Grepethno au Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative
p. 285-294
Texte intégral
1Équipe de recherche, groupe d’enquête et réseau de chercheurs, Grepethno1 existe depuis quatre ans au sein du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative, pour réfléchir et agir dans différents domaines de l’« application »2, et favoriser les échanges avec le monde académique, en y tenant une juste place. La création de ce groupe ne signifie nullement que notre laboratoire ait radicalement changé d’optique ou de politique : il demeure élitiste, défenseur de l’exclusive « recherche fondamentale », du « côté noble » du métier. La grande majorité des membres du laboratoire ne s’intéressent pas, du moins pas ouvertement, à l’anthropologie appliquée – et les doctorants ne sont pas formés dans ce sens. Ceux qui s’y intéressent, voire s’y adonnent, ne s’y cantonnent pas et leurs expériences cumulées montrent qu’il est productif pour le développement des connaissances, et réaliste pour l’avenir du métier, de conjuguer « recherche fondamentale » et « recherche appliquée », ou « recherche académique » et « recherche hors les murs »3 – ces deux « manières de dire » ne sont évidemment pas équivalentes...
2Ces quelques pages présentent le contexte et les modalités d’existence du projet Grepethno, le développement de ses activités au sein du L.E.S.C., et proposent certains jalons d’une réflexion en cours.
Le projet
3L’institutionnalisation de l’anthropologie appliquée au L.E.S.C. ne constitue pas une révolution. Plusieurs éléments appartenant à l’histoire et à l’identité du laboratoire ont préfiguré en quelque sorte la création de Grepethno. Un premier indice local remonte aux années 1990/91 et 1991/92 : le laboratoire de Nanterre a accueilli pendant deux ans le séminaire de l’Action scientifique programmée ORSTOM – CNRS : Recherche sur l’anthropologie appliquée ou finalisée en France et hors de France, sous la direction de Jean-François Baré4. Olivier Herrenschmidt, Gérard Lenclud et Pierre Lamaison y participaient. Figurent notamment parmi les intervenants Monique Jeudy Ballini, Patrick Le Guirriec, Alain Etchegoyen, et des membres de la SARL Qipo, « agence d’audit en sciences sociales ». Tous les membres du laboratoire ne se sont pas montrés concernés par cette Action, mais les participants locaux (dont un certain nombre de doctorants, euro-péanistes mais pas seulement) s’en souviennent comme d’un lieu d’ouverture disciplinaire très dynamique, où se déroulaient des discussions animées, en prise directe sur l’actualité de la recherche sur contrat. Enfin, l’engagement dans cette Action de chercheurs et d’enseignants-chercheurs statutaires dont la reconnaissance institutionnelle n’était plus à démontrer suffisait à justifier la participation du laboratoire. Dix ans plus tard, et même si le projet est fondamentalement différent, Grepethno a certainement bénéficié d’un écho mnésique, dont la véritable teneur serait à définir, qui contient au moins cette caution des Anciens. L’application n’est pas pour autant une tradition à Nanterre : disons que Grepethno a bénéficié d’un élément fondateur qui, à défaut d’être réellement fédérateur, a aidé certains chercheurs plus « fondamentalistes » à reconnaître Grepethno comme une équipe du laboratoire.
4Un deuxième indice local est en relation avec le sens donné au terme « application ». Au sens le plus large, le plus englobant, il s’agit souvent d’une « recherche sur contrat », c’est-à-dire d’une étude commanditée et financée par une entité publique ou privée autre que l’université, le ministère (enseignement supérieur, recherche, affaires étrangères), le CNRS ou l’IRD. Cette définition permet à chacun, s’il le souhaite, d’affirmer (ou d’avouer) qu’il a, au moins une fois dans sa carrière, « fait de l’application » – avec parfois des extensions confuses et significatives du type : « moi aussi, j’ai travaillé à la Poste, ou au Prisunic, pour financer mon terrain ». Globalement, bon nombre d’ethnologues nanterrois ont pourtant rempli des contrats, à commencer par Éric de Dampierre en région parisienne5 puis en Afrique, ont fait de la formation en dehors de l’enseignement universitaire, et / ou se sont impliqués sur leur terrain. Le problème principal a été, et reste encore dans une large mesure, qu’ils n’en parlent pas, ou bien qu’ils considèrent que les contrats, quelles qu’en soient la forme et les modalités, constituent une étape du parcours de l’apprenti-chercheur, un passage « obligé » avant d’accéder au seul véritable statut, le statut académique... Ces confusions sur le sens et la réalité des pratiques aboutissent en outre à une incohérence frappante : alors que l’extérieur (le privé, l’entreprise, l’administration régionale...) nous engage en tant qu’ethnologue, nous considérons que ce que nous faisons alors n’est pas vraiment de l’ethnologie, et nous n’en parlons pas à l’intérieur.
5Le troisième indice local tient à l’augmentation du nombre des doctorants et des doctorats en ethnologie à Nanterre : au début des années 90, il y avait chaque année environ 5 thèses soutenues ; dix ans plus tard, on en compte plus de 15 par an6. Proportionnellement, les allocations et les bourses de recherche sont plus rares. L’augmentation du nombre des doctorants change la physionomie du laboratoire qui soutient les initiatives des jeunes chercheurs, comme les ateliers d’écriture et les séminaires sur de nouveaux objets de recherche. Et, lentement mais sûrement, des chercheurs et enseignants-chercheurs statutaires s’inquiètent du manque de débouchés pour des jeunes docteurs trop nombreux, et trop bien formés à la « recherche fondamentale », uniquement. Notamment sous l’influence de quelques enseignants chercheurs rompus à l’application, un cours de licence intitulé « Anthropologie appliquée » a été créé par Philippe Erikson en 1997. Si l’idée d’un DESS – Master Pro refait surface périodiquement7, il n’est pas encore envisagé d’ouvrir la formation doctorale classique à l’application.
6C’est dans cette ambiance contrastée que quatre jeunes chercheurs ont créé Grepethno en janvier 2000 : Gilles Raveneau (maître de conférence à Paris X Nanterre), Fabienne Wateau (chargée de recherche CNRS depuis 2002), Éric de Garine (maître de conférence à Paris X Nanterre) et Frédérique Fogel (chargée de recherche CNRS). C’est-à-dire, à l’époque, une post-doc candidate et trois statutaires qui avaient tous un ancrage académique et différentes expériences de la recherche sur contrat. Du point de vue institutionnel, Grepethno est une équipe de recherche dont la constitution a été approuvée par le vote de l’Assemblée Générale (l’instance décisionnelle) du laboratoire, au même titre que les autres équipes « aires culturelles », « thématiques » ou « transversales ». Le document soumis au vote dresse un bref état des lieux partant de la généralisation de la demande sociale adressée à l’ethnologie et aux ethnologues, et décrivant la nécessité induite pour l’ethnologue de « rendre compte » de sa pratique. La question présentée comme sous-jacente consiste à savoir s’il s’agit toujours bien d’ethnologie lorsque l’on répond à des demandes émanant de l’extérieur de la discipline, et vise à interroger précisément cette identité professionnelle complexe. Grepethno propose donc un échange d’expériences sur les pratiques développées dans l’ethnologie sur contrat, pour mener une réflexion théorique et méthodologique sur les conditions spécifiques de production des savoirs, à partir des savoir-faire mobilisés ou constitués, sur les différents types de production effectivement générés et leur diffusion, et sur les liens multiples avec la recherche académique.
7Autrement dit, Grepethno s’est chargé de rendre visible au sein de l’académie, la recherche « non-académique » sous toutes ses formes. Le groupe revendique et assume son appartenance institutionnelle, à l’intérieur et à l’extérieur. Le label « Laboratoire d’ethnologie de Nanterre » est perçu positivement par la plupart des interlocuteurs. Grepethno a choisi de ne pas faire de prospection et d’utiliser ses ressources « internes ». Il mutualise les réseaux de ses membres pour recueillir et diffuser l’information sur les contrats et les événements concernant l’application. Il met en relation commanditaires et chercheurs, participe à l’élaboration de programmes de recherche, d’études de terrain et contribue à leur réalisation. Il aide le cas échéant les chercheurs dans l’analyse de la demande initiale, propose aux débutants un encadrement pratique et théorique pendant le déroulement du contrat, et constitue également un lieu de restitution potentiel, sous différentes formes. L’atelier-séminaire est conçu comme un lieu d’échange et d’analyse des pratiques, ouvert aux débutants comme aux « appliquants chevronnés », aux chercheurs solitaires comme aux groupes constitués ad hoc pour répondre à des appels d’offre. Grepethno participe régulièrement aux journées sur « Ethnologie et professionnalisation » organisées par des étudiants du Département d’ethnologie de Paris X Nanterre. Il fonctionne comme équipe d’accueil pour les stages des quelques étudiants de DEA qui travaillent sur des thèmes liés à l’application, et peut donc les aider à s’informer, à s’orienter et à se former.
Le réseau et les actions
8Fonctionnant en réseau et dépendant de l’investissement plus ou moins régulier des uns et des autres, Grepethno ne peut présenter un bilan exhaustif des contacts et des actions dont il est à l’origine ou qui transitent par lui. Heureusement, certaines extensions nous échappent, ce qui prouve qu’il existe bien une dynamique réticulaire. Pour ce qui concerne l’information sur les appels d’offre et les offres d’emploi, nous sommes en relation avec certains chargés de mission Recherche des ministères (notamment Emploi, Justice et Ville), des O.N.G., des cabinets d’expertise (Entreprendre et Comprendre, Interfaces) pour les études en entreprise. Nous participons à l’élaboration de programmes de recherche avec des commanditaires locaux (communes, bailleurs sociaux, associations du secteur social). Nous relayons les demandes d’interventions en ethnologie pour des établissements scolaires (premier et second cycle), des écoles d’infirmières et d’éducateurs spécialisés, et des associations de prévention (éducateurs de rue) en banlieue parisienne. Si nous fonctionnons, à certaines périodes, comme une agence d’intérim, la spécialisation de notre domaine d’activités nous donne toujours en retour matière à discussion.
9Certains contacts trouvent des développements sur la durée. En septembre 2000, nous avons établi une collaboration avec la cellule d’action culturelle du Rectorat de Versailles et l’Agence Culturelle et Technique de l’Essonne (Acte 91) pour mettre en place des ateliers d’ethnologie dans des établissements scolaires situés en majorité dans des ZEP (zones d’éducation prioritaires). Ces ateliers réunissent chercheurs et artistes pour travailler avec les élèves sur les notions de culture d’origine, d’identité, d’histoire et de mémoire familiale et focale, notamment – Passerelles, groupe de doctorants et docteurs récents du L.E.S.C., a pris le relais en 2003 pour développer la réflexion et les actions dans un programme « Ethnologie à l’école ».
10En janvier 2001, la municipalité de Colombes (Haut-de-Seine) nous a demandé une étude sur le déplacement d’une Maison de Quartier. Nous avons constitué un groupe de cinq étudiants de maîtrise et de DEA (Nanterre et EHESS) qui ont monté le projet, négocié avec la municipalité et effectué l’enquête auprès des habitants, des gardiens, des travailleurs sociaux, culturels, sportifs, des commerçants du quartier en question. Deux mois de terrain, un mois de rédaction, et plusieurs réunions de restitution : chacun a tiré parti de cette expérience. Quelques mois plus tard, le bailleur HLM du quartier demande une étude sur la destruction programmée d’une tour. L’enquête est prise en charge par l’une des participantes à la première étude, qui a entre temps constitué, en collaboration avec d’autres chercheurs en sciences humaines, une association spécialisée dans l’assistance aux municipalités engagées dans un contrat Politique de la Ville.
11De septembre 2000 à novembre 2001, trois membres de Grepethno (S. Bouly de Lesdain, F. Fogel et G. Raveneau) ont mené et coordonné l’« Étude ethnographique des processus de mobilité et d’ancrage autour du boulevard circulaire à La Défense (Hauts-de-Seine) » (rapport final de 130 p.). Cette recherche associant chercheurs (statutaires et non-statutaires), enseignants-chercheurs et étudiants (licence et maîtrise) était commanditée par le Service des Études Générales de l’Établissement Public pour l’Aménagement de la Défense (ÉPAD), et a fait l’objet d’un contrat entre l’ÉPAD et l’université de Paris X Nanterre. La demande initiale, qui s’insérait dans le dispositif global de réaménagement urbanistique du « périphérique » de la Défense, portait sur « la réconciliation des territoires communaux avec le quartier d’affaires ». Notre équipe a fourni des données et des analyses portant sur les représentations et les usages de l’espace « La Défense » par différentes catégories d’acteurs, en insistant notamment sur les points suivants : les flux contradictoires de circulation des usagers, la variable « temps » dans le choix des itinéraires, les perceptions de l’espace en sous-sol ou à l’air libre, l’identité « défensienne » des résidents et des salariés, la gestion du temps libre entre la consommation et le sport, les rythmes de sociabilité, les espaces et les lieux publics. Notre travail s’est achevé par la remise du rapport et une réunion de restitution avec les commanditaires et les cadres du service demandeur. Sandrine Baudry, étudiante en maîtrise, faisait partie de l’équipe : dans le cadre du contrat ÉPAD, elle a enquêté sur les habitants de la dalle de la Défense, et a développé son étude pour réaliser son mémoire (elle a poursuivi sa formation par un DESS en Aménagement à Paris V).
L’atelier-séminaire
12Depuis sa mise en place en avril 2000, le séminaire Grepethno remplit plusieurs fonctions. Il s’agit d’un lieu d’information sur l’actualité des contrats. D’un lieu d’échange où des chercheurs sur contrat, statutaires ou non, mettent en discussion certains aspects de leurs expériences, concernant une enquête singulière, un domaine particulier d’application, un parcours individuel. En tant que tel, ce séminaire est aussi un lieu de restitution : le chercheur-contractuel expose, dans un cadre de recherche académique, des matériaux et des méthodes, des réflexions et des résultats, qui sont jusque-là restés dans le cadre strict du contrat, c’est-à-dire dans la confidentialité de la commande, sans autre valorisation que la rémunération (souvent dérisoire, en fin de compte) et le rapport (qui ne connaîtra qu’une circulation réduite au sein de l’institution commanditaire). Au fil des séances, nous dressons une sorte d’état des lieux des différentes formes d’anthropologie appliquée, en fonction des problématiques, de l’orientation théorique, de la perspective anthropologique, de la nature du terrain. Nous retrouvons des classifications académiques : notamment l’anthropologie urbaine (L. Bellon, V. Milliot), de l’entreprise (Ph. Erikson, N. Flamant), des institutions (A. Vega, A. Monjaret), de la culture (G. Raveneau, M. Segalen, B. Carteron), de la parenté (F. Fogel), du corps (F. Fourmaux, V. Duchesne), du développement (N. Collomb, Ch. Caudron)... Mais nous élaborons aussi d’autres classifications qui prennent en compte la nature des commanditaires et le milieu d’exercice : par exemple, le secteur social (F. Fogel, P. Chevetzoff, F. Fourmaux, V. Duchesne, F. Wateau), les sociétés savantes (B. Carteron), les ONG (N. Collomb, Ch. Caudron), la Politique de la Ville (C. Assas, B. Chauvel). Globalement, le séminaire est un lieu de réflexion où les principaux thèmes abordés sont ceux de l’analyse de la demande et sa transformation, des conditions des terrains « appliqués » comparées à celles des terrains « académiques », de la transposition et de l aménagement de nos savoir-faire, de notre rôle (nos rôles) sur un terrain contractuel, du statut de notre expertise et de nos propositions concrètes d’application, du devenir de nos recherches sur contrat. Quatre interventions parmi d’autres illustrent le propos.
13En mai 2000, Fabienne Wateau présente sa « Mission carte blanche sur le quartier des Louvrais à Pontoise ». L’étude était commanditée par une association de prévention spécialisée qui envisageait l’implantation d’une équipe d’éducateurs dans ce quartier. Implicitement, il s’agissait de savoir si un réseau « mafieux » présidait à l’organisation des jeunes en général ou de certains jeunes en particulier. Le choix de l’ethnologue sur le terrain s’est porté sur les rythmes de vie, les activités et les lieux d’occupation et de fréquentation des jeunes habitants. Elle a repéré « tant du côté des jeunes que des institutions des contradictions et des logiques décalées. Ces situations de communication difficile entre interlocuteurs appartenant à des ensembles différents (« jeunes » et institutions), par le fait que les attentes et les objectifs de chacun sont distincts et / ou non formulés, conduisent à l’émission de représentations variées sur le quartier. Parmi elles, celle d’une peur du débordement et de l’insécurité ». Dans sa présentation, F. Wateau part de la question de la formulation et des enjeux de la demande sociale : « Face à une demande de cette nature, non formulée mais orientée, à visée préventive mais toutefois proche de son application répressive, quelle position scientifique et éthique l’ethnologue peut-il adopter ? Jusqu’au terme de l’enquête, [l’objet de l’enquête a été ajusté] à la réalité du terrain et à la position critique et participante de l’ethnologue ». Elle pose alors la question de l’articulation entre ethnologie et citoyenneté.
14En avril 2002, Natacha Collomb et Christophe Caudron intitulent leur intervention : « Pratiques du terrain, pratiques du développement : chronique d’un conflit d’intérêts qui a mal tourné ». Doctorants sans allocation, ils présentent leur recrutement comme administrateurs d’une ONG de santé au Laos. Ils ne sont pas engagés comme ethnologues mais choisis pour leur connaissance de la région et de la langue. Cependant, leur expérience en tant qu’ethnologues les amène à critiquer la pratique locale du développement, à travers les programmes de l’ONG dont ils sont alors responsables, et ils sont pris entre les populations ciblées et les autorités laotiennes partenaires. Ils regrettent qu’il n’ait pas été fait usage de leurs compétences ethnologiques, et s’interrogent sur la légitimité et la praticabilité d’une telle collaboration.
15En décembre 2003, Cécile Assas et Briac Chauvel (« Ethnologie et Politique de la Ville ») présentent l’association Intégr’action, qui « applique » la sociologie, la psychosociologie et l’ethnologie dans le domaine de la Politique de la Ville. En effet, les opérations de renouvellement urbain et de développement économique et social dans les quartiers en difficulté nécessitent une consultation et une participation des habitants. Intégr’action propose aux acteurs locaux (élus, bailleurs...) des « modes d’intervention susceptibles de favoriser l’implication des habitants dans la définition et la hiérarchisation des besoins de leur quartier et dans la réalisation des projets (...) : études qualitatives, évaluations, animations de groupes de travail et de formations, recherches-action, accompagnements à la création et à la pérennisation de dispositifs participatifs (conseils de quartier, régies de quartier, correspondants d’immeuble, comités consultatifs, etc.) ». Plusieurs expériences permettent d’interroger notamment les rôles multiples de l’ethnologue auprès des habitants et des décideurs, à la fois « traducteur » et « médiateur » mais aussi impliqué dans les perspectives de changement dans le quartier, c’est-à-dire « acteur local » lui-aussi. C. Assas et B. Chauvel examinent comme les autres intervenants les contraintes et les limites du contrat : la formulation de la demande, le temps d’intervention et son mode de rémunération, les caractéristiques du rapport d’étude.
16En mars 2004, Véronique Duchesne et Francine Fourmaux (« L’ethnologie au service d’une association d’éducateurs de rue ») exposent leur expérience d’un contrat de trois mois pour une association de prévention spécialisée du Val d’Oise. La demande vient des éducateurs de cette association, qui notaient chez des jeunes une nette opposition entre « soigner son look » et « se soigner », pouvant conduire à des carences importantes. Le but pour l’association était de faciliter les démarches-santé pour les éducateurs ; le rapport devait contribuer à aider les éducateurs à lever leurs propres tabous (leurs a priori) sur les jeunes et la santé. L’étude s’est centrée sur les représentations que les jeunes ont de leur corps, et sur leurs pratiques relatives à la santé. Un an après, les ethnologues relatent leur adaptation à ce terrain particulier où les contacts avec les « informateurs » (jeunes) passent par des « intermédiaires-impliqués » (éducateurs). La présence du commanditaire (la directrice de l’association et une responsable d’équipe) rend cette séance particulière, comme un « retour du terrain » : c’est une forme de restitution, où certains sujets sont abordés pour la première fois, notamment l’usage de cette étude par les éducateurs. Il s’avère que les éducateurs présents lors de l’enquête ne font plus partie de l’association, et que ceux qui sont arrivés depuis ne parviennent pas à se l’approprier. La directrice valide cependant l’expérience, accepte les critiques notamment sur l’organisation de l’association, et considère l’étude comme « un très bon outil, qui reste à la disposition des éducateurs et qui trouvera sa finalité ». Les ethnologues posent aussi la question des apports de cette recherche à leurs travaux personnels, et plus généralement à la discipline.
17L’atelier-séminaire de Grepethno a été conçu comme un lieu institutionnel, académique, de présentation et de discussion de pratiques qui ne sont ni institutionnelles, ni académiques, parce qu’elles répondent à d’autres types de demande. Dans les recherches sur contrat, l’existence du commanditaire à l’origine du contrat oblige l’ethnologue à endosser des habits nouveaux, parmi lesquels celui de négociateur de contrat face au commanditaire, celui d’employé du commanditaire face aux acteurs du terrain, voire même celui de héraut du commanditaire devant les financeurs de ce dernier... Chaque situation où le chercheur agit en tant qu’autre est susceptible de fournir aussi des éléments intéressants d’une ethnographie globale du milieu et des rapports entre les acteurs de ce milieu, et la connaissance de ces éléments facilite le bon déroulement de l’étude et les relations avec l’ensemble des acteurs. Ainsi décrites, certaines des conditions et des exigences de la recherche sur contrat ne sont pas si éloignées de celles que connaissent les ethnologues « académiques »...
18De manière générale, les intervenants au séminaire n’exposent pas leurs résultats mais présentent les conditions du contrat, les modalités de sa réalisation, les temps forts de l’enquête en relation avec le commanditaire, les éléments liés à la restitution et à la finalisation. La séance qui s’est déroulée en présence du commanditaire nous a permis de confirmer le rôle possible de l’atelier-séminaire dans le processus de valorisation des recherches sur contrats. En effet, la publicité du programme utilise les canaux habituels d’information et de communication, des listes personnelles d’adresses aux sites spécialisés dans les sciences humaines comme Calenda8. Nous contactons de cette manière à la fois des chercheurs impliqués dans l’application, quelques chercheurs non-impliqués personnellement mais que l’expérience du contrat intéresse parce qu’elle leur donne un autre point de vue (généralement complémentaire) sur leur domaine de recherche, des étudiants qui pourraient s’impliquer, et aussi des décisionnaires institutionnels qui pourraient devenir commanditaires – on pense ici en particulier aux chargés de mission Politique de la Ville. Ensuite, la présentation des expériences et leur discussion prennent la forme d’une restitution dont la particularité est qu’elle se joue bien là dans le cadre académique, ce qui correspond à une forme de reconnaissance institutionnelle. Cette restitution n’est bien sûr jamais la seule, mais elle est unique dans son déroulement, et l’on peut avancer maintenant, après plusieurs années de fonctionnement, que la multiplication des séances de restitution, dans des contextes différents et avec des participants différents, permet à chacun d’approfondir l’analyse à travers la multi-traduction de l’étude.
19Enfin, il reste la question toujours abordée mais non encore résolue de la publication des études appliquées. Actuellement, le problème principal n’est plus celui du conflit d’intérêts établi systématiquement par le contrat : les résultats de l’étude demeurent propriété intellectuelle de l’auteur, qui dispose théoriquement d’un large éventail de formes écrites. Il serait donc possible de publier mais tous les intervenants non-statutaires mettent en avant le manque de temps pour expliquer qu’ils ne peuvent produire, en plus du rapport d’étude adressé au commanditaire, un texte publiable dans une revue d’anthropologie. Grepethno devra également remplir cette fonction d’aide à la transformation des études sur contrat.
Conclusion
20Évoquons rapidement, pour conclure, l’un des obstacles très souvent opposé à la reconnaissance par l’académie des résultats de l’anthropologie sur contrat : la contrainte sur l’objet associée à la finalisation, au sens de « instrumentalisation ». Le chercheur académique, à l’inverse, tient à l’illusion qui valorise la recherche par sa « gratuité ». Deux réflexions au moins, opposables l’une à l’autre et complémentaires, issues de l’expérience Grepethno, sont proposées pour franchir cet obstacle. D’une part, une réflexion minimaliste : quand le chercheur sur contrat, trouvant enfin le temps de transformer son « rapport d’étude » en « article », omet de spécifier les conditions matérielles de son travail et se réfère au métier plutôt qu’à la profession, le lecteur chercherait en vain à établir une quelconque différence. Finalement, exigerait-on d’un chercheur académique autant de détail, de précision, de justification, de déconstruction, sur les conditions de son terrain et de la construction de son objet ? D’autre part, une réflexion extrémiste : par l’échange des pratiques et des analyses, nous situons des expériences pour lesquelles l’application n’est pas seulement la condition sine qua non du contrat à la demande du financeur, mais aussi et surtout la méthodologie qui rend possible l’action, dans le sens de « recherche-action », en même temps que la recherche : l’action devient partie intégrante de la recherche, en deçà et au-delà de la préconisation et de sa mise en œuvre. Dans ce contexte, le chercheur s’implique plus qu’il n’applique ; il se reconnaît en tant qu’acteur de terrain, quel que puisse être le terrain. Par cet éclairage, l’anthropologie impliquée dite aussi « recherche sur contrat » entre en dialogue avec l’anthropologie réflexive, avec l’anthropologie « tout court ».
21Le premier bilan quadriennal de Grepethno est largement positif. Le projet est implanté au sein du L.E.S.C. ; ses activités sont connues à l’intérieur et identifiées à l’extérieur. Le cadre est posé, prêt à accueillir des expériences et des collaborations nouvelles. Porteur du lien entre l’« académie » et le « hors les murs », Grepethno contribue à faire connaître et reconnaître la recherche sur contrat, en participant aux débats actuels sur l’anthropologie.
Notes de bas de page
1 Groupe de Recherches et de Pratiques – ethnologie, demande sociale, applications.
2 Le choix des termes et des expressions ne sera pas discuté ici ; je retiens « anthropologie appliquée » puisque c’est le titre du colloque.
3 Intitulé bien trouvé de la Journée d’étude de l’APRAS : L’ethnologie hors les murs, 2 mars 2004.
4 Jean-François Baré (éd.), 1995 : Les applications de l’anthropologie : un essai de réflexion collective depuis la France (Paris, Karthala).
5 Éric de Dampierre, mars-avril 1956 : « Malvire-sur-Dresle, une commune aux franges de la région parisienne », in L’information Géographique, vingtième année, n° 2, pp. 68-73.
6 Ne discutons pas ici des raisons de cette augmentation qui tiennent beaucoup aux changements du doctorat en lui-même (moins de temps, moins de pages...), changements qui reflètent peut-être une adaptation nécessaire et réaliste aux conditions de production et de gestion du savoir anthropologique.
7 Parmi les étudiants titulaires d’une maîtrise d’ethnologie nanterroise, ceux qui choisissent l’option DESS s’orientent majoritairement vers des formations sur les questions urbaines (École d’Architecture de Paris-Belleville en collaboration avec Paris X Nanterre, Institut de Géographie et d’Urbanisme de Paris IV – Sorbonne...) et sur le développement, la coopération et l’humanitaire (Clermont Ferrand 1, Paris 1 – Sorbonne, Lyon II – ARSEC...).
8 www.calenda.revues.org
Auteur
Chercheur au L.E.S.C., travaille sur les représentations et les pratiques de la parenté selon le genre. Dernière publication : La parenté en migration : stratégies générationnelles et aménagements des liens familiaux (Afrique de l’Ouest, banlieue parisienne), in Actes du colloque Movilidad y construction de los territorios de la multiculturalidad, CIESAS, CREDAL, IRD, UC MEXUS (Saltillo, Mexique, 31 mars – 3 avril 2003), 2005.
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