De la cacophonie à la polyphonie
p. 153-211
Texte intégral
1L’œuvre chraïbienne, complexe et polymorphe, donne à lire dans ses composantes macrostructurelles et microstructurelles les étapes de ses transformations. La tension entre l’éclatement du récit et sa cohésion révèle une écriture du fragment qui se veut, dans un premier temps, mimétique du chaos dans lequel évoluent les personnages, mais qui s’abandonne par la suite au ludisme de la composition textuelle. Cette tension dialectique se répercute dans les jeux interdiscursifs : d’abord appliqués à restituer la lutte d’une parole individuelle naissante dans un univers régi par l’absurdité dogmatique, ils s’ordonnent ensuite, délaissant la collision discursive au profit de la polyphonie. Ces procédés soulignent le continuum d’une pratique d’écriture par-delà les multiples facettes de l’œuvre et ils mettent au jour un vaste champ de résonances intertextuelles, bâtissant ainsi une œuvre fondamentalement référentielle1.
Une écriture du fragment
2Du Passé simple à La Foule, les romans sont voués à la déstructuration, au démembrement ; la diégèse subit de multiples torsions narratives qui défient la chronologie et anéantissent toute linéarité. Le récit (Les Boucs et L’Âne en sont emblématiques) relève d’un assemblage étudié qui ne laisse place qu’à la discordance et à la dissonance. À partir de De tous les horizons, la dynamique s’inverse : le récit éclaté se restructure et bâtit ainsi sa cohésion, tout en s’autorisant le maintien d’une écriture du fragment qui joue sur la disjonction et l’hétérogène.
Le récit éclaté
3Le Passé simple et Les Boucs affichent, à en croire les intitulés de leurs chapitres, une structure logique des plus rigoureuses. Dans le premier roman, cette logique est cautionnée par la science, ressortit à l’infaillibilité d’un processus chimique : « Les éléments de base », « Période de transition », « Le réactif », « Le catalyseur », « Les éléments de synthèse ». Le second roman détaille en abyme les étapes successives de la création d’une œuvre : « Copyright », « Imprimatur », « Nihil Obstat ». Le contenu des chapitres, ou des parties, est pour sa part plus désordonné, quand il ne se présente pas comme un enchaînement incohérent d’idées. Le Passé simple offre un récit nettement plus linéaire que Les Boucs, mais qui ne va pas sans ambiguïtés : s’il est assez aisé de reconnaître les « éléments de base » dans le premier chapitre consacré à l’exposition de la vie dans la famille Ferdi – une scène présentée comme itérative autour d’un père despotique, d’une mère soumise et apeurée –, des chapitres singulatifs comme « Le réactif » ou « Le catalyseur » posent problème. Le réactif désigne aussi bien le décès d’Hamid, déclencheur du règlement de comptes, d’abord avec la mère puis avec le père, que cette révolte elle-même et par extension le narrateur, sujet de cette révolte, ou encore la malédiction paternelle et l’exclusion de Driss. « Le catalyseur » n’est pas plus explicite si l’on considère que, dans ce chapitre, Driss a cherché refuge auprès de tous les membres de sa famille d’adoption, vendu l’appareil dentaire du Seigneur avec l’aide du Kilo, pratiqué toutes les pensionnaires de Noémie, tenté de se convertir au catholicisme chez le père Blot, s’est vidangé sur l’épaule de la jeune fille de l’église2 ; il a passé le baccalauréat avant de s’entretenir avec Joseph Kessel son examinateur, et finalement a conclu ses heures de liberté sur un retour au domicile familial pour y apprendre le décès de sa mère. La multiplication des épisodes, au service de l’accélération du récit, donne le vertige dans ce premier roman, mais l’action reste un tant soit peu chronologique, ce qui est loin d’être le cas des Boucs qui propose à son lecteur une seule alternative : se laisser porter par les méandres du stream of consciousness de Waldick en enjambant les cassures temporelles, ou lire crayon en main pour tenter de rétablir peu ou prou l’enchaînement chronologique des événements. Le « récit-cadre » concerne le manuscrit des « Boucs », œuvre de Waldick écrite en prison, soumis pour édition à Mac O’Mac. L’action débute sur l’arrivée de Raus apportant une éclanche dérobée et interrompant la prostration de Waldick ; la temporalité est indiquée incidemment : « Les vitres sont grises d’un matin gris » (B, p. 12). Raus prépare ensuite la viande après avoir dégondé la porte afin de la faire brûler. La pendule égrène bien les heures, mais le narrateur ne compte que les premiers coups parce que « neuf heures ou midi, quelle importance ? » (B, p. 17). Un peu plus tard, après la mention déjà anaphorique des injures de Raus, cassant la porte, le récit subit une brisure temporelle durant laquelle le narrateur rapporte, évoquant Simone : « Cette aube-là, elle m’attendait derrière la grille – Je n’ai pas pu venir à la Santé » (B, p. 20). À l’évidence, il s’agit de leur première rencontre depuis sa sortie de prison la plus récente ; le démonstratif joue le rôle d’un déictique, en ce qu’il renvoie à la situation d’énonciation et l’inscrit dans une référence spatio-temporelle, en même temps qu’il est anaphorique, référant directement à l’aube qui a précédé le matin gris sur lequel débute le roman. La parenthèse analeptique se referme après quelques lignes, le récit revient à Waldick qui s’apprête à rejoindre Raus, occupé à entretenir un feu d’enfer, pour exiger qu’il trouve une ambulance, et le chapitre se clôt sur l’étranglement du chat scandé par la sirène de l’ambulance qui s’éloigne. Le second chapitre est consacré aux Boucs et au meurtre qu’ils ont perpétré sur un entrepreneur qui ne leur accordait pas de travail. Le troisième chapitre indique par un sommaire qu’une nuit s’est écoulée depuis le début du récit : « Toute la nuit j’attendis, immobile sur ma chaise » (B, p. 35-36). La journée et la nuit écoulées3 constituent le point nodal du récit où convergent tous les éléments de crise dont l’ordre pourrait être ainsi rétabli : à sa sortie de prison, Waldick ne fait que croiser Simone à la grille du jardin ; il s’enquiert de son fils, ce qui ne provoque qu’un haussement d’épaules de la part de Simone, visiblement sur le départ puisqu’elle rectifie sa coiffure et ne réapparaît pas dans la diégèse avant le lendemain matin. Rentré chez lui et après avoir été plus ou moins tiré de sa prostration par Raus qui s’évertue à procurer de la nourriture, Waldick décide de faire venir une ambulance pour son fils – que l’on croirait déjà mort à l’allure où Waldick détruit son berceau et ses affaires, mais qui est encore en vie, à l’hôpital où il est traité pour une méningite, comme Raus le révèle au chapitre 3. Les vingt-quatre heures que recouvrent ces trois premiers chapitres ont donc salué la sortie de prison de Waldick, l’hospitalisation de Fabrice, le meurtre de l’entrepreneur et l’adultère de Simone – cette dernière affiche un désintéressement total à l’égard de son enfant, laissant à Mac, dont le patronyme se charge soudain d’une signification nouvelle, le loisir de s’enquérir de l’état de Fabrice tandis qu'elle se remet de ses émotions : « J’ai fait un de ces voyages » (B, p. 38). Quatre jours s’écoulent au long des chapitres 4, 5 et 64. À la fin de la première partie, Waldick s’apprête à monter dans l’avion qui le ramène en Algérie. Le chapitre initial de la seconde partie narre l’arrivée de Waldick au Bourget et le récit présente une ellipse5 de deux mois, correspondant au séjour en Algérie – c’est Raus qui indique cette durée à la fin du chapitre 4. Le second chapitre le trouve devant la porte du pavillon de Simone, porte qui déclenche par association d’idées un récit analeptique et le ramène à la première porte qu’il a ouverte à son arrivée en France à dix-huit ans. Le chapitre 3 marque le retour à Simone qui, contrainte par Waldick, fait le récit de la fameuse nuit deux mois auparavant, comblant ainsi l’ellipse laissée dans la première partie entre son départ à la grille du jardin et son retour en compagnie de Mac. Le chapitre 4 se déroule dans la continuité du précédent, Raus emmène Waldick chez les Boucs après sa confrontation avec Simone : dans le tacot, Waldick se remémore ses pérégrinations en France – Raus est ici le déclencheur de l’analepse – depuis l’accrochage dans un bistrot alors qu’il vendait des tapis, bagarre qui l’a conduit en prison pour la première fois, jusqu’à son travail dans les mines, l’achat de son poste T.S.F. et la rencontre de Raus dans une cave de Gennevilliers. Le chapitre 5 couvre tout l’hiver passé chez les Boucs et la partie s’achève sur les disparitions nocturnes de Waldick, muni de sa bouteille de vin, clamant à son retour qu’il ne veut pas aimer. La troisième partie, extrêmement brève, comporte un premier chapitre analeptique qui explicite ces disparitions nocturnes6, puis un second chapitre qui met en scène la fête des Boucs célébrant l’arrivée du printemps. Le troisième et dernier chapitre est une analepse de plus de seize années7, ramenant le lecteur à l’enfance du héros et à sa rencontre à l’âge de dix ans avec le prêtre de Bône, catalyseur du départ pour la France. Un seul indice textuel autorise la datation, approximative et a posteriori, de l’action du roman : le récit d’Isabelle à la fin du roman situe l’action « même maintenant, dix ans après la Libération » (B, p. 178.) L’hiver rude passé chez les Boucs confirmerait qu’il s’agit de l’hiver 1954 : l’action se déroulerait donc de septembre 1953 au printemps 1954, le départ de Waldick pour la France serait ainsi à dater de 1945 et sa rencontre déterminante avec le prêtre de 19378. Alternant scènes et sommaires, le récit joue tantôt sur une accélération importante tantôt sur un étirement temporel. Les scènes itératives accentuent l’effet de statisme, le gommage de la temporalité, tandis que l’enchâssement de récits analeptiques lui confère une tout autre profondeur en rétablissant, par fragments, les multiples niveaux temporels.
4Avec L’Âne, cet éclatement du récit est porté à son paroxysme : non seulement le personnage de Moussa se scinde et se diffracte dans tous les autres personnages ou actants éponymes des récits, mais il est le héros d’un récit initial qui éclate en une multiplicité d’autres récits absolument insituables par rapport au récit premier, mais également insituables les uns par rapport aux autres. Les deux premiers chapitres se décomposent en trois mouvements9 : la trame narrative du premier chapitre est construite sur le type : début in medias res / récit analeptique / retour à la temporalité du premier mouvement et progression. Le second chapitre comporte également trois mouvements mais les temporalités sont mêlées au niveau du paragraphe lui-même : l’incipit de « Premier amour » est constitué d’un discours logorrhéique réunissant les temporalités présente, passée et future :
Quand je le vis, j’étais dans le défilé, à trois ou quatre rangs des chars. Dans l’odeur des bigaradiers en fleur aussi puissante qu’un raz-de-marée, aussi délirante que tout à l’heure la foule, les blindés, les mégaphones, le macadam et les tambours et les cymbales – moi, assise là, sur la colline auréolée d’un coucher de cuivre, fiai la tête au creux de son épaule, j’écoute les cordes de sa guitare vibrer et nous conter en résonances de métal l’histoire même de notre amour (plus tard, à peine dix jours plus tard, appuyée au garde-fou du Bon Reg Reg bouillonnant et rouge comme ce couchant, un soir comme celui-ci, je sentirai encore la floraison lointaine des bigaradiers. [.../…], et maintenant j'ai la sensation d'être à sa place sur ce camion à remorque, en promontoire de la foule en délire, et de me voir moi-même de là-bas et avec mes yeux, vêtue de kaki et pensant kaki dans ce défilé d’uniformes [...]. Même maintenant, descendant pas à pas derrière lui le sentier des chèvres que tout à l'heure j’avais grimpé... (A, p. 29-30)
5Il est impossible de dater précisément la rencontre de la narratrice et de Moussa qui prend place dans le second mouvement, que ce soit par rapport à ce discours premier ou en fonction des événements présents, passés et futurs qui y sont relatés. Il en va de même dans le troisième chapitre, « Le citron » : établir une relation chronologique quelconque (antérieure, simultanée, postérieure) entre le déferlement des hordes, le déchaînement des « folles de Dieu », et l’apparition de Moussa, situer par rapport à tout ceci l’histoire de la mendiante et de la femme-enfant, qui vient s’y greffer dans un second temps, relève de la gageure. Les brisures temporelles dans présentent un lien, même ténu, avec le récit dont elles dépendent ; dans L’Âne, les récits secondaires semblent relever à la fois de la simultanéité et de la progression. Chaque chapitre est pourvu d’un titre représentatif de l’actant secondaire mis en valeur à l’intérieur de la diégèse : le roman n’est qu’une succession d’images, de flashes aveuglants, liés les uns aux autres sans que l’on puisse en rétablir réellement la cohérence. Le déroulement de la narration sur le principe de l’association d’idées est à l’œuvre dans Les Boucs : l’exemple donné par l’image de la porte du pavillon de Simone ramenant le narrateur à l’image de la première porte poussée en France est patent et, pour ainsi dire, « explicité ». Dans L’Âne, ce type d’embrayeurs existe sans être explicités autrement que par leur récurrence : l’image du lion occupe à l’évidence cette fonction, mais l’embrayage ainsi effectué demeure fort nébuleux. Dans le premier chapitre, à l’occasion d’une scène itérative décrivant les périodes d’éveil temporaire de Moussa, avant qu’il ne « s’éteign[e], comme une chandelle, pour un nouveau somme d’un mois ou d’un an » (A, p. 20), le héros déclare : « Je suis un lion » (A, p. 19). Dans le chapitre suivant, « Premier amour », ce lion est omniprésent : c’est lui que la narratrice de ce chapitre a aperçu depuis sa place dans le défilé des Jeunesses Féminines ; c’est encore lui qui figure sur l’insigne des Jeunesses Féminines qu'elle offre à son amoureux inconnu10. Partie à la recherche de ce lion, elle ne trouve que Moussa, adossé à son camion. La fin du chapitre, qui rend la parole à Moussa11 par un glissement de focalisation, révèle au lecteur l’identité de l’amoureux éconduit par le tuteur de cette jeune fille : il n’est autre que Moussa. L’identité de Moussa et du lion est établie par une forte cohésion entre l’incipit de ces deux premiers chapitres. Le chapitre éponyme, « L’Âne », débute par : « Ceux qui le virent, par cet après-midi d’août qui sentait la poussière » (A, p. 15), et le chapitre suivant réduplique ce commencement, avec une modification de la focalisation qui semble alors se rétrécir : « Quand je le vis, j’étais dans le défilé » (A, p. 29). Le contexte du premier chapitre est très clair, c’est Moussa qui est l’objet des regards. Au second chapitre, le lecteur est amené, par la répétition quasi exacte de la scène, à identifier d’emblée le pronom complément comme référant à Moussa. L’effet est déceptif lorsque débute le second mouvement de ce chapitre : « Il n’était plus là quand je parvins sur la place, mais il y avait le camion, et, adossé au camion, tel un tronc d’arbre, il y avait l’homme » (A, p. 32), puis lorsque la narratrice interrompt le monologue de Moussa pour l’interroger : « Oui, lui dis-je, mais où est le lion ? » (A, p. 33). Moussa explique qu’à défaut d’avoir pu apprendre quoi que ce soit de ses semblables, il a trouvé un lion qui a prêté l’oreille à ses interrogations et qui l’a accompagné. Le second mouvement du chapitre se termine sur le départ de la jeune fille qui, auparavant, a relaté son histoire en hurlant, et ce, sans qu’il ne soit plus question de lion. Le troisième et dernier mouvement du chapitre, dans lequel Moussa raconte à un paysan la fin tragique de la jeune fille – explicitant par là même au lecteur le rôle qu’elle tenait dans ce chapitre – voit réapparaître le lion :
Moussa ne sut jamais comment cela s’était produit. Ce ne fut que lorsqu’il vit l’homme pelotonné en boule autour de sa bêche, comme un jambon, et le lion le surplombant et le reniflant avec des halètements sonores [...], qu'il se rappela que quelque chose venait de se passer, avec des gestes violents et de violents éclats de voix [...]. Il ne sut jamais non plus comment il avait pu bondir, libérer l’homme et le pousser devant lui au pas de course. Quand il revint, le lion était au haut du ravin, qui le regardait fixement, immobile comme un lion de bronze.
– Nous sommes témoins maintenant, n’est-ce pas ? dit Moussa. Nous sommes déjà déçus, déjà pitoyables et vaincus, n’est-ce pas ? (Pas à pas, pesamment, il gravissait le ravin vers le lion ; au-dessus du lion, tel une auréole, il y eut soudain le soleil.) Dis-moi que, nous aussi, nous nous jetterons dans le fleuve, le jour où, comme elle nous nous serons rendus compte que rien n’a changé et que tout cela est un rêve éveillé [...]. Quand il parvint en haut et d'amour, de croyance et d'espérance, [...] Devant eux, au levant, surgit soudain le soleil. (DV, p. 31)
6Les similitudes structurelles de ces deux romans tiennent à la diffraction d’un récit premier en plusieurs récits, chacun isolé dans un chapitre et chapeauté par un intitulé : ils sont ainsi à la fois autonomes et interdépendants, en regard du « récit-cadre ». Dans L'Âne, le « récit-cadre » est celui qui retrace l’itinéraire de Moussa tandis que dans De tous les horizons il est incarné par la voix attribuée à Haj Fatmi Chraïbi, déroulant un discours fragmenté en sept mouvements, placé en exergue des chapitres et en conclusion du dernier chapitre. Contrairement à L'Âne, le fil narratif premier est isolé et distinct des récits qu’il surplombe. Ce fil narratif atypique inverse la dynamique d’éclatement, à l’œuvre dans les romans jusque-là, en une stratégie de reconstruction : les récits de L’Âne ressortissent à un enchâssement sophistiqué, tandis que ceux de De tous les horizons participent d’une répétition et d’une superposition : chacun apporte une illustration à un discours unique. Les deux œuvres présentent un processus parfaitement symétrique en ce sens que le personnage médiateur de L’Âne incarnait une unité illusoire qui se révélait telle dans la démultiplication des expériences, alors que De tous les horizons met la diversité spatiale, temporelle et humaine au service de l’unité, de la totalité universelle. Les diverses voix qui s’élèvent – Haj Moussa (« Les restes »), Coulibaly (« Quatre malles »), Boudjema (« Le sac »), Werner Wolff (« Les animaux domestiques ») et Barthélémy (« Une maison au bord de la mer ») – sont réunies, par-delà les différences sociales, historiques et géographiques, en un seul et même discours :
De tous Les horizons monte la même clameur. Oui, mon fils : des hommes de toutes les races, de n’importe quelle confession ou discipline, se lèvent un beau jour et vivent la même action – tant il est vrai que, pour les êtres humains, les mêmes problèmes demeurent : liberté, croyance, bonheur, sens de notre vie, espérance. (DV, exergue à « Orient des temps passés »)
7Le renversement qui s’est produit de L’Âne à De tous les horizons est particulièrement sensible dans les clôtures des œuvres : le dernier chapitre de L’Âne renvoie à l’absurde de la condition humaine : « Tout avait été absurde. Absurde ce départ imposé à un homme qui ne voulait pas partir, qui ne savait même pas où aller, ni pourquoi ; absurde cette communauté d’hommes d’horizons et de tempéraments divers » (A, p. 103). La clausule du roman suivant s’en remet à un ordre du monde supérieur et à son mouvement d’incoercible renaissance12 qui marque l’éternelle victoire de la vie :
Mais, dis-moi, mon fils : quand le soleil se lève, est-ce que tout cela existe encore ? Est-ce que tous nos petits problèmes comptent encore ? Chaque fois que le soleil se lève, pour bêtes et gens, pour les minéraux et les plantes, pour les individus et les peuples, c’est comme si nous renaissions tous avec le soleil. Haj Fatmi Chraïbi, mon père – mort et enterré. (DV, p. 153)
8L’ordonnancement narratif à l’œuvre dans De tous les horizons (en 1958) constitue une étape dans l’œuvre chraïbienne dont tout un pan, dès lors, présentera des romans généralement organisés en un schéma binaire. La Foule (en 1961) inaugure cette composition avec deux mouvements parallèles, « Le Flux » et « Le Reflux »13 ; Succession ouverte (en 1962) est construit en une « Première partie » et une « Deuxième partie » ; Un ami viendra vous voir (en 1967) fait de la dernière partie, intitulée « Ruth », une sorte de clausule d’un roman orchestré d’abord par « Le grand prêtre. Christophe Bell » puis par « L’autre grand prêtre. Dr Stéphane Daniels »14 ; La Civilisation, ma Mère !... (en 1972) dépeint l’« Être » avant de s’intéresser à l’« Avoir » ; La Mère du Printemps (en 1982) montre un épilogue ancré dans l’époque contemporaine initiant une plongée dans le passé en une « Première marée » puis une « Deuxième marée » ; L'Inspecteur Ali (en 1991) place une synthèse sur « L’auteur » comme en appendice aux deux principaux mouvements du récit « Ils sont attendus » et « Ils sont arrivés » ; et L'Homme du Livre (en 1994) retrace « La première aube » et « La deuxième aube » de la Révélation au Prophète Mohammed15. Indubitable ment, ce tempo dualiste n’est pas exempt de débordements et bien souvent des ruptures dans la temporalité excèdent la linéarité première, mais cela crée des galeries temporelles au gré des réminiscences et des projections, sans provoquer de réelles solutions de continuité dans le déroulement de l’intrigue.
9L’Âne insiste donc sur l’éclatement, le vide, le manque tandis que De tous les horizons tente d’insérer un ordre, de combler la béance entre les voix par l’insertion d’un discours fédérateur. Le processus de réunification, à travers le rétablissement d’une cohérence et d’une cohésion textuelle, est effectif dans chaque récit singulier comme dans l’ensemble pluriel ainsi formé. Cette progression n’a rien d’une coïncidence, elle est le fruit d’un véritable travail d’écriture : la quête d’une facture propre à canaliser les torrents verbaux caractéristiques de l’écriture chraïbienne depuis le départ, mais qui préserverait la démultiplication des points de vue que l’écriture débridée autorisait. La mise en œuvre, dans L’Âne, de procédés tels que l’interaction des récits, les confusions temporelles, la superposition des voix, l’infléchissement de la narration autour des motifs relais, en même temps que la singularisation d’actants secondaires – parfois réellement descriptifs, comme pour « Une force de la nature », parfois nettement plus décalés et symboliques, comme pour « Le citron »16 – dénonce l’exercice d’écriture qui préside à la structure de ce roman. Dans De tous les horizons, c’est la fragmentation du fil narratif premier au rôle fédérateur indéniable mais en position excentrée, occupant tous les seuils de l’œuvre, qui désigne le montage textuel. Les deux œuvres peuvent se réclamer à l’unisson du genre romanesque, par une mention infratitulaire apposée sur la couverture – et répétée sur la page de titre en ce qui concerne L’Âne – elles n’apparaissent pas moins comme des œuvres hybrides. Un certain nombre d’interprétations ont été avancées, qui souvent s’accordent à dire que L’Âne est une sorte de parabole mettant en scène un personnage humble – dont l’humilité précisément ne lui fait ressentir que plus durement les inadéquations d’une société contemporaine en bouleversement, ébranlée dans ses assises – prenant des allures de prophète pour clamer son incompréhension puis son désespoir. En tout état de cause, ce roman fait état d’une crise générale touchant le principal protagoniste, crise qui se répercute et se répète à travers d’autres protagonistes, dans une succession de chapitres. La disposition de ces chapitres17 élabore une gradation jusqu’à l’avant-dernier, représentant ainsi de façon mimétique les différents moments de la crise qui atteint son paroxysme avec la « résolution » d’une quête identitaire au quatrième chapitre. Chacun d’eux répond à deux des critères génériques majeurs de la nouvelle, sur lesquels s’accordent tous les théoriciens du genre : l’autonomie des textes18 assortie de leur cohésion au sein du recueil de nouvelles, et ce que Goethe a appelé « l’événement inouï ». Les « chapitres » de L’Âne rejoignent bien les aspects soulignés par Faulkner : « Une nouvelle, c’est la cristallisation d’un instant arbitrairement choisi où un personnage est en conflit avec un autre personnage, avec son milieu ou avec lui-même »19. En outre, la manière dont le récit premier sert de rebond à quantité d’autres récits rappelle la technique, subvertie, de la narration-prétexte des recueils de nouvelles classiques. L’Âne être considéré comme roman, il n'en reste pas moins que ses « chapitres », par leur autonomie, leur brièveté et la clôture de leur intrigue principale, lui confèrent toutes les caractéristiques d’un recueil de nouvelles. La subversion générique ainsi initiée se fait encore plus nette dans De tous les horizons : l’œuvre témoigne d’une indécision certaine en ce que la première de couverture annonce des « récits », par une mention infratitulaire, alors que la page de titre indique qu’il s’agit là d’un « roman ». Les intertitres sont réduits au simple intitulé accompagné du numéro indiquant la place du récit. Le terme « chapitre » a disparu. L’autonomie, la brièveté et la clôture des textes précédents se voient renforcées ici d’une forte unité d’intrigue : le personnel de chaque récit ne souffre aucune récurrence, et aucune interaction entre les personnages des différents récits n’est à noter, même si une structure spéculaire doublée d’une dominante thématique, là encore, sous-tend la composition. Le rôle de narration-prétexte est clairement dévolu au discours segmenté et excentré qui court le long des seuils. Le mécanisme du recueil de nouvelles participe d’une dynamique répétitive, illustrant le mouvement de renaissance du récit, et s’avère particulièrement propre à accueillir l’œuvre-phoenix chraïbienne. Et ce, d’autant plus que la structure hélicoïdale constitue l’une des spécificités de la composition des nouvelles : selon Chklovski, « en général, la nouvelle est une combinaison des constructions en boucle et en paliers, et de plus compliquée par divers développements »20.
10L’exercice de style, dont témoigne L’Âne, est avoué par l’auteur dans le deuxième tome de ses Mémoires : il est dû à l’influence de Faulkner.
C’était le récit éclaté dans le temps et le passé, recomposé par le temps. C’était le présent qui prenait source dans le passé et qui éclairait le présent en des ramifications viscérales qu’épousait un style à nul autre pareil. C’était la multitude des personnages, portant parfois le même nom, qui vivaient leur propre vie et l’ajoutaient à la vie des autres, comme des vagues se couvrant et se renouvelant pour donner naissance à la marée montante. L’influence de William Faulkner était telle que j'eus grand-peine à retrouver mon langage et mon identité Mais ce ne fut pas dans Les Boucs qu’il se manifesta ; ce fut dans L’Âne, publié un an plus tard. Ce livre n’eût pas de succès – et c’est un euphémisme... (MAC, p. 78-79)
11Il est à gager que l’insuccès de L’Âne est à mettre au compte de son manque de lisibilité, pour ne pas dire son hermétisme21. Entre l’influence des romanciers américains et la vogue des Nouveaux Romanciers, la recherche formelle avait le vent en poupe : crise du sujet, dénonciation de l’absurdité du monde et recherche stylistique délitaient les récits, provoquant indubitablement l’admiration d’un public averti, mais séduisant certainement bien moins le public néophyte – dont le degré d’intérêt reste le principal décideur du succès d’une œuvre ou de son renvoi dans les limbes de l’oubli. Cette même recherche poussée à l’extrême par la seconde génération d’écrivains maghrébins les conduit à produire des œuvres que, bien souvent, les complexes jeux formels rendent hermétiques22. Effet de mode, influence précise er recherche personnelle sont généralement étroitement liés, et l’intérêt de la stylisation telle qu'elle s’exerce dans L’Âne et De tous les horizons est d’indiquer que ces œuvres constituent une étape de la production chraïbienne : hybrides, dans un entre-deux générique, ces œuvres sont des œuvres de transition, cherchant à multiplier les points de vue sur un même événement et à restituer la complexité temporelle. L’interdépendance des temporalités qui s’éclairent l’une l’autre lorsqu’elles sont confrontées est l’une des constantes de l’œuvre qui l’explore sous diverses modalités. La recherche d’une facture qui illustrerait cet éclairage réciproque participe de l’idée qu’un sens caché se trouve à l’un de ces points de contact et qu’il détient le secret explicitant le déroulement des événements, le sens supérieur qui préside à l’ordre du monde. Ce sens est inexistant dans L’Âne, ce que montrent bien les collisions des ramifications temporelles, des voix des protagonistes et le flou topographique. Le cheminement imposé à Moussa fait écho à l’expérience vécue par le héros de « L’immortel » de Borges23 :
J'étais passé par un labyrinthe, mais la très nette Cité des Immortels me fit frémir d’épouvante et de dégoût... Un labyrinthe est une chose faite à dessein pour confondre les hommes ; son architecture, prodigue en symétries, est orientée à cette intention. Dans les palais que j’explorai imparfaitement, l’architecture était privée d’intention. On n’y rencontrait que couloirs sans issue, hautes fenêtres inaccessibles, portes colossales donnant sur une cellule ou sur un puits, incroyables escaliers inversés, aux degrés et à la rampe tournées vers le bas. (« L’Immortel », L'Aleph, p. 23)
12De cet effroyable non-sens, De tous les horizons ne conserve que le labyrinthe, et l’architecture y est douée d’intention. Une voix venue d’outre-tombe illustre, en un discours continu générant répétitivement des récits singuliers et autonomes, des moments de crise et vise, par son didactisme24, à les remettre en perspective et à leur conférer un sens : « Nos mondes ne font qu’un, si différents soient-ils et, je te l’ai déjà dit, mon fils : çà et là, les mêmes problèmes demeurent. C’est à nous surtout de répondre » (exergue à « Quatre malles »). Elle vise aussi à faire entendre simultanément, à travers elle et par-delà ces êtres et ces mondes, une pléthore de voix diverses. La réédition de cette œuvre, chez Soden en 1986 sous le titre D’autres voix, est tout à fait significative. Cette réédition fait subir un profond changement à l’œuvre originale : elle se voit amputée de sa voix fédératrice, comme si le titre subsumait, à lui seul, toutes les significations dispensées auparavant par le discours liminaire. La mixité, l’indécision générique ne disparaît pas pour autant, même si la cohérence entre première de couverture et page de titre est rétablie : elles qualifient, en chœur cette fois, l’œuvre de roman. C’est néanmoins l’esprit de la nouvelle qui caractérise le mieux cette œuvre et Denise Brahimi y est sensible aussi, qui réserve une place pour « Les restes » dans son ouvrage Un siècle de nouvelles franco-maghrébines25. Elle réunit, dans son ouvrage, des nouvelles écrites aussi bien par des Français(es) que des Maghrébin(e)s autochtones, certaines datant de plus d’un siècle, d’autres étant contemporaines ; elle explique sa sélection en signalant que « leur caractéristique commune est d’exprimer une maghrébinité qui dépasse l’événement ou le moment particuliers »26 et, notant le succès que connaît la nouvelle au Maghreb27, elle s’interroge : « Y aurait-il des pays voués à s’exprimer dans des formes brèves ? Tel paraît être le cas du Maghreb, terre de ruptures et de concision, que ni la géographie ni l’histoire n’ont installé dans le tissu de la continuité. »28 La nouvelle paraît donc propre à accueillir une écriture de l’urgence, violente et lapidaire ; c’est également une structure qui facilite la variation incessante des tonalités et, par sa forme brève, qui exprime formidablement l’incertitude événementielle. C’est ainsi sans surprise que l’on voit Chraïbi s’y essayer. De L'Âne à De tous les horizons, puis à la réédition de cette œuvre sous le titre D’autres voix, l’écriture chraïbienne s’infléchit progressivement : les œuvres cherchent à chaque occurrence une nouvelle position d’équilibre, créant des croisées de voix différentes qu’il s’agit d’agencer de façon à ce qu’elles se fassent entendre en chœur sans perdre de leur singularité. L’écriture n’aurait, en définitive, qu’une véritable constante : réunir « l’alpha et l’oméga », pour reprendre une métaphore chère à l’auteur, et devenir un véritable Aleph, « l’un des points de l’espace qui contient tous les points [...]. Le lieu où se trouvent, sans se confondre tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles »29. Dans L’Âne, elle s’évertue à représenter stylistiquement l’indicible, d’une manière qui rappelle le désarroi du héros de Borges ; dans D’autres voix, elle s’attache à « transmettre aux autres l’Aleph infini », en incarnant la diversité de l’univers au travers d’une voix à la fois une et plurielle.
Ici commence mon désespoir d’écrivain. Tout Langage est un alphabet de symboles dont l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent ; comment transmettre aux autres l’Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine ? [.../...]. Par ailleurs, le problème central est insoluble : l’énumération, même partielle, d’un ensemble infini. En cet instant gigantesque, j’ai vu des millions d’actes délectables ou atroces ; aucun ne m’étonna autant que le fait que tous occupaient le même point, sans superposition et sans transparence. Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je transcrirai, successif, car c’est ainsi qu’est le langage [.../...]. Je vis l’Aleph, sous tous les angles, je vis sur l’Aleph la terre, et sur la terre de nouveau l’Aleph et sur l'Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, j’eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé : l’inconcevable univers30.
Les décrochages scripturaux
13Les premières œuvres jouent des potentialités diverses d’une écriture déstructurée afin de restituer la complexité et/ou l’absurdité du monde où évoluent les héros ; ce faisant, elles désignent la part d’artifice que comporte toute construction textuelle et témoignent de l’importante recherche formelle et stylistique de Chraïbi : l’écriture est en formation, elle révèle ses étapes, et ces mutations permettent de repérer son évolution. Ceci ressortit à l’aspect sérieux du travail d’écriture et de composition. Mais il y un goût pour la forme brève chez Chraïbi qui illustre l’autre facette de ce travail : le ludisme de la création. D’un bout à l’autre de l’œuvre, le fragment s’exhibe et, avec lui, le jeu ; y compris dans Le Passé simple, que l’on aborde trop souvent avec gravité, comme pour s’aligner sur le diapason des sombres sujets mis en scène, négligeant tour un pan de ce roman, pour lequel l’austérité est loin d’être le maître mot.
14Tous les chapitres du roman forment un bloc homogène, à l’exception d’un seul, le chapitre IV, qui présente une composition identique à celle des romans/recueils. Il est parsemé de micro-récits – ex-centrés par des astérisques disposés en triangle comme dans L’Âne – tout à fait distincts les uns des autres et en même temps parties prenantes de l’action, non seulement au plan thématique, mais également structurellement parlant puisqu’ils rythment les déambulations de Driss, banni de la maison paternelle. Ces micro-récits semblent bien être l’une des premières modalités visant à embrasser diverses perspectives en un seul moment, un moyen d’unir au sein d’un unique propos une multiplicité de discours. Ils forment des strates suivant le principe d’une sphère concentrique : ils balisent et enferment le récit central, relatif aux trois jours passés hors de la maison familiale et strate principale. La deuxième strate se compose de huit saynètes disposées, par groupes de quatre, de part et d’autre de ce point nodal qu’est le récit central. La troisième strate est occupée par un seul et même récit divisé en deux temps et placé en position liminaire (en incipit et en clôture de toutes les péripéties) de façon à encadrer l’ensemble voire à l’enfermer et à l’isoler du reste de l’intrigue du Passé simple. L’élaboration de cette structure est extrêmement rigoureuse. Ces segments narratifs ouvrent sur un univers de l’absurde, de la cacophonie, celui de la rue et par extension du monde, qui contraste fortement avec l’ordre sévère et souvent silencieux de l’univers familial. Leur hétérogénéité souligne le décalage, le décrochage modal qui se produit du tragique au burlesque : « Ainsi furent peuplées mes premières minutes de liberté. Cocasses » (PS, p. 177). De fait, le segment initial de la première série de saynètes joue d’un quiproquo participant à la fois du comique de situation, et du (peu subtil) jeu de mots31 :
D’abord je la crus folle. Elle jaillit d’une porte cochère en criant à tout vent :
– Tant pis !.. Tant pis !.
Une petite femme maigre, si petite et si maigre qu’elle eût aisément tenu dans un couffin. Réflexion faite, je la rattrapai et, mettant une main sur son épaule :
– Eh oui ! madame, tant pis, comme vous dites !
Elle me fit face. Le réverbère accusa ce qui lui restait de dentition : quatre crocs noirâtres.
– Vous l’avez vu ?
– Qui ça ?
– Mon chien, voyons ! Mon chien, Tant-pis. (PS, p. 175-176)
15La scène relève d’un humour de l’absurde, réitéré dans la saynète suivante : deux Noirs autour d’un chaudron de petits pois, l’un jouant de la guitare, l’autre surveillant l’interminable cuisson de petits pois qu’il a omis d’écosser. Le dernier épisode de cette première série, celui qui engendre le récit principal a valeur d’annonciation ; les trois passants qu’arrête Driss permettent d’illustrer respectivement trois thèmes majeurs du Passé simple : le renversement des valeurs, l’impossible dialogue, la décrédibilisation de l’autorité32. La deuxième série de saynètes mêle tragique et burlesque : le premier épisode montre une scène qui, de l’extérieur, prend l’allure d’un apprentissage au métier d’épicier mais qui dissimule en réalité un « apprentissage » d’une tout autre nature, celui des sévices sexuels dont un enfant fait les frais. L’épisode suivant met en scène une mauvaise plaisanterie : Driss arrête Haj Moussa pour lui faire part d’une remarque anodine, per mettant ainsi à l’âne que poursuivait déjà Moussa – parce qu’il grignotait son chargement – de distancer son propriétaire33 Le ludisme du montage textuel dans ce chapitre atypique, déjà indiqué par les glissements de modes et la composition concentrique, atteint son paroxysme avec la dernière strate – celle, liminaire, qui encadre l’ensemble de ces épisodes, eux-mêmes s’enroulant autour du récit central : l’astuce a consisté à couper en deux parties une seule et même scène et à la dispatcher à chaque extrémité, pour atteindre l’apogée de l’absurde. Dans le premier mouvement, le mendiant barbu roule une cigarette et, dans le second, il la porte à sa bouche pour l’allumer. La scène est contradictoire : Driss souligne que la barbe du mendiant est devenue plus fournie depuis son départ, ce qui tendrait à signifier que le temps s’est effectivement écoulé et que si l’on retrouve ce mendiant dans la même posture, c’est qu’il incarne l’immobilisme de la société et la vanité des actions – la liberté de Driss ne l’aurait alors conduit qu’à revenir frapper à la porte du domicile familial. A contrario, la continuité du discours de ce mendiant donne l’illusion que ce second mouvement de la scène est immédiatement postérieur au premier mouvement. Cette continuité est soulignée par un changement typographique : l’italique met en évidence l'absence de rupture entre les deux mouvements, en conséquence un temps très bref se serait écoulé entre le moment où Driss est jeté dehors et le moment où il relève la tête et aperçoit le Seigneur sur ce même perron.
Je me relevai.
– Finalement, ma tante est morte, me dit le barbu.
Adossé au réverbère, plutôt couché qu’assis, il souriait.
– Et je viens d’apprendre que mon fils aîné s’est engagé dans l’armée française, ajouta-t-il.
Il tira la langue. Mouilla consciencieusement le bord gommé de sa feuille à cigarette... (PS, p. 175)
– Et l’armée française a capitulé sur le front de Tunisie, hurla le barbu, bonne nouvelle ! Mon fils y est resté, grêlé de balles, mauvaise nouvelle !
[...]
Sa barbe s'était fournie depuis mon départ, boucles et mèches folles avec, par endroits, un trou de derme brun. Il avait porté sa cigarette à sa bouche et l’allumait.
– Progression arithmétique, dis-je, ou bien absurdité absurde de notre pauvre monde ? Tu ne vas tout de même pas me dire qu’il s’agit de la même et unique cigarette ? Celle que...
Vivement, du doigt, il me désigna, debout sur le perron, le Seigneur. (PS, p. 223)
16Le contraste est frappant entre cette synchronisation, induite par la réduplication de la scène, et un récit central qui regorge d’événements34 : tous les épisodes qui se sont succédés dans cet entre-deux relèveraient alors de l’onirisme35. La strate ultime de ce montage textuel déréalise également l’expulsion de l’univers originel, renvoyant la période de liberté de Driss, voire l’idée même de liberté, au pur fantasme.
17L’écriture du fragment se métamorphose au gré des œuvres : si, au départ, elle se traduisait par une fission narrative et une déconstruction de la temporalité, avant de se restructurer avec la forme brève et close sur elle-même de la nouvelle et du micro-récit, dans les dernières œuvres – notamment celles qui mettent en scène l’inspecteur Ali –, c’est une constante discrète et protéiforme qui vient insérer de légers glissements de perspective. Dans L’Inspecteur Ali, le décrochage n’est plus modal comme dans Le Passé simple, mais stylistique : le fragment emprunte la forme du plan et de la séquence cinématographiques. Le script qui fait office de chapitre 3 n’omet rien, pas même l’argument : « La cérémonie du thé se déroula en plusieurs séquences, avec des ratages et des reprises techniques dues au dépaysement du comédien et peut-être bien à l’inadéquation du matériel made in Morocco » (IA, p. 147), prélude à cette avant-première. Le scénario est livré au complet, découpage technique et dialogues à l’appui. Sa conception élaborée est révélatrice, du « plan d’ensemble » qui situe le contexte immédiat de la scène, au « gros plan » sur l’acteur principal du drame, le service à thé – en porcelaine, de chez Mouhammad, accompagné de ses petites cuillers au manche décoré par une miniature de Buckingham Palace – et son comparse, le pain de sucre « venu en droite ligne de la Médina » (IA, p. 147). Le figurant écossais, Jock, est brutalement tiré de l’arrière-plan qu’il occupe de sa « voix off », lorsqu’un « fondu enchaîné » et un « plan américain » immortalisent sa réaction face au pain de sucre, capturant sa stupéfaction, tandis que de son côté « la comédienne du cru » (IA, p. 149), Saadiya, réalise une performance impeccable.
Voix de Jock (off) : Sugar, please.
Comme poussée par un réalisateur connu d’elle seule (mais il doit s’agir de son intuition féminine), Saadiya entre dans le champ, pose le sucre sur le plateau.
GROS PLAN : Le pain de sucre en question [...].
FONDU ENCHAÎNÉ : Les yeux de Jock. (Les regardant, je pense à Rudyard Kipling dont l’œuvre a nourri mon enfance. L’Orient sera-t-il toujours l’Orient et l’Occident restera-t-il à jamais l’Occident, et pourront-ils se rencontrer un jour par mégarde ?)
Saadiya (Voix off) : Sucre. Sugar.
Jock (plan américain) : What ?
Saadiya (lui mettant dans la main un petit marteau en cuivre. Tiens, elle l’a trouvé, celui-là ? Je l’avais caché [...].) Sucre. Sugar, sir.
(Elle a appris son texte. Elle dit juste ce qu’il faut. Elle connaît la valeur du silence. Et si je l’écrivais telle quelle dans ma prochaine enquête de l’inspecteur Ali ? Si j’exigeais de la B.B.C. qu’elle tienne son propre rôle, au lieu de [.../...] faire appel à une actrice maquillée en Marocaine pour la circonstance ?) (IA, p. 148-149)
18L’écrivain-cinéaste déroule ainsi le choc des cultures sur quatre séquences, inversant la perspective, mettant en scène par la même occasion sa féroce riposte aux superproductions en technicolor d’Hollywood – tel « Le Fils de Schéhérazade »36 où « derrière les palmiers-dattiers d’un vert luisant [...] surgissaient des Arabes à têtes de Texans » (CMM, p. 78-79), arpentant le désert oriental sur des chevaux du Far-West. Chraïbi livre là un épisode délectable où le style héroï-comique et la mise à nu du procédé de composition dévoilent gaiement le ludisme qui l’accompagne constamment dans sa création. Ce joyeux glissement n’est pas l’unique occurrence du genre dans l’œuvre, des décrochages du romanesque au scénique – sur un ton nettement plus sombre – dans Le Passé simple exhibent l’artifice37 ; ainsi, un après-midi d’école buissonnière engendre un drame en trois actes (PS, p. 41), dont l’aspect théâtral se retrouve, à la fin du roman, dans le spectacle de la confrontation qui se transforme en partie de poker :
– Et je me dévoile parce que tu triches.
– Plaît-il ? [...]
– Tu triches. Je l’ai senti dès le début. Tu abandonnais ton pluriel, ta majesté, tu m’offrais des liqueurs, tu te confiais à moi [...]. Tu triches. Tu traçais un cercle, m’enfermais dedans – et je m’y laissais enfermer [...].
– Donc je triche, constate-t-il.
– Et moi aussi [...]. Et entre nous deux, de toi à moi et vice versa, tricheurs, la discussion pouvait encore être libre. (PS, p. 253-254)
19Une enquête au pays exploite quelques-unes des ficelles cinématographiques qui, si elles n’observent pas à la lettre la technique mise en œuvre dans L’Inspecteur Ali, en annoncent du moins l’esprit38 : Ali, antithèse de Rambo (IA, p. 212), n’en reconduit pas moins le rôle à la fin du roman, muni de la panoplie adéquate, après avoir montré ses talents d’acteur et de bruiteur : « ... Jusqu’à l’aube, il dit tout, fit tout, fut tout, avec une totale sincérité [.../...]. Raho l’avait écouté attentivement [...]. Ici, Ali entra en mouvement pour de bon [.../...]. Il illustra le cataclysme des mitrailleuses et des bombes, mima les pans de murs qui s’écroulaient, la montagne qui sautait comme un gigantesque volcan » (EP, p. 21 1-213). L’Inspecteur Ali reste le roman hétérogène par excellence, multipliant les variations stylistiques et glissant d’une écriture spécifique à une autre : le texte romanesque met en évidence sa malléabilité intrinsèque en accueillant également l’échange épistolaire- la lettre à l’ami, Daniel Bordigoni39, et sa réponse sous forme de télégramme qui clôt la seconde partie du roman –, la conversation téléphonique retranscrite avec force indications scéniques (IA, p. 177-180), mais encore « l’histoire drôle » (IA, p. 209) placée à la fin roman – ainsi que c’est censé se produire dans chaque enquête de l’inspecteur40. Le roman explore ainsi de multiples registres, joue des variations de style, et l’extrait du « Second Passé simple » donné à lire au lecteur en constitue un exemple supplémentaire, tout aussi révélateur. Il participe du reportage journalistique : « Durant ces dernières 24 h, les B 52 ont déversé des dizaines de milliers de bombes sur Bagdad et la région de Bassora. L’agence IRNA affirme que dans un abri civil il y a eu 340 morts. Selon le Pentagone, il s’agirait d’un fortin militaire. Nouvelle attaque irakienne cette nuit sur l’Arabie Saoudite. Vers 1 h 30 du matin, les sirènes d’alarme ont de nouveau retenti à Dahran et dans la capitale, Riyad » (IA, p. 92). En insérant cet extrait, conçu à la manière d’une dépêche de presse, écriture du fragment s’il en est, l’auteur joue du décalage par rapport au contenu attendu d’un ouvrage de fiction, mais il montre également que le ludisme de l’assemblage textuel et des variations stylistiques n’est jamais gratuit : ici, il est même fortement motivé non seulement par la référence explicite à la guerre du Golfe « premier volet », à la une de l’actualité internationale au moment où Chraïbi écrivait L’Inspecteur Ali, mais encore par une réflexion sur le rôle de l’écrivain – et du journaliste. Cette absence de gratuité est mise en relief dans les trois enquêtes de l’inspecteur, lieux que le genre policier en général et l’acteur chraïbien atypique en particulier prédisposeraient à une libre provocation. Ludisme et burlesque caractérisent indéniablement toutes les intrusions d’éléments a priori exogènes : tel ce quotidien que le lecteur parcourt par-dessus l’épaule d'Ali, des titres de la une aux résultats sportifs, en passant par les petites annonces et le « coin des poètes ». Mais cette lecture des deux quotidiens nationaux a une portée tout à fait significative : elle est comparative et implicitement critique.
L’un était plus intellectuel que l’autre ; mais, des gros titres aux annonces légales, c’était du tout-venant. LE DERNIER TRONÇON DE L’AUTOROUTE SUD A ÉTÉ MENÉ À BONNE FIN GRÂCE AUX HAUTES DIRECTIVES DE SA MAJESTÉ LE ROI, QUE DIEU L'AIT EN SA SAUVEGARDE ! Ou bien : SELON LES DIRECTIVES DE S.M. LE ROI, LE DERNIER TRONCON DE L’AUTOROUTE SUD A ÉTÉ ACHEVÉ. (UPS, p. 20)
20L’élément le plus représentatif de ces enquêtes, celui auquel se complaît l’écrivain polygraphe, reste la grille de mots croisés : après le jeu textuel et l’intrusion par fragments d’éléments exogènes dans le récit, c’est aux jeux sur la langue qu’il s’adonne. Les notices des mots croisés sont incluses dans le texte rompant sa linéarité : ainsi la grille en partie retranscrite au cœur du texte dans L’Inspecteur Ali et la C.I.A. (p. 03), complétée et commentée par l’inspecteur. Cette passion d’Ali pour les mots croisés – passion partagée par son créateur à en croire le début du Monde à côté (p. 11) –, passe-temps populaire s’il en est, a une double fonction : d’une part, à la suite des extraits de « tabloïds de caniveau » (TC, p. 45), elle fait partie du processus de provocation visant à réhabiliter la littérature de divertissement et à désarçonner les adeptes de l’intellectualisme ; d’autre part, le cruciverbiste – et, partant, le lecteur – s’installe dans la position du joueur herméneute, principe qui rappelle implicitement le principe du récit policier, les mots croisés s’apparentant à toute une série de jeux herméneutiques tels que le rébus et la devinette41 Ce procédé contamine tout le discours de l’inspecteur pour le plus grand égarement du lecteur du récit policier, ce dernier le conviant par définition au décryptage, ébranlé par ces considérations loufoques : cherchant à décoder quel énoncé présente une portée indicielle et quel énoncé en est dénué, il est mystifié et promené un instant par ces devinettes décalées. Ali déstabilise son supérieur hiérarchique et son confrère britannique, qui lui demandent d’expliciter son raisonnement imparable, en leur répondant par une devinette fondée sur la technique des notices de mots croisés : « Qu’est-ce qui baise à moitié ? [...] La lèvre, expliqua l’inspecteur avec un large sourire. La lèvre, au singulier » (TC, p. 19) ; mais encore :
– C’est aussi évident que le royaume des chats.
– Quoi ? Quel royaume ?
– Le Siam, expliqua l’inspecteur [...]. C’est facile comme définition de mots croisés [...]. Moi, j’en aurais proposé une autre, plus corsée : « mélange de maïs ».
– Quoi ? répéta le commissaire ahuri. (CIA, p. 28)
21Chraïbi use du fragment sous toutes ses formes d’un bout à l’autre de son œuvre, l’utilisant à toutes fins, métamorphosant une dynamique d’éclatement du récit en une véritable écriture du fragment, composant avec la malléabilité du genre romanesque pour créer une œuvre hétérogène dans laquelle il donne libre cours à ses talents de polygraphe. De la nouvelle aux mots croisés, après un détour par le micro-récit, le ludisme de l’assemblage textuel s’allie le pouvoir représentatif ou critique de la parole brève, « meilleur antidote contre les discours creux, gonflés par le vent des démagogies », selon Denise Brahimi42. Ces glissements stylistiques, et notamment la contamination massive du discours par les mots-croisés, met en relief la complexité des jeux interdiscursifs dans l’œuvre chraïbienne.
Les jeux interdiscursifs
22Un rapide balayage des microstructures du texte chraïbien révèle une élaboration du discours fondée sur l’enchâssement, sur le relais, mettant en scène une parole fondamentalement référentielle, en relation constante avec des discours constitués. La linéarité progressive que manifeste la structure générale d’une œuvre se répercute au plan du discours lui-même : il évolue d’une parole écartelée par des influences multiples et opposées, restituant un véritable tintamarre, vers une parole toujours composite mais unifiée et polyphonique.
La parole suspendue
23Il est établi depuis les travaux de Bakhtine, puis ceux des théoriciens de l’intertextualité, que l'écriture romanesque, en ce qu’elle met en scène divers rôles discursifs qui se répondent ou s’entrecroisent, est intrinsèquement dialogique et que, au niveau plus étroit du discours, un énoncé est constamment traversé par d’autres énoncés ; ce postulat – « toute écriture est glose et entreglose, toute énonciation répète »43 –, en tête de l’étude d’Antoine Compagnon sur la citation, manifestation interdiscursive primitive, est loin de rendre l’étude du phénomène inopérante : s’il souligne que le travail de la citation ne diffère aucunement du jeu du langage en général, il montre qu’en tant qu’occurrence particulière du déjà-dit, la pratique citationnelle est un signe révélateur, un enjeu stratégique du texte. Les textes de Chraïbi convoquent une profusion de citations, l’auteur use et abuse de cette pratique sous toutes ses formes, de la plus littérale à la plus discrète. Les références sont multiples et hétérogènes ; réelles ou créées de toutes pièces, distinguées du discours dans lequel elles prennent place par des marques typographiques ou, au contraire, absorbées par la parole initiale, elles occupent tous les lieux du texte : l’avant-texte ou péritexte pour les épigraphes d’œuvre, les seuils successifs pour les épigraphes de chapitre, le cœur du discours lorsqu’elles sont le fait des divers personnages. Le Passé simple-en tant que premier roman, il contient à l’état embryonnaire un certain nombre de procédés affinés par la suite, mais leurs manifestations encore mal dégrossies ici les rend plus aisément repérables – en regorge : le premier chapitre est sur ce plan représentatif de la véritable cacophonie que le roman donne à entendre. Le narrateur se fait le filtre d’un brouhaha généralisé : celui de la fin du jeûne et de la récitation du Coran, le « concert consécutif des muezzins » (PS, p. 13) doublé par la mélopée des mendiants hurlant tous les saints du Maghreb, « depuis saint abd El Kader jusqu’à saint Lyautey » (PS, p. 14), voix trop fortes à la résonance desquelles s’additionnent celles des protagonistes (le dialogue entre Berrada et Roche, le discours intérieur du narrateur qui restitue l’ensemble et le commente), dans un vacarme rythmé par le canon d’El Hank qui tonne douze fois tandis que retentit « le gong du drame » (PS, p. 13) pour le narrateur et que s’annonce la voix du Seigneur professant sa loi tyrannique. Les litanies des mendiants et des muezzins contribuent à mettre en place un univers où la parole semble condamnée à la répétition, par d’infinis relais, et où les discours s’entrechoquent de façon hermétique. Le narrateur est, en outre, une chambre de réverbération, un réceptacle conservant l’écho de paroles déjà proférées qu’il fait entrer en collision lorsqu’il les relaie :
Le ciel ne me fait pas peur. Il est peuplé de gaz rares et de ratiocinations humaines. Roche me l’a dit.
Pour une telle insolence, dix mille ans de géhenne me sont promis. Le Seigneur me l’a dit. (PS, p. 15)
24Ces paroles de référence sont elles-mêmes référentielles ; elles véhiculent deux types de discours antithétiques, l’un encyclopédique et immanent aussitôt contré par son envers, le discours comminatoire et transcendant, qui sanctionne le blasphème. Aussi opposés que soient ces discours, il renvoie tous deux au verbe divin et à sa réception ; ces deux propos antinomiques sont un commentaire de la référence ultime et sacrée, un métatexte indirect qui présente ses versants orthodoxe (le Seigneur) et hétérodoxe (Roche). À cet égard, ces caractéristiques du premier chapitre renvoient à l’épigraphe de l’œuvre qu’ils rédupliquent.
Et le pasteur noir me dit :
– Nous aussi nous avons traduit la Bible. Nous y avons trouvé que Dieu a créé les premiers hommes de race noire. Un jour le Noir Caïn tua le Noir Abel. Dieu apparut à Caïn et lui dit : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » Et Caïn eut une telle frayeur qu’il en devint blanc. Et depuis lors tous les descendants de Caïn sont des Blancs
Albert-Raymond Roche
(Propos recueillis par l'auteur).
25L’infinie transmission du discours révèle une structure d’enchâssement sophistiquée : l’auteur Chraïbi rapporte les propos de Roche – ce qui constitue déjà une double référence puisqu’au personnage du Passé simple répond le personnage réel, juge itinérant qui égayait les après-midi du jeune Driss Chraïbi au parc Murdoch44. Roche lui-même cite le pasteur noir à l’occasion d’une référence qui n’élucide pas clairement son destinataire – dans l’absolu, le pronom complément de première personne du singulier peut tout aussi bien désigner Roche comme destinataire de ce discours que renvoyer à un destinataire inconnu, puisque cette épigraphe ne renseigne pas sur le contexte dans lequel le propos a été proféré, indiquant seulement une situation bien définie. Le pasteur, quant à lui, se réfère à une traduction particulière de la Bible et le contenu de cette traduction, pour être apocryphe, est immédiatement redoublé par l’énoncé orthodoxe qu’il subvertit. L’épigraphe offre à ce stade trois relais du discours et deux discours opposés dont l’un, l’orthodoxe, est implicite. Pour être hétérodoxe, le discours du pasteur ne se ramène pas moins, par définition, à un discours de type théologal soit « un discours du discours de Dieu »45, discours originel rapporté lui aussi et au style direct au cœur de la citation chraïbienne. L’épigraphe due à Chraïbi citant Roche, lui-même en train de rapporter les propos d’un pasteur qui tient pour sa part un discours théologal, duel parce que non conforme au dogme établi, à partir d’une convocation directe de la parole première, est d’une remarquable complétude : il y a en réalité quatre relais de transmission et de répétition d’un unique discours qui se révèle double. Cette esthétique itérative, doublée d’une structure d’enchâssement qui produit une énonciation en miroir rappelle le système des hadiths – et beaucoup de critiques n’ont pas manqué de le souligner. Cette interprétation est quelque peu réductrice puisque, en dépit de ses indéniables spécificités, le système des hadiths professe avant tout un discours de type théologal et possède en conséquence les mêmes propriétés que tout autre discours de ce type. Cette épigraphe d’œuvre, emblématique de la pratique citationnelle – la référence aux Écritures et à la parole primordiale est contenue en creux dans toute pratique de la citation, selon Compagnon –, contient au plan formel toute la manière chraïbienne pour Le Passé simple. La visée parodique de l’épigraphe n’est pas de moindre importance, et si ce travestissement des Écritures joue de l’humour – issu, entre autres, du décalage provoqué par le renversement du discours institué, sur le mode d’un négatif photographique46 – il revêt une dimension pour le moins ironique : le changement de perspective élève non seulement l’apocryphe au niveau de l’attesté, instaurant un relativisme réciproque, mais il constitue une riposte aux utilisations des Écritures comme preuve « scientifique » pour justifier d’un état ou d’un phénomène doté par ailleurs d’une explication rationnelle irréfutable – manipulations auxquelles l’Église a pu avoir recours, notamment lorsqu’elle invoquait la malédiction de Cham afin de légitimer la traite négrière et les exactions des esclavagistes. L’épigraphe annonce donc le texte à venir basé sur la répétition et le référentiel, la remise en question de toute parole dogmatique, à travers la lutte du rationnel et de l’irrationnel, de l’encyclopédique et du théologique, mais elle fait aussi du travestissement, de l’humour et de l’ironie des principes majeurs de l’œuvre. Emblématique d’un énoncé traversé par une multiplicité d’autres énoncés, écriture oblique par excellence, cette épigraphe trouve un écho au début du premier chapitre dans le vacarme des voix diverses et le heurt des enseignements de Roche et du Seigneur.
26Les multiples relais de transmission, s’ils témoignent de la circulation infinie du discours, constituent aussi une forme d’écran au discours du narrateur autodiégétique censé présider au déroulement du roman. Le lecteur n’en finit plus de buter sur ces relais qui étoffent chaque fois un peu plus le discours premier, ralentissant son entrée dans le roman, où débusquer le discours de Driss n’est pas une mince affaire : l’épigraphe d’œuvre est suivie d’une épigraphe de chapitre, désignée typographiquement par ses guillemets comme une citation – l’énoncé prête à rire face au tintamarre qui le précède et lui succède : « Le silence est une opinion » (PS, p. 13) – et la première ligne du roman est également une citation, coranique cette fois, formule rituelle rompant la fin du jeûne quotidien durant le Ramadan : « À l’heure où un descendant d’lsmaël ne pourra plus distinguer un fil noir d’un fil blanc... » (PS, p. 13)47. Cette citation est absorbée par le texte, non signalée ni par des guillemets ni par l’italique, à peine distinguée du corps du texte par sa position légèrement excentrée. Au milieu de cette cacophonie, le « je » du narrateur émerge et il s’affirme avec la même intensité que dénotaient, autour de lui et de cet incipit, les discours qu’il rapporte directement ou indirectement, explicitement ou non : « Je suis au point mort. J’appelle point mort tout ce qui est défini comme ce derb que je traverse » (PS, p. 14). Il s’affirme au cœur de toutes ces citations par une définition, soit un élément lui aussi de type encyclopédique et, de ce fait, propre à être à son tour répété, cité. De nombreuses définitions de ce type balisent dans le roman l’émergence de cette voix individuelle qui désacralise la chaîne des garants :
Souviens-toi ! au commencement il y avait l’orgueil. Tout être naît orgueilleux. La naissance en elle-même n'est-elle pas un orgueil ? Et j’ajoute : la passivité est le quanta de l’orgueil. Gandhi.
Un sieur écrira : « ... Et j’appelle vérité tout ce qui est continu ». Un autre sieur faisant métier de critique s’étonnera : « Et le mensonge ? n’est-il pas continu, lui aussi ? mille exemples à citer ». Ce critique suave aura enterré Gandhi.
J’appelle orgueil la possession de soi. (PS, p. 197)48
27L’émergence de cette définition est du même type que la première : la convocation directe ou implicite d’un texte sacré, les gloses que cela provoque et au final la prise de parole du narrateur qui ressemble à une prise de possession du discours. Le narrateur élabore ainsi une sorte de dictionnaire personnel en fonction et en contre, ou bien en prolongement, d’une multitude d’autres discours préétablis et prédigérés. Les voix convoquées dans ce roman sont constamment données comme des citations ou des récitations49 ; chaque fois ou presque, le discours rapporté (au style direct ou au style indirect) est souligné comme tel par des phrases introductives classiques, « Le Seigneur dit : », ou injonctives, « Écoutez-le : » (PS, p. 16). Cette convocation constante de paroles autres est d’autant plus aisée pour ce qui est du Seigneur et de Roche que leurs apports ne se manifestent bien souvent que sous la forme de vérités générales, d’axiomes en tous genres, de proverbes révélant soit une illusoire sagesse des nations soit une parole si anarchique qu’elle peut en devenir stérile. Tous les discours de ce roman s’entrechoquent sans enseignement possible ni d’une part ni de l’autre. Le narrateur se retrouve captif, verticalement sous la loi coranique, parole première à observer, et horizontalement entre des feux tautologiques comme : « Ce qui est su est su, ce qui est mort est mort, le Seigneur dixit » (PS, p. 16), ou bien leur inverse parfait c’est-à-dire les adages subvertis par Roche tels que « l’habit fait le moine. Persuade-toi un quart d’heure que tu as mal aux dents. Un quart d’heure après tu as effectivement mal aux dents » (PS, p. 42). Les propos de Roche comme ceux du Seigneur font eux aussi la part belle aux citations. Dans le sermon paternel qui ponctue le retard de Driss, l’emprunt est souligné : « Notre soupe ressemble à nos traditions [...]. Cependant, nous te permettons de considérer ladite soupe comme le feraient des chrétiens : tu étudies leur langue et leur civilisation. Mais un chrétien “ne laisse pas refroidir son hors d’œuvre”. Fils, assieds-toi à notre gauche, nous t’en formulons le désir » (PS, p. 17). La récitation de la doxa peut se prolonger à l’envi et le Seigneur aligne les proverbes, dans un discours où la transposition ne fait pas oublier la répétition et dénonce une parole improductive : « Quand le douar est en liesse, c’est qu’un Juif est mort... Les Français disent qu’il n’y a pas de fumée sans feu, c’est bien cela, n’est-ce pas ? » (PS, p. 24). S’il montre ainsi son aptitude à maîtriser le discours à travers la maîtrise des idiotismes – dans un esprit de compétition méprisant à l'égard de Driss, auquel il s’adresse comme si ce dernier risquait de méconnaître les références paternelles et qu’il était tout entier sous l’emprise d’une doxa française –, Driss lui-même fait état d’une conscience aiguë de la rhétorique : « Un tibia tendu soudain, d’un pied sûr comme un sabot de mulet, vite, toujours plus vite ! (le cliché dit : machinalement ; pardon : consciemment !) » (PS, p. 17).
28Proférée de cette manière, toute parole dans le Passé simple est à l’origine une parole de type doxique ou bien se destine à le devenir. Chaque parole issue d’une individualité pourtant forte est ainsi en suspension entre des référents qui la cautionnent ou la stérilisent. Le narrateur est contraint à emprunter la même logique pour s’affirmer50 : faire état des garants potentiels pour témoigner de la stérilité des gloses qui s’annulent les unes les autres tout en leur surimprimant avec force sa définition performative.
L’art de la mosaïque
29Le travail de la citation par Chraïbi, travail sur l’insertion de fragments dans le discours, est sérieux ou ludique ; opérateur d’intertextualité, indice de lecture du texte ou, au contraire, écran, la citation chraïbienne procède d’un assemblage élaboré et ses propriétés font plus que jamais du texte romanesque un montage textuel. Jusqu’en 1961, la citation occupe essentiellement les seuils du texte, l’usage atteignant un degré paroxystique dans Le Passé simple et La Foule ; mais l’auteur s’amuse et manipule le procédé sans pour autant abandonner la création d’une sorte d’anthologie personnelle.
Brouillage et mystification
30Dans le premier roman, les discours semblent ne pas pouvoir être autonomes, notamment celui du narrateur qui avoue : « Dans ma jeune cervelle bourrée à bloc d’abstractions paternelles, quelques citations de cette causticité sont remisées à toute fin tour moyen. Je ne fais rien pour les transformer en virus » (PS, p. 15). Leur propagation pourtant est toute virale et c’est à plus d’un titre qu’il faut comprendre la remarque du Seigneur, vers la fin du roman : « Tu t’es payé uniquement de mots » (PS, p. 227) ; de fait, n’importe quel propos est passible de devenir citation ; elles s’infiltrent dans le discours narratorial sans être d’abord désignées comme des emprunts, s’avouant citations seulement a posteriori :
À moitié couchés sur un trottoir, deux jeunes gens jouent à l’appel [...]. Ce sont de futurs gibiers de potence, des casseurs de gueules dans les bordels que les tribunaux enverront casser les cailloux sur les routes du Protectorat pour la plus grande gloire des pionniers et des ingénieurs des ponts et chaussées. Pour l’instant personne ne les touche. Cette dernière remarque me plaît. Elle est de Roche. (PS, p. 1 5)
31Ce type d’insertion révèle un processus de constitution discursive par l’appropriation du discours d’autrui, mais il existe aussi un jeu sur la distribution de la référence : le narrateur tarde à rendre à César ce qui lui appartient, brouillant les références. La référence à Hugo qui oblitère le chapitre III, « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent ! », est – pour le lecteur non averti qui n’aura pas immédiatement reconnu, sur le seuil du chapitre, le vers extrait du poème « À Villequier » des Contemplations – d’abord attribuée à Roche, en l’absence de marque typographique apparente, avant d’être élucidée :
Il était le plus frêle, le plus maladif, le plus minuscule dans la demeure du Seigneur !
– Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent ! avait conclu Roche. Qui a dit cela ? Victor Hugo. (PS, p. 119)
32Cette référence est d’autant plus aisément attribuée à Roche sur l’instant, par le lecteur néophyte, que Le Passé simple habitue dès le premier chapitre à rechercher l’origine des citations épigraphiques, non renseignées mais généralement réitérées au sein du chapitre : si celle du second chapitre non renseignée en épigraphe, et non réitérée, pose assez peu problème du fait de sa célébrité, « Mehr Licht ! » (PS, p. 67), il en va autrement pour celle du premier chapitre : « Le silence est une opinion. » Succession ouverte les reproduit, dans une proximité qui amène à associer ces références...
Mehr Licht ! s’écriait Goethe, plus de lumière ! tout plutôt que la vue de la misère.
– Tu ne peux pas t’imaginer, m’expliqua Camel en s’affalant sur la banquette. Avant, ils n’étaient que des mendiants. Et maintenant, ils se font arrogants. Si on les écoutait, on deviendrait plus pauvres qu’eux.
Je ne dis rien. Le silence est une opinion. (SO, p. 150)51
33... et à attribuer à Goethe la paternité des deux, ce que La Foule confirme : « Goethe a dit que le silence est une opinion » (F, p. 122). Or, le jeu citationnel est d’une telle ampleur et d’une telle complexité qu’il conduit à questionner la validité des références ; sans compter que le doute porté systématiquement, par les jeux interdiscursifs, sur les mots d’autrui finit par gagner le lecteur qui a du mal à accréditer automatiquement l’attribution accolée à une citation. Dans le cas présent, il semblerait que le narrateur, et derrière lui l’auteur, prompt à dénoncer les faux-monnayeurs se fasse faussaire lui-même : cette citation perd ses propriétés d’élément exogène en perdant toute marque distinctive dans Succession ouverte, et le narrateur s’approprie ainsi le propos. L’évolution n’a rien en soi de surprenant, puisque c’est souvent le destin de la maxime en tant qu’énoncé de vérité générale que de devenir le propos de tous. La citation assure la survie de la référence et brouille le contexte de son énonciation première à laquelle il devient difficile de remonter – il en existe nécessairement une première occurrence, comme c’est le cas pour les proverbes exprimant ce que l’on appelle la « sagesse des nations » et qui ont pourtant eu à l’origine une énonciation individuelle, hic et nunc, à un moment donné. Le lecteur n’est pas seulement payé en monnaie de singe avec cette absorption de la référence par le discours narratorial, il y a de fortes chances qu’il ait été mystifié par une fausse attribution : « Le silence est une opinion » est peut-être de Goethe. Ce qui est certain, c’est que cette pensée est partagée, si elle n’est pas initiée – sous la forme exacte qu’elle présente chez Chraïbi –, par Henry Maret. Ses Pensées et opinions en gardent trace : « Et le silence n’est-il pas une opinion ? Qui n’affirme pas doute ou nie », commence par dire l’auteur, avant de reprendre l’idée plus loin : « On ne peut pas être neutre. Le silence est une opinion. »52 Coïncidence, objectera-t-on, puisqu’il n’y a rien de mieux partagé que ces propos au présent gnomique, formulés comme des évidences. C’est probablement le cas. L’autre hypothèse consisterait à supposer que cet ouvrage, à la renommée confidentielle selon toute vraisemblance, s’est trouvé à un moment entre les mains de Chraïbi : on y relève encore la remarque « L’homme ne vit pas seulement de pain », à deux reprises53 qui, fort opportunément, apparaît dans Succession ouverte quelques pages après la citation travestie précédente : « “L’homme ne vit pas seulement de pain”, disait l’autre. Il pouvait le dire. C’était une image, un symbole, mais il pouvait bien le dire » (SO, p. 1 57). L’objectif est bien entendu de noyer la référence parce que c’est sur l’énoncé qu’il importe de focaliser son attention ; et rien ne prouve jusque-là que Chraïbi ait emprunté ces références à Maret, pas plus qu’il n’est envisageable d’affirmer que ces propos ont été initiés par Maret sans se lancer auparavant dans une minutieuse recherche. La propagation de propos qui revêtent un tel caractère d’universalité n’est pas faite pour surprendre, mais il est curieux de retrouver précisément ceux-ci, d’entre tous les axiomes et si proches l’un de l’autre, dans Succession ouverte. Ce que cet exemple révèle, c’est la circulation incessante de propos qui finissent par s’établir comme des évidences ; c’est le paradoxe du jeu citationnel qui, sous couvert de mettre en évidence un discours, peut lui conférer avec facilité le rôle d’un masque, d’un écran ; c’est encore la manière dont le discours chraïbien se construit en rebondissant sur les propos d’autrui, individuels et circonscrits (Goethe, Hugo) ou collectifs (maximes, apophtegmes, proverbes), pour les questionner. Ce que cela révèle enfin, outre la remise en cause de l’autorité, c’est là encore le ludisme de l’écriture conçue comme bricolage heureux, montage d’éléments épars et hétérogènes, cette opération de sélection du dire via un découpage et un collage qui l’apparente – pour reprendre le mot de Compagnon – à un jeu d’enfants.
34C’est un jeu qui, de toute évidence, amuse beaucoup l’auteur, lequel truffe ses ouvrages de fausses références ou d’attributions trompeuses : La Foule est exemplaire sur ce plan. Chaque chapitre sans exception est accompagné d’une épigraphe exhibant des références pour le moins éclectiques, dont deux seulement sont assurément authentiques : « Cela s’appelle l'aurore. Emmanuel Roblès » (F, p. 127), au deuxième chapitre de la seconde partie, titre effectif d’un roman de Roblès54 ; l’autre référence exacte concerne également un titre d’œuvre mais elle constitue l’enjeu d’une devinette entre les duettistes de Coquetlaville, les Mamadou, véritables signataires de la citation :
– Pour qui sonne le glas, mon frère ?
– Pour Lrnest Hemingway, mon frère.
LES MAMADOU. (F, p. 207)
35Cette dernière citation épigraphique qui élève les propos de personnages fictifs au rang de référence digne d’être transmise, propos basés eux-mêmes sur une subversion de la référence, confirme, sur l’ultime seuil du roman, le ton du jeu citationnel dans La Foule : aux côtés de mentions d’honorables figures, littérateurs ou mystiques qui ont marqué la civilisation arabe (Jounaïd, Antaki, Ghazali) ou chinoise (Lao-Tsé), prennent place le fameux ANONYME, Agatha Christie ou encore une parodie d’un « thème d’un colloque »55. La respectabilité des premiers ne constitue pas pour autant l’assurance d’une véracité de la citation : elle peut avoir été créée de toutes pièces ; à moins de retrouver l’extrait exact chez la prolifique romancière britannique, la citation qui lui est attribuée peut aussi bien avoir été écrite par Chraïbi pour donner le ton du chapitre qu'elle surplombe56. Elle peut s’avérer exacte mais être dotée d’une attribution fallacieuse, ce qui est apparemment le cas de la première épigraphe du roman, « L’eau prend la couleur du vase qui la contient. Jounaïd » : « Ce n’est pas Jounaïd, je ne me rappelle plus qui. Comme je ne l’ai pas trouvé, j’ai écrit Jounaïd », explique l’auteur. Il en va de même pour l’épigraphe suivante : « Il faut éviter le dialogue entre deux intelligences de niveau différent. Housbane. » Interrogé sur cette citation, Chraïbi répond sans hésiter qu’elle est de Ghazali57 et Jeanne Fouet après avoir fait de scrupuleuses recherches sur ce mystérieux Housbane ne peut trancher58. L’existence de cet Housbane est douteuse, tout comme resteront douteux à la fois le contenu des énoncés, parfois leurs signataires mais aussi la correspondance établie entre les deux termes. La suspicion frappe toutes les références, au détriment de celles qui peuvent s’avérer réelles certes, mais visiblement le propos chraïbien à travers ces citations est purement ludique. Il confirme ce que lecteur pressent à la lecture de ces curieuses références, à savoir que beaucoup sont apocryphes – telles, indéniablement, celles signées W. Ken, Nancy Burleger59 et Sultan Abou ; elles ont dans La Foule une fonction ornementale et humoristique, tout à fait fidèles à l’esprit de la farce qui est donnée à lire.
Il y a beaucoup de citations apocryphes ; ce sont des trucs inventés en me disant : tiens, il y aura bien un type pour faire des recherches et s’apercevoir qu’il ne les trouve pas !!60
Les Dits du Seigneur61
Sacré papa, toujours à philosopher ! (SO, p. 145)
36Après cette profusion de références, Succession ouverte détonne sans pour autant en être dépourvu. La continuité entre les deux volets du diptyque se marque aussi au plan discursif, par la reprise de certaines références ; c’est le cas de l’axiome sur le silence ou encore la mention de Gide : le titre du roman Les Faux-monnayeurs, utilisé en épigraphe dans Le Passé simple est repris dans Succession ouverte en guise de commentaire à l’attitude des Français : « J’ai lu jadis un livre de Gide. Mais le Maître s’est trompé. Que voilà les faux-monnayeurs ! » (SO, p. 38). Mais les citations au sens strict se raréfient62, délaissant les mentions de ce type, au profit d’une forme indirecte de la citation : celle du discours rapporté. Le Seigneur hante le roman au travers de personnages qui ne peuvent faire son panégyrique sans en appeler à ses propos. Les références à son discours abondent, laissant le sentiment que jamais mort ne s’est tant exprimé par-delà son tombeau, et Chraïbi soigne la mise en scène. Ces citations sont le fait de tous les personnages, chacun ayant un mot à rapporter et notamment Nagib, véritable Pythie au moment de l’écoute du testament : chacune de ses prises de parole, ou peu s’en faut, se caractérise par un « comme disait mon père » et son discours apparaît comme la reprise terme à terme des propos paternels. Il relaie ses apophtegmes et ses « leçons » : « Comme disait mon père, il est très facile de se mettre en colère, alors que c’est tout un art de calmer les gens » (SO, p. 116) ; pour le cas où l’assemblée ainsi éclairée aurait eu un doute quant à la véracité des dires, Abdel Krim, qui en a retenu tout de même quelques bribes, apporte parfois son propre témoignage63 :
– Comme disait mon père, les voyons se portent bien parce qu’il y a toutes les chances pour qu'ils restent des voyous, tandis que les fonctionnaires de la vie connaissent souvent une ascension financière à laquelle ne correspond pas forcément une ascension morale.
– Ça, c’est vrai, hurla Abdel Krim. Il le disait. Je puis en témoigner sous serment. L’ascension de la vie... Ouais ! (SO, p. 117)
37À n’en pas douter les paroles du père sont retransmises avec une fidélité respectueuse, tout au moins par Nagib qui sait utiliser à bon escient son talent de conteur : « Qui est-ce qui va maintenant me tirer les oreilles et me dire (il imita la voix de mon père) : “Nous comprenons que ton appétit soit à la mesure de ta taille. Mais pourquoi te presser ? Pourquoi goinfrer ? L’eau revient toujours à son propre niveau” » (SO, p. 113). Le narrateur a toute conscience de l’idiolecte « nagibien » ainsi constitué et il s’en distancie, rapportant à son tour littéralement le propos de son frère en train de citer le Seigneur, en restituant jusqu’à ses interjections : « Nagib fit remarquer à voix haute que “les pauvres qui ont des palais en marbre sont bien à plaindre, ma foi oui, et que les fonctionnaires de la vie, comme les appelait mon père, ont droit à notre estime et à une retraite quand ils ne peuvent plus rien tirer de la vie, comme disait mon père” » (SO, p. 115). Le Seigneur, auteur de ces analyses édifiantes, serait fort éloigné de celui du premier volet, si une mention tautologique ne venait, par endroits, rétablir un certain continuum : « Le feu appelle le feu, comme disait mon père » (SO, p. 120). Si Nagib récite les enseignements, le docteur Hort n’est pas en reste – « Feu monsieur votre père disait que la greffe absorbe l’arbre tout entier. Il était optimiste » (SO, p. 155) –, non plus que Driss qui se montre toutefois plus mesuré que son frère. Cette parcimonie met en évidence une mémoire des principes plutôt que de la parole elle-même, un souvenir de certaines formules, l’esprit et non la lettre : « Quand je voyais sa tête disparaître dans le puits, je ne savais jamais quand elle en émergerait de nouveau.
38C’était à la recherche d’eau qu’il descendait, “la source de la vie”, disait-il – cette eau qui tombait maintenant en cataracte et coulait jusque dans mes souliers » (SO, p. 83). Les citations paternelles littérales à la charge de Driss ponctuent son discours et permettent de faire rebondir le commentaire, réévaluant les données et conservant les perspectives des deux locuteurs, au contraire de Nagib qui s’efface derrière le Seigneur : « “La patience fait germer les pierres”, disait mon père. Ma patience a eu raison de tous les arguments, juridiques ou non. Elle a eu raison du temps » (SO, p. 154). La distanciation de Driss autorise même la parodie : il applique la formule récurrente du père qui scandait chaque étape de sa philosophie – « ainsi des individus et des peuples » – à des actes communs.
Je penchai la tête et lui hurlai en plein visage :
– Je t’aime bien, tu sais.
– Moi aussi, dit-il, surpris. Mais qu’est-ce qui te prend ? Où vas-tu ?
Je hurlais
– À la poste. Et ensuite à la maison. Et ensuite je ne sais où. Ainsi des individus et des peuples. Amen ! (SO, p. 151)64
39Chraïbi élabore ainsi une anthologie personnelle, sur la base de maximes ou de proverbes. Accumulés dans le discours du Seigneur, ils deviennent des apophtegmes, ces formules de grands hommes qui font date, une anthologie imaginaire où l’écrivain peut piocher à volonté. Les « Dits » du Seigneur font fortune dans La Civilisation, ma Mère !... : ainsi cet axiome auquel Driss fait référence au moment de jeter la première pelletée de terre sur le cadavre de son père, qui se retrouve dans une exclamation du Nagib de La Civilisation...
Il disait : « Parfois, Dieu fait tomber l’eau du ciel – et quelques idées. Et on attend que tout cela germe. C’est cela la déchéance des individus et des peuples. » (SO, p. 83)
Pleure pas, maman ! C’est rien du tout. Je vais arranger ça, j’en ai pour cinq minutes. Et toi, espèce de cyprès dans un cimetière, ne reste pas là à attendre que Dieu fasse tomber la pluie du ciel et quelques idées. Va chauffer une théière à la créatrice de nos jours ! (CMM, p. 64)
40Il arrive également que ces « Dits » se retrouvent dans des contextes similaires. Un adage du Seigneur du Passé simple se retrouve aussi dans la bouche du père de La Civilisation..., sagesse patriarcale aussitôt moquée par Nagib. Le Seigneur, lors de l’ultime confrontation avec son fils constate : « La leçon a été terrible, n’en parlons plus, j’ai semé un jour des petits pois, j’ai récolté des mulots, n’en parlons plus » (PS, p. 264). C’est la même déception que montre le père du petit loustic face à l’échec de son « enseignement » :
– Voyons, de quoi exactement t’ai-je entretenue depuis un quart d’heure ?
– Je l’ignore, dit ma mère. Mais je sais que tu ne m’as parlé ni d’arbres ni d’oiseaux. Pas même d'un petit ruisseau.
– Ah ? Très bien. Parfait. C’est tout ce que tu as retenu ?
– J’en suis sûre.
– Moi aussi. Écoute, je vais te raconter une histoire : j’ai labouré un champ, j’y ai semé du blé et je récolte des mulots [...]. Je vais me coucher [...].
– Mais qu'est-ce que j’ai dit ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
– Rien, chuchota Nagib. Faut pas faire attention. Peut-être que l’an prochain, avec l’aide des Américains, il sèmera des mulots et récoltera du blé. » (CMM. p. 73)
41Calques ou créations, ces formules constitutives d’idiolectes finissent bien par fonder un répertoire et dénotent un goût appuyé de la répétition.
La parole entre répétition et démiurgie
42La surcharge de références qui infiltrent les discours dans Le Passé simple, parce qu’elle met en doute l’autorité de qui les prononce, parce qu'elle rend toute prise de parole suspecte et suspicieuse, nécessitait peut-être d’être contrecarrée par une parole qui se libérerait de toute référence. Deux phénomènes peuvent illustrer cette tentative de libération : les discours redoublés du narrateur et la « Ligne Mince ». À de nombreuses occurrences, le discours intérieur du narrateur est répété intégralement au style direct :
Je la jugeais faible et malhabile. Mangeant, buvant, dormant, excrétant, coïtant. Respectivement les menus établis par le Seigneur, le thé du Seigneur, cinq heures par jour, deux fois par jour et selon la volonté du Seigneur. Dans l’intervalle, elle cuisine, nettoie, balaie, lessive, coud, reprise, raccommode, tricote, fait le pain, tue les souris et les blattes, moud le blé, le tamise, tient la « comptabilité mentale », brode des mouchoirs, tape sur un tambourin et danse pieds nus, chasse les mouches. Cela, je l’admettais.
– Je te jugeais faible et malhabile. Mangeant, buvant, dormant, excrétant, coïtant. Respectivement les menus établis par le Seigneur, le thé du Seigneur, cinq heures par jour, deux fois par jour et selon la volonté du Seigneur. Dans l’intervalle, tu cuisines, nettoies, balaies, lessives, couds, reprises, raccommodes, tricotes, fais le pain, tues les souris et les blattes, mouds le blé, le tamises, tiens la « comptabilité mentale », brodes des mouchoirs, tapes sur un tambourin et danses pieds nus, chasses les mouches. Cela, je l’admets. (PS, p. 131-132)65
43Ces discours répétés rappellent le procédé utilisé par Faulkner dans Le Bruit et la fureur, à la différence que, chez le romancier américain, l’objectif est de souligner l’inadéquation entre la pensée et le discours du personnage de Jason66. Une adéquation parfaite s’exprime ici, dans la mise en scène (le passage au style direct) d’une parole qui ne réfère qu’à elle-même et se consolide par l'autocitation. La « Ligne Mince » est, pour sa part, un degré zéro de la référence, ne prenant pas même sens en contexte puisque les diverses occurrences ne renseignent pas véritablement sur le phénomène : « Ligne Mince, Ligne Mince, je t’appelle comme un enfant insomniaque appellerait une berceuse maternelle [...]. Et c’est la Ligne Mince par quoi j’échappe. Elle est tombée dans cette chambre comme un flash. Seigneur, regardez votre pantin » (PS, p. 63-64). C’est une référence absolue, une évidente échappatoire, et ses manifestations relèvent du fantastique : objet d’invocations, elle apparaît et disparaît inexplicablement67, introduisant l’irrationnel dans la vie minutée de Driss, prenant le contrepied de la pensée dogmatique authentifiée par les chaînes de locuteurs. Impalpable et désincarnée mais omniprésente, elle produit un sentiment d’« inquiétante étrangeté » : « Je me rappelais les enseignements de Raymond Roche [...] : La Ligne Mince te tracasse ? Cherche à la définir. Surtout n’explique pas un abstrait par un autre abstrait, tu risquerais de devenir abstrait toi-même » (FS, p. 104). Elle apparaît chaque fois à des moments paroxystiques – après la première confrontation avec le Seigneur, ou à l’occasion de la lecture du Coran que Driss prend en charge à la mosquée de Fès – et délivre des avertissements68 mais, en dépit d’une minutieuse description de sa manifestation, elle demeure mystérieuse et indéfinissable :
Derrière mes paupières doses [...], c’est d’abord comme un fil de toile d’araignée, un fil si mince, si impalpable qu'il en est irréel. Ce fil est une lettre, un chiffre ou une ligne brisée. Il ne bouge pas, mais je le vois grossir [...]. Et, en se précisant, en grossissant, lettre, ligne brisée ou chiffre devient matériel et bouge, pendule, danse de plus en plus vite. Et la Ligne Mince devient aussi épaisse que le doigt, plus grosse que le bras, prend l’allure d’un piston de moteur [...]. Et à mesure que la vitesse et la grosseur de la Ligne atteignent le paroxysme, sa matérialité devenue visible et palpable acquiert une sorte de son, d’abord sourd, puis de plus en plus net [.../...] pour être en fin de compte une gigantesque clameur d’un train en marche. Et tout cela est derrière mes paupières closes désespérément [...]. Puis la gamme de bruits descend d’un ton, puis d’un autre [...] ; la vitesse diminue [...] ; le bloc poutre, lettre ou chiffre, derrière mes paupières [...] n’est plus qu’une Ligne Mince sans sonorité ni mouvement, pareille à un fil de toile d’araignée [...]. Puis la Ligne Mince disparaît d’elle-même, d'un coup. » (PS, p. 64-65)
44Si cette présence surnaturelle est indéchiffrable, et si elle contraste avec la référence encyclopédique, voire proprement scientifique qui sous-tend les définitions de Driss, elle se dote d’un caractère sacral qui n’est pas éloigné de la puissance conférée au discours lorsqu’il se redouble ou recrée un dictionnaire personnel. Ces procédés font fi des relais, le destinataire et l’origine de ces procédés sont identiques, se confondent en la personne de Driss. Le roman entier joue sur le discours apocryphe – dynamique impulsée dès l’épigraphe –, qu’il s’agisse de le dénoncer dans la bouche des autres personnages ou de le concurrencer par la production de nouveaux apocryphes à la recherche d’un droit de cité :
J’ai détourné les yeux. Roche lui-même radote. Une bonne petite guerre ? souhaitable, acceptable – et, sitôt terminée, les Arabes s’en retourneraient dormir, certainement d’un sommeil encore plus lourd. Là où est le déluge, que vaut un parapluie ? Mais plutôt : « si de ton sperme vicié il résulte des enfants idiots, traite-les en idiots. » Là-haut, dans la chambre du Seigneur, il y a des parchemins vénérables. Je les ai tous consultés. Tous affirment : « Le fils d’Adam Untel raconte qu’Untel avait ouï dire qu’Untel entendit un jour qu’il se rappelait qu’Untel... » etc... etc... ici un dogme suivi du mode d’emploi : à ne pas comprendre, à ne pas juger, à croire, c’est tout ce qu'on vous demande. Amen ! (PS, p. 58)
45Le Passé simple questionne le sens, l’interprétation et la transmission d’une parole institutionnalisée (qu'elle soit coranique, biblique, provienne de références littéraires établies ou incarne la « sagesse des nations »), et vise bien à la conquête d’une place, dans ces diverses prises de parole, par un individu qui souhaite exister dans toute sa singularité ; par son jeu sur les multiples relais du discours ou au contraire l’établissement d’une parole qui s’en défie, renvoyant à elle-même, il met en doute l’authenticité du discours rapporté, plaçant l’apocryphe au cœur du roman. Le doute chraïbien souvent mis sur le compte d’une révolte iconoclaste, indéniable, peut sans doute être considéré sous un autre angle : ce problème d’authenticité a pu s’avérer crucial dans la culture arabe et Kilito, dans L’Auteur et ses doubles, rappelle que si « la rhétorique occidentale est née d’un conflit autour de propriétés terriennes [...] la rhétorique arabe est également la fille d’un conflit, mais l’enjeu cette fois-ci est le sens du Coran et la propriété de ce sens »69. Ceci, dit-il, explique la hiérarchisation des textes et des auteurs en trois grands ensembles textuels : le Coran (Dieu est l’auteur suprême), puis les hadiths (les propos et actions du Prophète) et la poésie préislamique (qui occupe une place spéciale du fait de son importance pour l’établissement de la grammaire de l’arabe et la compréhension du Coran). Ces trois grandes références ont donné lieu à d’innombrables commentaires, parmi lesquels un type particulier de commentaire, la fabrication de l’apocryphe, par jeu ou pour des raisons politico-religieuses ; le phénomène avait pris de telles proportions qu’il fallut mettre en place un système de sauvegarde pour freiner cette course et préserver les textes fondateurs de manipulations. C’est là toutefois un élément qui expliciterait d’une autre manière le paradoxe du discours narratorial, qui joue en même temps d’une multitude de propos convoqués- en parallèle à l’autoréférence – et du questionnement sur leur authenticité. Le procédé répétitif et réutilisé à plusieurs reprises apparaît également dans Succession ouverte – si on le considère comme un trait idiolectal du langage de Driss, cette reprise du procédé dans le second volet n’est qu’une marque supplémentaire de la cohérence entre les deux romans ; il y est utilisé avec économie, cette fois, puisqu’il n’y en a qu’une seule occurrence, lors de l’épisode avec le conférencier durant le voyage en avion : « Et j’ai regardé cet homme avant de me lever. Mon regard disait : j’ai compris. Vous venez d’essayer votre conférence sur moi [...]. Et je me suis levé et j’ai dit posément : – J’ai compris. Vous venez d’essayer votre conférence sur moi [...] » (SO, p. 42-43). Le caractère démiurgique du discours se marque, quant à lui, par un usage appuyé du présentatif « voici ». Il sert de pivot et de relance à l’énumération des désillusions rencontrées en France :
Voici : j’ai trouvé des gens, hommes et femmes, qui acceptaient le Nègre à la rigueur, le Chinois à la rigueur, mais pas l'Arabe [...].
Voici : j’ai trouvé des gens, hommes et femmes, qui s’en foutaient. Ils avaient démissionné depuis longtemps, démissionné de tout [...].
Voici : j’ai trouvé les pires de tous. Ceux qui se font fort de te démontrer que toi, Arabe, tu ne connais rien aux Arabes [...].
Voici : j’ai vu des pauvres types, de pauvres bougres à un bifteck par mois qui devenaient subitement des colons quand ils avaient affaire à d’autres pauvres types [...]. Alors que signifient ces idéologies des lendemains qui chantent ? (SO p. 38-39)
46Cet emploi emphatique traduit la vivacité du narrateur mais se veut également mimétique de celui que l’on rencontre dans les textes sacrés, où il possède une valeur performative ; un « Et » de relance, utilisé conjointement, scande ce flot de paroles, soutenant cette architecture démiurgique : « Et voici : au milieu de la débâcle, je m’étais marié [...]. Toute ma capacité d’aimer, je l’ai reportée sur Isabelle. Et j’en étais arrivé à aimer une pierre » (SO, p. 41), « Et j’ai détaché la courroie qui me maintenait à mon siège. Et j’ai regardé cet homme avant de me lever » (SO, p. 42).
47Les jeux discursifs ayant pour pivot la citation sont partie prenante de l’écriture chraïbienne, et se poursuivent tout au long de l’œuvre ; les procédés s’affinent au fil du temps, délaissant les positions liminaires pour infiltrer presque insensiblement le discours des personnages, comme à leur insu ou au contraire dans une visée éminemment critique. Cette mosaïque hétéroclite qui ponctue les œuvres est loin d’être ornementale, elle attire l’attention sur les pouvoirs du langage ; l'elocutio véhicule des enjeux de taille, les personnages savent en faire bon usage, endossant les divers discours comme autant de vêtements, se dissimulant derrière eux ou à l’inverse se révélant à travers eux : « Je sus que je venais de faire une citation empruntée à un ouvrage de science politique – sinon à un roman de quatre sous – et que je l’avais faite avec le ton approprié » (B, p. 56).
La querelle des mots70
48Le double ancrage de la littérature maghrébine d’expression française, l’héritage de tout un pan culturel issu de la tradition orale et, peut-être aussi, son émergence en pleine ère du soupçon, amènent ses écrivains à interroger constamment l’écrit et les mots. Au mieux, l’on s’en méfie, comme chez Tahar Djaout où « les mots ont des faces multiples », ou chez Mouloud Mammeri où ils permettent seulement de préserver les apparences sans être porteurs d’un contenu effectif71 ; mais, le plus souvent, ils sont associés à une meurtrissure. Mimouni questionne, dans Le Fleuve détourné : « Comment soigner la blessure des mots ? », tandis que la comédienne du « Prologue » des Exercices de tolérance de Laâbi promet : « Plus tard, je soignerai les mots blessés. »72 Le Passé simple – où Chraïbi prétend avoir écrit de la prose comme monsieur Jourdain73 – les rend suspects, et suspects ils resteront pour l’inspecteur Ali : que ce soient ceux des mots croisés, « sarabande de mots suspects » (CIA, p. 94), ou ceux des témoignages et interrogatoires, emblématiques de cette « misérable fin du xxe siècle »74, ils sont soumis à l’investigation – « Mon métier m’a rendu très soupçonneux à la longue. Le moindre mot que j’entends, je le retourne avec des pincettes » (CIA, p. 177). Si, chez Assia Djebar, « les mots écrits sont mobiles »75, la méthode policière dénoncée par l’inspecteur Ali d'Une enquête an pays enseigne qu’« au départ tous les mots sont coupables » (EP, p. 101). De fait, le roman se présente comme une lutte sans merci mais inefficace pour mener « une innommable enquête » (EP, p. 155), pour démêler « un gigantesque tas de palabres et de rognures de paroles sans nom » (EP, p. 89) où s’infiltrent « des ordures de mots » (EP, p. 176). Les rapports de l’enquête s’annoncent, au désespoir d’Ali, plus difficiles encore qu’ils ne le sont habituellement, « fantastique chevauchée intellectuelle » : « C’était cela le plus dur, le plus inhumain dans le métier : écrire, créer, faire galoper l’imagination dans la steppe des mots et le Sahara des idées » (EP, p. 126). Dans un contexte qui ne fait pas la part belle à la liberté d’expression, le mot est traqué, toujours susceptible de finir répertorié dans le vieux calepin brun du chef Mohammed ; lorsqu’un mot litigieux échappe à ce sombre destin, c’est pour trouver refuge au creux du mouchoir de l’inspecteur (EP, p. 1 5). Il est des mots qui ne font pas sens, transposés dans une réalité qui ne leur correspond pas, tel le terme « électeur », considéré par le paysan interrogé comme un vocable étranger76 ; ou encore, des mots que les Ait Yafelman refusent d’agréer bien qu’ils sachent pertinemment à quelle réalité ils renvoient : ils connaissent l’existence du gouvernement, ses représentants leur rendent visite pour collecter l’impôt (EP, p. 124), mais Raho souligne à quel point cette autorité-là est étrangère à leur univers, en affirmant ne connaître personne dénommé « Léta »77 (EP, p. 31). Le discours intérieur du Raho de 1982, dans l’épilogue de La Mère du Printemps, répertorie pourtant les surnoms de cet « État » que « l’on ne voulait [...] connaître à aucun prix, [mais qui] lui vous connaissait très bien » (MdP, p. 23) ; les périphrases pour désigner le gouvernement – le monde de la plaine – sont attribuées suivant les degrés hiérarchiques, et elles rappellent l’extranéité intrinsèque de ces réalités, qui demeurent toutefois suffisamment connues pour que l’ironie de la tribu puisse s’exercer, drainant une subjectivité appréciative :
Fils d’Adam (fonctionnaires doués de quelque gentillesse et d’une énorme patience), Cette-Chose-Que-Tu-Sais ou bien La-Maison-Des-Choses Cachées (le gouvernement, les hautes sphères, le bureau d’un sous-chef de province...), Le Fils du Malheur (le percepteur), les Fils du Vent (juges, avocats, magistrats de tous ordres), les Untel (personnalités, célébrités, footballeurs, crooneurs, et... les Américains). (MdP, p. 23)
49Les intrusions d’une réalité attachée aux « appellations contrôlées » (MdP, p. 25) imposent les « scribouillages de la civilisation » (MdP, p. 26), perturbent le quotidien de cet univers communautaire, où « discuter est toujours un plaisir » (MdP, p. 23). Les « alphabètes » (MdP, p. 27) de la plaine et les fidèles du « figuier à palabres » restent deux entités parallèles, irréconciliables autrement que sous la plume de l’auteur, qui s’efforce de faire pactiser l’oral et l’écrit. L’« oraliture », glorifiée tout au long de la trilogie païenne, contamine de ses marques jusqu’aux énoncés descriptifs et la parole devient un instrument de mesure : « Elle était là [...] à un jet de paroles de la caverne » (EP, p. 132)78. Parfois les mots manquent à l’auteur, qui fait malicieusement part de son insatisfaction au lecteur par le biais d’une note – « J’ai vraiment essayé de traduire ces expressions. 11 me manque le soleil des paroles de chez nous. (Note de l’auteur) » (MdP, p. 23) – mais, le plus souvent, il réussit en virtuose ce passage délicat de l’écrit à l’oral et d’une langue dans une autre : « J’écrivais une page que je relisais. Ça ne collait pas. Alors je traduisais dans ma tête en marocain et sur la feuille du marocain en français jusqu’à ce que j’aboutisse à un roman oral », déclare-t-il dans un entretien à la parution d'Une enquête au pays79.
50L’écriture de ce roman mêle tous les registres, de l’hypercorrect au plus relâché. Chraïbi revivifie la langue française, l’élargissant par de multiples interférences avec sa langue maternelle. Nombre de ces interférences sont repérables, y compris par un lecteur non arabophone, soit parce qu’elles sont mises en évidence par l’italique80 ou explicitées par des notes infrapaginales, soit parce qu’elles rompent ses habitudes de lecture. Lahcen Benchama81, dressant l’inventaire des procédés par lesquels Chraïbi infuse l’arabe dialectal, éclaire toutefois le lecteur non arabophone sur des interférences qui proviennent de traductions de l’arabe marocain : son travail permet d’identifier ce qui pourrait être pris pour de pures inventions et de mieux apprécier la polysémie de certaines métaphores – celle du « Klebs méditerranée » (EP, p. 111), provenant de « klab », généralement utilisé comme une insulte. Chraïbi fait ainsi des emprunts à l’arabe dialectal : des jurons, à mettre au crédit du chef de police, des formules rituelles comme celle de bienvenue, que prononce Hajja – « Marhba ! marhba bikoum ! » (EP, p. 41) –, des noms de plats culinaires – « un de ces jours, inch Allah, je te ferai un plat de hargma... ou de khliî, de la viande séchée au soleil, tu sais bien » (EP, p. 144) – ou d’instruments de musique (nay, bendir). 11 parsème aussi le discours de ses personnages de calques de formules figées, tels le récurrent « patiente avec ton âme », les expressions « écouter ses os » (EP, p. 206), ou « le souk de ton crâne » :
Ouvre tes oreilles pour une fois et entre dans le marché de ta tête. Il y a assez de bruit et de soucis là-dedans, ne serait-ce que les misères que te fait ta bonne femme. Pourquoi, en plus, faire entrer dans le souk de ton crâne la politique et les bulldozers ? (EP, p. 1 8)
51Le résultat de ces interférences est indubitablement haut en couleur, participant à la fois d’une visée réaliste et d’une intention humoristique. Benchama estime que l’insertion des mots et expressions d'origine arabe participent exclusivement du réalisme et qu’ils ne témoignent pas d’une recherche d’exotisme. De fait, Chraïbi, appliqué à traduire dans un équivalent français ces expressions dialectales, ne donne pas dans l’exotisme ; mais l’utilisation des emprunts à l’arabe, transcrits tels quels dans le discours de personnages déjà censés communiquer en arabe, produit un indéniable effet pittoresque. Une enquête au pays joue de la circulation des langues, tels ces emprunts au vocabulaire autochtone au préalable empruntés au français et que l’auteur explicite en note, les donnant facétieusement en exemples de « la coopération culturelle » : « Lasourti : policier, vient du français classique la Sûreté, tout comme chemins de fer se dit chmindifir et électricité se dit “couramment” trinciti » (EP, p. 175). Les « emprunts » des personnages, ayant l’arabe pour langue maternelle, au français ou à l’anglais donnent systématiquement lieu à des distorsions phonétiques, ce que Benchama appréhende comme l’expression d’une révolte contre le modèle de société occidental, auquel ces emprunts renvoient. À l’évidence, des néologismes comme « Zéropéens » ou « les touriskes » se chargent d’une portée dénonciatrice, mais ces emprunts sont aussi source d’humour : le français mal maîtrisé de l’inspecteur Ali – « Chif !... Coute-moi ti peu !... Citidiot ski ti fais là, chifl... Pense ti peu à ta mission officiyile !... » (EP, p. 35), l’anglais mal compris du Savant, amenant des quiproquos qui lui coûteront son emploi82. Au-delà des divers procédés d’interférences, Chraïbi élabore trois registres de langage qui caractérisent l’idiolecte des personnages : au chef, les jurons internationaux (EP, p. 46), le français pour réaffirmer sa prétendue autorité, le langage du dollar et le dialogisme en anglais pour bien souligner sa différence de statut d’avec son père, au service des français83. Face à lui, hermétiques à ces idiotismes, les Ait Yafelman qui manient la parole avec mesure, connaissent la valeur du silence, ponctuent leurs propos de formules rituelles marquant le respect et la convivialité – formules de salutations, de louanges ; deux univers irréversiblement étanches que seul l’inspecteur Ali – « une simple courroie de transmission [...], un dominant et un dominé à la fois, le juste milieu, quoi ! » (EP, p. 123) – peut pénétrer. Il en possède les rudiments et sait en manier les sésames : le recours au français pour attirer l’attention du chef et désamorcer ses réactions hystériques, le recours aux formules rituelles pour se faire ouvrir les portes du village.
Il joignit les mains et ajouta d’une voix grave :
– Grand-père, nous sommes des hôtes de Dieu.
Laissant choir son bâton, l’homme de la montagne vint vers lui, les yeux lumineux. Toutes ses rides s'étaient mises en mouvement, du cou vers la base du nez et du front vers les lèvres, telles les alluvions d’un delta, donnant naissance à un sourire ouvert, épanoui. Il lui donna l’accolade, l’embrassa sur l’épaule gauche. Il dit :
– Bienvenue à toi dans ce village, fils ! Et, bienvenue à ton compagnon ! L’hospitalité est sacrée. (EP, p. 37)
52Malgré cela et s’il réussit à déstabiliser son supérieur, égaré par les méandres de ses digressions, la technique du « coq à l’âne » mise en application avec brio dans les enquêtes suivantes84 par Ali ne fait qu’à demi illusion auprès de la tribu.
Il discourut une bonne dizaine de minutes sur l’air pur de la montagne, la nourriture saine, l’absence de guitares électriques et du rock des punks, le calcium naturel qui composait les os des paysans et la suite et les et caetera [.../...]. En dépit d’un interrogatoire très serré, mais plein d’affabilité, de pâte d’amandes et de miel, et qui dès les prolégomènes sortit de l'ornière des faits rationnels et desséchés pour se noyer aussitôt dans le marécage ésotérique des grands thèmes universels, tels « l’irréel de la terre et des deux et de ce qu’il y a entre eux » ou ces « paradis et enfer qui ne sont rien d’autre que des jouets pour petits enfants, voyons, Raho ! faut ce qu’il faut, grand-père ! [...] », l’inspecteur Ali ne tira plus un mot du montagnard [...]. Quand il se rendit compte que les gravats arrivaient à présent au niveau de ses chevilles, il se décida à s'en aller [...]. Triste et orphelin, il se mit à grimper le sentier de la montagne. Et, à mesure qu’il remontait vers la caverne et le devoir, il soliloquait sur le taux actuariel brut. Par Allah et le Prophète, lui-même ne sut jamais par quel processus mental il avait pu cheminer si rapidement de la spiritualité au capitalisme. (EP, p. 137-139)
53Son discours se caractérise par des logorrhées, un flux de paroles étourdissant, on ne peut plus éloigné des habitudes du montagnard en question – « Raho [...] ne parlait pas beaucoup. Juste les mots nécessaires pour ôter le doute aux humains et les ténèbres à leur existence » (EP, p. 194). Il n’a guère plus de faveur que l’usage du français, « langage des démons » (EP, p. 49) qui fait apparaître les policiers comme des possédés, et Hajja ne met pas longtemps à le percer à jour : « Celui-là non plus n’avait plus de secrets pour elle. Il parlait avant de composer les mots. Trop de figues blettes » (EP, p. 79).
54Incohérence n’équivaut pas à inconséquence et, en dépit des apparences, le discours de l’inspecteur est fortement offensif. Il fonctionne sur le mode de la subversion du proverbe, de l’adage, sur le mode de la citation détournée : « Et si tu les interrogeais par ordre décroissant chef ? Le petit doigt pour commencer, le bras entrera dans l’engrenage, suivront l’épaule, le cou, la tête et tout ça. C’est simple. Le grand bond en avant toute, comme disaient les Chinois » (EP, p. 109). Dans ces propos abondamment référentiels, les repères sont éclectiques et l’apophtegme voisine avec la tautologie la plus facile : « C’est la fin du commencement, comme disait ce gros lard. Churchill qu’il s’appelait le gars » précède de peu le non moins célèbre « à la guerre comme à la guerre, comme disent les soldats » (EP, p. 107). Il arrive à l’inspecteur de respecter le proverbe, mais il n’a de cesse de le revivifier et peut se montrer créatif – « Ne lâchons pas la proie pour l’ombre ni la queue du chien pour ses dents » (EP, p. 185)85. Il sait aussi se livrer au ludisme de ces subversions pour tourner en dérision le chef Mohammed qui lui demande à quel camp il appartient :
– C’est simple chef : comme disent les Français, « chacun pur lin et tous pure soie ».
– Qu’est-ce que tu baragouines ? Ça veut dire quoi, la soie et le lin ?
– Les Américains d’Amérique disent : « pure newwoolmark extra garantee. » Mais c’est la même chose, chef.
– Tu as décidé de m’empêcher de dormir ?
– Oh non, chef ne crois pas ça. Tu m’as posé une question et je te réponds clairement. Toi et moi, on est ensemble et toujours, comme disent les Français et les Américains. On est chacun pour l’un et tous pour soi. (EP, p. 56)
55Chraïbi s’amuse de la traduction et des équivalences par le biais de superpositions inadéquates : lorsqu’Ali inverse allègrement et ironiquement la devise des Mousquetaires, sous le prétexte de parler un français mal maîtrisé, il laisse le chef Mohammed et le lecteur face à trois types de discours qu’il a fait s’interpénétrer alors qu’ils sont soit contradictoires soit totalement étrangers l’un à l’autre. Ainsi, sa déclaration individualiste passe inaperçue du chef. Ces renversements de la référence, à l’instar le jeu citationnel, se poursuivent inlassablement dans les enquêtes qui suivent ; Ali se fait une spécialité du renouvellement des axiomes – « tout arrive à point pour ceux qui savent saisir les coïncidences par la peau du cou » (UPS, p. 15) – et se réfère si souvent au discours d’autrui qu’il lui arrive de ne plus distinguer l’original de la fabrication : « Le pain est le sel de la vie, comme il est dit quelque part dans les Saintes Écritures, à moins que je n’invente. Mais qui n’invente rien n’a rien ici-bas » (CIA, p. 124-125). Il est parfois atteint d’amnésie partielle – « Comme le proclame le Coran, le jour où le frère fuira son frère et le... et le... Zut ! j’ai oublié le reste du verset » (UPS, p. 91) – ou commet des erreurs dans ses attributions, ce qui oblige son créateur à une vigilance sans relâche pour le corriger :
« Luxe, calme et volupté. Dis donc, Verlaine Paul** : t’as pas pu séjourner à la Mamounia [...]
**Les lecteurs auront rectifié d'eux-mêmes : c’est du Baudelaire. Il arrive souvent à l'inspecteur Ali de raconter n’importe quoi. (N.d.A.) » (UPS, p. 126)
56D’une manière plus significative encore, le discours de l’inspecteur Ali est devenu au fil des œuvres emblématiques d’un travail non plus seulement référentiel mais autoréférentiel. D’une part son discours comporte un certain nombre de marques spécifiques qui fonctionnent comme autant d’idiosyncrasies : on peut se référer par exemple aux vingt-quatre occurrences de l'expression « Par Allah et le Prophète » qui ponctuent Une enquête au pays avant d’être reprises régulièrement dans chaque roman policier, ou bien encore à des tautologies qui rappellent celles du Passé simple, telles que « il fallait ce qu’il fallait mais il ne fallait pas ce qu’il ne fallait pas ». Ces expressions relèveraient d’une fonction de remplissage si le principe qui les motive ne les métamorphosait pas en de véritables refrains, d’autant que ces marques de répétition obéissent aussi bien à la loi sérielle du polar qu’à un goût de l’auteur pour l’autoréférence. Les refrains revêtent diverses formes : celle des collocations mathématiques, récurrentes dans Une enquête au pays où elles viennent alléguer l’exactitude des dires – « tout s’enchaîne comme deux et trois font cinq » (EP, p. 12), procédé invalidé dans les enquêtes, « aussi vrai que sept plus huit font... combien au juste ? » (CIA, p. 115) ; celle d’axiomes fétiches qui délivrent une pensée logique, faisant contrepoids à l’incohérence apparente de l’inspecteur : « On pouvait tirer un âne avec une ficelle, mais non le pousser » (EP, p. 173 ; CIA, p. 13), « Le bonjour amène la conversation et la conversation amène la carotte » (TC, p. 60 ; CIA, p. 37 et EP, p. 25 dans la bouche du chef Mohammed) ; ils peuvent encore prendre la forme de la devise, dont l’inspecteur se voit doté lors de ses enquêtes en solo : « Toujours travailla, jamais reposa » – avec ses variantes « toujours enquêta, jamais reposa » et « toujours travailla, jamais rêva, jamais reposa ». Le discours de l’inspecteur s’est donc progressivement construit autour de ces phénomènes de répétition et il est devenu essentiellement autoréférentiel. Cet enquêteur amateur de poésie, qui ne rêve que de démissionner pour s’atteler à l’écriture, ne se contente pas de tordre le cou aux « idées reçues [...] chiendent de l’humanité » (CIA, p. 104) en subvertissant leur expression par des formules qu’il rénove, il entremêle les langues dans un véritable défi au châtiment babélique : ses interrogatoires peuvent bien être menés à coups de « rognures de paroles et de “gauches de l’homme” » (UPS, p. 14), ses méthodes d’investigation peuvent bien ne pas être « très musulmanes » (UPS, p. 76), il (ait feu de tout bois pour « gagner son couscous » (UPS, p. 111). Enfin, polyglotte habile, il est un caméléon qu’aucune circonstance ne désarçonne ; lorsqu’il ne traque pas les mots suspects, il les absorbe et les adapte à sa réalité : tajiner vient remplacer cuisiner, Ali fait mine de ne pas comprendre les anglicismes – obligeant sa femme à reformuler ses propos86 – alors qu’il maîtrise parfaitement, par ailleurs, la langue anglaise poussant parfois la dérision jusqu’à en plagier les constructions phrastiques87.
57Les jeux interdiscursifs sont, au plan microstructurel, emblématiques de ce travail sur le fragment, qui s’étend jusqu’à l’unité de discours la plus petite qui soit : le mot. Dans Une enquête au pays, la profusion des références finit par servir l’intrigue de façon active en constituant des idiolectes. Chraïbi évite l’écueil d’un étalage gratuit en réussissant à faire du discours de son inspecteur un discours éminemment polyphonique. Son écriture jubilatoire, entrecroisant divers univers référentiels, élabore ainsi une langue savoureuse à la croisée des chemins, une nouvelle rencontre entre Rimbaud et Shéhérazade :
Voyons, Arthur, c’est la rencontre de la parole et du souffle, de la sagesse et de l’innocence, du rire et des larmes, de la danse de l'esprit et de la transe des mots.88
Notes de bas de page
1 En ce qu'elle se rapporte constamment à des discours antérieurs.
2 La succession d’actions se déroule sur deux jours, L'arrivée de Driss chez le Kilo est datée de vendredi, 2h10 du matin, soit du samedi, ce que confirme le Kilo réveillant Driss qui réalise qu’il a dormi longtemps : « Vingt heures [...]. Nous sommes samedi, 11 heures du soir » (PS, p. 186). À l’aube, ils ont récupéré suffisamment d’argent pour en dépenser une partie dans une maison close et « réserver » les prostituées jusqu’à midi. Par la suite, Driss se rend chez le père Mot : le récit marque une incohérence temporelle en indiquant : « Le lendemain, dimanche, je sonnai à son presbytère » (PS, p. 192). A la sortie de l’église, après l’épisode de la jeune fille, Driss est attendu par Tchitcho qui lui rappelle que les épreuves du baccalauréat commencent le lendemain à 8 heures.
3 Le récit reprend, après la rupture de focalisation instituée par le deuxième chapitre, environ vingt-quatre heures plus tard. Le lien est rétabli par un nouveau déictique temporel « Maintenant encore – à travers les douloureuses successions sans lien ni cohésion des passages du réel au rêve et des chutes de ma conscience qui se débat – je sais [...] que de cette nuit-là date ma folie » (B, p. 35) indique le discours récapitulatif de Waldick.
4 Au chapitre 4, Raus apprend à Waldick le meurtre des Boucs, le chapitre 5 se fait de confrontations avec Simone ; au chapitre 6, Waldick se retrouve chez Mac, après une tentative de suicide manquée, prêt à rentrer dans son pays natal.
5 Elle prend l’allure d’une mise en scène du célèbre sommaire de Flaubert dans L'Éducation sentimentale : « Il voyagea [...]. Il revint. »
6 Waldick passe un certain temps avec Simone, puis avec Isabelle. La fin de ce chapitre situe l’action « lorsque vint le printemps, Raus savait » (B, p. 175) : Raus amène Waldick de force chez Isabelle.
7 Vu les rares informations dont il dispose, le lecteur est obligé d’additionner les huit années de séjour en France à l’âge de Waldick – 18 ans – à son arrivée. Le héros du récit-cadre est en conséquence âgé de 26 ans. Le dernier chapitre le met en scène âgé de dix ans : il s’est donc écoulé seize ans entre sa rencontre avec le prêtre et l’époque à laquelle débute le récit premier. Un pan temporel reste obscur : l’ellipse de huit ans, celle qui couvre la période entre la rencontre avec le prêtre et le départ pour la France, n’est jamais élucidée.
8 Michel Legras s’est livré au calcul et propose dans son ouvrage un tableau récapitulatif de la chronologie, basé sur un savant découpage du texte des Boucs en vingt-huit segments situés les uns par rapport aux autres. Cf. Michel Legras, Étude sur Driss Chraïbi : Les Boucs, op. cit., p. 22-29.
9 Les divers mouvements à l’intérieur des chapitres de L’Âne sont indiqués par une marque typographique : trois astérisques disposés en triangle.
10 « Je ne cherchais même pas à me rappeler comment, où et quand je l’avais rencontré – ni même son âge ou son nom. Je savais que je l’aimais [...] et qu’il m’aimait » (A, p. 39).
11 La logique du récit (si tant est qu’il y en ait une dans cette œuvre) exige de Moussa qu’il reprenne la parole pour relater le suicide de la jeune fille qui s’est jetée dans le Bou Reg Reg.
12 Le paradoxe de cette voix disparue parlant de renaissance est tout à fait saisissant.
13 L’équilibre de ces deux mouvements est impeccable : quatorze chapitres sont répartis en deux groupes de sept dans chacune des parties.
14 C’est aussi ce que met en valeur le bandeau publicitaire qui accompagne l’ouvrage : « Deux grands prêtres des temps modernes. Denoël ».
15 Mort au Canada est construit suivant les mouvements d’une symphonie, et les chapitres médians d'Une enquête au pays et du récit principal dans Naissance à l'aube, intitulé « Un monde en marche » sont des moments pivots des œuvres ; celui d’Une enquête... concerne la fuite de l’« insectuel », objet de l’enquête, et Ali a la prescience du grain de sable qui va gripper la machine policière. « S’il pensait à quelque chose, c’était à ce fusil que le chef de police avait oublié la veille [...], près de l’enclos où Raho se tenait debout comme une vigie du temps » (HP, p. 111). Celui de Naissance à l’aube incarne le second temps du monde en marche : « Se mit en route la seconde migration, la plus profonde sans doute qu’eût connu l’Histoire » (NA, p. 77).
16 Le citron, à l’instar de l’âne du récit éponyme, est doté d’une symbolique forte : il représente, après la lente dévitalisation de l’âne, l’absence de l’être et le vide intérieur. Il est l’unique fruit sur l’arbre, mais il a été vidé de toute substance par la femme-enfant qui en a aspiré le jus à distance, à l’aide d’une plume de coq. La mise en évidence de ces actants est totalement disproportionnée en regard de leur rôle dans le récit. Ils sont conduits au premier rang par les intitulés des chapitres, mais en dépit de leur portée emblématique, ils font figure de détails aux côtés des autres actants ou événements.
17 Ils sont explicitement désignés comme tels. Leur longueur varie de quatorze à vingt-huit pages.
18 Chaque texte représente une crise, individuelle ou collective, mais une crise définie : Moussa choisit de devenir coiffeur et de troquer son âne contre le train, la jeune fille qui se croyait libre d’aimer se voit mariée de force et se jette dans le fleuve, la mendiante ne viendra plus discuter avec la rieuse femme-enfant, causant ainsi l’effondrement de son univers. Le forgeron de « Une force de la nature » vit l’événement inouï que constitue la rencontre avec Moussa, cette confrontation aboutissant à la révélation pour chacun des protagonistes de leur moi profond et à la prise de conscience de leur échec.
19 Lettre de William Faulkner à Joan Williams du 8 janvier 1953, citée par Étiemble dans l’article « Nouvelle » de l’Encyclopaedia Universalis.
20 Chklovski, « La construction de la nouvelle et du roman », in Théorie de la littérature, sous la direction de Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1965.
21 Ce n’était pas l’avis d’une partie de la presse qui a salué la parution de L’Âne : chacun y va de sa caractérisation, qui souvent laisse perplexe. Pour le critique du Figaro, « Chraïbi a écrit, avec L’Âne, autre chose qu’un pamphlet. C’est un beau livre symbolique, composé à la manière des récits orientaux dans l'atmosphère révolutionnaire du Maroc actuel », Jean Prasteau, Le Figaro, 10 octobre 1956. Selon celui de L’Agence littéraire et artistique parisienne, « Driss Chraïbi a su utiliser avec un incomparable talent de styliste toutes les ressources de la langue française pour faire une œuvre qui est cependant par son inspiration, son contenu et sa forme profondément arabe. L’Âne, comme les précédents ouvrages de Chraïbi, est un conte arabe moderne où les images et les symboles opèrent leur charme et ouvrent au lecteur l’univers véridique du Maroc d’aujourd’hui » [sic]. Agence littéraire et artistique parisienne, novembre 1956. Le critique de Preuves trouve, lui, « le ton [...] moins grinçant que celui des Boucs, moins apprêté aussi ». Gérard Mourgue, Preuves, novembre 1956. Ces critiques proviennent du dossier de presse de Chraïbi établi par les Éditions Denoël. Il ne s’agit pas des articles originaux, mais d’une reproduction « tapuscrite » de ces critiques.
C’est peut-être au complice de l’époque des « piges » au Canard enchaîné, Roland Bacri, que l’on doit la critique la plus juste – du fait de cette complicité même qui a tendance à inspirer confiance, d’autant qu’elle ne trahit pas l’objectivité – et la plus fine ; une finesse due, peut-être aussi, à ce que l’humoriste et écrivain s’écarte des approches conventionnelles (et jusque-là complaisantes) de la critique littéraire. « L’Âne de Driss Chraïbi. Un baudet qui crie « Haro ! ». Un petit livre têtu, difficile, tourmenté. Moussa, barbier ambulant, arpente au pas nonchalant de son âne son petit sidi de chemin, Le barbier de ces (bidons) villes [...]. Un beau jour, [...] s’éveille en sursaut à la vie moderne [...] et va se débattre dans un monde roumi de chevaux-vapeur de l’Apocalypse [...]. Pour rendre le désarroi, la panique immobile de son héros, Driss Chraïbi utilise un lyrisme tendu, des phrases sèches, un style brûlant qui veut déconcerter. Du halo mystique, Moussa passe à l’égarement extatique. Moïse inspiré, il tonne une dernière fois contre les nouveaux temps et court se livrer en holocauste à la foule hystérique. On ferme le livre avec une sourde sensation de malaise », « Au hi han neuf. L’Âne de Driss Chraïbi », Le Canard enchaîné, 3 octobre 1956, p. 4.
22 Reproche que leur fait M’Hamed Alaoui Abdallaoui qui estime que la qualité de la création littéraire est loin de se mesurer à l’aune du degré d’hermétisme des textes. Cf. « La littérature marocaine de langue française : itinéraire d’une dualité », in Itinéraires et contacts de cultures no 4-5, op. cit., p. 261.
23 Chraïbi est lecteur de Borges et admirateur de L’Aleph, toutefois il n’est pas ici question d’une influence qu’aurait exercée Borges mais simplement d’une correspondance d’idées. Le Monde à côté place la découverte de Borges et de L'Aleph, en particulier, par Chraïbi au début des années 1980, soit de peu antérieure à l’écriture de la « trilogie païenne » : « [Daniel Bordigoni] a déniché L’Aleph de Borges à la Maison de la presse [...]. Il me l'a offert. Sur le point de partir, il a déposé sur la table une liasse épaisse de billets de banque. J’ai demandé : – C’est quoi, ça ? – Ta gueule ! m’a-t-il répondu. Écris ! » (MAC, p. 188).
24 Tous les segments de ce discours évoquent la « morale » de la fable, et il arrive que l’aspect didactique soit explicite : « Ne les condamne pas, mon fils ; ne les plains pas non plus » dans le fragment en exergue à « Une maison au bord de la mer ».
25 « Driss Chraïbi : “Les restes” », in Un siècle de nouvelles franco-maghrébines, Paris, Minerve, 1992, p. 167-176.
26 Denise Brahimi, préface à Un siècle de nouvelles franco-maghrébines, p. 8.
27 Brahim Al-Khatib note, pour sa part, que « la nouvelle est sans conteste le genre le plus prospère dans le paysage de la production littéraire marocaine » d’expression arabe. Cf. « La littérature d’expression arabe », in Civilisation marocaine : arts et cultures, sous la direction de Mohammed Sijilmassi, Abdelkébir Khatibi et El-Houssaïn El-Moujahid, Éditions Oum, Actes Sud/ Sindbad, Casablanca, 1996, p. 130.
28 Denise Brahimi, op. cit., p. 7.
29 J.L. Borges, « l’Aleph », in L'Aleph, Paris, Gallimard, 1967, p. 201.
30 J.L. Borges, Ibid., p. 204-207.
31 Le comique de situation provient du décalage entre le tragique de la situation de Driss, banni et maudit, et la situation vulgaire – au sens littéraire du terme – dans laquelle se trouve son interlocutrice. Le jeu de mot est fondé sur une sorte de syllepse, la figure consistant « à prendre un même mot tout à la fois dans deux sens différents, l’un primitif ou censé tel, mais toujours du moins propre ; et l’autre figuré ou censé tel, s’il ne l’est pas toujours ». Fontanier, cité par Anne Herschberg-Pierrot, Stylistique de la prose, op. cit., p. 43. Ici, c’est une interjection utilisée comme un nom propre qui provoque le quiproquo, un quiproquo qui n’est pas sans rappeler la facétie homérique et la ruse d’Ulysse.
32 Le récit est, en outre, fondé sur un effet de chiasme qui souligne l’absurdité de la situation : Driss arrête le premier passant en prétextant qu'il cherche du feu, puis avoue qu’il s’agit d’un prétexte fallacieux et qu’il cherche à savoir s’il fait froid. Entre ce passant et le dernier, le fqih, Driss constate qu’il a froid et amorce le dialogue avec le fqih comme si celui-ci lui avait demandé du feu. Puis, il l’interroge sur la température et le dépositaire du savoir, le relais de la parole suprême, se voit ridiculisé par sa réponse : « – Permettez que j’aille me renseigner. Il détala. Je sus ainsi qu’il régnait une chaleur d’enfer. Alors que j’avais réellement froid » (PS, p. 178).
33 En dépit du contraste des tonalités entre L'Âne et ce passage du Passé simple, peut-être que ce Haj Moussa Le Petit Ventre et son âne ont fait leur chemin dans l’imagination chraïbienne...
34 Il s’agit du chapitre dans lequel Driss a cherché refuge auprès de ses amis occidentaux, trouvé du secours auprès du Kilo, vendu le dentier du Seigneur, pratiqué toutes les prostituées d’une maison close, tenté de se convertir au catholicisme, déversé ses souffrances dans une logorrhée libératrice en meurtrissant l’épaule d’une jeune fille, passé le baccalauréat, avant de se décider à rentrer chez lui.
35 À l’instar de ce qui se produit pour l’interprétation de Nedjma, une mort très « réelle » vient en partie gêner cette hypothèse, celle de la mère de Driss. On peut supposer que Driss soit resté un moment sur ce perron, victime d’hallucinations, mais la barbe plus fournie du mendiant et la mort de sa mère montrent les limites de cette interprétation. Toujours est-il que la motivation de cette structure est de placer le lecteur face à l’indécidable.
36 Duplicata imaginaire dans La Civilisation, ma Mère !... desdites superproductions à la manière de Lawrence d'Arabie. Dans cette deuxième partie de L'Inspecteur Ali, Brahim réalise le « Lawrence du Maroc », nouveau duplicata, que se projetait confidentiellement Jock, dans la première partie, et où il se voyait d’avance tenir le premier rôle, gardant un œil sur son guide touristique et suivant, de l’autre et avec intérêt, une émission documentaire sur les Gnaoua.
37 L’artifice romanesque se dévoile dans la scène cathartique de l’église où Driss avoue à l’épaule de la jeune fille n’être « qu’un personnage – d’un roman » (PS, p. 202) et trace l’ossature de l’intrigue : « Un roman. Un roman, entends-tu ? Dont les éléments seraient : une histoire de thés, un bref séjour à Fès, la mort d’Hamid, ma révolte. Si je pouvais encore rire, petite fille ! Mais [...] jusqu’à cette minute où je me suis mis derrière-toi, je n’ai cessé d’y être, dans mon roman, pantin. Et, de cette minute-là, j’en émerge, j’en échappe » (PS, p. 198). Paradoxalement, le narrateur échappe au roman dans un épisode que tour concourt à placer sous le signe du fantasme ; les ordres sont inversés, comme pour accréditer l’idée que « la vie est un songe ».
38 Le roman vient d’être porté à l’écran dans une adaptation très (trop ?) libre, selon toute apparence, de Nabyl Lahlou, « après vingt ans d’attente [et] deux bonnes années de guerre ouverte entre le réalisateur du film et l’auteur dont il est tiré ». De fait, Nabyl Lahlou avait obtenu en 1984 de Chraïbi et du Seuil l’autorisation d’adapter Une enquête... mais la réalisation de ce film a pris vingt ans à cause de « la frilosité des décideurs et le manque de moyens ». La sortie du film a été passionnée et médiatisée, Chraïbi estimant que « ce film, si film il y a, est un véritable massacre ». Lorsque l’auteur de l’article évoque le film, enfin dans les salles nationales depuis le 25 février 2004, la réaction de Chraïbi s’explicite : « En dehors d’une image réussie, d’un montage parfois boiteux mais finalement linéaire et d’une bande son à côté de la plaque mais franchement superbe, l’incompréhension règne [...]. L’on aura droit entre autres à Elvis Presley, une djellaba qui se tombe à la James Brown, un costume orange fluo... Ou encore, des Berbères accrochés aux cimes des collines qui, en bons petits Sioux, annoncent la venue des étrangers, les messages de fumée noire en moins et la flûte au bec. Vivaldi est à l’honneur, Morricone également. C’est que le film est tourné à la manière d’un Western spaghetti des temps modernes. Le gentil, il n’y en a pas et le méchant, c’est... Nabyl Lahlou lui-même [...]. Au rythme d’une insulte toutes les deux minutes chrono et d’un baragouinage incessant et inaudible, il tient le monopole de l’écran. Si l’opus n’a souvent ni queue ni tête, il a du corps. » Pour l’anecdote, Chraïbi a retrouvé sur cette affaire un ancien défenseur : « Les deux bonshommes s’affrontent ouvertement. À coups de lettres alternées et de sorties médiatiques aussi virulentes que vipéreuses, chacun campe sur ses positions. L’affaire va plus loin et finit même sur la table de la commission du Fonds d’aide qui, selon un article du règlement dûment rappelé par un Driss Chraïbi devenu spécialiste du code, décide de retirer l’aide allouée. Les raisons évoquées [sic] pêlemêle par l’intermédiaire de son président d’alors, l’écrivain et sociologue Abdelkébir Khatibi, sont légion. » Cf. Oumama Draoui, « Le monde imaginaire de Lahlou », Le Journal du 28 février au 5 mars 2004. Pour l’anecdote encore, Lahlou estime que son film est plus crédible qu'Une enquête... : « Il m’a fallu plus de dix-huit ans pour porter à l’écran Une enquête au pays, que j’ai cependant remanié, dans le but de rendre le récit plausible. Une retranscription fidèle aurait été moins crédible : les faits se déroulent dans une atmosphère de pression sécuritaire énorme, qui n’aurait existé que sous le protectorat, pendant les années de lutte pour l’Indépendance du pays, ou au lendemain des tentatives de putsch militaire de 71 et 72. Ce qui convenons-en, ne cadrait pas avec le Maroc de 1984, où la liberté d’expression et des libertés tout court, était quand même plus présente... », déclare-t-il à Hicham Smyej qui l’interviewe pour le magazine Version Homme de décembre 2003, « Nabyl Lahlou... de la mancha », p. 47-52.
39 L’ami en question est omniprésent tout au long des œuvres, qu’il soit simple dédicataire ou directement convoqué par l’intrigue comme dans L’Inspecteur Ali. Cf. notamment la dédicace de la première édition de Succession ouverte : « Au docteur Daniel Bordigoni, l’ami à toute épreuve grâce auquel j’ai survécu », remplacée dans les éditions suivantes par une dédicace destinée à la famille.
40 Ce savoureux décrochage relate l’histoire d’« un écrivain arabe, la cinquantaine », prénommé Mohammed, reçu par le P.-D.G des « Saudi Press Inc. » à propos de son manuscrit, « Le Coran » ; le P.-D.G. saluant sa « patte » et certains passages « poétiques, voire lyriques », trouve toutefois les « préceptes moraux, sociaux » nuisibles à l’ouvrage et lui propose de le remanier « un peu, de fond en comble, avec l’aide bien entendu de [leurs] rewriters » (IA, p. 209).
41 « Une énigme ressemble à s’y méprendre à une grille de mots croisés. » (TC, p. 20) ; « Pister un mot, vous vous rendez compte ? » (CIA, p. 49). L’inspecteur Ali prétend avoir trouvé la solution de son enquête en relisant, après en avoir complété chaque grille, la revue de mors croisés : « La solution de l’énigme était là, d’une simplicité enfantine » (CIA, p. 95) ; « Vous prenez une grille de mots croisés [...] et, une fois que vous avez terminé, vous lisez les mots [...]. Pris isolément, chaque mot a un sens. Groupés, ils ne sont rien d’autre qu’un magma informe, vide de toute signification. Tout comme l’affaire que nous avait exposée Mr. Daishes : chaque élément était exact, l’ensemble était une purée sans queue ni tête » (CIA, p. 182).
42 Denise Brahimi, Un siècle de nouvelles franco-maghrébines, op. cit., p. 12.
43 Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 9.
44 Vu, lu, entendu, chapitre 7.
45 Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, op. cit., p. 171.
46 Un autre décalage producteur d’humour esr celui qui renvoie un particularisme physiologique scientifiquement explicable à un phénomène originel irrationnel, décalage que souligne l’exagération hyperbolique de la pâleur temporaire de l’effroi au brutal blanchissement irréversible.
47 Elle provient vraisemblablement (tout au moins) de la deuxième sourate qui énumère les prescriptions à observer durant la période de jeûne, la sourate de la Vache, verset 187 : « Mangez et buvez / jusqu’à ce que l’on puisse distinguer à l’aube/ un fil blanc d’un fil noir. / Jeûnez, ensuite, jusqu’à la nuit. » Cf. dans la traduction de Denise Masson, Le Coran I, Paris, Gallimard, rééd. « Folio Classique », p. 35.
48 Peu après on retrouve encore sur le même principe un passage qui explicite le cheminement entre les discours : « Je t’entretenais de mon moi initial. Il commença à s’effriter un jour [...]. Les tendresses m’étaient refusées [...], les pleurs sanctionnés les jeux interdits [...]. Par le dogme, pour le dogme, dans le dogme. Je me tus, m’éteignis, suivis le Droit Chemin [...]. Un jour, un cartable fut substitué à ma planche d’études [...]. Ce jour-là renaquit mon moi. Pour un temps fort bref. D’autres commandements vinrent relayer les anciens et, moi qui avais obéis à ceux-ci, j’obéis à ceux-là [...]. Les nouveaux commandements firent passer les anciens au second plan [...] et me prédisposèrent au sens critique [...]. Je me refoulais davantage. Jusqu’au sadisme, je te l’ai dit, petite fille. J’appelle sadique tout être capable d’exubérance, qui végète et ne désire que végéter » (PS, p. 198-199). Driss conteste jusqu’au discours mathématique et l’utilise pour l’édiction d’une règle à sa manière : « Rien n’est moins identique que deux identités, ça nous arrange qu’elles le soient – et rien n’est plus avachissant que la continuité » (PS, p. 240).
49 Cette récitation se marque encore dans les formules rituelles à prononcer pour manifester respect et attention au discours du Seigneur au détriment de tout autre commentaire qui ne serait pas figé (PS, p. 20), ou à travers la litanie maternelle récurrente, invoquant les « saints des Grecs et des Russes » (PS, p. 27).
50 La moindre interrogation semble nécessiter une caution, quand bien même l’origine de la référence serait devenue obscure : « Qui donc a dit que le drame le plus vrai est celui qui fait rire ? » (PS, p. 31).
51 Ces deux références répétées à la fin du second volet du diptyque consacré à Driss Ferdi, en écho au début du premier volet, forment une boucle clôturant le récit.
52 Henry Maret, Pensées et opinions, Paris, Flammarion, 1903, respectivement p. 155 et p. 253. L’ouvrage est consultable dans sa reproduction électronique sur le site de la B.N.F., dans la base de données Gallica.
53 Ibid., Maret parle d’art : « L’homme ne vit pas seulement de pain, et, quand l’homme ne vit que de pain, c’est une brute », p. 217 ; et « L’homme ne vit pas seulement de pain. Les nations ne sont pas toutes dans leurs inventions mécaniques, et un peuple est bien bas qui ne compte plus que des ingénieurs et des marchands de cotonnades », p. 219. La formule est d’origine biblique : Deutéronome, 8 et Évangile selon Matthieu, 4.
54 Roman publié au Seuil en 1952.
55 « J’ai sombré dans une aboulie totale en devenant une espèce de crétin. ANONYME. » (F, p. 61) ; « Depuis le moment où l’homme a abandonné le costume d’Adam jusqu’à celui où il a revêtu le scaphandre du cosmonaute, comment a évolué son concept d’alimentation ? THÈME D’UN COLLOQUE » (F, p. 87).
56 « Ecoutez, dit le docteur Reilly. La difficulté de commencer n’est rien en comparaison du moment où l’on doit s’arrêter. Ainsi moi, par exemple, quand je fais un discours, je ne sais plus m’arrêter. On est obligé de me tirer par les basques » (F, p. 1 57).
57 Entretien avec Driss Chraïbi, 7 mai 2001, L’Œuvre oblique : Driss Chraïbi ou l’impossible vérité, op. cit., p. 381.
58 Jeanne Fouet, Aspects du paratexte dans l’œuvre de Driss Chraïbi Doctorat nouveau régime, sous la direction de Marie Miguet, Université de Besançon, 1997, p. 172.
59 Jeanne Fouet ne questionne pas leur authenticité, qui estime : « Dans ces années-là, avant trente ans, Chraïbi a lu aussi Goethe, Agatha Christie, Hemingway, W. Ken et Nancy Burleger, et prend plaisir à les citer, voire à leur rendre hommage », Ibid., p. 169. Chraïbi aura sans doute eu beaucoup de difficultés à lire Nancy Burleger, qui ne semble répertoriée nulle part en tant qu’auteur de romans. L’épigraphe qui la met en scène est un extrait de dialogue on ne peut plus anodin et Nancy Burleger occupe la position de signataire. Elle est plus probablement le locuteur du discours en question, soit un personnage de roman, un roman dont il est impossible pour le moment d'affirmer l’existence. Chraïbi peut parfaitement avoir inventé ce morceau cocasse et en total décalage avec le contenu du chapitre : « “Ah bah ! m’sieur McBean, vous voulez me tuer, MOI ?” Nancy Burleger » (F, p. 199).
60 Entretien avec Driss Chraïbi, 7 mai 2001, op. cit, p. 381. C’est en effet le cas et certaines références peuvent avoir une origine pour le moins inattendue. Après avoir tenté vainement d’établir l’identité et le rôle d’un certain John Wilbye, j’ai fini par interroger l’auteur : « Parce que personne ne le connaît ! J’étais invité à Cambridge... là-bas je découvre mes œuvres dans l'immense bibliothèque avec des portraits sinistres, et puis je trouve Wilbye... Je ne comprends pas l’anglais... Alors je l’ai copié ! Ce n’est qu’une fois imprimé que j’ai demandé à ma femme ce que ça voulait dire. Il y a un autre poème auquel j’ai donné un auteur absolument de ma fabrication, qui n’existe pas. C’est simplement une pub dans un livret de whisky » (Entretien avec Driss Chraïbi, 21 mars 1998, op. cit.). Un « poème » inséré dans L’Inspecteur Ali à Trinity College, daté de 1300 et signé « ANONYMOUS » ressemble effectivement à une publicité : « The Irish dance/Ich am of Irlaunde/Ant of the holy londe/Of Irlande. » (TC, p. 79)
61 Par analogie avec ce que Michel Tremblay, donnant à lire l’une de ses citations fictives, nomme facétieusement les « dits de Victoire » en épigraphe au quatrième tome des Chroniques du Plateau Mont-Royal, La Duchesse et le roturier, Montréal, Leméac, 1982.
62 On rencontre une référence à Montaigne (SO, p. 155) et quelques citations coraniques, toujours en relation étroite avec la mention du Seigneur : au début du roman, à l’annonce de sa mort (SO, p. 21), puis le « Cantique des Morts » à ses funérailles, et un verset dans la bouche du notaire (« Et si Nous l'avions voulu, Nous aurions fait de tous les hommes un seul peuple » (SO, p. 119) ; Cf. notamment la sourate XLII, « La Délibération », verset 8, in Le Coran II, p. 597, dans la traduction de Denise Masson : « Si Dieu l’avait voulu, il aurait réuni les hommes en une seule communauté. »)
63 À d’autres moments, Abdel Krim doit se résoudre à ne pas pouvoir cautionner, ce qui ne l’empêche pas d’intervenir ; et ce, pour le divertissement du lecteur car, s’il ne se souvient pas des dires, il sait visiblement situer dans le temps ces propos, itératifs par essence : « Ça [...] je ne peux pas en témoigner. J’étais à la police » (SO, p. 119).
64 Nagib plagiait lui aussi ce discours, dans une raillerie destinée à Kenza et au bénéfice de l’assemblée : « Tu es venue lui faire une petite visite de trois jours [...), et tu es restée quarante ans. Ainsi des individus et des peuples » (SO, p. 126).
65 Voir également : « Je connaissais le jeu. L’on dispose de figues sèches [...] En quoi consiste la vôtre, s’il vous plaît ? » (PS, p. 92) pour la première occurrence de ce procédé, puis « Ils m’entendent. Ne se grattent pas, n’éternuent pas, ne toussent pas... Faites que la terre [...1 engloutisse ce forcené ! » (PS, p. 165-166.)
66 Chraïbi dénie toute influence faulknérienne en ce qui concerne ce procédé-là. Il dit n’avoir lu Faulkner qu’en 1956 (ce que tend à confirmer le second tome des Mémoires, Le Monde à côté, où il révèle ce que L’Âne doit à Faulkner). Cf. Entretien avec Driss Chraïbi, 7 mai 2001, op. cit., p. 382.
67 « J’entrai dans le mehreb. Avec moi entra la Ligne Mince [...]. Si Kettani avait disparu, la Ligne Mince aussi » (PS, p. 106-108).
68 « Elle me dit : tu es un nègre. Tu es un nègre depuis des générations croisé de blanc. Tu es en passe de franchir la ligne. De perdre ta dernière goutte de sang authentiquement nègre » (PS, p. 105).
69 Abdelfattah Kilito, L'Auteur et ses doubles. Essai sur la culture arabe classique, Paris, Seuil, 1985, p. 14.
70 Par analogie avec un titre de Kilito, La Querelle des Images, Casablanca, Eddif, 1995.
71 Tahar Djaout, Les Chercheurs d'os, Paris, Seuil, 1984, p. 87. « Les apparences, voilà, Boniface, le grand mot de la politique indigène. Administrer avec réalisme et pour la galerie, les journaux, pour l’opinion, les démocrates... je ne sais pas moi... les syndicats, les associations de bonnes femmes, du vent, c’est à dire, Boniface, des mots, encore des mots, toujours des mots... en-isme si possible, parce que cela fait mieux... », Mouloud Mammeri, Le Sommeil du juste, Paris, 10/18, p. 102.
72 Rachid Mimouni, Le Fleuve détourné, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 125. Abdellatif Laâbi, Exercices de tolérance, Paris, éditions La Différence, 1993, p. 9.
73 Entretien avec Driss Chraïbi, 21 mars 1998, op. cit. Des jeux discursifs font en effet songer à un exercice de style, tel celui auquel se livre monsieur Jourdain, dans Le Bourgeois gentilhomme : « Il y a des soleils qui se lèvent désabusés – pour que les chantent ardents sur des cornemuses des mendigots nés aveugles » (PS, p. 167) ; « Il y a des soleils qui se lèvent désabusés – pour que, sur des cornemuses, des mendigots nés aveugles les chantent désabusés » (PS, p. 169).
74 « Où que l’on vive [...], tout est devenu suspect : les gens, les sentiments, les idéologies, les religions, les mots. Surtout les mots » déplore Ali, qui accuse le « double langage » tenu par les « pays arabes frères » comme par l’Occident (UPS, p. 138).
75 Assia Djebar, L'Amour, la fantasia, Paris, Albin Michel, p. 11.
76 A l’inspecteur Ali qui lui parle de carte d’électeur, le paysan répond : « De quoi tu parles ? Je ne comprends pas le roumi » (EP, p. 124).
77 En italique dans le texte.
78 Chraïbi apprécie d’inverser les habituels rapports de l’écrit et de l’oral : dans L'Inspecteur Ali, le narrateur évoque un post-scriptum à propos d’une conversation téléphonique (IA, p. 41).
79 « Driss Chraïbi : “J’ai voulu écrire un roman oral” », entretien avec Farida Ayari, Le continent no 167, 10 juillet 1981, p. 11.
80 « J’en appelle à la baraka de Dieu sur vos têtes » (HP, p. 33) ; le terme est souligné par l’italique mais, passé dans la langue française, il aurait été aisément identifiable sans cela.
81 L’Œuvre de Driss Chraïbi. Réception critique des littératures maghrébines au Maroc, Paris, L'Harmattan, 1994.
82 « C’est de l'anglais. C’est quand j’étais portier dans cet hôtel de la capitale, chienne de ma vie ! Il fallait bien que je comprenne ce que me disaient ces milliardaires [.../...]. Même qu’ils ajoutaient à l’adresse du chauffeur “To the airport ! hurry up !” Le chauffeur ne comprenait rien, forcément. Alors je lui traduisais : “Ils veulent aller bouffer sur le port. T’as pas un cousin qui tient une gargote dans la médina ?” » (EP, p. 67-68).
83 « Simple question : le père du chef – qu’Allah repose son âme là où elle est ! – avait-il jamais voyagé autrement que sur ses pieds, à dos de bourricot, à bicyclette ou en tramway, le cas échéant ? Réponse : no comment ! [...]. Les mitraillettes étaient là, figurées par trois boutons. Il souffla à son père : “Attends une seconde”, et fit feu [...]. Roger ! dit l’instructeur. Vous avez fini par piger. Pigé, correct ? Oui, roger, papa. Tu le vois ton fils, tu le vois, dis ? » (EP, p. 153).
84 À Westlake qui l’interroge : « Si votre conclusion est correcte, pourriez-vous me faire part du raisonnement qui vous y a conduit, s’il vous plaît ? », Ali rétorque, avec sa technique de cruciverbiste, insistant en anglais auprès d’un interlocuteur auquel il est déjà supposé parler dans cet idiome : « – Volontiers [...]. Qui est-ce qui suit le coq quand on saute ? – Pardon ? – Who foliotes the cock when wejump ? [...] – Que vient faire le coq là-dedans ? – Il précède l’âne » (TC, p. 31).
85 Alphonse Allais, qui faisait l’admiration de l’auteur (cf. Le Monde à côté, p. 9 et L'Inspecteur Ali, p. 28), s’amusait aussi de ces subversions : « COMFORT. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’adore l’Angleterre. Je lâcherais tout, même la proie, pour Londres. », in À se tordre. Histoires chatnoiresques (1891), p. 113.
86 « Sophia [...] poursuivit son exposé avec componction : – C’est un vaste melting-pot. – Quoi ? – Une sorte de tajine où les divers ingrédients sont restés les mêmes qu’au début de la cuisson, étrangers les uns aux autres. Au bout du compte, il y a bien une sauce, mais sans épices ni curiosité » (CIA, p. 139). La redéfinition à laquelle elle se livre sous prétexte de traduction n’est pas éloignée du procédé utilisé pour les définitions de Driss.
87 Les anglicismes sont récurrents dans les enquêtes : la première épouse d’Ali, Zoubida, finit au poste avant répudiation expresse pour lui avoir réclamé (entre autres) des panties ; lui-même utilise des bags de thé, observe les plats des autres convives d’un pub de l’East End où il se sent dans son élément en dépit d’assiettes « de saucisses noires garnies de végétables » (CIA, p. 83) ; et il restitue en un français littéral des idiotismes qui par définition ne se prêtent pas à une traduction terme à terme, lors de son premier échange avec Westlake (son mimétisme, depuis la tenue vestimentaire jusqu’à son langage, relève quasiment de la charge) : « Westlake retrouva péniblement son flegme. – Je demande votre pardon, dit-il. – Ne mentionnez pas, je vous prie, répliqua Ali » (TC, p. 25).
88 Abdellatif Laâbi, Exercices de tolérance, op. cit., p. 18.
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