Chapitre 10. La légitimation du discours indigène
Les jésuites bordelais du mysticisme à l’anthropologie, 17e-18e siècles
p. 181-196
Texte intégral
Au 17e siècle, le retour d’une nouvelle querelle des anciens et des modernes débattant de la possibilité du progrès social et culturel fondait ses réflexions sur les modalités de confection des œuvres littéraires. Les épopées antiques résultent-elles des compositions spontanées du peuple capable de concevoir des textes supérieurs à ceux des modernes ? Une réponse positive implique qu’Homère n’a jamais existé, qu’il ne sert que de prête-nom à des créations collectives et que toute société « sauvage » peut élaborer ses propres monuments littéraires. Il ne restait plus qu’à les découvrir chez les paysans d’Écosse, de Finlande ou d’ailleurs, ce qui s’effectua à partir du 18e siècle.
1Cet intérêt pour les expressions du peuple suit également à partir du 17e siècle une autre veine, plus discrète, plus étrange, méconnue, mais qui n’en a pas moins joué, semble-t-il, un rôle essentiel dans la genèse de l’anthropologie. En suivant Michel de Certeau qui nous a révélé la place de la Gascogne (dont fait partie la province Aquitaine des jésuites) dans le développement d’un courant mystique au 17e siècle, nous rencontrons une singulière manière d’accéder au « peuple ». Leur maître à penser, Jean-Joseph Surin était né à Bordeaux en 1600. Enfant, il connut l’installation des carmes dans cette ville, avant d’entrer à la compagnie de Jésus. Sa célébrité vint de ses écrits mais aussi de son rôle dans la possession de Loudun, où il perdit la raison, qu’il ne retrouva que quelques années avant sa mort à Bordeaux. Parmi ces « petits saints d’Aquitaine », il y eut aussi Jean Labadie, né semble-t-il à Bourg sur Gironde (que tout le monde appelle « en Guyenne ») en 1610, qui après des études à Bordeaux – 1625-1627, noviciat jésuite, 1628-1631, philosophie, 1635, théologie 1638 – se rallie au jansénisme, conçu il est vrai à Bayonne, où Jansénius a été directeur du collège et dont Saint Cyran était originaire, avant de devenir pasteur et de mourir à Altona (Danemark) en 1674.
2De Certeau, qui nous révèle ce groupe de mystiques, n’établit pourtant pas de relation avec un autre jésuite né et mort à Bordeaux, au nom bien gascon lui aussi, sur qui il a pourtant écrit et dont la place est essentielle dans la constitution de l’ethnologie, Lafitau (1670- 1740). Selon le grand historien Momigliano, cet auteur « révéla au monde cette simple vérité que les Grecs aussi avaient été jadis des sauvages » (Vidal-Naquet, 1981 : 178). De même, un ouvrage collectif dans lesquels figurent plusieurs articles consacrés aux missions américaines auxquelles participent les Bordelais (Blanckaert, 1985) étudie les méthodes des jésuites, puis consacre deux articles à Lafitau sans daigner remarquer, et donc expliquer, un changement d’attitude vis-à-vis des indigènes entre membres d’un même ordre d’une période à l’autre.
3Notre propos commencera par souligner cette rupture entre les deux appréhensions des sociétés amérindiennes et suggère des explications même si notre compétence ne nous permet guère d’apprécier précisément les formulations adoptées par les auteurs évoqués. Il s’agira donc surtout de tracer des tendances et des relations que seules des études plus précises pourront apprécier. Nous utiliserons en effet surtout des sources de seconde main car la théologie du 17e siècle reste extérieure à nos compétences. Cependant nous allons suggérer des hypothèses et proposer des liaisons qui, bien évidemment, restent à approfondir. Comment en effet, les jésuites après avoir utilisé et promulgué des méthodes méprisantes et brutales vis-à-vis des indigènes qu’ils veulent convertir trouvent-ils brusquement, avec Lafitau en 1724, ces sociétés dignes d’intérêt voire d’imitation ?
4Pour essayer d’établir les articulations entre ces divers éléments, nous allons voir en premier lieu, comment les Jésuites sont passés de l’étude de la théologie à celle des Amérindiens ; en second lieu, nous examinerons comment à une vision hiérarchisée du monde ont succédé des différences spatiales ; enfin, nous essaierons de déterminer les raisons pour lesquelles ces bouleversements ont eu lieu chez les jésuites bordelais qui sont passés en un demi-siècle du mysticisme à l’étude des civilisations.
De la conversion à l’ethnologie
Au début du 17e siècle, en Nouvelle-France, quelques dizaines de jésuites, 7 en 1632, 54 en 1676 (Blanckaert, 1985 : 46) essayaient de convertir les Amérindiens, Montagnais et Hurons entre autres. Ils effectuaient leur tâche selon certaines modalités, révélatrices de leur vision du monde et des sauvages comme on disait à l’époque.
Du Nord à l’Ouest
Supérieur des jésuites de la Nouvelle-France entre 1632 et 1639, Paul Lejeune utilisait pour cela un mécanisme déjà bien maîtrisé ; il voulait sédentariser les indigènes nomades afin de les contrôler et éviter leur retour au « paganisme ». Ce système qui a ravagé l’Amérique du nord au sud, avait un nom, les réductions. Pour effectuer cette tâche, il disposait d’une légitimité accordée par les mandats politiques et religieux du cardinal Richelieu, d’un but, le martyr et d’une méthode, l’intimidation. Il est difficile d’interpréter l’ensemble des Relations, ces rapports annuels sur les missions de la Nouvelle-France que publiaient chaque année les jésuites jusqu’en 1673, en raison de leur volume et des éléments contradictoires qu’ils contiennent, d’autant qu’il s’agit de documents de propagande. D’un côté, Ouellet, (1990) et Françoise Weil (Blankaert : 1985) affirment avec plus ou moins de nuances que les missionnaires avaient considéré les Amérindiens comme des sauvages sans organisation et tout à fait stupides (Blanckaert : 1985, 60). De l’autre, bien des remarques indiquent des sentiments inverses. Ainsi, quand Lejeune écrit que nous avisâmes, le Père de Nové et moy qu’il fallait chercher le moyen de s’adonner à l’estude de la langue, sans la connaissance desquels on ne peut secourir les sauvages (Relations, 1663), il devient difficile de souscrire au premier jugement. Peut-être également faut-il distinguer les différents ordres ; ainsi, si pour les franciscains les Amérindiens avaient été maintenus de longs siècles dans les ténèbres, pour les jésuites, au contraire, la totale ignorance de Dieu était impossible, mieux, comme la grâce apostolique pouvait être innée, elle pouvait se rencontrer chez les sauvages (Lafaye, 1974 : 73). Enfin, les Jésuites se montrent ici moins homogènes qu’on semble penser (Principe, 1987 : 311). En fait, placés dans une situation coloniale, Lejeune et les jésuites de son époque, dans toute l’Amérique jusqu’en Amazonie (Blanckaert : 1985 : 181-182) expriment la raison du plus fort en des termes qui vont de l’hostilité déclarée à la compassion bienveillante, selon les mécanismes qui deviendront familiers au cours des siècles (Memmi, 1973). Dans tous les cas, cependant, en bons colonisateurs, ils n’attendent rien des sauvages.
5Pourtant, presque un siècle plus tard, en 1724, un ouvrage s’oppose totalement à l’habituel mépris pour les indigènes. En Nouvelle-France, leurs mœurs et leurs modes de vie deviennent brusquement, dignes d’intérêt non pour les convertir mais en eux-mêmes. Le père Lafitau publie son texte devenu fameux deux siècles après : Mœurs de sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps. La rupture entre les deux jésuites, Lejeune (1592-1664) et Lafitau (1670-1740), s’explique par des raisons historiques, soixante ans séparent les deux séjours, mais surtout par des relations au peuple différentes. Principe souligne l’opposition entre Jérôme Lalemant, remplacé comme supérieur en Huronie par Paul Ragueneau en 1648, sur la justice indigène ; même s’il lui reconnaissait des capacités à empêcher les désordres, le premier trouvait qu’elle encourageait la fanfaronnerie des coupables et accordait trop de liberté. En revanche, le second accepte la réparation collective du délit qu’elle met en place (Principe, 1987 : 311). Pour bien confirmer cette évolution, Ragueneau considère que « nous voyons cette sévérité n’être plus nécessaire, et qu’en plusieurs choses nous pouvons être moins rigoureux que par le passé »1
6Ainsi, Lafitau se présente comme l’ultime phase d’une évolution commencée bien avant lui et que l’on peut dater du milieu du 17e siècle. Simplement, il a systématisé et transformé en principe des remarques et considérations qui ne portaient avant lui que sur des aspects isolés. Aussi, les textes ultérieurs des jésuites Buffier (1732) et Charlevoix (1744) montrent qu’au moins une partie de l’ordre a suivi Lafitau dans sa défense des Amérindiens. Même si l’intérêt qu’il affirme a pu se renforcer à la lecture de La Hontan voire de Las Casas, nous ne pouvons qu’y voir également, et même surtout, l’influence du populisme des mystiques bordelais, entendu au simple sens d’intérêt pour le peuple. Or, une telle attitude n’a pu se déployer qu’en Nouvelle-France.
Du ciel aux hommes
Entre 1630 et 1700 les relations aux Amérindiens ont changé et l’évolution de l’attitude des missionnaires de la Nouvelle-France constitue un bon instrument d’observation. Malheureusement, les Relations des jésuites qui depuis 1632 justifiaient leur intervention américaine cessent d’être publiées en 1673 et leur rédaction s’arrête en 1679, nous privant d’un précieux instrument d’appréhension d’un éventuel changement de comportement et de conception. Cependant, en 1704, La Hontan, gascon lui aussi, trouvait en Amérique des « philosophes nuds » (La Hontan, 1704). Il s’inscrivait dans une veine que poursuivront après Lafitau d’autres jésuites, Buffier en 1732 (« Les peuples sauvages sont pour le moins aussi heureux que les peuples polis ») et Charlevoix en 1744, (« Ils semblent mener la vie du monde la plus misérable, et ils étaient peut-être les seuls heureux sur terre ») et bien d’autres par la suite.
7Contre le mépris qu’incarne Lejeune, Lafitau a donc dû rompre avec une tradition qui pensait les relations avec les indigènes sous forme de manipulation et de violence. Aux relations dissymétriques qu’établissaient les jésuites au début du 17e siècle, il oppose les échanges égalitaires des Amérindiens. Non seulement, ils nous donnent des leçons mais les Européens doivent être capables de les écouter.
De la théologie à l’ethnologie
Dès lors, la vérité ne provient pas seulement des autorités, ni des textes savants et religieux, ni même des besoins intérieurs comme chez les mystiques, mais aussi des sauvages qui ont des choses à nous apprendre. Les étudier constitue un moyen de profiter de leur savoir mais aussi de mieux approcher Dieu. Lafitau propose deux démarches. En premier heu, il établit un protocole pour légitimer l’étude des indigènes qui passe, évidemment à l’époque, par l’analogie avec les Grecs. Comme en ce temps, l’autorité ne peut se fonder que sur les Anciens, tout naturellement, pour affirmer l’intérêt des sociétés amérindiennes, il suffit de les comparer à celle des Grecs. En second lieu, Lafitau souligne l’intérêt du discours du peuple, fut-il amérindien, dans l’approche de la vérité et donc de Dieu.
De la mystique à l’espace
Il nous reste à expliquer où Lafitau a pu trouver ces conceptions. Son origine bordelaise semble dans cette démarche, essentielle. En effet, au 17e siècle à Bordeaux, au sein des jésuites, de « jeunes hommes » « instaurent un mouvement analogue à celui que Jean de la Croix et ses amis avaient créé dans le vieil Ordre carme » (De Certeau, 1982 : 330). Ils élaborent une vision du monde, une relation au peuple qui semble précéder et inspirer la démarche de Lafïtau.
Les « petits saints d’Aquitaine »
Évoquant des jésuites bordelais de la première partie du 17e siècle, De Certeau (1982 : 348) nous décrit l’inquiétude de Rome devant ce « particularisme régional qui menace l’unité de l’ordre » des Jésuites et un « illuminisme qui substitue à l’activité apostolique une “inaction” contemplative ». Or, malgré des attitudes peu conformistes, ces Bordelais ne cherchent pas à s’opposer aux autorités ecclésiastiques, mais simplement à vivre leur foi de façon différente en accédant par des « dévotions extraordinaires » à une vérité intérieure. Cette approche de Dieu se trouve en eux-mêmes certes, mais pour cela, ils disposent de guides. L’influence du Carmel dont ils se réclament (la mère de Surin devint carmélite à Bordeaux) les fait s’attacher à l’oraison et à la vénération de Saint-Joseph. Cependant, pour nous, l’essentiel ne porte pas sur cet aspect.
La vérité sauvage
Pour accéder à Dieu et rechercher les moyens de rencontrer cette vérité divine, Jean-Joseph Surin, jésuite bordelais, étudié par De Certeau, avait en effet découvert en 1630, le « jeune homme du coche » : J’ai trouvé dans le coche, écrit-il, un jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, sans lettres aucunes, ayant passé sa vie à servir un prêtre. {...}, Il n’a jamais été instruit de personne que de Dieu en la vie spirituelle, et cependant il m’en a parlé avec tant de sublimité et solidité que tout ce que j’en ai lu ou entendu n’est rien en comparaison de ce qu’il m’en a dit. (De Certeau, 1987 : 281-282). Dans le langage du siècle postérieur, nous dirions que la vérité, Dieu, se rencontre dans la parole vulgaire, aujourd’hui, dans le discours naturel. Dans la solitude de nos campagnes, une version de ce texte valorise l’ignorant qui sait plus que les savants, l’autre, la vertu que suscite la naïveté. Dans les deux cas, le peuple, l’idiot, le pauvre, l’ignorant, le laïc deviennent porteurs de la vérité.
8Plus tard, dans ses Lettres spirituelles, Surin va encore plus loin en affirmant la continuité entre ses « pulsions » et Dieu : Quand, nous suivons nos instincts naturels, il arrive ce que dit Saint-Augustin, que dans le mal même, nous cherchons Dieu sans y penser puisque nous cherchons une chose qui ne se trouve qu’en Dieu (cité par Brémont, 1926 : 160). Dieu se rencontre en suivant sa nature.
9Cette recherche des pauvres constitue une préoccupation permanente dont de Certeau suit la trace dans La Fable mystique. Cependant, non seulement cette attitude donne la parole au peuple mais surtout attribue au discours spontané la suprématie sur le discours savant. Une certaine lecture de l’évangile ne dit peut-être pas autre chose encore que certains aspects ou certains passages rencontrent selon les époques des intérêts différents (Caro, 1978 : 445-457). Cette recherche de l’ignorant trace un chemin, définit une perspective, propose un programme : la Vérité (Dieu) se trouve dans le peuple.
Du vertical à l’horizontal
Or, toujours selon De Certeau, l’auteur de la lettre sur le « jeune homme du coche », Jean-Joseph Surin (il signait Seurin), né à Bordeaux en 1600, faisait partie d’un groupe (informel) d’environ 16 jésuites, « nouveaux mystiques », en majorité rattachés à la province d’Aquitaine. Fin 1627, le général des jésuites ordonne leur dispersion. Ce collège invisible n’en continue pas moins à susciter l’inquiétude de ses supérieurs, à poursuivre sa quête mystique et à écrire.
10Ainsi De Certeau s’attachant aux publications successives de l’un d’entre eux, Labadie, souligne qu’il s’oppose à un monde hiérarchisé où tout mouvement s’effectue vers le haut ou le bas, pour découvrir un ailleurs, le lieu du vrai. Cela explique ses voyages à la recherche du lieu du vrai Ministère de l’Église qui était dans mon cœur comme il le dit lui-même (Déclaration, 1666 : 64-86). Il va toujours davantage vers le nord, en songeant peut-être à Gaston de Foix qui au 14e siècle, de retour des Pays Baltes devint Phébus, le Soleil. En tout cas, Labadie exprime une vision horizontale du monde opposée à un système hiérarchisé, vertical. Refusant toutes le autorités successives dont il se détache (jésuites, jansénistes, protestants), il se substitue un espace dans lequel se trouverait le lieu de la Vérité.
Le « terrain » mystique
11Cette conception spatiale du monde veut s’exprimer dans un système religieux mais s’oppose aux normes de l’Ordre. Ce cadre, parmi ceux que l’époque proposait, conduisait au mysticisme que la hiérarchie religieuse ne tolérait plus. Les jésuites avaient des tâches aposto- liques, des objectifs mondains et un cadre théologique et pastoral précis. Le général Vitelleschi et les autorités ecclésiastiques du diocèse ne cesseront de le rappeler à nos « petits saints ». Labadie en tira les conséquences en quittant l’Ordre et en se joignant à ses ennemis, les jansénistes d’abord, les protestants ensuite. Il fut le seul. tira les conséquences en quittant l’Ordre et en se joignant à ses ennemis, les jansénistes d’abord, les protestants ensuite. Il fut le seul.
12Même si, à l’image de Saint Joseph qu’ils vénéraient, les « petits prophètes et petits saints » d’Aquitaine choisirent le silence, le cadre institutionnel qu’ils avaient adopté ne pouvait accepter leurs formes de pratiques religieuses. Surin, perturbé par les diables de Loudun et l’échec de ses exorcismes devint fou, Labadie choisit la fuite en avant, la plupart l’oubli. L’appareil l’emportait mais les inquiétudes que ces « petits saints » avaient manifestées pouvaient se donner d’autres la parole de Dieu exprimée
13En effet, en affirmant trouver chez le « jeune homme du coche » la parole de Dieu exprimée avec « tant de sublimité et de solidité », Surin rompait avec l’influence du carmel pour mettre le peuple au centre du renouveau de la vie spirituelle. L’aspiration à une religion des pauvres, à une théologie du peuple, à l’expression d’une vérité intérieure, au silence ne pouvait plus se réaliser dans le cadre de l’Europe et des couvents. Le cadre où pouvaient s’exprimer ces aspira- tions se trouvait ailleurs.
L’ethnologie des Bordelais de Surin à Lafitau
Il nous reste maintenant à déterminer pour quelles raisons le collège de la Madeleine de Bordeaux et la province d’Aquitaine ont pu susciter un Lafitau qui n’a pu concevoir son œuvre que par une admiration sans borne pour les sociétés indigènes de la Nouvelle-France. Avançons une hypothèse, Surin transforme Lejeune en Lafitau.
Les jésuites, Bordeaux et l’ethnologie
En décembre 1634, le provincial des jésuites d’Aquitaine envoie le Père Surin, l’auteur de « la relation sur le jeune homme du coche », exorciser les Ursulines de Loudun possédées par le démon. Celui-ci se mit en chemin avec cette idée de travailler plus par voies intérieures que par le tumulte des paroles, et de gagner les cœurs et les affections de ces âmes vexées du démon (De Certeau, 1980 : 292). Il se met à leur écoute pour mieux les convertir. Voilà une démarche bien étrangère aux démonologues de son temps et à l’intimidation que préconisait Lejeune à l’égard des Amérindiens.
14Dès lors, une conviction – la vérité divine se trouve dans le peuple – appliquée à des objectifs précis, désenvoûtement ou conversion, fournit une démarche, l’écoute de l’autre. La parole de l’indigène, fut-il une Ursuline de Loudun ou un Huron de la Nouvelle-France, mérite attention, intérêt et étude. Ils ont l’esprit bon, l’imagination vive, la conception aisée, la mémoire admirable. Tous ont au moins des traces d’une religion ancienne et héréditaire, et une forme de gouvernement répond Lafitau (1983 : 68). Ils ont des choses à nous apprendre. D’une part, le futur fondement des enquêtes ethnologiques du 20e siècle selon lequel « l’indigène (même amérindien) a toujours raison » s’applique parfaitement aux propos de ce jésuite bordelais du début du 18e siècle, et d’autre part, leurs discours et leur mode de vie donnent des leçons applicables à nos propres sociétés. Lafitau exprime et Malinowski et Clastres.
Du collège aux missions
Pourtant, si les modalités que les « petits saints d’Aquitaine » se donnaient pour accéder au peuple ne pouvaient que déplaire à leur hiérarchie, il reste à déterminer comment cette détermination les a fait passer du mysticisme aux missions.
15Lafitau, fils de banquier bordelais, entré au noviciat des jésuites à quinze ans, part en 1712 pour le Canada. Nous ne connaissons guère le contenu de sa formation dans différentes villes, Pau, Poitiers, Paris, mais on voit mal, comment, jésuite, il aurait échappé à l’influence de ses prédécesseurs bordelais, prestigieux pour leur foi (Surin), ou célèbres par leurs scandales (Labadie). Il ne pouvait les ignorer. De plus, même si l’un comme l’autre naissent et meurent à Bordeaux, plusieurs chemins, forts différents les uns des autres, relient Surin à Lafitau. Premier lien, Saint-Joseph, le patron de la Nouvelle-France, est également particulièrement vénéré par le carmel et par les « petits saints d’Aquitaine » ; un même patronage amène une certaine sympathie.
16En outre, Marie de L’Incarnation, ursuline dans la Nouvelle-France de 1639 à sa mort en 1672, ne cache pas son admiration pour les indigènes : Ô, ma sœur, quel plaisir de se voir avec une grande troupe de femmes et de filles sauvages, dont les pauvres habits, qui ne sont qu’un bout de peau ou de couverture, n’ont pas si bonne odeur que ceux des dames de France, mais la candeur et la vivacité de leur esprit est si ravissante qu’elle ne peut se dire. Celle des hommes n’en est pas moindre ! écrivait-elle (citée par Brémont, 1926 : 122). Constatant la difficulté de convertir les indigènes et surtout de les maintenir dans la foi, loin de s’en indigner comme le font les autres missionnaires, elle y voit la volonté de l’au-delà : « Peut-être Dieu ne veut ici qu’une Église passagère » écrit-elle (Blanckaert, 1985 : 47). Elle affirme ainsi, son intérêt pour les cultures indigènes et les qualités de celles-ci au point de se défendre d’apprendre trop aisément les langues locales (Blanckaert, 1985 : 49). D’ailleurs, Vincent de Meur, fondateur du séminaire des missions étrangères correspondait avec Surin.
17Enfin, d’autres liens unissent Surin et les missions étrangères au point que c’est dans leurs archives que De Certeau a trouvé le manuscrit (recopié) de « la lettre du jeune homme du coche » qu’il publie (De Certeau, 1982 : 288). En outre, ce document « rassemble des lettres dont les destinataires habitent souvent la région bordelaise » collecte effectuée par Anne Buignon, « fort liée aux jésuites », dans le but de les imprimer grâce à l’entremise, entre autres, de Vincent de Meur, celui des missions étrangères, le correspondant de Surin.
18En un mot, le lien entre les missions et les mystiques bordelais prend des formes multiples qui évidemment se renforcent l’une l’autre. Il faudrait méticuleusement reconstituer les biographies des uns et des autres, prendre en compte les lieux de formation, repérer les influences réciproques, les rencontres, les amitiés, les « réseaux », désigner les personnages clefs telle cette Anne Buignon et bien d’autres, ajouter le hasard et les obligations (ne serait-ce que celle de venir à La Rochelle pour s’embarquer pour la Canada)... Même si les liaisons suggérées mériteraient un examen plus méticuleux, qui dépasse le cadre d’un chapitre, ce faisceau de circonstances cumulées révèle une relation étroite, au sein des jésuites, entre les mystiques bordelais et les missionnaires de la Nouvelle-France.
19Peut-être vaut-il mieux renverser la question : pourquoi le populisme ne s’exprimait-il pas chez les jésuites canadiens du 17e siècle ? L’épreuve de la pratique mettait-elle en échec l’apologie du sauvage ou tout au moins l’observation bienveillante déjà présente chez Montaigne ? Cet intérêt pour le peuple ne s’exprimait-il que vis-à-vis des Européens ? N’avait-il pas encore eu le temps de traverser l’Atlantique ? Ou, tout simplement, l’apologie des Amérindiens pouvait-elle s’exprimer avant le 18e siècle ?
Populisme et ethnologie
En un mot, le populisme des jésuites ne s’appliquait aux Amérindiens qu’à partir du 18e siècle. Pourtant, à son arrivée dans la Nouvelle France en 1712, Lafitau a bénéficié de l’expérience d’un autre jésuite, le père Julien Garnier, « bon connaisseur des Algonquins, des Hurons et des Iroquois » (Vidal-Naquet, 1983 : 177) qui déjà, trente ans avant, en 1681, tentait d’évangéliser les Illinois au moyen d’images (Blanckaert, 1985 : 53). Ce personnage qui a donc connu les deux types de relations aux indigènes, établissait la continuité de l’action de la Compagnie de Jésus au Canada. Cependant, l’attention d’un Lafitau pour les indigènes n’apparaît guère dans les récits des jésuites des autres parties du continent, du Brésil ou d’ailleurs.
20Ainsi, faute de pouvoir accéder au peuple dans le cadre de la religion institutionnalisée dont ils ne veulent sortir, les jésuites bordelais ont déployé leur activité vers les sociétés indigènes d’Amérique et particulièrement de la Nouvelle-France, la zone où ils intervenaient, se mettant à l’écoute des autochtones afin de trouver chez eux les marques divines. Le « jeune homme du coche » devient alors le « philosophe nud » de Lahontan, l’Amérindien.
Que dit Lafitau ?
La validité de notre hypothèse devrait se confirmer dans le texte même de Lafitau. Ce livre devrait exprimer toute l’histoire qui l’a produit et sa lecture pourrait donc confirmer des options idéologiques et théologiques précises.
Sa méthode
Premier élément, l’échelle. Alors qu’à l’évidence, Lafitau n’a enquêté que dans une zone restreinte, la Nouvelle-France, il élargit son propos à tout le continent. Veut-il décrire les maisons indigènes ? Il évoque vaguement et faussement celles de Californie mais très vite revient sur les Hurons et surtout, longuement, sur les Iroquois qu’il connaît bien. Il adopte des catégories géographiques immenses et aujourd’hui singulières. Pour lui, le continent se divise en seulement trois zones : la Nouvelle-France, les Eskimos au nord, et le reste, l’« Amérique méridionale » du Canada à la Terre de Feu, avec deux inclusions, les Caraïbes et les empires aztèque et inca. A cela peuvent s’ajouter quelques zones comme la Californie... Dès lors, son Amérindien ressemble à l’Iroquois et au Huron. Les sources indirectes utilisées pour évoquer les autres zones, citées avec beaucoup de rigueur, ne servent qu’à confirmer ses enquêtes en Nouvelle-France. Ces divisions – grossières aujourd’hui – ne l’empêchent pas de donner une configuration du continent en avance sur son temps en tranchant des débats dans des directions confirmées par la suite comme la non insularité de la Californie ou la continuité entre l’Asie et l’Amérique (Blanckaert, 1985 : 92-93)
21Deuxième élément : tout son livre recherche les analogies avec la bible, au travers des mythes de la création des hommes ou du déluge entre autres, des textes sur la Grèce archaïque, et des sociétés de la Nouvelle-France. En un mot, ce qu’il sait des Amérindiens par enquête directe, par la lecture de la littérature consacrée au sujet et par les témoignages des missionnaires (Garnier) ou des voyageurs, il le retrouve dans la bible ou dans les textes grecs sur les temps archaïques ou les zones barbares. Ainsi, il justifie son hypothèse selon laquelle la plus grande partie des peuples de l’Amérique viennent originairement de ces barbares qui occupèrent le continent de la Grèce et ses îles (Lafitau, 1983 : 55). Dès lors, logiquement, chaque trait amérindien trouve son symétrique dans un document antique ce qui permet de justifier son hypothèse sur la continuité des civilisations.
La religion spontanée
L’unité de ce large espace s’organise essentiellement autour de la religion. En effet, Lafitau voit dans les cérémonies mortuaires des Hurons et des Iroquois par exemple, l’expression inconsciente de l’immortalité de l’âme et de la résurrection des corps. À ses yeux, on peut trouver chez eux une religion spontanée incluant les points essentiels du christianisme. Il trouve cet aspect suffisamment important pour éprouver le besoin d’y revenir vers la fin de sa vie dans un manuscrit inédit (Lemay, 1983 : 8). Le peuple exprime donc bien une théologie solide et une foi sublime même si, pour la rencontrer, il faut traverser l’Atlantique.
Contre les libertins
En revanche, bon clerc, il s’oppose avec beaucoup de vigueur à certains aspects du livre de La Hontan, qui attribue une grande liberté sexuelle aux filles indigènes ; il lui reproche, non seulement d’exagérer cette licence, mais plus perfidement de mettre « beaucoup du sien dans son ouvrage », en un mot, de juger les indigènes aussi libertins que lui. La Hontan a évidemment tort aux yeux de Lafitau, puisque, comme nous l’avons vu, les indigènes suivent spontanément les règles de la vraie religion2.
L’oubli de Lafitau
On comprend mieux maintenant les raisons de l’oubli de Lafitau. Jésuite, il ne pouvait disposer d’écho chez Voltaire et chez les nombreux ennemis de la compagnie de Jésus au 18e siècle ; issu d’une tradition mystique, ses originalités ne pouvaient rencontrer que la méfiance de son ordre ; limitant son champ d’intervention à la Nouvelle-France, son message ne pouvait se répercuter, en dehors de la France, en Espagne, au Portugal et à Rome même si très vite il a été traduit en hollandais et en allemand. « Lafitau était délibérément ignoré » conclut Hélène Clastres (Châtelet, 1978 : 217). Souvent utilisé par l’abbé Prévost, Goguet ou Démeunier, mais rarement cité, (Lemay, 1983 : 18-19) il tomba dans l’oubli, surtout en France.
22Dernier avatar d’une épopée idéologique, allant du mysticisme aux missions, Lafitau a pu rechercher la vérité dans le peuple mais pour réaliser cette enquête, il aura dû franchir l’Atlantique. Marque des obstacles rencontrés, son expression n’a pas recueilli grand écho. Enfermés dans les carcans de leur ordre, des institutions et du cadre idéologique de leur époque, même érudits et originaux, ces jésuites bordelais n’ont pu donner à leur aventure intellectuelle l’ampleur qu’elle méritait. En revanche, par une ruse de l’histoire, la perspective qu’ils avaient tracée en liant les pauvres d’ici aux sauvages de là-bas a fortement contribué à la fondation de l’anthropologie. La boucle se refermera un siècle plus tard quand Gérando après avoir proposé en 1801, ses fameuses Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages, reviendra vers l’Europe en concevant en 1825, un nouvel ouvrage, Le visiteur du pauvre.
Notes de bas de page
1 De leur côté, les jésuites en mission au Canada n’hésitaient pas à comparer les discours prononcés par les indigènes à ceux que l’on pouvait lire chez Tite-Live écrit Carlo Ginzburg (2000, 73) en invoquant Jean de Brébeuf et Les relations de ce qui s’est passé au temps des Hurons (1635-1647), texte antérieur à celui de Lafitau.
2 Pourtant, Charlevoix signale au Québec « quatre colonnes cylindriques d’un seul bloc d’un certain porphyre noir comme du geay, sans taches et sans fils dont il a plu au baron de La Hontan d’enrichir le grand autel » (Campeau, 1972 : 111).
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