Les deux catéchismes de Luther
p. 41-53
Texte intégral
1La rédaction du Petit et du Grand Catéchisme ne date pas, comme on pourrait s’y attendre, des tout débuts de la Réforme1. Elle est apparue nécessaire à Luther après qu’il a eu procédé à un état des lieux. Elle a pour origine des inspections dans la Saxe élective d’abord confiées en 1527 à Melanchthon et destinées à faire ressortir auprès des autorités la détresse matérielle des pasteurs à laquelle il apparaissait impératif de mettre fin. Luther procède ensuite lui-même à des inspections en 1528 et 1529. Rappelons que l’affichage des thèses, si tant est qu’il ait vraiment eu lieu, remonte au 31 octobre 1517, et que cet événement est traditionnellement considéré comme le point de départ de la Réforme. Curieusement, Luther, qui se réclame souvent de sa sollicitude pour les tenants de la nouvelle foi, n’avait donc pas ressenti pendant plus de dix ans la nécessité impérieuse de rédiger un catéchisme à l’usage des fidèles et de leurs pasteurs.
2Ces inspections révèlent à Luther que les maux de l’Église de « l’ancienne foi » qu’il a dénoncés avec tant de virulence ont continué de prospérer. La situation morale des pasteurs et l’état de leurs mœurs se révèlent aussi déplorables que leur situation matérielle, et leur ignorance ne se distingue guère de celle de leurs ouailles. En somme, rien n’a changé. Ce sont ces considérations qui amènent Luther à travailler immédiatement à la réalisation de ses deux catéchismes en 1528 et 1529, d’abord le Grand publié en avril 1529 et, quelques mois plus tard, le Petit. Autant dire que Luther y a travaillé simultanément. Tout au plus, peut-on remarquer que l’on se serait attendu à un ordre de publication différent, et que Luther a donc jugé qu’il fallait d’abord faire œuvre plus théologique à l’intention des pasteurs2, ce qui implique qu’il les considérait comme particulièrement ignares.
3Contrairement à l’ordre de parution, nous nous intéresserons d’abord et principalement au Petit Catéchisme, comme le veut l’objet de ce livre, qui privilégie l’enseignement religieux dispensé aux enfants. L’unité de conception des deux « catéchismes » nous amène cependant directement au Grand Catéchisme et à sa Préface :
Ce sermon a pour but et commencement de servir à instruire les enfants et les simples. C’est pourquoi, il s’est depuis toujours appelé en grec « catéchisme », c’est-à-dire enseignement pour les enfants que tout chrétien doit absolument connaître et celui qui ne le connaît pas ne peut donc être compté au nombre des chrétiens ni autorisé à recevoir aucun sacrement […]3.
4Et c’est bien un catéchisme dans le sens le plus usuel du terme que nous offre le Petit Catéchisme. Il est divisé en cinq parties principales, non signalées expressément comme telles, la première étant consacrée aux dix commandements. Luther procède de la même façon pour chacun d’eux. Il l’énonce, puis le commente brièvement. Chacun de ces commentaires commence par cette adjuration : « Nous devons craindre et aimer Dieu », avec une légère inflexion pour le premier : « Nous devons craindre, aimer Dieu et lui faire confiance par-dessus toutes choses », c’est-à-dire, évidemment, les choses de ce monde4. Si dans un catéchisme la morale de l’Église rencontre fréquemment celle de l’État ou la morale laïque, ce que l’on a souvent relevé à propos de la IIIe République française malgré son anticléricalisme militant, le phénomène est particulièrement net chez Luther qui nous informe des vices constatés lors de ses inspections, donc de ceux qui frappent la société en général et, tout particulièrement, les pasteurs et les tenants de la nouvelle foi dont le changement de confession, qu’il soit sincère ou relève de l’apostasie opportuniste, n’a manifestement pas changé les mœurs.
5 Ainsi relevons-nous sans surprise, à propos du deuxième commandement, que nous ne devons pas « sacrer », « jurer », « mentir ou tromper », mais aussi qu’il est interdit de « pratiquer la magie », ce qui fait du personnage de Faust une figure moins marginale5. Le commentaire du sixième commandement n’innove nullement dans l’exigence du respect du mariage et de la fidélité conjugale6, tandis que le septième détaille les implications du verbe « voler » en l’étendant aux pratiques commerciales malhonnêtes – ce qui est sans doute un moyen de s’attaquer de nouveau indirectement au trafic des indulgences7 – de même que le commentaire du neuvième commandement signale expressément « l’apparence du Droit » comme moyen de s’emparer des biens de son prochain, et l’on sait que Luther considérait quasiment le Droit comme une discipline satanique fortement à l’honneur dans l’Église catholique8. Le catéchisme, tel qu’il est conçu par Luther, délivre une leçon de civisme. Le choix des exemples montre que celle-ci s’adresse en particulier aux paysans, dont il était apparu dans la guerre des Paysans que Luther les méprisait profondément9. Dans le commentaire du dixième commandement le Réformateur demande que l’on laisse le propriétaire disposer en paix de ses valets et de son bétail. On relèvera que la femme est mise sur le même plan que ces derniers, dans la catégorie des biens que l’on possède10.
6Si nous tentons une brève synthèse de l’enseignement implicite des dix commandements, nous constatons que ce Petit Catéchisme est placé, plus que le catéchisme de l’Église romaine, sous le signe de l’Ancien Testament. Dieu est un Dieu « jaloux » et vengeur. Luther n’hésite pas à invoquer sa colère. Punition et récompense attendent l’homme en fonction de ses actes11. Non sans une certaine incohérence, Luther promet cependant la grâce de Dieu à tous ceux qui respectent ses commandements, promesse incompatible avec une doctrine qui insiste sur l’inutilité des œuvres et l’impossibilité totale d’échapper à l’implacable prédestination, dans la fidélité absolue aux derniers écrits d’Augustin. On serait tenté de répéter ici, mais ce ne sera plus vrai plus tard, ce que Jurieu reprochait aux catholiques. Luther « doctrine » comme Augustin mais prêche comme Pélage quand il s’adresse au peuple. Ainsi si nous avons confiance en Dieu, Dieu nous le rendra, ce qui implique que l’homme peut concourir à son salut, ce que Luther refuse catégoriquement par ailleurs. Si l’homme avait quelque mérite, ce ne pourrait être qu’en les retirant à Dieu, ce qui est absurde, argument que l’on retrouvera chez Kierkegaard. Mais l’on peut constater aussi au fil du temps un durcissement progressif de la doctrine, une rigidité croissante dans les domaines de la théologie qui sont l’affaire des clercs et sur lesquels le Petit Catéchisme ne s’aventure guère, sinon de façon contradictoire, bien qu’il fasse partie, comme le Grand Catéchisme, des écrits confessionnels (« Bekenntnisschriften »), donc faisant autorité et exigeant obéissance.
7Ce flottement apparaît dans le traitement du deuxième document principal, si nous nous permettons par souci de clarté, ce que fait également l’Église luthérienne aujourd’hui, d’introduire cette division. Celui-ci est consacré à la foi. Luther cite le Credo ou Symbole apostolique par membres de phrases successifs, qu’il commente ensuite simplement de manière à la fois très pédagogique et très dogmatique. On se souviendra que la justification par la foi est une sorte de colonne vertébrale de la doctrine luthérienne dans son combat contre « l’ancienne foi », celle de l’Église romaine, dont il faut faire table rase. Il parle véritablement aux enfants et aux simples. Si le premier article traite, comme de juste, de la Création, rien ne rappelle la Genèse et encore moins l’Évangile de Jean. Il ne s’agit pas de répondre à une problématique philosophique mais de donner une réponse définitive avant tout questionnement. En cela Luther n’innove nullement. Dieu m’a créé avec mon corps, mon âme, ma raison, tous mes sens et leurs organes. Mais il m’a donné aussi tout ce qui est nécessaire à la vie, « mes vêtements et mes souliers, ce que je mange et bois, ma maison et ma ferme, ma femme et mes enfants, mes champs et mon bétail et tous mes biens […]12 ». Dieu est le Père protecteur, « par pure bonté et charité paternelles et divines »13, sans que j’aie le moindre mérite ou la moindre dignité qui justifie ce don gracieux. Nous sommes donc apparemment dans les domaines de la justification par la foi, mais d’une manière incomplète et rassurante, sinon lénifiante et anesthésiante, car à aucun moment Luther ne donne à entendre que la plupart des hommes en sont exclus dès leur naissance. Et pourtant la sentence qui revient chaque fois en conclusion de chaque partie du commentaire est : « Cela est certainement vrai ».
8Le deuxième article de l’étude du Symbole apostolique est consacré au salut et à la Rédemption. Jésus Christ a racheté par son sang l’homme perdu et corrompu que je suis par le péché originel. Il m’a délivré « de tous les péchés, de la mort et du pouvoir du diable »14, à la réalité charnelle duquel Luther croyait au point de lui lancer son encrier à la tête. Là encore, aucune mention de la damnation à laquelle n’échapperont pas la plupart des hommes. Luther rappelle sobrement et avec des références simples la querelle des indulgences. Ce ne sont pas « l’or et l’argent »15 qui rachètent l’homme mais le sang du Christ, né de la Vierge Marie, que Luther préserve donc, à l’inverse de toutes les figures iconiques de l’Église catholique. C’est le cas quand Luther rencontre dans le texte des Évangiles un obstacle qui va à l’encontre de ses tendances profondes mais qu’il estime insurmontable. Cela se vérifiera notamment à propos de la Cène. À lire Luther à cet instant, on pourrait croire qu’il est un tenant de la doctrine de l’apocatastasis, c’est-à-dire, soutiennent les théologiens qui la professent, du retour en Dieu de tous les pécheurs, car le Christ ne peut être mort pour rien et serait en quelque sorte en situation d’échec si tous les hommes n’étaient pas rédimés. Tout dans ce Petit Catéchisme est fait pour rassurer, alors que l’anthropologie luthérienne est sombre.
9Le troisième article, « De la sanctification », intègre dans la citation du Credo « la sainte Église chrétienne »16. Il va de soi que « chrétienne » remplace « catholique », mais c’est « Église » qui retient l’attention, car aux tout débuts de la Réforme, Luther se dressait contre l’église de pierre, qui ne pouvait être qu’un pouvoir dangereusement temporel, privilégiait le rapport direct entre le croyant et son Dieu, la figure médiatrice du prêtre étant exclue de cette relation intime qui survivra dans le piétisme17. Il devait prendre rapidement conscience de la nécessité absolue pour la nouvelle foi d’avoir, elle aussi, des institutions, des murs de pierre qui donnent de l’écho à la Parole. Luther accueille tout aussi fidèlement la « communauté des saints »18, qu’il refuse pourtant objectivement dans sa critique des indulgences, aucun homme ne pouvant contribuer au salut d’un autre. La communauté des saints chez lui naît du baptême et se limite à la communauté terrestre des croyants. Elle ne peut être l’intercession des élus. N’oublions pas non plus que Luther ravale le culte des saints, ceux du calendrier pour dire les choses simplement, au rang de vulgaire superstition propagée parmi le peuple pour asseoir le pouvoir de l’ancienne Église. Luther rappelle également, ce que pourrait souligner tout aussi bien un catéchisme catholique, que je ne puis me sauver « par ma propre raison et mes propres forces »19. Mais à aucun moment il ne laisse entendre que la grâce par un décret insondable puisse être accordée à certains et refusée à d’autres, thèse qui est pourtant au cœur de sa doctrine. La vision de l’éternité qu’il transmet reste très simple, sinon très matérielle, bien que ce catéchisme, rappelons-le, soit destiné non seulement aux gens simples mais aussi à leurs pasteurs. Notons encore que toute la chrétienté, pourvu qu’elle se soit ralliée à la nouvelle foi, est sauvée, ce que ne disent pas, au contraire, les ouvrages théoriques, et ce que n’a jamais dit non plus l’Église romaine.
10Le troisième document principal est consacré au Notre Père. Luther s’en tient, comme précédemment, strictement au texte, et la formulation est plus simple encore que dans les commentaires précédents, quasiment enfantine. Nous devons aimer notre Père céleste, comme les enfants aiment leur père terrestre. Le nom de Dieu est en soi sacré mais nous prions pour qu’il le soit également pour nous. L’enseignement tourne à la paraphrase. Mais à partir de la « deuxième prière » : « Que ton règne arrive », Luther va révéler indirectement une des clefs de sa théologie, sinon la clef de celle-ci ou l’axe autour duquel tout s’ordonne. Le royaume de Dieu adviendra « de lui-même, même sans notre prière », mais nous devons prier pour « qu’il vienne aussi à nous »20. Cela sera possible « par sa grâce »21, qui nous fera croire en sa sainte Parole et vivre en accord avec elle. Cela ne revient-il pas à dire, en s’abstenant de détruire l’illusion d’une efficace de la prière et des œuvres, que tout s’accomplira par le décret de Dieu, quelles que soient nos actions ou nos œuvres et notre prière. Car le « même sans notre prière » (Gebet, Bitte) revient comme un leitmotiv à visée pédagogique. La prédestination rend objectivement caduque la prière dont il rappelle régulièrement la nécessité. Luther ne savait que trop qu’elle est indispensable à l’institution.
11L’extension sociale de la morale religieuse est particulièrement manifeste dans le commentaire de la quatrième prière : « Donne-nous notre pain quotidien ». Luther ne fait que détailler encore plus le commentaire du Credo. Que le pain englobe les biens alimentaires nécessaires à la vie, cela va de soi. Luther y ajoute les vêtements, ce que l’on comprend encore, mais aussi la maison, la ferme, le bétail, les champs les propriétés, l’argent, la piété du couple, de bons maîtres et un bon gouvernement rehaussés par leur piété, la paix, la santé, des bons voisins22. Nous interrompons l’énumération que Luther conclut par un « etc. », de peur d’avoir oublié quelque chose. Ce sont des vœux de nouvel an et non pas un traité de théologie. C’est aussi un catéchisme de morale civique ou laïque qui a tout pour rassurer l’autorité, c’est-à-dire les féodaux auxquels Luther apportera un soutien quasi fanatique lors de la guerre des Paysans. C’est aussi la promesse d’une vie apaisée, idyllique pour le commun des mortels, à la possibilité de laquelle Luther pourtant ne croit nullement, parce que les hommes sont ce qu’ils sont, irrémédiablement endurcis dans le péché pour la plupart. En accord avec cette anthropologie, Luther pense que nous ne sommes pas sur terre pour être heureux, mais pour faire notre devoir en obéissant aux maîtres sur cette terre puisqu’ils ne peuvent détenir le pouvoir que si Dieu l’a voulu. De cela, il n’est pas question, sinon indirectement, quand Luther souhaite aux sujets d’avoir de bons maîtres.
12La cinquième prière est moins matérielle. Elle concerne les fautes et les péchés que nous commettons et dont nous demandons que Dieu nous les pardonne. L’ensemble des écrits théologiques, et notamment le traité Des bonnes œuvres, enseignent que nul ne peut savoir si sa prière sera entendue, quelle que soit sa conduite, car c’est la foi qui sauve en fonction de la grâce qui nous a été accordée et dont nous ne savons rien, et non pas la conformité de nos actions à la loi divine, ce que Luther annonce, indirectement encore une fois. Nous ne méritons pas la rémission de nos péchés, nous ne méritons « rien d’autre que le châtiment »23. Si Luther a détaillé les possibles récompenses dans le Petit Catéchisme, il a aussi détaillé tous les maux dont Dieu peut accabler les hommes impies. Mais de même que nous demandons son pardon à Dieu, nous avons le devoir de pardonner à nos semblables. La relation terrestre entre l’homme et son semblable se construit sur le modèle de la relation purement religieuse, le rapport entre l’homme et Dieu.
13Un des commentaires les plus conventionnels est celui de la sixième prière. Dieu ne nous induit jamais en tentation, apprenons-nous. Le Pharaon a pourtant fait l’expérience contraire, ce qui est d’autant moins insignifiant que le luthéranisme se réfère plus souvent à l’Ancien Testament que le catholicisme. La construction est ici banalement antithétique. C’est le diable qui nous tente et Dieu qui nous protège.
14La dernière prière « Mais délivre nous du Mal » est plus originale car le Mal ne concerne pas seulement l’âme mais aussi, expressément, le corps24. La maladie est donc le Mal, sans que Luther, malade perpétuel, nous dise cependant que la maladie est un châtiment ou que nous sommes coupables d’être malades. En dépit de la construction d’une cité heureuse, qui semble ressortir de la quatrième prière, et qui n’est pas dans la manière habituelle de Luther, celui-ci qualifie maintenant, plus traditionnellement, la vie ici-bas de « vallée de larmes »25.
15On mesure le degré d’ignorance que Luther suppose chez ceux, petits et grands, auxquels s’adresse ce catéchisme, en découvrant en conclusion de ce commentaire des dix commandements, conduit membre de phrase par membre de phrase, qu’il juge utile de donner la signification du mot « Amen ». Cela implique qu’il considère littéralement ses lecteurs ou plutôt ses auditeurs, car le catéchisme a été construit et testé, sinon reproduit purement et simplement à partir de sermons, comme des esprits vierges de toute connaissance religieuse, même s’ils ont connu une pratique religieuse. On pourrait en déduire une conclusion déconcertante : dans la masse du peuple, le passage à la Réforme semble n’avoir eu aucun fondement spécifiquement religieux.
16Il en résulte un certain embarras quand il s’agit d’expliquer les notions les plus difficiles, la nature et la fonction des sacrements qui ne se laissent pas ramener exclusivement à des exigences morales et civiques pleinement compatibles avec les enseignements dispensés autrefois par l’Église et qui n’avaient donc rien qui pût surprendre les adeptes de la nouvelle foi. Il faut que Luther transmette simplement à des esprits incultes pour la plupart des notions sur lesquelles les théologiens se disputent depuis des siècles, et dont il aspire à renouveler l’interprétation.
17Nous le voyons à partir du « quatrième document » consacré au sacrement du baptême. La nature et la fonction des sacrements ont toujours été un problème embarrassant pour Luther. La première question que pose Luther – « Qu’est-ce que le baptême ? » – obtient une réponse difficilement accessible à un enfant, ce qui est le lot de tous les catéchismes : « Le baptême n’est pas simplement de l’eau mais il est l’eau saisie par le commandement de Dieu et associée à la parole de Dieu »26. On sait que Luther a d’abord hésité à recommander le baptême pour les enfants, qui ne peuvent en comprendre la signification. Il n’acceptait de reconnaître le sacrement du baptême de l’ancienne Église que pour les enfants qui avaient atteint l’âge de raison lors de l’administration du sacrement. Cela ne va pas sans une certaine contradiction avec l’efficace surnaturelle qu’il reconnaît à ce sacrement. En guise de commentaire, Luther rappelle alors le dernier chapitre de Matthieu : « Allez dans le vaste monde et faites de tous les peuples des disciples de Dieu. Baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit »27.
18La réponse à la deuxième question sur l’utilité du baptême voudrait que les enfants, les nouveau-nés, tout au moins, en fussent exclus, ce qui n’est évidemment pas dit. En effet, apprenons-nous, le baptême « donne la félicité éternelle à tous ceux qui croient ». Et Luther de rappeler la parole de Marc : « Mais celui qui ne croit pas sera damné »28. Or il n’est pas possible de demander à l’enfant de croire, au moins dans l’acception du terme en usage, mais l’on peut admettre qu’il a la foi, si celle-ci est un don de Dieu, un analogue de la prédestination, la fonction surnaturelle du baptême n’étant pour l’élu que la matérialisation sensible ou commémorative ou symbolique de son élection. Comme toujours dans la théologie luthérienne du salut, tout tourne autour de la notion de foi. La cohérence de la doctrine voudrait que le baptême n’ait de sens que pour le baptisé, quel que soit son âge, à qui Dieu de par sa grâce toute-puissante a fait le don de cette foi qui est promesse de salut. Manifestement, Luther hésite à tirer de sa doctrine en toute clarté les conséquences qui seraient susceptibles de désespérer les plus inquiets des tenants de la nouvelle foi.
19La cinquième partie est consacrée au « sacrement de l’autel ou à la Sainte Cène ». C’est un sacrement dont Luther se serait bien passé, puisqu’il a reconnu qu’il aurait été content si cela avait été possible d’en profiter pour flanquer un bon coup de pied au pape, mais que trop de textes parlaient de manière incontestable de l’instauration de ce sacrement pour qu’il pût s’autoriser à le faire. Et effectivement, pour faire bonne mesure, Luther se réclame d’emblée de « Matthieu, Marc, Luc et de saint Paul »29 pour appuyer son enseignement.
20Comme pour le baptême, Luther va insister sur l’efficace de la Parole divine qui décide du « pardon des péchés », qui est promesse de « vie et de félicité », mais encore une fois pour celui qui croit, car pour tout autre, il restera « indigne et mal disposé », car la Parole de Dieu exige des « cœurs qui ont la foi »30. Globalement, comme précédemment, il n’entre pas directement dans le débat théologique, mais invoque ses références avec une insistance inhabituelle. Ce n’est pas la consommation matérielle du pain et du vin qui importe, mais la Parole de Dieu. Ce pourrait être la reprise pure et simple de la doctrine catholique de la transsubstantiation, mais l’on sait que Luther refuse d’y adhérer, au prix d’une solution qu’il a dit lui-même ne pas pouvoir comprendre. À côté du pain et du vin, dont la substance demeure identique à elle-même, bien qu’il ne s’agisse pas du pain et du vin31, comme l’entend le commun des mortels, la Cène fait don au croyant du corps et du sang du Christ. Il faut que cela soit vrai, puisque le Christ l’a dit, et on ne peut donc opposer à cette doctrine nulle argutie. Dans toute objection, Luther flaire toujours des relents de scolastique. Il va de soi que Luther n’a pas abordé vraiment le débat dans le Petit Catéchisme. Le Grand Catéchisme est plus explicite sans apporter toujours une clarté rationnelle dont Luther se méfie. Il évacue le doute par principe :
Qu’est-ce que le sacrement de l’autel ? C’est le vrai corps et le vrai sang du Christ notre Seigneur dans et sous la forme du pain et du vin32, par la parole du Christ qui nous a commandé de le manger et de le boire […]. La parole, dis-je, est ce qui fait le sacrement et opère les distinctions, pour que cela ne soit pas purement du pain et du vin mais le corps et le sang du Christ et se nomme ainsi. Car il est dit : Accedat verbum ad sacramentum et fit sacramentum […]. Ici vaut la parole du Christ : ‘Prenez et mangez, ceci est mon corps’, ‘Buvez-en tous, ceci est le Nouveau Testament dans mon sang’ etc. […] Car quand la bouche du Christ parle et dit, donc cela est, puisqu’il est celui qui ne peut mentir et tromper33.
21Chaque fois qu’apparaît un problème théologique, Luther propose la même solution. Seules comptent la Parole et la foi, dont il ne dit pas prudemment qu’elle est un don de Dieu que nous ne pouvons acquérir, c’est-à-dire que la doctrine de la justification par la foi est au cœur du catéchisme de manière extraordinairement répétitive, sans que la notion ne soit jamais formulée. Mais nous n’en sommes pas moins, bien que Luther manifestement ne veuille pas désespérer les fidèles de la nouvelle foi au cœur de la doctrine : sola gratia, sola fide. On pourrait accuser Luther de contourner les implications de sa doctrine mais on peut aussi reconnaître qu’il a imposé aux enfants, dès qu’ils ont, tout au plus, l’âge de raison, le point central de sa doctrine sans avoir même à le formuler, ce qu’interdit sa difficulté théorique et, plus encore peut-être, existentielle.
22Nous l’avons relevé au passage. Une des principales difficultés, sinon contradictions, de la doctrine qui apparaît, vient d’un infléchissement significatif de la pensée première. Il ne s’agit plus d’un rapport direct entre l’homme et Dieu, qui devait fonder la nouvelle confession, l’Église romaine ayant capté à son profit l’enseignement christique, mais d’une relation à nouveau médiatisée par le pasteur et l’Église. Cette phrase d’anthologie de l’édition en ligne du Petit Catéchisme par l’Église évangélique d’Allemagne l’atteste suffisamment : « Du pouvoir des clefs et de la confession : la partie concernant la confession et la rémission des péchés ne se trouve pas originellement dans le Petit Catéchisme mais se rapporte en partie à Martin Luther »34. C’est déjà bien de le dire. Tous n’ont pas ce scrupule. Si l’Église est « en évolution », il n’est pas inutile de modifier le texte initial pour que l’évolution ou « l’adaptation à notre temps » puissent se réclamer d’un solide fondement scripturaire. Il arrive même que catholiques et protestants y travaillent de conserve. Dans cette phrase que nous citons, le rôle du confesseur et donc de l’Église est considérablement amplifié par rapport au Petit Catéchisme. Notons par exemple que le texte remanié insiste sur le réconfort que le confesseur peut apporter à l’homme dont la conscience est troublée. Il peut même le stimuler de telle manière qu’il l’amènera ou le ramènera à la foi, ce qui ne semble pas concorder avec les pouvoirs que Luther reconnaît à l’Église.
23Nous pourrions nous reporter à quelques points de la doctrine traités de manière plus théorique par le Grand Catéchisme, notamment en ce qui concerne les différents sacrements conservés ou rejetés. Nous nous sommes limité à l’eucharistie en tentant de percevoir les enjeux des inflexions de la doctrine. Dans le Grand Catéchisme, Luther parle très simplement tant pour la syntaxe que pour le vocabulaire, comme pour être compris de tout un chacun, mais ne s’interdit pas des rappels érudits destinés aux clercs un peu mieux instruits que leurs confrères. Ses propos semblent correspondre à la doctrine de la transsubstantiation, mais l’on dirait que Luther tente de masquer l’absence de différence sensible avec la doctrine catholique, si bien que la simplicité du propos finit par rendre la thèse confuse : « le sacrement est le pain et le vin, mais pas tels qu’on les pose sur la table, mais le pain et le vin pris dans la Parole de Dieu et liés à lui. C’est la Parole, dis-je, qui fait ce sacrement et opère la distinction, de sorte que ce n’est pas seulement le pain et le vin, mais que cela est et s’appelle le corps et le sang du Christ »35. Luther répond à l’objection présumée de « cent mille diables » et de tous les esprits savants, en assénant que cela ne vaut rien face à la Parole du Christ. Finalement, il ne paraîtrait pas impossible de parler de consubstantiation ou de consubstantialité plutôt que de transsubstantiation.
24Quelques années plus tôt, en 1521, dans Von der babylonischen Gefangenschaft der Kirche (La Captivité babylonienne de l’Église), nous étions clairement en présence de la doctrine de la consubstantiation, qui est pour nous un double réalisme : « Donc pour que dans le sacrement le vrai corps et le vrai sang du Christ soient présents, il n’est pas nécessaire que le pain et le vin se transforment […], au contraire, tandis que tous deux en même temps restent ce qu’ils sont, on peut dire en vérité : “Ce pain est mon corps, ce vin est mon sang” »36. Nous sommes en présence d’un double réalisme, d’une reconnaissance simultanée d’une réalité matérielle et d’un miracle divin qui la transforme sans l’affecter. Les scolastiques tournaient la difficulté ou la résolvaient subtilement en disant que seule l’apparence des substances était préservée, ce qui a le don d’irriter Luther.
25Comment expliquer ces hésitations, sinon cet embarras de la part d’un homme réputé pour sa rudesse, voire sa brutalité, ce que ne démentent pas certains passages des deux catéchismes ? Le catéchisme luthérien a un statut particulier face à celui ou à ceux de l’Église romaine dans la mesure où il a un rôle fondateur qui dépasse la simple transmission d’une doctrine consacrée. Il propage la doctrine d’une confession qui est en cours de constitution et qui, dans son propre camp, le camp antipapiste, pour faire simple, est en butte à des contestations parfois violentes, notamment quant à l’interprétation du sacrement de l’eucharistie. Si fermes et inébranlables que soient ses certitudes religieuses, il n’en est pas moins un politique extrêmement sensible aux enjeux de pouvoir dont il sait bien que dépend l’avenir de sa doctrine. Ses catéchismes reflètent une image de la société, transmettent un modèle éducatif et civique. Il en va souvent ainsi. Mais le principe cujus regio, ejus religio, qui ne deviendra officiel qu’en 1555, est déjà dans l’esprit et la pratique de Luther. Il est d’une redoutable efficacité mais fait bon marché de la liberté du croyant que Luther érige en dogme par ailleurs. L’anthropologie et le modèle social implicite mais clair des deux catéchismes ne pouvaient qu’agréer aux princes, ravis de faire leur salut à si bon compte, à condition, tout au moins, de ne pas regarder de trop près les ouvrages théoriques.
Notes de bas de page
1 Nous citerons Deutsch Catechismus (Der grosse Katechismus) et [Enchiridion], Der kleine Catechismus für die gemeine Pfarrherr und Prediger dans notre traduction, à partir de D. Martin Luthers Werke, Kritische Gesamtausgabe (Weimarer Ausgabe), 30. Band, Erste Abteilung, Weimar 1910, p. 123-345. Le nombre de pages relativement important ne correspond pas exactement à la longueur réelle du texte luthérien en raison de l’importance des notes et de l’apparat érudit de cette édition critique. À la suite de l’édition de Der kleine Catechismus de 1529 figure celle de 1531, quasiment envahie par les notes, sur laquelle nous ne nous appuierons pas, notre approche ne se voulant pas strictement philologique.
2 Avec cette réserve importante que le Petit Catéchisme est dédié officiellement à l’ensemble des pasteurs et prédicateurs, comme si Luther s’était rendu compte très vite que les exigences du Grand Catéchisme étaient inaccessibles au public théoriquement chargé de l’instruction et de l’édification des simples.
3 Luther M., Der grosse Katechismus, op. cit., p. 129. Le terme de « sermon » rappelle l’origine de ces catéchismes. Ils ont été conçus et rédigés à partir d’une pratique orale.
4 Luther M., Der kleine Katechismus, op. cit., p. 243.
5 Ibid., p. 243-244.
6 Ibid., p. 244-245. La fidélité conjugale trouve cependant ses limites dans le statut de la femme. La servante peut se substituer à l’épouse récalcitrante, ce que Luther n’écrit évidemment pas dans son catéchisme.
7 Ibid., p. 245.
8 Ibid.
9 Cf. Luther M., Wider die rauberischen und mörderischen Rotten der Bauern (« Contre les hordes pillardes et meurtrières des paysans »). On peut se reporter à Lefebvre Luther et les problèmes de l’autorité civile, Paris, Aubier Montaigne, 1973, qui présente en traduction un certain nombre de textes relevant de sa problématique, et à notre L’Homme face à Dieu Mystique, Réforme, Piétisme, Arras, Artois Presses Université, 2004, notamment p. 198-218, où nous faisons ressortir l’opposition entre humanisme et Réforme, et donc particulièrement entre Erasme et Luther.
10 Luther M., Der kleine Katechismus, op. cit., p. 246.
11 Ibid., p. 246-247.
12 Ibid., p. 248.
13 Ibid.
14 Ibid., p. 249.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Cf. Paul L’Homme face à Dieu. Mystique, Réforme, Piétisme, op. cit., p. 219-345.
18 Luther M., Der kleine Katechismus, op. cit., p. 249.
19 Ibid., p. 250.
20 Ibid., p. 251.
21 Ibid., p. 252.
22 Ibid., p. 253.
23 Ibid., p. 254.
24 Ibid., p. 255.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 256.
28 Ibid.
29 Ibid., p. 260.
30 Ibid., p. 261.
31 Luther M., Der grosse Katechismus, op. cit., p. 223.
32 Ibid., « In und unter », peut plonger le commentateur (et le traducteur) dans un abîme de perplexité, bien que la formulation dans son insistance se veuille sans réplique.
33 Ibid., p. 223-224.
34 EKD : Evangelische Kirche in Deutschland ; http://ekd;de/glauben/bekenntnisse/kleiner_katechismus_5.html.
35 Ibid., p. 223.
36 Luther M., Von der Babylonischen Gefangenschaft der Kirche, Weimarer Ausgabe (cf. note 1), p. 497 et suivantes pour l’ensemble du développement.
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