, nature/artifice ; homme/machine, s’effacent progressivement (Bensaude-Vincent, 2009). Les promesses d’applications se multiplient ; choix scientifiques et technologiques sont devenus controverses et problèmes publics.
2Ces transformations exigent la redéfinition du projet culturel de l’école pour éviter un décalage entre la culture scolaire et la société. L’éducation formelle se doit de permettre aux nouvelles générations de comprendre et de penser leur environnement social, matériel, économique et technoscientifique pour s’y projeter autrement dit pour être au monde (Lebeaume, 2011). L’enseignement des nouvelles technologies doit aider les élèves à intégrer les façons de penser des technosciences pour dépasser l’ancien et recréer le nouveau.
3En ce sens, la place des questions socioscientifiques controversées ou Questions Socialement Vives -QSV – (Simonneaux & Legardez, 2011) est importante et délicate pour l’enseignement. Elles mêlent problèmes scientifiques et sociaux, valeurs et éthique. L’enseignement des QSV à l’école engage une réflexion sur le nouage possible entre éducation à et enseignement de. De nouveaux enjeux éducatifs visant la construction de compétences sociales et civiques prennent place à l’école depuis une dizaine d’années au travers des différentes éducations à... (la santé, le développement durable, la citoyenneté). Ces compétences reposent sur l’appropriation de connaissances utiles pour comprendre et agir, et sur le développement d’attitudes (estime de soi, autonomie, responsabilité). Il ne s’agit plus seulement de transmettre des savoirs à enseigner, ce qui prévaut dans les enseignements de rattachés à des champs disciplinaires, mais de donner aux élèves les ressources pour qu’ils agissent selon leurs propres convictions en connaissance de cause.
4Dans le cadre de la didactique des QSV, nous analysons un débat sur les controverses associées aux nanotechnologies mis en place lors d’une expérimentation pluridisciplinaire d’éducation citoyenne comme exemple de cette articulation entre une éducation à la citoyenneté et un enseignement de savoirs disciplinaires utiles à la compréhension des nanotechnologies.
L’enseignement des nanotechnologies : un objet d’étude pour la didactique des QSV ?
5Les didactiques disciplinaires butent sur une limite inhérente à leurs objets d’étude ; elles se heurtent à l’étrangeté des éducations à qui ne mettent pas seulement en jeu des savoirs, tels qu’ils existent dans les disciplines mais aussi des valeurs, des comportements, des jugements.
6La didactique des QSV se situe aux confluents de plusieurs disciplines et pose la question d’une didactique a-disciplinaire avec de multiples références (Simonneaux et al., 2011). Ce nouveau champ de recherche peut alors se saisir des technosciences comme des objets d’étude des relations sciences-technologies-sociétés pour la compréhension desquelles l’agencement des savoirs dans les disciplines académiques est un obstacle (Bensaude-Vincent, 2009).
7La didactique des QSV contribue ainsi aux recherches dans le champ des éducations à, la santé, l’environnement durable en portant sur des questions complexes et mettant en jeu des savoirs incertains. Ainsi, plusieurs études s’interrogent sur la pertinence du débat comme mode de construction d’opinion raisonnée sur ce type de savoirs (o.c).
8Les nanotechnologies sont porteuses de nombreuses QSV pour lesquelles il n’y a pas une seule solution valide et rationnelle (Panissal, Brossais & Vieu, 2010 ; Simonneaux, Panissal & Brossais, 2011) : la réparation du corps humain, pouvant aller jusqu’au cyborg, engage une réflexion éthique sur la nature humaine ou encore les nanomatériaux et leurs effets potentiels préoccupants sur l’environnement font appel à l’application du principe de précaution. Des questions socioéthiques (SEI) ont émergé au sujet des nanotechnologies dans le champ de la philosophie des sciences (Lewenstein, 2005 ; Sandler, 2009 ; Bensaude-Vincent, 2009) et dans la société civile (Benoit Browaeys, Colin Detcheverry & Lebret, 2010). Bensaude-Vincent (2011) reprend l’inventaire des approches ELSI (Ethical, Legal and Sociétal Impacts) : (1) contrôle du risque, calcul coût/bénéfice, (2) vie privée, liberté individuelle, (3) sécurité, (4) augmentation humaine et (5) justice sociale. Selon elle, parmi les avantages de cette approche, on trouve les alertes sur la santé et la sécurité et la sensibilisation des scientifiques et des politiques.
Contexte : expérimentation d’éducation citoyenne aux nanotechnologies
9Nous présentons un dispositif d’enseignement des nanotechnologies conduit dans un collège du Tarn-et-Garonne. L’ingénierie d’enseignement est dite d’éducation citoyenne dans le sens où elle a été pensée par les chercheurs et les enseignants pour développer une culture scientifique à des fins citoyennes. Elle consiste en une mise en perspective critique des avancées des nanotechnologies. Elle comprend des cours sur des savoirs liés aux nanotechnologies, une visite du laboratoire et une formation aux débats entre élèves sur une QSV. Ces trois temps s’articulent pour travailler la compréhension des interactions sciences-société par les élèves. Le fil conducteur retenu pour cet enseignement se rapporte au nano-monde invisible : taille, échelles, et risques environnementaux (Brossais & Panissal, 2012).
10Les cours s’ancrent dans les programmes de chaque discipline des professeurs impliqués dans l’expérimentation. Les programmes sont analysés pour identifier de quelle façon les savoirs de chaque discipline peuvent alimenter une réflexion sur les nanotechnologies. Ainsi, l’analyse historique des microscopes (Technologie) participe à la compréhension de la taille des objets observés. L’association d’un tableau de conversion (Mathématiques) et de la dimension de l’atome (Physique-Chimie) permet d’appréhender le monde invisible, caractéristique des nanotechnologies. La cellule, unité du vivant (SVT) rend possible l’exploration de la distinction entre inerte et vivant et la remise en question de l’équivalence spontanée naturel-inoffensif et artificiel-toxique. La question des risques et des problèmes éthiques liés à l’environnement (Anglais, Géographie, Education Civique) est travaillée. Sur ces sujets, la responsabilité des citoyens est engagée sous forme de participation à des débats argumentés (Éducation Civique). Le recours au lexique en langue anglaise vise une familiarisation des élèves avec les notions travaillées dans les disciplines scientifiques au cours d’interactions orales (Anglais). Les élèves découvrent ensuite une centrale de nanofabrication où ils rencontrent des chercheurs et techniciens dans leur pratique quotidienne. Le dispositif est complété par la préparation à partir d’un dossier documentaire et la tenue d’un débat entre élèves sur une QSV.
11Nous nous focalisons ici sur l’analyse des échanges dialogiques dans le débat.
L’apport de l’approche historico-culturelle vygotskienne à l’analyse de débats sur des QSV relatives aux nanotechnologies
12Nous étudions la transposition didactique d’un débat citoyen, genre oral relevant des pratiques sociales des sociétés occidentales, dans la sphère scolaire.
13Nous proposons de faire appel à la théorie historico-culturelle de Vygotski pour analyser ce débat. Nous faisons référence au concept d’outil qui permet de considérer les activités langagières comme des outils de médiation entre la culture humaine et l’intériorisation des fonctions psychiques supérieures (Vygotski, 1985).
14Le débat est ainsi un outil langagier d’exploration de « champs d’opinions, d’approfondissement des connaissances, de construction de significations nouvelles et de transformation d’attitudes, de valeurs et de normes » (Dolz, Moro & Polio, 2000, p. 44).
15Nous retenons l’idée que l’outil, échafaudé par l’accumulation des générations précédentes, transforme la nature et l’homme (Vygotski, 1997), notamment les activités langagières dont il est question dans cet article. Ainsi l’éducation est essentielle pour transmettre ces outils créés par la culture. Elle ne révèle pas un développement qui serait naturel, elle rend possible la restructuration des fonctions psychiques. L’action éducative a donc pour fonction de médier les outils culturels, de les transformer pour en permettre l’apprentissage. Ainsi, le débat participe à la transformation des valeurs, des croyances, à l’exploration et la construction des savoirs, et au développement des activités psychiques notamment les facultés d’argumentation, d’analogie, de reformulation.
Méthodes d’analyse des savoirs et des types de discours
16Nous cherchons à identifier les traces du savoir enseigné (SEI) dans les échanges langagiers des élèves. Quatorze élèves de troisième débattent pendant 35 minutes sur la QSV suivante : les utilisations des nanotechnologies sont-elles un progrès ou un danger dans le domaine médical et dans d’autres domaines ? Le débat est animé par le professeur d’Histoire-Géographie. Il a été enregistré en vidéo et intégralement retranscrit.
17Nous menons une analyse de contenu des tours de parole des élèves. Il s’agit d’une analyse catégorielle induite du contenu (Bardin, 2001). Les catégories ne sont pas données a priori et sont inférées des tours de parole des élèves. En ce sens, il s’agit d’une analyse par mots-clés a posteriori.
18Pour tenir compte du caractère dialogal du débat, nous avons choisi de nous baser sur la catégorisation construite par Mercer (1995). Mercer considère que chaque tour de parole est avant tout une réponse à des tours de parole antérieurs. Son modèle permet d’évaluer les arguments des élèves (cf. tableau 1).
Tableau 1 – Modalités de classification des arguments (Mercer, 1995).
Discours de disputes (DP) | Échanges courts |
Discours cumulatifs (DC) | Répétitions, reformulations |
Discours exploratoires (DE) | Discussion critique |
Analyses des débats : bénéfices et préjudices potentiels des nanotechnologies
Thématiques débattues
19Les élèves au cours du débat échangent leurs points de vue sur trois thématiques inférées à partir du repérage de mots clés signalés en gras dans les extraits du corpus (cf. tableau 2).
Tableau 2 – Pourcentages et exemples de tours de parole selon les thématiques.
Thématiques | Nombre de tours de parole en % | Exemples de tour de parole |
Toxicité | 61 | 53-Cédric : même si au cours des années les risques peuvent s’aggraver on fait de plus en plus de recherche sur ces risques et de plus les nanotechnologies progressent de plus en plus et permettent des améliorations comme le domaine de l’énergie agriculture [...] je pense que ces avantages valent plus que les risques |
Enjeux thérapeutiques | 21 | 23-Anthony : l’utilisation des nanotechnologies c’est quand même moins douloureux pour l’être humain que les chimiothérapies pour le cancer ça provoque des dégâts ça baisse la toxicité et meilleure tolérance thérapeutique |
Information au public | 18 | 4-Florian \ il y a les produits comme tu as dit scientifiques mais aussi il y a l’information du client et les tests aussi i sont pas suffisamment testés on est mal informé |
20L’identification de ces thèmes fournit la macrostructure du débat et permet de repérer les SEI abordées par les élèves.
21D’emblée, la thématique « enjeux thérapeutiques » commence par deux positions contrastées. Rémi (2) fait valoir l’intérêt des nanotechnologies dans le champ médical « c ’est une grande révolution scientifique qui va permettre d’avancer dans beaucoup de domaines médicaux comme notamment la santé » tandis que Zoé (3) met en balance le grand nombre « d’inconvénients qui s’y attachent [...] surtout dans le domaine médical ».
22Les enjeux thérapeutiques concernent essentiellement le traitement du cancer. Les élèves mettent surtout l’accent sur les promesses dont les nanotechnologies sont porteuses. Ils manifestent un consensus sur la question de la guérison : leur analyse de l’usage des nanotechnologies pour la guérison est très favorable à la science et focalisée sur les promesses comme la vectorisation des médicaments. Nous retrouvons les mêmes arguments dans le débat public : « les nanotechnologies vont permettre de répondre aux besoins croissants de la population [...] le traitement ciblé de cellules tumorales » (CNDP, p. 79).
23Cependant, des polémiques émergent à propos des « risques qu’il peut y avoir sur la santé » (Ana, 8) ; l’inquiétude porte sur ces nouvelles particules susceptibles « d’abîmer le corpsé » (Maelle, 52). L’hypothèse de dégâts irréversibles – « on ne sait pas si elles ne tueraient pas d’autres cellules » conduit à proposer des « tests plus longs » (Benjamin, 27), « j’ai vu qu’il y avait beaucoup de tests fait c’était très minutieux très réglementé mais après va savoir exactement si tout ça a été bien fait bien développé » (Anna, 17).
24Cette possible dangerosité des nanotechnologies est largement développée au travers de la thématique « toxicité » dans des champs d’application variés. Ainsi, « bétons plus solides résistants [...] et vitres autonettoyantes » (Cédric, 53) peuvent être « nocifs sur la santé on ne connaît pas les risques » (Dylan, 54). Simultanément le « manque de toxicologues qui font des travaux sur les produits » (Cédric, 28) est énoncé. « On ne sait rien sur ce que ça pourrait faire sur l’homme et la nature » (Hugo, 43) est un leitmotiv dans le débat, qui obère même l’avenir « si on ne sait pas ce que ça donne dans 30 ans » (Benjamin, 56).
25De nouveau, accords et désaccords s’échangent ; aux « risques majeurs des risques potentiels » (Léa, 37) s’opposent le fait qu’on n’ait répertorié « aucun accident majeur » (Anthony, 38).
26Les problèmes évoqués par les élèves pour la thématique « toxicité » relèvent assurément des SEI que l’on retrouve sous les termes de questions environnementales ou de sécurité (Bensaude-Vincent, 2011). Les échanges des élèves sur les risques et effets néfastes renvoient aux prises de position de chercheurs (Houdy et al., 2010), d’associations écologistes pour qui les risques sanitaires et environnementaux sont négligés et les études sur ces risques lacunaires. Néanmoins, les élèves ne font pas référence au principe de précaution au nom duquel un moratoire sur la recherche et la commercialisation des nanotechnologies est proposé.
27Dans ce débat, il existe un assez large consensus pour défendre l’idée de la nécessaire information du public en particulier avant toute mise sur le marché : « il faut plus informer les commerçants et ceux qui utilisent » (Adèle, 81). Les expressions « informer plus vite » (Anna, 12), « vraiment mal informé » (Anthony, 15) ou « il faudrait qu’ils (les chercheurs) sachent » (Anouk, 36), « on ne sait pas [...] il faut le savoir » (Sara, 37) mettent en évidence l’association que les élèves font entre carence d’informations et nécessité d’informer usagers et travailleurs dans ce champ d’activité.
28Ce déficit d’informations n’est pas une SEI à proprement parler. Dans cette thématique, les tours de parole ne portent pas sur les dérives des nanotechnologies le plus souvent identifiées : atteinte aux libertés individuelles, transformation de l’être humain, etc. Pour autant, les élèves rejoignent les inquiétudes des membres de l’association Sciences et démocratie ou de l’ACEN (Alliance citoyenne sur les enjeux des nanotechnologies) pour qui les consultations et débats publics ont permis d’informer un cercle élargi, mais néanmoins encore largement insuffisant, de citoyens.
Discours cumulatifs et exploratoires
29L’intérêt de la catégorisation de Mercer est son caractère évaluatif : les discours cumulatifs, qui ne présentent pas de justification, peuvent être considérés comme une base de données sur laquelle s’appuient les discours exploratoires d’une richesse argumentative plus soutenue. Nous insistons sur leur complémentarité pour la construction argumentative commune au groupe dans ce débat. Le tableau 3 reprend les types de discours en fonction des différents thèmes mis en évidence dans l’analyse précédente.
Tableau 3 – Répartition des types de discours selon les thématiques.

30La préparation du débat nécessite plusieurs séances de travail en groupe (analyse de dossier documentaire, recherche d’informations, identification d’arguments.. ; elle permet une cohésion de groupe et évite ainsi les discours de disputes et les effets de prise de pouvoir généralement observés dans les débats non préparés.
31Les discours exploratoires et cumulatifs sont répartis de manière équilibrée pour chaque thème. Nous développons l’analyse d’un échange de huit tours de paroles non consécutifs (cf. tableau 4) pour montrer le nouage de discours cumulatifs et exploratoires qui permet aux élèves d’explorer les SEI liées aux nanotechnologies.
Tableau 4 – Extrait du débat : dialectique au sujet de l’environnement et de la pollution.
2-Rémi : les nanotechnologies c’est une grande révolution scientifique qui va permettre d’avancer dans beaucoup de domaines médicaux comme notamment la santé et dans le domaine industriel (DC)
3-Zoé : [...] je suis d’accord avec toi mais il y a aussi beaucoup d’inconvénients qui s’y attache [...] dans le domaine médical avec la toxicité concernant l’amiante (DE)
51-Ana : [...] si l’on continue à développer ces produits dans les cosmétiques et crèmes ce pourrait être de plus grave donc les risques pourraient s’aggraver et donc il faut y travailler un peu plus [...] DC
53-Cédric : même si au cours des années les risques peuvent s’aggraver on fait de plus en plus de recherche sur ces risques et de plus les nanotechnologies progressent de plus en plus et permettent des améliorations comme le domaine de l’énergie agriculture traitement de l’eau [...] etc et je pense que ces avantages valent plus que les risques qu’il peut y avoir DE
54-Dylan : on ne sait pas ce que cela va donner sur le long terme, ce peut être très bénéfique ça peut être nocif sur la santé on ne connaît pas les risques par exemple dépolluer l’air DC
56-Benjamin : ben je ne sais pas si on fait un béton qui dépollue l’air mais si on ne sait pas ce que ça donne dans 30 ans DC
[...]
66-Cédric : Pour l’instant je pense que l’inconvénient majeur c ’est que on ne sait pas si ces nanotechnologies une fois que les produits ont été utilisés on ne sait pas dans l’environnement par exemple dans l’agriculture s’ils font des produits phytosanitaires avec des nanotechnologies pour mieux soigner les peut être que les nanotechnologies vont aller dans la terre et polluer à leur tour DE
32Dès le début du débat, la question des bénéfices des nanotechnologies dans le champ industriel est également abordée. Le discours de Rémi (2, DC) est caractéristique d’un discours cumulatif soit l’énoncé d’une information sans étayage. Cette opinion est reprise et contredite par Zoé (3, DE) qui introduit la notion de risques avec la toxicité des nanotubes de carbone qui présentent des caractéristiques proches de celles de l’amiante et pourraient faire courir aux usagers des risques comparables. Cette amorce de discussion laisse la place aux échanges concernant les enjeux thérapeutiques et le manque d’information. La question de la protection de l’environnement est reprise au milieu du débat ; Cédric (53, DE) fait valoir les différents secteurs dans lesquels les nanotechnologies peuvent produire des améliorations notables en minimisant les risques contrairement à Ana (51, DC). Ainsi, il reprend ses dires en usant d’une concession et conclut son intervention en s’appuyant sur la modalisation « je pense que » et en valorisant les avantages des nanotechnologies. De nouveau, une proposition non étayée (DC) est soutenue et développée dans le dialogue par un discours exploratoire, qui correspond à une contestation justifiée. Les reformulations de Dylan (54, DC) et de Benjamin (56, DC) relaient l’argument de Zoé (3, DC) et de Cédric (53, ET) selon lesquels les risques de nocivité s’accroissent à long terme en faisant allusion au béton qui dépollue. Les risques de pollution sont nettement associés à l’idée d’incertitudes (Dylan, 54, DC, Benjamin, 56, DC), sans que soit toutefois énoncée la possibilité de pénétration des particules de taille nanométrique dans les voies respiratoires et leur diffusion dans le corps avec la dégradation de ces produits « enrichis » de nanoéléments. Les discours sont cumulatifs dans la mesure où ils contestent sans justification l’idée des risques énoncée par Cédric (53, DE).
33En fin de débat, Cédric (66, DE) synthétise les deux allégations en rendant explicite la dialectique à propos des « produits phytosanitaires avec des nanotechnologies » entre les promesses, de « mieux soigner les plantes » et le danger de « polluer à leur tour ».
34Cet emboîtement de bénéfices et de préjudices potentiels dans un domaine d’application donné est précisément une des caractéristiques des nanotechnologies. Cédric s’appuie sur une controverse dans le secteur de la prévention des pollutions agricoles. Les produits phytosanitaires sont une source importante de pollution des eaux superficielles et souterraines par le secteur agricole. Associés aux nanoparticules, peuvent-ils être à l’origine de nouveaux risques sanitaires comme s’interroge l’Afssa, qui en appelle à la prudence dans un rapport publié en 2009 ?
35Certes, les formulations des élèves de 15 ans ne sont pas aussi précises, mais ils produisent une ébauche de cette mise en tension inhérente aux nanotechnologies. Dans ce débat, ils font émerger d’autres dialectiques entre promesses et risques liés aux nanotechnologies : les bienfaits des nanorobots et les risques liés à leur autoréplication autonome, les bénéfices d’un ciblage cellulaire anticancéreux et les risques d’intolérance aux nanovecteurs médicamenteux, les qualités dépolluantes du nanobéton et sa potentielle toxicité à long terme.
36Comme Mercer (1995), nous montrons que les discours cumulatifs soutiennent l’apport d’information sur les controverses mais contribue également à la communauté discursive grâce aux reformulations et aux confirmations. Les discours exploratoires constitués d’oppositions, de points de vues alternatifs, d’analogies, de recherche d’accords sont au service de la co-construction de dialectiques.
Conclusion
37Nous montrons que l’emprunt du cadre vygostkien est fécond pour analyser un débat sur des QSV en lien avec les nanotechnologies. Le langage dans le cadre d’un débat dédié à une sensibilisation aux enjeux éthiques liés aux nanotechnologies remplit une double fonction. D’une part, il permet d’explorer les différentes thématiques en posant les questions en rapport aux problèmes éthiques soulevés par les nanotechnologies et, d’autre part, il permet de produire des énoncés critiques et constructifs pour construire un savoir commun partagé et distancié (Mercer, o.c.). Nous voyons que le dispositif de débat, représente un bon vecteur de construction de compétences critiques constructives, sociales et collaboratives.
38Nos résultats font apparaître que les élèves élaborent, au moyen d’échanges dialogiques, des savoirs relatifs aux interactions science-société plus particulièrement les interactions nanotechnologies-société. La typologie de Mercer s’inscrit dans une tradition anglophone de la compréhension de Vygotski, volontiers orientée vers les interactions sociales (Schneuwly, in Yvon & Zinchenko, 2012, p. 342). Mais, notre emprunt de la méthodologie de Mercer se double de la conception historico-culturelle du développement du psychisme qui considère que les relations sociales sont à la base du développement des fonctions psychiques ; elles existent d’abord au sein d’un collectif, puis deviennent des fonctions psychiques intégrées à la personnalité (Vygotski, 1985).
39Nous considérons qu’apprendre des SEI à l’aide d’un débat, « c’est aussi s’intégrer dans une certaine culture » (Brossard in Yvon & Zinchenko, 2012, p. 364). L’éducation citoyenne aux nanotechnologies dans laquelle s’inscrit le débat vise le développement d’un nouveau rapport au monde et à la science. Les nanotechnologies en tant que technosciences impliquent une gestion managériale des découvertes scientifiques à des fins économiques plus qu’à des fins de connaissance. L’approche vygotskienne pose comme principe que l’apprentissage est source de développement (Vygotski, 1934-1985). Peut-on parler, pour autant, du développement d’un rapport à la science prenant en compte de nouveaux modes d’interactions science-société ? En analysant les échanges langagiers du débat, nous rendons compte d’apprentissage plus que de développement. En effet, l’analyse paidologique portant sur les processus de développement internes provoqués par des enseignements-apprentissages est nécessairement clinique et individuelle (Brossard in Yvon & Zinchenko, 2012, p. 377). Le développement interne, souterrain des concepts nécessiterait un autre type de recueils de données par exemple au moyen d’entretiens permettant d’étudier le rapport au savoir des élèves.
40Mettre à disposition des élèves des outils culturels comme le débat permet de proposer des espaces de restructuration des fonctions mentales. En effet, au-delà de l’adhésion/opposition aux nanotechnologies, les élèves explorent des espaces de discussion dans la logique de la convention d’Aaarhus (1998), qui a pour objet de garantir les droits d’accès à l’information sur l’environnement, de participation du public au processus décisionnel et d’accès à la justice en matière d’environnement.
41Une des missions de l’école est d’offrir des espaces de débats, outils culturels, dont l’appropriation est un enjeu pour le développement de la pensée de l’élève et pour la compréhension du monde contemporain marqué par les technosciences et les interrogations qu’elles soulèvent. Ce dispositif d’éducation citoyenne aux nanotechnologies soumet les élèves à des apprentissages « provoqués ou réactifs » et leur permet de « se poser des questions qu’ils n’auraient jamais posé en l’absence d’un travail didactique » (Brassard in Yvon & Zincheko, 2012, p. 365).
42La référence au cadre historico-culturel enrichit la didactique des QSV en faisant appel au concept d’outil, ici le débat en tant que médiation langagière pour la construction de la pensée : « les activités mentales de connaissance requièrent, encore plus que les activités sensorimotrices, l’engagement d’un sujet socialement situé dans des élaborations cognitives et symboliques dont l’effectuation n’est possible que par le biais des relations avec autrui et par celui des outils de pensée que sont les systèmes symboliques, produits d’une histoire sociale » (Bautier & Rochex, 1999, p. 49). Nous défendons l’idée d’une genèse sociale de la personne permettant ainsi d’inscrire la didactique des QSV dans la filiation des théories considérant que sujet et social sont indissociablement liés.
43Les technosciences reconfigurent silencieusement nos sociétés en refaçonnant la nature. Ces transformations technoscientifiques exigent la redéfinition du projet culturel de l’école pour éviter un décalage entre la culture scolaire et la société. L’enseignement des nouvelles technologies doit aider les élèves à intégrer les façons de penser des technosciences pour dépasser l’ancien et recréer le nouveau (Vygotski, 1985).
44En ce sens, la place des questions socioscientifiques controversées ou Questions Socialement Vives – QSV – (Simonneaux & Legardez, 2011) est importante et délicate pour l’enseignement. Elles mêlent problèmes scientifiques et sociaux, valeurs et éthique. L’enseignement des QSV à l’école engage une réflexion sur le nouage possible entre éducation à et enseignement de. De nouveaux enjeux éducatifs visant la construction de compétences sociales et civiques prennent place à l’école depuis une dizaine d’années au travers des différentes éducations à... (la santé, le développement durable, la citoyenneté). Ces compétences reposent sur l’appropriation de connaissances utiles pour comprendre et agir, et sur le développement d’attitudes (estime de soi, autonomie, responsabilité). Il ne s’agit plus seulement de transmettre des savoirs à enseigner, ce qui prévaut dans les enseignements de rattachés à des champs disciplinaires, mais de donner aux élèves les ressources pour qu’ils agissent selon leurs propres convictions en connaissance de cause.
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