1 Cette hétérogénéité, qui est la marque même de l’écriture de Mouloud Feraoun (et l’un des traits constitutifs de la littérature francophone maghrébine qu’il contribue à fonder, comme j’ai tenté de le démontrer, en collaboration avec Robert Elbaz, dans Mouloud Feraoun ou l’émergence d’une littérature, Karthala, 2001) est encore plus flagrante et significative dans ce texte que dans les œuvres romanesques par exemple.
2 Pour Jean Déjeux, Karthala, 1984 ; « Que sais-je », 1992 : « document terrible » ; pour Ch. Chaulet-Achour, Silex, 1987 : « chronique de guerre », etc.
3 Celle du doux et pacifiste écrivain kabyle. Épithètes pertinentes il est vrai, mais insuffisantes à rendre compte d’une personnalité riche et contrastée et d’un projet d’écriture plus ambitieux qu’on ne le dit alors.
4 Lettres à ses amis, Paris, Le Seuil, coll. « Méditerranée », 1969.
5 Feraoun n’est ni Chateaubriand ni Jean-Jacques Rousseau. Il n’édifie pas sa statue pour la postérité. Lorsqu’il décidera de faire publier ses notes, il n’en retranchera rien ; entre autres, rien de ce qui pouvait le désigner à la vindicte des ultras ni de ce qui pouvait le compromettre auprès du F.L.N. Dans L’Anniversaire, roman auquel il travaille de façon concomitante au Journal, il fait dire au narrateur qui écrit lui aussi un journal – et sur lequel il se projette fortement : « Me voici au pied du mur, bonnes gens, [...] pas du tout comme J.-J. Rousseau brandissant candidement son interminable confession pour épater Dieu et les hommes. »
6 La gravité du propos n’exclut d’ailleurs pas le retour occasionnel à l’humour, puisque Feraoun enchaîne : « Voilà d’ailleurs des expressions équivoques car enfin, ce que nous leur reprochons précisément, c’est de se mettre à notre place, d’avoir pris nos places, toutes nos places, de n’avoir rien laissé et de rien vouloir céder. »
7 II ne pouvait qu’avoir été profondément affecté par la méprise que pouvait susciter sa position mesurée et par la virulence de certains anathèmes proférés à son encontre, tel celui de Maschino, publié dans le quotidien Démocratie le 1er avril 1957 pour railler les œuvres romanesques de Feraoun – dans lesquelles les personnages principaux sont souvent censés tenir un journal : « Tandis qu’avec ses camarades, l’intellectuel algérien fait la révolution, le pense petit du village, lui, fait son journal intime [...]. »
8 Ces cas sont toutefois signalés par Roblès dans des notes infrapaginales. Il résume quelquefois la teneur de l’article de presse et, au minimum, mentionne l’existence du « collage » dans le manuscrit.
9 Contrairement aux analyses sommaires qui ont souvent été faites à ce propos, Feraoun n’a pas de doutes identitaires et il a beau se penser comme un « cas particulier », il est en fait tout à fait représentatif de ces identités composites, mais originales, et chez lui, avant bien d’autres, tout à fait matures qu’a générées la situation coloniale.
10 C’est le village natal de Feraoun ; même à distance, lui en parviennent, par sa famille et divers informateurs, des nouvelles précises.
11 Feraoun marque là une distance certaine vis-à-vis de la pratique religieuse, distance qu’a certainement creusée le passage par l’École normale et sa solide formation d’instituteur laïc, et même libre penseur. Mais la guerre petit à petit le conduit, non à renier cette formation mais à la relier à d’autres marques fondatrices ; il se définit alors, d’abord sans doute à cause du regard des autres, puis délibérément et intimement, comme musulman (ainsi, par exemple, cette clausule – en écho à bien d’autres – formulée le 25 janvier 1960 : « Dieu est grand disent les musulmans de mon espèce »).
12 Que Feraoun accorde considération aux femmes, qu’il ait été soucieux de leur émancipation, en particulier par l’accès à l’instruction à l’égal des hommes, c’est l’évidence. Il est en cela encore le digne produit de l’École normale et du système éducatif français. Mais la guerre fait décidément resurgir en lui des résistances culturelles foncières, dans des moments et des domaines où on ne les attendait peut-être pas. Ainsi, dans une note du 4 mars 1957, il exprime une compassion tout à fait compréhensible pour les violences redoutées par la population kabyle d’un douar qu’il connaît bien : « Le capitaine veut absolument que le village se rallie. Il a dû constater que la meilleure méthode pour cela était de faire violer les femmes par les soldats. Cette méthode a déjà réussi aux Ouadhias. On s’attend à ce qu’elle soit appliquée chez nous. Auparavant, si c’est possible, Guel voudrait ramener sa femme ici pour la mettre à l’abri. » On comprend moins bien l’adjonction qui suit, et son étonnante gradation : « On ne peut que l’approuver et plaindre toutes celles qui ne pourront fuir... ou du moins, leurs maris ! » Si l’on veut tenter cependant une explication, il faut sans doute la chercher dans le code de l’honneur kabyle : plus que la souffrance physique, ce qui est redouté, c’est le déshonneur, et c’est ce qui stigmatise un homme qui ne peut protéger sa femme. Feraoun, sans ignorer la souffrance des femmes, adopte cependant résolument un point de vue masculin. Dans la vision kaléidoscopique qu’il entend donner de la guerre, il est une sérieuse lacune, celle qui concerne l’appréhension féminine de l’événement.
13 Il vient en effet de citer un passage d’un article que Mauriac avait publié dans L’Express.
14 « Depuis l’affaire hongroise, je lis partout des motions, des adresses, des appels en faveur du malheureux peuple hongrois. [...] Je me dis que dans tous ces textes que la presse publie, chaque fois le mot Algérie pourrait remplacer sans exagération le mot Hongrie et ne le remplace jamais. Est-ce par hasard, que le monde qui nous voit souffrir n’est pas convaincu que nous soyons des humains ? Il est vrai que nous ne sommes que des musulmans. C’est peut-être là l’impardonnable crime. Voilà une question que je voudrais bien poser à Sartre ou Camus ou Mauriac. »
15 Feraoun lui-même en parle à chaud dans son Journal le 31 mai 1957 : « La radio annonce que les rebelles ont massacré tous les hommes d’un village (302) de Mélouza qui voulait demander la protection de la troupe. » Il revient sur l’événement le 3 juin pour se mettre à l’unisson de la consternation générale : « Les massacres de Mélouza, hélas ! tous les journaux en parlent et d’horribles photos s’étalent aux premières pages, et l’opinion mondiale alertée commence à manifester sa colère et sa désapprobation. Une honte ! Une honte, un acte imbécile [...]. » Il ne réagit avec véhémence contre la presse française que le 10 juin, en apostrophant particulièrement Mauriac suite à l’article qu’il avait cosigné avec les autres membres du « Comité de résistance spirituelle » qui lui adjoignait notamment René Capitant, Henri Marrou, Régis Blachère, PierreHenri Simon et Jean-Marie Domenach. Ce comité était pourtant autorisé à blâmer en l’occurrence le RL.N. et l’A.L.N. puisqu’il avait en toute impartialité dénoncé auparavant les méthodes scandaleuses de répression de l’armée et de la police françaises.
16 Note du 31 mars 1956, par exemple, même si c’est surtout pour faire comprendre que ceux qui endurent ces sévices « les garderont inscrits dans leur chair et aussi dans leur mémoire », il s’efforce d’objectiver sa description en établissant toute une typologie : « Aux premiers interrogatoires, la police use d’un ton paternel [...] Au deuxième interrogatoire, ils usent d’autres moyens de torture. 1° La baignoire : le supplice consiste à [...] 2° Le courant : il est appliqué [...] 3° La bouteille : une bouteille ordinaire, ayant de préférence le goulot ébréché [...] 4° La corde : nœud coulant au-dessus des mâchoires [...]. »
17 Ainsi, le 29 mars 1956 : « Il y a une heure, je suis sorti “aux nouvelles” pour avoir quelque chose à écrire. J’ai été servi. [...] »
18 À cet endroit s’insère une note de Roblès qui confirme : « Journal d’Alger. Coupure collée en marge du manuscrit. Titre : “Trente rebelles abattus à Taourirt-Moussa”. »
19 L’Anniversaire, Paris, Le Seuil, « Méditerranée », 1972.
20 À cette date, Dib avait dû quitter l’Algérie et vivait à Paris.