« Exercer son jugement »
Une déontologie sans code est-elle possible en anthropologie ?
p. 111-142
Texte intégral
1Personne ne doute que l’anthropologie soit une science de l’homme. Une science dont le sujet et l’objet qui partagent « l’humaine condition » sont aussi deux sujets irréductibles à l’identité difficilement assignable. On comprend sans peine que les critères de scientificité de l’anthropologie, « science immature1 », se distinguent des critères de scientificité des « sciences de la nature » ; que ceux-ci découlent de la rencontre ou de l’interaction d’au moins deux sujets. Pourtant cette dimension éthique constituante susceptible de conférer son caractère scientifique à la discipline fut longtemps reléguée au genre de l’anecdote ou aux journaux de terrain. Le tournant dialogique de l’anthropologie amorcé dans les années 70 qui accorde aux « voix indigènes » une place déterminante ne réalise-t-il pas en l’assumant cet ethos éthique de la discipline ? Rien n’est moins sûr ; car la reconnaissance en théorie du dispositif dialogique reste un vœu pieux. Le dialogue – la confrontation des vues qui le sous-tend – en est-il vraiment un, si l’ethnologue se pose en interprète de la vision du monde et des valeurs de l’informateur tout en occultant soigneusement les siennes ? Les conditions du dialogue sont-elles réunies si l’un des partenaires écarte d’emblée toute situation où cette posture lui serait moralement difficile à tenir2 ? La déontologie n’échappait pas non plus à l’expression « asymétrique3 » d’une relation en elle-même « symétrique ». Tout se passe comme si la « culture » posée comme fin de l’exercice anthropologique, tandis qu’elle prenait le pas sur l’étude de ce que l’homme peut faire de lui-même avait mené à la reconnaissance d’une norme suprême, le « relativisme culturel » dont avait résulté la condamnation ou le déni de l’activité de juger – des valeurs de l’anthropologue combinées à celles de ses informateurs.
2Cet article part du constat de l’évitement en anthropologie des questions susceptibles de mettre en jeu de façon problématique la déontologie et certains traits canoniques de la discipline4 dans une situation de terrain qui expose quotidiennement au conflit de valeurs inhérent à la rencontre ethnographique. Quel fut l’enjeu de la promotion de certains principes et de l’interdiction de certaines enquêtes dans le discours déontologique5 mis en place par le courant majoritaire de l’anthropologie appliquée américaine – consentement informé des informateurs, « informateur naturellement bon », obligations vis-à-vis de l’Etat où l’ethnologue délimite son terrain, recherches secrètes et clandestines ? Si le discours déontologique ouvre un espace de discussion bénéfique par son exercice casuistique fondé sur l’examen de dilemmes, certains de ses postulats limitent injustement le champ de l’anthropologie par l’exclusion de certains faits de l’investigation et compromet la « décolonisation » de la discipline vers laquelle il tend cependant6. Le texte fondateur du père de l’« Action Anthropology » Sol Tax, et certains passages de Anthropologie appliquée de son contemporain Roger Bastide ouvrent la voie à une « anthropologie action » – « philosophie sociale », « éthique »7 – affranchie des attendus de la déontologie. L’ethnographie d’une institution illégale et violente (le « Mental Hostel ») en Inde du Sud avait mis en évidence une dimension politique spécifique : l’autonomie du chercheur vis-à-vis de l’autorité étatique et du discours déontologique. Une ethnographie contre l’Etat laissait entendre une « triangulation » irréductible dans les faits ; si elle ne fait pas – de concert – avec l’Etat, une ethnographie contre l’Etat ne se fait pas sans Etat : l’anthropologue étant très rarement aujourd’hui comme hier sans attaches citoyenne, institutionnelle, professionnelle8.
3Le retour sur la déontologie avait été suscité par un manquement grave de mon fait survenu en début d’enquête. A Chennai (anciennement Madras) pour consulter les archives du sanctuaire musulman érigé à proximité des institutions étudiées, au lieu de me présenter à mon arrivée au professeur musulman afin de lui remettre la lettre que lui avait adressé mon directeur de recherche – préalable à toute enquête ethnologique dans cette ville –, je m’étais rendue sans autre procès au Tamil Nadu Wakf Board concentrant les données sur les fondations religieuses musulmanes. Ce défaut de jugement ne fut pas sans conséquences. La critique du discours déontologique ébauchée dans le présent article n’exempte pas son auteur de la faute déontologique passée ou à venir, et celle-ci, réciproquement, ne l’invalide en rien.
Codifier/juger
4La codification de la discipline est un produit américain. Initiée en 1948 par la Society for Applied Anthropology tout juste formée, elle fut la réponse des anthropologues à la réquisition de leurs compétences suite à l’entrée en guerre des Etats-Unis. Le conflit armé avec le Japon est ainsi à l’origine d’un chef-d’œuvre de la discipline : Le Chrysanthème et le Sabre, Ruth Benedict, 1946. L’anthropologue avait été recrutée par le gouvernement pour aider à connaître et mieux combattre l’ennemi. Elle avait pour cela enquêté sur ses mœurs et coutumes dans les camps de réfugiés-prisonniers japonais aux Etats-Unis. La contiguïté ne permettait cependant pas de considérer l’application de l’anthropologie définie comme la contribution aux intérêts étatiques à l’origine d’une codification visant à remédier à ses effets néfastes. Celle-ci remontait à ses débuts. L’anthropologie britannique avait été mise massivement à contribution pour optimiser la gestion des populations conquises9. L’ampleur du phénomène tenait moins, semble-t-il, à une qualité intrinsèque de la discipline Outre-Manche qu’aux dimensions de l’Empire colonial britannique au XIXe siècle. Il n’avait pas en outre été à l’origine d’un code déontologique, rédigé par l’Association for Social Anthropology pour la première fois en 1987, révisé en 1999 – plus loin mentionné.
5Il n’est donc pas certain que dans le cas français10, par exemple, l’absence de toute codification soit à rapporter à une absence – présupposée – de collaboration des anthropologues avec les administrateurs coloniaux ou postcoloniaux, plutôt qu’à la formation philosophique des fondateurs de l’anthropologie française, à la différence de leurs homologues anglo-saxons venus des sciences – de la terre, naturelle et physique. Cette tradition philosophique jointe à la figure de l’« intellectuel français » avait contribué en France à une représentation de soi de la discipline impliquant une certaine distance, sinon un certain scepticisme, vis-à-vis de la codification et de la déontologie en tant qu’objet de débat et d’enseignement. L’Association française des anthropologues avait organisé en 1993 – exception confirmant la règle – lors de son assemblée générale un débat autour du thème « Ethique professionnelle et expérience de terrain11 » où l’on avait déploré la situation et enjoint au changement. On y avait souligné le paradoxe d’une tradition nationale aux forts accents théoriques alliée à une conception profondément « pragmatique et cynique » du terrain reposant sur le principe pléonastique qu’« on apprend à faire du terrain en faisant du terrain et qu’on apprend à être éthique sur le terrain en faisant du terrain de façon éthique12 » enfin à être anthropologue en étant anthropologue. La conviction que ce qui se passe sur le terrain ne peut être instruit ni instruire, transmis ni partagé ne facilite pas les discussions collectives ou les séminaires de recherche sur les fameux « dilemmes éthiques » chers à l’anthropologie anglo-saxonne. Devait-on conclure que le code, sujet à caution, puisqu’il est un « instantané » des lieux communs, croyances et préjugés communs aux chercheurs et parfois à leurs contemporains à une époque donnée, était nécessaire pour que soit une réflexion déontologique – épistémologique – bien vivante ? Fallait-il conclure qu’une déontologie sans code déontologique est impossible ? Si l’on envisage la déontologie comme le système dynamique composé d’un corpus ouvert de règles, flexible, modifiable, et d’un processus réflexif d’élaboration, de renouvellement, et finalement de critique et de révision de ces règles, il appert que oui.
6Mais la déontologie américaine, canon en la matière, portait-elle à l’affirmer ? Elle avait donné lieu au genre du « dilemme éthique » relatif aux situations où le choix s’impose entre deux termes d’une alternative, chacun étant contre-indiqué par un même code ou par deux codes de nature distincte, mais également reconnus. Le « dilemme » est plus ou moins difficile ; la décision plus ou moins lourde de conséquences. Dans le cas où les informateurs refusent l’anonymat doit-on contrevenir ou pas à ce que prescrit le code déontologique ? Doit-on donner ou pas à ses enquêtés le surplus de médicaments contre la malaria emportés avec soi ? A qui appartiennent les notes de terrain, au commanditaire, à l’ethnologue ? Doit-on veiller à l’anonymat d’enquêtés qui le refusent ? Témoin d’un meurtre sur son terrain doit-on ou non livrer des informations à la police ? Ou doit-on encore cacher l’éventuel suspect13 ? Il n’est pas sûr que le « dilemme éthique » selon l’acception de la déontologie américaine mette invariablement en demeure l’ethnologue d’exercer son jugement et d’assumer une responsabilité à titre individuel dans l’exercice de sa profession.
7Le « dilemme éthique » est à la charnière de la déontologie et de l’éthique. Il est le nœud problématique rendant possible le passage de l’une à l’autre. Ce qui ne veut pas dire que la présence d’un « dilemme éthique » – nécessaire mais non suffisant – marque en lui-même l’expression éthique de la déontologie. Si cela était le cas, le discours déontologique serait lettre morte – ce qui n’est pas le cas –, et distinguer ces deux termes serait inutile. L’anthropologie américaine est en effet dotée d’un dispositif déontologique – le « dilemme éthique » – susceptible d’explorer et de développer la dimension éthique de l’activité de l’anthropologue longtemps occultée : le jugement. En avertir les professionnels et les étudiants par la publication de casuistiques ou de recueils de cas, d’un guide pour l’organisation d’ateliers14 ; la multiplication de tables rondes, la mise en place d’infrastructures universitaires – enseignement, formation continue, recherche – comme le préconise la dernière version du code déontologique (1998) étaient un préalable à une praxis anthropologique conçue comme une éthique sans toutefois garantir son effectivité :
Les anthropologues ont l’obligation de se tenir informés des codes déontologiques de leur profession et de se former régulièrement à l’actualité de la recherche dans leur discipline ainsi qu’aux nouvelles questions déontologiques. De plus, les départements proposant des diplômes en anthropologie doivent inclure et exiger une formation à la déontologie dans leurs cursus15.
8L’épilogue inédit, surtout, confirmait une sensibilisation croissante à la question du dilemme :
Puisque les anthropologues sont issus d’une variété de groupes et soumis à une variété de codes éthiques/ déontologiques des choix doivent être parfois opérés non seulement entre des obligations variées présentes dans un même code, mais également entre certaines du code dont il s’agit ici et d’autres relevant de statuts et de rôles extrinsèques. Ces propositions ne dictent aucun choix ni aucune sanction. Elles sont plutôt conçues afin de promouvoir la discussion et de fournir des indications générales préalables à des décisions éthiquement responsables16.
9La suspension de l’activité de juger fut longtemps la règle en anthropologie aussi longtemps qu’elle avait opéré dans le cadre du « grand partage » entre société des enquêtés et société de l’ethnologue ; non sans occasionner un certain oubli de l’éthique17. Etant donné que le discours de la déontologie, autrement dit la codification de celle-ci, fut un effet, sinon un produit, de la non reconnaissance d’un monde commun ou partagé – ce qu’atteste l’accent porté sur le consentement informé des informateurs toujours d’actualité –, il convient de souligner les limites du pouvoir d’expression éthique du discours déontologique dont témoigne la prégnance persistante du postulat de « l’informateur naturellement bon » en l’état actuel de la codification – et en dépit de l’appel au juger de l’épilogue de 1998. « Witness to Murder », « Hiding a Suspect », « Forbidden Knowledge » ; quelques dilemmes exemplaires retenus en raison d’une parenté formelle avec l’un de ceux que j’avais rencontrés, rendant possible la comparaison. S’agit-il en vérité de « dilemmes » tels qu’ils sont dénommés par les auteurs18 ayant par ailleurs contribué à la dernière version du code déontologique américain ? Les deux premiers font s’affronter deux obligations appartenant à deux champs distincts – juridique et anthropologique ; tandis que le troisième porte sur deux principes distincts appartenant à un même domaine déontologique : responsabilité vis-à-vis des enquêtés et de la discipline. Devait-on réaliser la volonté des enquêtés en ne publiant pas certains faits ? Si l’on est ici en présence d’un choix à opérer, il est impropre de qualifier celui-ci de « dilemme », plutôt défini par l’impossibilité d’une issue déontologique et dont la résolution est à trouver du côté de la responsabilité individuelle, c’est-à-dire du jugement. Par conséquent, il n’y a pas de problème véritablement de choix pour l’ethnologue, tant qu’il a la possibilité de prendre parti pour l’informateur : les obligations à son égard étant un critère incontesté d’évaluation de sa conduite pour l’anthropologue. En revanche, le dilemme survient dans le cas, par exemple, où l’alternative concerne un même principe et, a fortiori, lorsque ce principe est aussi le premier critère déontologique. S’étaient ainsi opposés de manière inconciliable en ce qui me concerne deux de ses réquisits. Je pense en particulier à mes deux « meilleurs informateurs ». Pajani, avocat au barreau de Madras aujourd’hui Chennai, interné par intermittences depuis dix ans sous la contrainte à l’initiative de son père avec la complicité de son frère cadet. Le prétexte de la détention étant l’alcoolisme notoire de Pajani. Il va sans dire, sans que cela soit érigé en principe, que l’ethnologue, activiste militant ou pas, aide pendant la durée de l’enquête autant qu’il le peut ses informateurs. Que fait-il, que fait-elle lorsque l’un d’eux lui demande de poster une lettre adressée au Chief Justice – procureur général du Tamil Nadu – sous la forme d’un habeas corpus le concernant tout en sachant que cette missive met directement en accusation un excellent informateur ?
10Cette prudence de l’anthropologue à l’égard du juger était compréhensible tant qu’il ne partageait pas du fait de la colonisation – ou de la reconduction de son paradigme en « anthropologie du proche » – le même espace social ou le même monde avec ses informateurs ; elle l’est beaucoup moins aujourd’hui, dans un contexte où juger implique que l’on se mette par l’imagination à la place de l’individu jugé, ou que l’on imagine à quoi ressemblent des situations vues d’une position différente de la nôtre : comprendre et juger, activité bifrons, dans le cadre d’une anthropologie postcoloniale et « décolonisée ».
la déontologie : produit postcolonial d’un paradigme colonial
11Examinons comment le discours déontologique inexistant à l’époque coloniale, concomitant ou largement postérieur à la décolonisation historique – produit postcolonial – s’inscrit dans un paradigme colonial défini comme la persistance résiduelle dans le champ de l’anthropologie de dispositions acquises au long de son histoire – procédures, valeurs, œuvres exemplaires, modèles – résistantes à l’analyse. Tel le mythe fondateur de l’« informateur naturellement bon ». Un « bon » informateur étant un informateur co-opérant et non, rappelons-le, un indigène doué de qualités morales remarquables ; bon informateur, bon indigène, bon sujet, avatar du mythe du bon sauvage hérité des Lumières, participant pleinement à la construction idéalisée d’une altérité, surgeon de l’exotisme19.
12La déontologie avait été paradoxalement initiée par une anthropologie qu’une histoire nationale n’avait pas mise dès ses débuts en présence de l’administration coloniale – à la différence de l’anthropologie française ou britannique ; les anthropologues américains ayant de préférence enquêté sur leur propre sol au sujet des « natives » amérindiens et afro-américains. Le contexte simplifiait les relations de l’anthropologue avec les autorités et rendait plus sensibles certains traits par ailleurs inaperçus, déniés ou endossés sans réflexion préalable, tels les liens étatiques. Ce discours avait émergé avons-nous vu, puis s’était renforcé à deux moments cruciaux où les Etats-Unis d’Amérique avaient été en contact – plus précisément en guerre – avec l’étranger à l’étranger : avec les Japonais dans le Pacifique, au Vietnam. Ces occurrences expliquent le caractère à la fois un peu anachronique – alors d’actualité pour les anthropologues américains mais peu conforme au contexte postcolonial – de certaines focalisations jusque très récemment : les obligations à l’égard du pays d’accueil, la condamnation jusqu’en 1998 des recherches secrètes et clandestines. L’anthropologue ne dit jamais tout à ses informateurs – et réciproquement –, et on voit mal, en outre, comment des motifs pragmatiques visant à faciliter l’enquête se muent en obligations. Comparer leur traitement respectif par les codes déontologiques américain et britannique de quarante ans postérieur met en évidence la nature contingente du lien entre déontologie et codification ; si dans le premier cas l’une et l’autre se trouvaient liées, on constatait leur disjonction dans le second.
13A sa manière le discours déontologique n’en mettait pas moins entre parenthèses la part des liens étatiques dans sa propre genèse. A preuve le double présupposé portant sur la raison d’être de la codification, l’application en tant que « sous-discipline », et l’origine présumée conjoncturelle de celle-ci : une diminution accrue des débouchés au sein de l’université ayant provoqué le recours à des bailleurs de fonds extérieurs. La conjoncture politique était minorée. E. Chambers ancien président de la Society for Applied Anthropology américaine avait établi une nette dichotomie entre champ universitaire et application dont la validité peut être discutée ; la production d’un discours étant loin d’être toujours performative ; loin de co-produire nécessairement le problème auquel celui-ci fait référence, et qui lui préexiste en l’occurrence.
Il importe de souligner que le premier code déontologique de notre profession fut initié par les anthropologues appliqués. A l’époque, le besoin de mettre en forme des principes déontologiques dérivait d’une préoccupation née elle-même du constat que les situations professionnelles diverses auxquelles était confronté l’anthropologue accroissaient la probabilité de dilemmes éthiques.20
14L’un des fondateurs de l’« anthropologie appliquée » américaine participait ainsi à la mise hors circuit de l’application en tant que dimension structurelle de l’anthropologie, et ce faisant de sa nature à la fois scientifique et politique. Rapporter l’application à la conjoncture économique avait également pour effet de confiner le « dilemme éthique » à une place qui n’est pas la sienne. Au lieu de le penser comme inhérent à l’exercice ethnographique, on le confond avec le point origine de la codification ; tandis qu’il est, nous l’avons vu, ce sur quoi butte la codification, ce devant quoi elle reste sans réponse. Sans compter que le courant majoritaire de l’« anthropologie appliquée » américaine avait produit un discours qui « parlait » à l’anthropologie générale, puisqu’on observait une translation du point origine de l’application des commencements de la discipline à la naissance d’une spécialité. Ce n’est pas faute de conditions scientifiques et politiques d’émergence propres à l’application que le discours déontologique n’avait pas alors émergé, mais en raison de la « situation coloniale » plaçant hors champ la mise en question de la conduite de l’ethnologue comme l’observe J.A. Barnes anthropologue britannique du Rhodes-Livingstone Institute à Lusaka, actuelle Zambie, ex Rhodésie du Nord, témoin de la transition postcoloniale : « Il était tout à fait légitime de demander le soutien des autorités métropolitaines et coloniales considérées comme des partenaires appropriés pour la recherche désintéressée21. » Jusqu’en 1998 tout au moins l’AAA et plus largement la communauté des anthropologues avaient adopté de manière intempestive la prohibition des enquêtes « secrètes et clandestines » et l’obligation à l’endroit des autorités. S’était produit un déplacement du passé au présent, du tout de la discipline à l’une de ses parties – « l’anthropologie appliquée » – ayant rendu possible pour les anthropologues postcoloniaux cette assomption « déplacée », anachronique de deux principes dénotant les sentiments tourmentés vis-à-vis de son passé colonial barrant l’accès à ce qui était souhaité : la décolonisation de la discipline. Se ranger à la prohibition des « recherches secrètes et clandestines » menant aujourd’hui droit à ce dont on a l’intention de se démarquer en l’énonçant ; ce type d’enquêtes loin d’accroître la participation au système étatique peut impliquer, à l’inverse, la soustraction de l’ethnologue travaillant alors tout « contre » l’Etat. Le préjugé anachronique et persistant à l’époque postcoloniale d’une participation irréductible aux intérêts ou aux projets étatiques avait été ainsi à l’origine de l’adoption par l’American Anthropological Association du code déontologique de la Society for Applied Anthropology. Le préjugé résultant d’une confusion entre une participation au projet étatique contingente et un pôle étatique irréductible. Projets de l’Etat dont l’anthropologue est le ressortissant joints à ceux de l’Etat où il délimite son terrain ; l’anthropologue qui travaille dans des pays anciennement colonisés étant désormais lié à ces deux instances étatiques. Cette double obédience rendrait impraticable son activité n’était la communauté d’intérêts fréquente de ces deux entités. Les programmes de santé publique et humanitaires sont un bon exemple de collaboration interétatique22 : pour le gouvernement du pays « cible » ils représentent un sûr moyen d’asseoir légitimité et popularité à l’échelle internationale et, dans une moindre mesure, à l’intérieur de ses frontières ; pour l’initiateur – que celui-ci soit un organisme transnational ou national, gouvernemental ou non gouvernemental – la pérennisation par d’autres moyens d’une dépendance de ces pays à leur endroit et la transformation d’un assujettissement en lien dit de « coopération ». Dans ce contexte, on le voit, avoir le souci de ne pas mécontenter les autorités du pays d’accueil, outre les facilités accrues au plan pratique, signifie pour l’anthropologue, sans qu’il en prenne toujours la mesure lorsqu’il invoque les obligations dues aux autorités en contrepartie de l’« hospitalité » accordée, son inscription dans un paradigme colonial dont la caractéristique est la participation au projet du système étatique. Observons que dans ce contexte muni d’un visa en règle, « touriste », « étudiant », « chercheur », temporaire, l’ethnologue retourne dans son pays d’origine avant son expiration, ne bénéficiant aucunement dans ce cas de l’« hospitalité » de l’Etat comme se peut être le cas de l’exilé, du réfugié, de l’apatride. Etat dont l’anthropologue est le ressortissant ou ses « tenant lieu » superétatiques et Etat d’accueil font système et constituent dans notre perspective le système étatique. Le pattern colonial n’informant plus à l’époque postcoloniale les relations interpersonnelles – « symétriques » –, mais toujours les relations interétatiques ou intra-étatiques comme l’observe dans les années 60 T.N. Madan, sociologue indien : De nombreux chercheurs se sont plaints de l’attitude obstructionniste de certains ministères et hauts fonctionnaires du gouvernement suscitée par la méfiance à l’égard de l’étranger qui pourrait bien être un héritage colonial23. A ceci près que pour les chercheurs en sciences sociales travaillant dans des pays anciennement colonisés dont ils sont également citoyens le problème se pose en termes un peu différents, car la situation prédispose à la distance critique vis-à-vis des autorités mais ne diminue en rien dans les faits les pressions étatiques. Reste à voir si une ethnographie « contre l’Etat » peut aider à court-circuiter le paradigme colonial opératoire à l’échelle internationale24.
15L’évolution ces trente dernières années du code déontologique témoignait d’une mutation en ce sens. La dernière version du Code of Ethics (1998) ne mentionne ni les obligations vis-à-vis des autorités d’accueil ni les « enquêtes secrètes et clandestines » à la différence des Statements on Ethics (1971, 1986). Les premières, mentionnées dans le préambule section 1 (h)25, font par ailleurs l’objet du 6e point énonçant les diverses responsabilités de l’anthropologue : Responsabilities to one’s own government and to host governments – aux côtés des informateurs, du public, de la discipline, des étudiants, des commanditaires. Les deuxièmes sont aussi l’objet d’une double notification en 1 (G) stipulant qu’aucun rapport ne doit être transmis aux commanditaires qui ne soit diffusable au sein du public le plus large et en (6) relatif aux deux principes en question :
Les chercheurs en anthropologie doivent être honnêtes et francs dans les relations avec leur propre gouvernement et le gouvernement des pays d’accueil. Ils doivent obtenir l’assurance qu’il ne sera pas posé comme condition à la poursuite de leur enquête la mise en jeu de leurs responsabilités professionnelles et de leur éthique. En particulier aucune enquête secrète, aucun rapport ou compte rendu de cette nature ne doit être délivré. Si le fait est clairement entendu dès le départ de sérieuses complications et malentendus pourront être ainsi évités26.
16Pourquoi s’être focalisé ces 50 dernières années sur les enquêtes « secrètes et clandestines » caractérisées selon le code déontologique par la non diffusion des résultats et une commande des pouvoirs publics ? Du point de vue déontologique « clandestin » contrairement au sens courant est défini non pas vis-à-vis des autorités mais du public et porte exclusivement sur l’enquête. De l’objet de l’enquête, il n’est en tout cas pas fait mention. Enquête et objet clandestins vont-ils toujours de pair ? Un objet clandestin en tant qu’il est relatif au champ étatique se soustrait d’une manière ou d’une autre à son emprise ; synonyme d’illicite, d’illégal, peut-il être l’objet d’une enquête qui n’est pas en un sens « clandestine » ? S’il s’avère qu’un objet clandestin requiert une enquête du même nom sinon du même type, alors parler d’« objet clandestin » fait planer le doute sur la qualité de la recherche clandestine susceptible de s’opérer tout autant à l’insu du public, des informateurs ou des pouvoirs publics – ou « contre » ces derniers. Il est probable que la troisième éventualité ne soit pas sans lien avec l’évacuation de l’« objet clandestin » du discours déontologique. L’absence radicale de mise en question de l’expression redoublée « enquête secrète et clandestine » répétée sans être véritablement interrogée au cours des débats ayant précédé les amendements de 1998 porte à l’affirmer. On ne précise en effet à aucun moment que c’est moins ce type d’enquête qui est en soi condamnable que la participation au système étatique27. Car, comme l’indique l’incipit du paragraphe cité c’est, avant la considération des « recherches secrètes et clandestines », vis-à-vis des autorités que l’ethnologue a quelque obligation : Les chercheurs en anthropologie doivent entretenir des relations honnêtes et franches avec leur propre gouvernement et le gouvernement des pays d’accueil. L’ironie est aisément perceptible. Au moment où l’énoncé déontologique déclare s’émanciper de la tutelle étatique, il marque son inaliénable allégeance. On comprend sans peine qu’il ait en particulier suscité de nombreuses controverses au sein de l’anthropologie américaine et que sa suppression ait déclenché l’indignation des anthropologues qui se sentaient des devoirs professionnels à l’endroit du « système étatique ». La condamnation des enquêtes « secrètes et clandestines » ne vaut que dans leur cas. En revanche pour tous les autres elle est absurde, car elle implique celle des « objets clandestins » et borne le cadre légitime de l’enquête aux institutions officielles, plaçant qu’il le veuille ou non l’anthropologue en situation de s’engager dans la dynamique du « système étatique ». E. Chambers avait exposé en termes lucides – et avant son abandon – l’enjeu d’une maxime déontologique dont la principale raison d’être visait à compenser le défaut d’un engagement politique se démarquant du Pouvoir. Manquait à ce sujet un consensus parmi les anthropologues autorisant à en faire l’économie. A défaut de consensus s’accentuaient le sentiment de transgresser et la marginalisation de ceux qui se risquaient à mener des « enquêtes secrètes et clandestines » hors « système étatique ».
Si l’on accorde que notre profession doit être fidèle à une idéologie particulière et que les anthropologues ne doivent en aucun cas travailler au nom de personnes exerçant leur pouvoir sur d’autres, alors pourrions-nous adopter cette position. Mais nous sommes dépourvus de tels accords et si c’était le cas nombre parmi nous se sentiraient coupables de se trouver en porte-à-faux vis-à-vis d’eux.28
17En 1998 le code déontologique de l’AAA entérinait le caractère obsolète de cette prohibition dans le monde actuel, puisque ne pas s’y soumettre revenait dans bien des cas à se conformer au principe qui en avait motivé la déclaration : être autonome vis-à-vis du Pouvoir. Toutefois si l’enquête « secrète et clandestine » telle qu’elle se manifeste aujourd’hui – faite à l’insu des autorités ou sans leur aval – susceptible de porter aujourd’hui sur des sujets classés « secret research » ne constitue plus un instrument de gouvernement des populations, doit-on pour autant conclure à l’égal de N. Scheper-Hughes29 qu’il est en son pouvoir d’induire une politique et de se révéler dans une perspective militante un « instrument de libération » des populations opprimées ?
18La déontologie américaine laissait penser qu’il ne pouvait y avoir de déontologie – réflexion d’ordre éthique inscrite dans un cadre disciplinaire – sans codification, celle-ci ayant précédé et conditionné l’émergence d’une déontologie. Le cas britannique, en revanche, montrait l’exemple de leur disjonction ainsi qu’une moindre prégnance du paradigme colonial en raison du caractère récent de sa première formulation, plus conforme au contexte postcolonial par conséquent. Par exemple la manière dont la codification britannique initiée par l’Association for Social Anthropologists en 1987 (reconduite à l’identique en 1999) avait traité le thème canonique des recherches « secrètes et clandestines » et le témoignage de A. Barnes l’ayant précédé d’une trentaine d’années. Ne pas user de leur statut d’anthropologue comme couverture pour des recherches ou des activités clandestines relève pour les anthropologues de la responsabilité à l’endroit de leurs collègues ici et là-bas et de la discipline dans son ensemble30, titré Open Research, troisième point de l’article concernant les relations avec les autorités – de l’Etat d’accueil, celles dont l’ethnologue est le ressortissant : on note que l’ASA britannique traite différemment les recherches « secrètes et clandestines ». A la différence du code de l’AAA leur prohibition ne relève plus des obligations vis-à-vis de l’Etat d’accueil ou des enquêtés mais de la discipline et de la communauté des anthropologues, puisque, nous l’avons vu, entreprendre une recherche « clandestine » n’implique pas aujourd’hui – loin s’en faut – de nuire aux enquêtés, mais est susceptible en revanche de porter atteinte aux intérêts étatiques. On comprend dès lors son retrait dans la dernière version du code américain (1998). Rappelons à ce propos que la notion d’ingérence se révèle impropre à caractériser l’action de l’ethnologue. L’ingérence opérant dans ce cadre à l’échelle étatique revient à intervenir dans les affaires d’Etat contrevenant à la volonté d’un gouvernement de garder « secrets » des faits dont il estime la publication problématique pour des raisons de politique intérieure ou par souci de contrôler son image à l’étranger. La notion d’ingérence relève du champ politico-juridique et concerne couramment les relations interétatiques, rendant possible sous certaines conditions l’aliénation d’un Etat par un autre, ou, plus fréquemment, par un regroupement d’Etats. L’anthropologue qui n’agit ni en expert ni en représentant d’une organisation internationale, paradoxalement, ne s’inscrit pas dans le champ de l’ingérence. Il ou elle n’est pas dans ce cas passible d’ingérence, si l’on excepte la nécessité de se conformer à la législation en vigueur dans le pays où il ou elle mène l’enquête, à laquelle s’ajoute le respect de ses us et coutumes, il ne doit aucun compte aux autorités. Dans le cas de mon enquête en Inde du Sud, ayant pris pour objet les conditions d’émergence et de développement d’institutions d’enfermement illégales détenant enchaînés contre leur gré 500 pensionnaires, à l’initiative d’un proche, pendant une durée indéterminée, et moyennant le paiement d’une pension aux propriétaires des lieux, ne pouvait-on passer outre l’alternative suivant laquelle, dans ce contexte, l’ethnologue n’aurait le choix exerçant son activité dans un pays étranger dont elle n’est pas ressortissante qu’entre l’« application », en tant qu’expert à la solde d’organismes transnationaux, organisation mondiale de la santé ou délégué d’une association humanitaire ; et l’injonction que l’on voudrait faire passer pour déontologique de ne pas déplaire aux autorités du pays d’accueil ? Concrètement le problème se posait pour moi dans les termes suivants : le refus de l’Etat du Tamil Nadu de m’ouvrir les archives concernant les institutions religieuses et leurs éventuelles joutes juridiques avec le pouvoir politique devait-il marquer le terme de mon enquête et, par là, son caractère nul et non avenu ? Entrait-il dans les obligations de l’anthropologue de se soumettre au diktat étatique ? L’Etat, s’il pouvait légitimement interdire l’accès aux archives gouvernementales ne pouvait condamner légitimement ni même légalement la consultation des informations dont elles n’avaient pas l’exclusivité généralement. L’interdit touchant le lieu mais non le fait de prendre connaissance. Je pris le parti de m’abstenir de soudoyer l’agent archiviste mais consultai à l’échelle locale sur le terrain proprement dit de l’enquête, à Ervadi, les duplicata des minutes des procès sans cesse reconduits de l’indépendance à nos jours, initiés alternativement par les « shareholders » du sanctuaire de la localité, la tombe d’un saint musulman, et l’Etat du Tamil Nadu. Ces conflits n’ayant pas peu contribué à la perpétuation d’un statut d’extraterritorialité, de suspension du droit, ayant ensuite donné lieu à l’émergence d’une zone de non droit, territoire d’implantation des institutions étudiées. L’un des acteurs, figure d’archiviste, m’avait ainsi obligeamment permis de consulter ses précieuses archives familiales.
19Les obligations vis-à-vis des autorités sont considérablement réduites dans le code déontologique britannique, l’accent est en revanche porté sur les obligations à l’endroit des anthropologues auxquelles elles se résument s’agissant des enquêtes menées à l’étranger, mentionnées à trois reprises31, et sur lesquelles revient aussi la section 3 : Relations et responsabilités vis-à-vis des collègues et de la discipline32. La codification est en soi moins contestable que certains de ses présupposés. En outre le manquement commis à ce sujet par l’auteure de ces lignes avait mis en évidence, sinon l’impossibilité, au moins la difficulté pour la déontologie d’être effective sans code. En la circonstance un code à vocation non prescriptive mais éducative – vers quoi tend aujourd’hui le code de l’AAA et de l’ASA – propre à sensibiliser les anthropologues à quelques problèmes majeurs eût été salutaire à l’apprentie : au sujet par exemple du contexte politique dans le pays d’accueil. J’avais négligé la condition vulnérable des fonctionnaires musulmans largement minoritaires, considérablement accrue durant cette période par les tensions « communalistes » au Tamil Nadu jusque là réputé pour sa concorde interconfessionnelle. On attend d’une étudiante en anthropologie nouvellement arrivée qu’elle se rende sur place au département concerné avant de débuter son enquête et qu’elle se présente au professeur intéressé et lui remette la lettre de recommandation de la part de son directeur de recherche attestant qu’elle est une « bona fide student ». En ce qui me concerne le non respect initial de la courtoisie et des formes avait été, suite à un malheureux concours de circonstances, très préjudiciable à l’anthropologue indien musulman universitaire, ainsi qu’à moi-même. Après 48 heures de « up and down » à Fort Saint Georges, bastion de la haute administration de l’Etat, admise dans le bureau du secrétaire d’Etat aux affaires religieuses et pressée par lui de fournir la preuve que j’étais une « bona fide student », j’eus la mauvaise idée de lui montrer la lettre adressée au professeur indien. Il ne se borna pas à sa lecture ; la photocopia et téléphona sans attendre à l’université. L’anthropologue indien et moi-même fûmes pris dans l’appareil administratif. Et lui injustement compromis à son insu malgré lui par ma faute. L’exemple montre assez bien s’il est besoin que souligner la disjonction entre déontologie et codification ne revient pas à tenir pour inutile le code déontologique en anthropologie mais permet d’envisager une déontologie indépendamment de l’émergence de la codification dans l’histoire de la discipline et, par conséquent, des présupposés et attendus qui lui étaient attachés. S’agissant du caractère « clandestin » des enquêtes menées à l’insu des informateurs l’anthropologue britannique J.A. Barnes manifeste en 1951 une tolérance et une compréhension qui tranchent avec les perceptions des anthropologues américains. Il en souligne le caractère quasi incontournable dès lors qu’« il s’agit de dissimuler nos principaux intérêts33 », tout en expliquant le peu de cas qui en est fait. Sans user des termes « déontologie » et « codification » Barnes distingue ensuite l’obligation à l’endroit des enquêtés ressentie à titre personnel de la formulation consensuelle d’un devoir commun à l’ensemble des anthropologues suscitée par le souci du « public » et de la discipline – préoccupation que l’on retrouve plus tard, on l’a vu, au cœur de la codification britannique.
L’absence de solution alternative dans de nombreuses sociétés tribales explique probablement pourquoi les anthropologues n’ont pas plus discuté du problème de la recherche clandestine. Celle-ci peut parfois produire des résultats intéressants qui n’auraient sans doute pas pu être obtenu autrement... Si nous voulons bénéficier du soutien public en tant que profession responsable, nous ne devons pas seulement éviter de nous comporter comme des espions, même pour les causes les plus honorables : nous devons clairement établir que nous n’emprunterons jamais cette voie34.
20La phrase de conclusion confirme la préexistence à la codification dans ce cas de la déontologie qui, donc, ne la conditionne pas ici ; souhaitée par Barnes non pour l’éventuel protocole de la conduite à tenir qu’elle serait susceptible de présenter, mais en tant que recension et rappel des problèmes sur lesquels les anthropologues ont intérêt à réfléchir :
Un code de déontologie professionnelle ne simplifierait en rien la réponse aux nombreux problèmes que nous avons discuté dans ce texte, mais il aurait au moins le mérite de rappeler aux ethnographes que ces problèmes doivent être résolus et ne peuvent être, en tout cas, ignorés35.
21Aujourd’hui le code déontologique américain se rapproche de cette perspective. Il concède au jugement et à la réflexion déontologique une place de première importance dans la formation des anthropologues, les inclut au rang de ses principes et pose le cadre universitaire comme lieu privilégié de leur exercice. Les responsabilités vis-à-vis des gouvernements disparaissent en même tant que l’expression « secret research ». Le discours déontologique s’émancipe du « système étatique » et promeut une notion jusque là inusitée : la citoyenneté36. L’anthropologue agit moins sur le terrain en tant que fonctionnaire et représentant d’un Etat qu’en citoyen. De cette autonomisation résulte l’obligation d’exercer son jugement pour apprécier une situation, décider l’intervention ou la non intervention, et leurs modalités respectives. L’ethnologue dans le cadre de cette expérience peut aussi se prévaloir de la qualité d’auteur ; mais « auteur » pris au sens de « témoin », d’autorité et de garant dans les affaires humaines, les événements du monde, au titre non d’expert, mais de citoyen du monde, cosmopolite donc. En 1998, le code déontologique de l’AAA proposait de manière inédite un cadre propice à une pleine « décolonisation » de la discipline, anticipant sur les manières de voir et les croyances les mieux partagées par une communauté scientifique parfois en retrait par rapport à la codification, comme l’avait montré le défaut d’enthousiasme, la virulente désapprobation ayant accompagné la radiation des enquêtes « secrètes et clandestines », et l’ignorance pure et simple ou les réticences à inscrire dans la pratique ce nouvel état de la discipline distant de l’idée que l’on avait formée.
Les anthropologues doivent être également au fait des attentes légitimes en matière d’hospitalité, de citoyenneté responsable et de celles attenantes au statut d’invité. Tout en sachant qu’au plan éthique la participation déterminante ou même l’instigation d’actions dans le secteur public ou privé, celles de politiques d’ensemble, peuvent tout autant se justifier que l’inaction, le détachement ou la non coopération ; l’option dépendant des circonstances.37
Déontologies sans code de R. Bastide et S. Tax
22Anthropologie appliquée soustrait la notion d’application en anthropologie à l’acception courante promue par la « Society for Applied Anthropology » américaine et substitue à la codification la réflexion sur les valeurs, autrement dit le jugement. Plutôt que de transférer aux sciences humaines et en particulier à l’anthropologie une « application » en vigueur dans les sciences de la nature fondées sur le clivage entre théorie et pratique, pensée et action, science fondamentale et art appliqué, mieux vaut s’enquérir d’un mode d’application plus adapté. Le choix de conserver la notion d’« anthropologie appliquée » que Bastide travaille pour en livrer un sens inédit est à comprendre en ce sens.
23En quoi consiste l’application dans une discipline dont le « terrain-laboratoire » inclut in vivo de toutes les façons l’auteur et l’interprète de l’expérimentation ? Il y a fort à parier qu’elle radicalise ce trait constitutif pour se concentrer sur la situation d’enquête et l’implication du chercheur. Loin s’en faut pourtant que la réalité décrite ne se borne au dispositif du terrain, aux événements qui le traversent le temps de sa durée, aux interactions de l’anthropologue avec ses informateurs comme tend à l’y réduire parfois l’ethnométhodologie qui ne sert la compréhension d’aucune réalité hors le cadre expérimental des interactions. « Ethnométhodologie », terme forgé par Garfinkel en 1955, sociologue de la ville américain, tandis qu’il feuilletait par hasard la base de données ethnographiques de Yale. « Ethno », choisi parce que le terme laissait entendre selon lui que les membres détiennent et construisent le savoir du et sur le groupe dont ils font partie. On observe l’application d’une certaine conception de l’ethnographie « exotique » dont le coefficient de scientificité cette fois n’est plus issu de la représentation – des patterns culturels informant une personnalité, des informateurs représentant une culture-réalité – mais de la construction : les informateurs sont des agents qui construisent leurs catégories indigènes, leur vision du monde social. Si la notion de connaissance mise en avant par l’ethnométhodologie présente l’intérêt de se démarquer de sa définition scolastique comme « adequaetio rei et intellectus » pour se révéler immanente à la réalité étudiée, on peut lui faire reproche d’envisager les membres du groupe étudié comme les acteurs et auteurs exclusifs de cette connaissance et d’exclure tous les autres – l’anthropologue compris –, et, ce faisant, de négliger la coproduction effective de cette connaissance, se bornant à simplement inverser une perspective qui fit ses preuves et dont elle avait le projet initialement de se démarquer.
24L’anthropologie appliquée que Bastide appelle de ses vœux et dont il trace les contours défend un point de vue constructiviste tout en garantissant l’existence du monde, « hors-terrain » et hors-texte. Et plus encore. Entrons dans le détail du texte. Il confère à la situation d’implication de l’anthropologue le sens fort d’une « intervention au sein de la réalité sociale {qui} est à la fois action et science puisqu’elle permet en même temps de modifier le monde et, en le changeant de le connaître.38 » Commencer à penser une situation pour commencer à la transformer. Et Bastide de définir un peu plus loin l’anthropologie appliquée « comme une science en train de se faire dans l’action des groupes et leur effort pour se modeler ou se remodeler ; une science par conséquent toute chargée de jugements de valeur (...), mais de valeurs contradictoires cette fois -ci.39 » La portée du projet formulé dès l’introduction de l’ouvrage excède largement l’objet particulier auquel la postérité réduit l’anthropologie appliquée bastidienne, bornant sa force critique à l’étude des « ethnologues-planificateurs »40 – de l’anthropologie appliquée comme lieu de collaboration entre chercheurs et commanditaires gouvernementaux ou non –, celle des entreprises humanitaires et de développement en divers points de la planète. Si les études menées au sein d’ONG et celles placées sous le label « anthropologie impliquée » s’autorisent aujourd’hui légitimement de l’anthropologie appliquée critique élaborée par Bastide, notons cependant une reconnaissance moindre du versant plus fondamental et moins spécialisé de son anthropologie appliquée : anthropologie de l’action, « science de l’action » d’inspiration marxienne, liant pensée et action, propre à opérer une redéfinition, une réorientation radicale de la discipline. Il est probable que Bastide envisage « la science de la pensée planificatrice » moins comme le programme de la science nouvelle dont il forme le projet que comme illustration pédagogique forgée à partir du programme de l’ancien modèle – obsolète à l’ère postcoloniale – d’une anthropologie appliquée qualifiée de « libérale », et vis-à-vis de laquelle il se trouve en radicale rupture ; non sans en avoir au préalable présenté l’histoire, les attendus, les postulats et les limites : Encore une fois {l’’anthropologie appliquée} est science de l’action planifiée plus que science de la pensée planificatrice41 .
25La déclaration clôt un passage qui éclaire à la fois ce que l’auteur entend par « action planifiée » et l’ambition de son projet :
L’Anthropologie appliquée doit suivre au contraire le travail expérimental dans toutes ses étapes, l’observation, l’élaboration d’une hypothèse, ici pratique et non explicative, et la vérification expérimentale de cette hypothèse à l’intérieur du champ de la recherche, devenu laboratoire42.
26Le paradoxe n’est qu’apparent. Promouvoir une anthropologie s’appliquant à décrire le système variable, en devenir, combinaison des valeurs propres aux différents groupes et individus en présence – celles de l’ethnologue et de la communauté dont il est membre étant un paramètre parmi d’autres de la variation –, et mises en jeu dans les relations des hommes entre eux, et prôner à cette fin, contre le sens commun et la déontologie, l’usage de la méthode expérimentale. L’enjeu est capital. Bastide nourrit la réflexion sur la scientificité propre aux sciences humaines et souligne le contre sens à l’origine du non usage ou de la condamnation en anthropologie – et plus largement en sciences humaines – de la méthode expérimentale. De la confusion entre une chose et son usage avait résulté la conception fallacieuse d’une méthode expérimentale en soi l’apanage exclusif des sciences de la nature, alors qu’il est plutôt question d’une méthode expérimentale en soi inconnaissable et de ses applications relatives à de multiples sciences, conformes à la nature de chacune d’elles. L’incrimination de « la méthode expérimentale » en anthropologie provient du transfert irraisonné aux sciences humaines de l’usage qui en est fait en sciences de la nature. Le problème s’évanouit si les anthropologues envisagent non un transfert d’application – confondue par eux avec la méthode expérimentale elle-même – mais de méthode, ordonnant une application, un usage d’un autre type. Appliquer la méthode expérimentale en anthropologie revient à intégrer au processus heuristique un donné inhérent au dispositif d’interaction entre chercheur et informateurs : la part de « manipulations » réciproques auxquelles il donne lieu.
27Arrêtons-nous au principe du « consentement informé des informateurs » figurant dans les codes déontologiques américain et britannique – auquel l’Anthropologie appliquée fait une brève allusion43 :
Suite au procès de Nuremberg et conformément au droit constitutionnel de nombreux pays la recherche impliquant des sujets humains doit être fondée sur le consentement informé, accordé en toute liberté par les sujets. Les principes du consentement informé exprime la foi dans la nécessité d’échanges authentiques et respectueux entre les chercheurs en sciences sociales et les individus qu’ils étudient44.
28On observe que le trait essentiel distinguant l’anthropologie, science de l’homme, des sciences naturelles n’est pas pris en compte. Que le laborantin ne soit pas un observateur extérieur au phénomène mis en éprouvette mais inclus dans l’expérience qu’il conduit est passé sous silence. Sur ce point le code déontologique reconduit ce que sa lettre combat explicitement. Le principe manifeste en effet la confusion des modalités du terrain ethnologique avec celles du laboratoire entendu comme négation de l’intersubjectivité – car il n’est pas interdit d’imaginer un « terrain-laboratoire » qui en soit à l’inverse le lieu. Confusion des domaines scientifiques perceptible en outre dans l’oubli de la liberté irréductible de l’informateur, peu représentée dans le texte de l’ethnologue de manière inversement proportionnelle à son importance réelle : condition de la relation ethnographique, elle sous-tend l’expérience quotidienne du chercheur sur son terrain. Pour un ou deux informateurs dits « principaux » ou « privilégiés » combien de personnes « rencontrées » qui refusent par exemple catégoriquement de « dialoguer », très peu mentionnées, aujourd’hui comme hier ? Le discours déontologique représentait ainsi un sérieux obstacle à la réalisation d’une science expérimentale – et en ce sens « appliquée » – distincte du courant majoritaire de l’anthropologie appliquée l’ayant produit.
29Sol Tax, américain, inventeur de l’« Action Anthropology » et fondateur par ailleurs de la revue Current Anthropology, exprimait dans un article éponyme une certaine distance à l’endroit de la déontologie et qualifiait à contre-courant, à l’égal de son contemporain R. Bastide, d’« expérimental » la nouvelle branche de l’anthropologie :
Une caractéristique majeure de l’anthropologue-action confronté à une situation identique est qu’il adopte ce qui peut être qualifié de méthode d’enquête clinique ou expérimentale. Nous ne nous considérons pas en effet comme observant simplement ce qui est censé se passer « naturellement », nous sommes désireux de faire en sorte que des choses surviennent, tout au moins d’y contribuer, ou d’en être les catalyseurs45.
30Etant donnée la prééminence accordée par l’Action Anthropologist à la liberté et à la responsabilité – celles de ses informateurs et les siennes propres – il ne reconnaît pas la moindre autorité à la codification : « En l’absence du garde-fou que représente le consensus de la profession l’anthropologue-action est sommé de faire des compromis avec la réalité au titre d’individu responsable46. » Si les vues de R. Bastide et S. Tax, l’un en France, l’autre aux Etats-Unis présentent quelque affinité montrant que l’absence d’une authentique discussion autour des différents sens de l’expression « anthropologie appliquée » avait entraîné le ralliement au modèle majoritaire, sa critique peu constructive, le constat enfin sans autre forme de procès d’une tendance de « l’anthropologie anglo-saxonne » à l’application.
31Une anthropologie appliquée critique existait pourtant des deux côtés de l’Atlantique. Et la convergence intellectuelle de deux contemporains devenus classiques47, Bastide et Tax, nuançait les trop nettes oppositions entre anthropologie française et américaine au sujet de l’anthropologie appliquée. Notons cependant une divergence touchant l’éthique déterminante pour notre enquête. Selon Bastide l’éthique existe non comme science mais exclusivement comme philosophie. Cette conviction motivant la réserve formulée à l’endroit de l’anthropologie de Tax dans Anthropologie appliquée48, tandis que celui-ci envisage pour l’éthique une manière d’être proprement scientifique, tant se confondent pour lui éthique et « anthropologie action ».
32Bastide qui dénomme « philosophie sociale » l’éthique redoute que Tax ne prenne la proie pour l’ombre, lorsqu’il tient les traces du système de valeurs du chercheur sensibles dans son œuvre et influençant le compte rendu qu’il fait du monde pour des productions à caractère scientifique ; l’identité de savant ne confère pas une nature scientifique à l’éthique d’un homme qui est savant, largement formée au demeurant par les valeurs dominantes du ou des groupes auxquels il appartient. Qu’il n’y ait pas d’autonomie de l’éthique, par conséquent d’éthique en soi, mais que celle-ci soit relative aux multiples appartenances d’ego est pour Bastide un point dirimant barrant à l’éthique l’identité scientifique. On prend à tort selon lui « la manière scientifique de pensée », mode d’expression de l’éthique du savant, pour une éthique scientifique.
Avons-nous avancé beaucoup en passant ainsi d’un subjectivisme collectif (celui de la morale du groupe dominant occidental) à un subjectivisme individuel (celui de l’éthique philosophique d’un savant) ? Nous ne le pensons pas ; d’abord parce que même si cette éthique est celle d’un savant et qu’elle peut se colorer par conséquent d’une certaine apparence scientifique l’éthique n’est pas une science, elle appartient à la philosophie. Tout ce que nous pouvons dire c’est qu’elle est chez lui plus réfléchie que chez d’autres mais nous ne pouvons aller plus loin49.
33Cette ferme assurance qu’une éthique scientifique ne peut ni ne pourra jamais existé montre Bastide moins radical et plus conservateur que Tax au plan scientifique. Ici, plus prudent que sa compréhension profonde de la relation ethnographique portait à l’inférer ; plus préoccupé de se situer par rapport au courant majoritaire de l’anthropologie appliquée existant que de travailler à une science hypothétique. Analysant l’intérêt de la démarche de Tax sans pourtant lui emboîter le pas et martelant au risque de se répéter : « Nous dirons donc avec Tax que la morale de l’anthropologue-citoyen a une très grande importance ; mais le problème reste entier tant qu’il n’y a pas – et il ne peut y avoir – une science des fins ou une morale scientifique50. » On ne comprend pas au nom de quoi – et Bastide ne l’explicite pas non plus ; ne distinguant pas, semble-t-il, deux plans : la reconnaissance sociale d’une science – existence académique, travail rémunéré, carrière – et l’activité proprement scientifique d’un sujet connaissant animé du désir de connaître. Si la première éclaire l’absence par le passé d’une « morale scientifique », la seconde la rend possible aujourd’hui, à la différence de ce que laisse entendre Bastide. S’il considère l’engagement de la personne dans son rapport au monde comme étant propre à l’anthropologie appliquée de Tax – sans user toutefois de son expression consacrée « anthropologie action » –, on comprend mal pourquoi il refuse de décerner à cet engagement ordonné par l’idée de vérité le qualificatif de science. Peut-être ignorait-il l’article fondateur de Tax « Action Anthropology » publié en 1959 dans une revue indienne51 ?
34Conformément au voeu formulé par Tax dans son manifeste, il est tout à fait légitime de revendiquer à titre individuel le qualificatif d’« anthropologue action », puisqu’il est ici moins question d’école ou de sous-discipline dotée d’une série de prescriptions, d’une littérature canonique, d’un catéchisme que d’individus responsables de leurs décisions, faits et gestes dans l’exercice de leur activité d’anthropologue :
Nous sommes personnellement responsables quoi que nous fassions. Plutôt qu’une « anthropologie action » prise en un sens analogue à une « anthropologie appliquée », il n’existe que des « anthropologues action » qui font des choix en conformité avec ce qu’ils estiment devoir faire à titre individuel (...) Cette conception rend vaine la question de savoir si tel projet peut oui ou non légitimement relever de l’anthropologie action52.
35Ceci ne remettant absolument pas en question le caractère scientifique de l’« anthropologie action » : penser et analyser les problèmes anthropologiques du point de vue de l’action – visée scientifique de l’anthropologie action – requiert que soit également envisagée en ces termes par l’anthropologue sa propre activité. Aussi le refus essentiel du discours de l’autorité – du discours déontologique en particulier – prescrivant une conduite, en radical rupture avec le courant majoritaire de l’anthropologie appliquée fondé sur l’éminence d’un savoir constitué faisant autorité, et « appliqué », travaillait-il à conférer à l’« action anthropology » sa qualité d’éthique. En ce qui me concerne la rupture avec certains préceptes déontologiques disparus au cours de l’enquête menée entre 1997 et 2001, mais qui n’informaient pas moins alors les mentalités des anthropologues me rapprochait de l’« anthropologue action » : absence d’usage de pseudonymes sauf contre-indication des enquêtés53, conservation des noms de lieux, objet clandestin – et l’« ingérence » subséquente dans les affaires du pays d’accueil ; l’enquête se démarquant en outre de l’anthropologie appliquée, impliquée, en raison de l’absence de dialogue du début à la fin avec les autorités. En comparaison, l’entreprise de S. Tax était éminemment plus subversive, car elle contrevenait à la doxa déontologique effective de l’époque54. La rupture par rapport à la lettre de la codification en vigueur explique-t-elle aussi le défaut de radicalité de l’entreprise de Tax qui ne remet pas en cause le principe fondateur de la discipline – l’informateur naturellement bon ?
Les gens nous demandent toujours si nous pensons que les cannibales ont droit à l’auto-détermination. Au nom du respect pour le cannibalisme devrait-on s’abstenir d’imposer nos propres valeurs ? Pour l’heure, en ce qui me concerne, je ne mange pas de viande humaine ni n’apprécie l’idée d’être mangé, et suis aussi révolté qu’un autre par la perspective. Je n’ai aucune idée de ce que je ferais si je me trouvais personnellement impliqué dans un programme sur une île de cannibales.55
Annexe
Annexe. Code déontologique de l’American Anhropologist Association1 1998
– Préambule
Les anthropologues – chercheurs, enseignants et praticiens confondus – sont issus de plusieurs groupes juxtaposés chacun relevant de règles et de codes déontologiques distincts. Les obligations des anthropologues vis-à-vis de la famille, de la religion, de la communauté ne sont pas moindres que celles à l’égard de la profession. Obligations également vis-à-vis de l’anthropologie en tant que discipline scientifique et plus globalement de la société et de la culture ; obligations contractées non seulement vis-à-vis de l’espèce humaine mais de l’ensemble des espèces, sans oublier l’environnement. Le fait que les chercheurs soient en outre amenés à entretenir sur le terrain des relations de proximité avec des individus, personnes ou animaux, avec lesquels ils travaillent requiert un surcroît de vigilance concernant l’éthique. Dans un champ complexe de tant d’implications et d’obligations diverses, incompréhensions et conflits surviennent inévitablement, de même la nécessité de choisir entre des valeurs apparemment incompatibles. Il revient aux anthropologues de se colleter avec ces difficultés et de travailler à les résoudre d’une manière compatible avec les principes énoncés ici. Le présent code vise à encourager la discussion et l’éducation. L’AAA ne fait aucun cas ni n’examine les conduites contraires à l’éthique. Les principes et les lignes directrices de ce code favorisent le développement et le maintien d’un cadre éthique applicable à tout travail anthropologique.
I – Introduction
L’anthropologie est un champ scientifique et d’érudition pluridisciplinaire qui inclut l’étude de tous les aspects de l’humanité : archéologique, biologique, linguistique, socioculturel. Elle plonge ses racines dans les sciences naturelles et sociales, et les humanités, et son approche varie de la recherche fondamentale à la recherche appliquée et à l’interprétation savante. En tant que principale organisation représentant l’ensemble de l’anthropologie, l’AAA se fixe l’objectif important d’initier la production et l’utilisation adéquate de la connaissance des peuples passés et présents à travers l’enseignement, la mise en œuvre de programmes, le dessin d’une politique. Etant entendu que la production du savoir anthropologique est un processus dynamique qui nécessite de multiples approches en constante évolution ; et que pour des raisons pragmatiques et morales cet objectif doit se réaliser de manière éthique. La mission de l’American Anthropological Association est de faire avancer tous les aspects de la recherche anthropologique et d’encourager la diffusion du savoir anthropologique grâce aux publications, à l’enseignement de la discipline, à l’instruction publique et à l’application. Une part importante de sa mission consiste à instruire les membres de l’AAA sur les obligations et les enjeux qu’impliquent la production, la diffusion et l’utilisation du savoir anthropologique. Le but du présent code est de fournir aux membres de l’AAA et à tous ceux qui sont intéressés des lignes directrices pour faire des choix de manière éthique dans l’exercice du métier. Comme les anthropologues sont susceptibles de se trouver dans des situations complexes relevant de plusieurs codes déontologiques à la fois, le code déontologique de l’AAA propose une armature non des formules toutes faites pour aider à la décision.
Ceux qui envisagent le code comme des principes directeurs pour effectuer des choix éthiques ou enseigner sont invités à dénicher des exemples suggestifs et des études de cas pertinents pour enrichir leur base de données anthropologiques. Les anthropologues ont l’obligation de se tenir informés des codes déontologiques de leur profession et de se former régulièrement à l’actualité de la recherche dans leur discipline ainsi qu’aux nouvelles questions déontologiques. De plus, les départements proposant des diplômes en anthropologie doivent inclure et exiger une formation à la déontologie dans leurs cursus. Aucun code ou ensemble d’instructions ne peuvent présager les circonstances inédites et les actions directes en situation. Les anthropologues doivent être disposés à délibérer avec prudence et à clarifier les hypothèses, les faits et les problèmes sur lesquels ces partis pris éthiques ont été fondés. Ces lignes directrices portent par conséquent sur les contextes généraux, les priorités et les relations qui doivent être prises en compte pour conférer à une décision son caractère éthique en anthropologie.
Recherche
Lorsqu’ils entreprennent leur recherche et par la suite, les anthropologues doivent être francs au sujet de ses buts, de ses impacts éventuels, et de la nature du soutien dont ils bénéficient auprès des bailleurs de fonds, des collègues, des personnes étudiées et celles qui procurent l’information, ainsi que les différentes parties affectées par la recherche. Les chercheurs doivent être en mesure d’utiliser les résultats de leurs travaux de la manière appropriée et d’en diffuser opportunément les résultats par des activités bien choisies. La recherche répondant à ces exigences est éthique indépendamment de la nature privée ou publique de son financement et de sa finalité – « appliquée », « fondamentale », « pure » ou « aliénée ». Les chercheurs en anthropologie doivent être conscients du danger lorsque la rupture avec la déontologie conditionne l’engagement d’une recherche et se montrer aussi vigilants sur les questions touchant la citoyenneté et l’hospitalité.
Diriger ou contribuer activement à des actions du secteur privé ou public n’est pas plus juste du point de vue éthique que l’inaction, le détachement ou la non coopération, tel ou tel choix dépendant des circonstances. Des principes de cette nature valent aussi bien pour les chercheurs professionnels de l’anthropologie que pour ceux qui sont affiliés à des institutions extérieures publiques ou des entreprises privées.
Responsabilité vis-à-vis des peuples et des animaux avec lesquels les chercheurs en anthropologie travaillent et dont ils étudient la vie et la culture.
Les chercheurs en anthropologie ont avant tout des obligations vis-à-vis des peuples, des espèces, des documents qu’ils étudient et vis-à-vis des gens avec lesquels ils travaillent. Ces obligations peuvent prendre le pas sur l’engrangement de nouvelles connaissances et peuvent conduire à la décision de ne pas entreprendre ou d’interrompre la projet de recherche quand cette obligation cardinale entre en conflits avec d’autres responsabilités comme celles vis-à-vis de bailleurs de fonds ou de clients.
Ce type d’obligation implique que l’on s’abstienne de nuire étant entendu que progresser en savoir peut entraîner des modifications soit positives soit négatives pour les gens ou les animaux avec lesquels on travaille ou que l’on étudie.
Elle implique que l’on respecte les êtres humains et les primates non humains ; que l’on travaille à la conservation sur le long terme des vestiges archéologiques et fossiles, ainsi qu’à la conservation des archives ; que l’on consulte enfin activement les individus ou les groupes concernés avec la résolution d’établir une relation de travail susceptible d’être bénéfique à toutes les parties impliquées.Les chercheurs en anthropologie doivent tout faire pour garantir que leur recherche ne met pas en péril la sécurité, la dignité ou la vie privée des gens avec lesquels ils travaillent, mènent l’enquête ou réalisent d’autres activités professionnelles. Les chercheurs en anthropologie travaillant avec des animaux doivent faire leur possible pour garantir que l’enquête ne met pas en cause la sécurité, le bien-être psychologique ou la survie des animaux ou des espèces avec lesquels ils travaillent.
Les chercheurs en anthropologie doivent déterminer à l’avance si leurs hôtes/pourvoyeurs en informations souhaitent rester anonymes ou à l’inverse être identifiés pour se conformer à leur souhait. Les chercheurs doivent présenter à ceux qui prennent part à l’enquête les conséquences qui en découlent, et clairement signifier qu’en dépit de leurs efforts l’anonymat ou l’identification des personnes peuvent s’avérer impossibles à assurer.
Les chercheurs en anthropologie doivent obtenir préalablement le consentement informé des individus étudiés, de ceux qui procurent l’information, de ceux qui possèdent les documents étudiés ou en contrôle l’accès, de ceux enfin dont les intérêts pourraient être touchés de près par la recherche. Il est entendu que le degré et l’étendue du consentement informé requis dépendent de la nature du projet et peuvent se trouver contrebalancés par des exigences d’autres codes, législations ou système de normes du pays ou de la communauté dans lesquels on mène l’enquête. En outre, il est entendu que le procès du consentement informé est dynamique et continu ; il est initié dès la formulation du projet et se prolonge dans le dialogue et la négociation avec les personnes étudiées. Il revient aux chercheurs de prendre connaissance et de se conformer aux divers codes relatifs au consentement informé, ainsi qu’aux lois et régulations touchant leurs projets. Le consentement informé en ce qui concerne le présent code ne requiert pas un formulaire écrit ou signé. Peu importe la forme, seule compte la qualité informée du consentement.
Les chercheurs en anthropologie qui ont développé dans la durée des relations intimes si semblables à l’engagement avec les pourvoyeurs en informations et leurs hôtes doivent adhérer aux obligations de franchise et de consentement informé tout en étant soucieux de délimiter avec le plus grand soin la relation.
Puisque les anthropologues tirent un profit personnel de leur travail, ils doivent a fortiori se garder d’exploiter sans discernement individus, groupes, animaux, les objets culturels ou ceux de l’environnement. Ils doivent reconnaître leur dette à l’égard des sociétés dans lesquelles ils travaillent et leur obligation de réciproquer de la meilleure manière.
Responsabilité à l’égard du savoir et de la science
Les chercheurs en anthropologie doivent s’attendre à rencontrer des dilemmes éthiques à chaque étape de leur enquête et doivent s’efforcer de bonne foi de détecter d’éventuels enjeux et conflits éthiques dès l’élaboration de leurs projets, et par la suite. Une section problématisant les questions déontologiques en jeu dans la recherche devra figurer dans tout projet.
Les chercheurs en anthropologie sont responsables de l’intégrité et de la réputation de leur discipline, du savoir et de la science. Ainsi les chercheurs en anthropologie sont soumis aux règles morales de la conduite scientifique et savante : ils ne doivent ni tromper, ni dénaturer consciemment (c’est-à-dire fabriquer des preuves, falsifier, plagier), ni omettre de rapporter une faute professionnelle, ni faire obstruction à la recherche scientifique/savante des autres.
Les chercheurs en anthropologie doivent faire tout ce qu’ils peuvent afin de préserver la possibilité pour les autres chercheurs de leur emboîter le pas sur leur terrain.
Les chercheurs en anthropologie devront utiliser les résultats de leurs travaux d’une manière appropriée et, dès qu’ils le peuvent, diffuser leurs trouvailles au sein de la communauté scientifique.
Les chercheurs en anthropologie doivent prendre en considération les requêtes à des fins de recherche, et dès lors qu’elles sont raisonnables, concernant l’accès à leurs données ainsi qu’à tout autre document. Ils doivent également s’efforcer de garantir la préservation de leurs données de terrain afin que la postérité puisse en disposer.
Responsabilité à l’égard du public
Les chercheurs en anthropologie doivent rendre disponibles les résultats de leur recherche aux bailleurs de fonds, étudiants, preneurs de décision et autres non anthropologues. Et faisant cela ils doivent être dignes de foi. Ils ne sont pas seulement responsables du contenu factuel de leurs affirmations, mais doivent également envisager soigneusement les implications sociales et politiques des informations diffusées. Ils doivent faire tout leur possible pour que ces informations soient bien comprises, correctement contextualisées et utilisées de manière responsable. Ils doivent mettre en évidence les bases empiriques de leurs comptes rendus, être francs en ce qui concerne leurs qualifications et leurs partis pris philosophiques et politiques, et reconnaître explicitement les limites de leur expertise anthropologique. Ils doivent être en outre conscients des dommages que les informations diffusées peuvent causer aux individus avec lesquels ils travaillent ou à leurs collègues.
Il est tout à fait possible pour les anthropologues d’aller au-delà de la diffusion des résultats de la recherche pour adopter une position militante. Cela relève de la décision individuelle non de la responsabilité à titre déontologique.
IV. Enseignement Responsabilité vis-à-vis des étudiants et des stagiaires
Les enseignants en anthropologie, dès lors qu’ils adhérent aux codes législatifs et déontologiques régissant les relations entre les enseignants/mentors et les étudiants/stagiaires dans le cadre académique et en tant que membres d’organisations plus larges, devront être particulièrement vigilants sur la manière dont sont appliqués de tels codes dans leur discipline (en particulier lorsque l’enseignement implique le contact étroit avec les étudiants/stagiaires dans la situation de terrain). Quelques uns des préceptes incontestables que doit suivre tout enseignant en anthropologie, à l’égal de tout enseignant/mentor :
Les enseignants/mentors doivent conduire leurs programmes en bannissant toute discrimination fondée sur le sexe, l’orientation sexuelle, la « race », la classe sociale, les convictions politiques, le handicap, la religion, l’origine ethnique, la nationalité, l’orientation sexuelle, l’âge ou d’autres critère non pertinents s’agissant de la performance académique.
les obligations des enseignants/mentors impliquent d’améliorer sans relâche leurs techniques pédagogiques, d’être disponibles et de se montrer attentifs aux intérêts des étudiants/stagiaires. Les conseillant de manière réaliste s’agissant des possibilités de carrière, les guidant, les encourageant, les soutenant consciencieusement ; en étant justes, rapides et fiables dans leurs évaluations ; les assistant dans l’obtention de soutiens pour leur recherche et les aidant lorsqu’ils cherchent un placement professionnel.
Les enseignants/mentors doivent sensibiliser les étudiants aux épreuves déontologiques que recèle chaque étape du travail anthropologique et les encourager à réfléchir à leur sujet ainsi que sur les autres codifications. Ils doivent encourager le dialogue avec les collègues sur les questions d’éthique et décourager la participation à des projets contestables aux plans éthique et déontologique.
Les enseignants/mentors devront reconnaître publiquement la part des étudiants dans la recherche et la préparation de leur travail ; ne pas négliger la possibilité pour les étudiants/stagiaires d’être co-auteurs, encourager la publication de leurs articles quand ils en valent la peine, et dédommager de manière équitable les étudiants lorsqu’ils prennent part à l’activité de la profession.
Les enseignants/mentors doivent être au fait de l’exploitation et des sérieux conflits d’intérêts pouvant résulter des relations sexuelles avec les étudiants/stagiaires. Ils doivent éviter les liaisons avec ceux dont ils sont responsables de l’éducation et de la formation professionnelle.
V. L’application
Tout travail anthropologique quel qu’il soit est soumis aux mêmes préceptes. Que ce soit en début d’enquête ou au cours de son déroulement les anthropologues doivent être francs à l’égard des bailleurs de fonds, des collègues, des personnes étudiées ou procurant des informations et de l’ensemble des parties concernées au sujet des finalités, des impacts éventuels et des différents types de soutien du travail en cours. Les anthropologues appliqués doivent s’appliquer à utiliser sans trop tarder les résultats de leur recherche de la manière qui convient – publication, enseignement, développement de programme et d’une politique globale. Dans les situations où le savoir anthropologique est appliqué, il incombe aux anthropologues la même responsabilité d’être francs et explicites sur leurs intentions et compétences et de contrôler les conséquences de leur travail sur les personnes qu’il affecte. Les anthropologues sont susceptibles d’être impliqués dans différents types de tâches affectant des individus et des groupes ayant fréquemment des intérêts différents et parfois conflictuels. L’anthropologue doit faire prudemment des choix éthiques réfléchis et se préparer à rendre compte des hypothèses, des faits et des problèmes sur lesquels ces choix se fondent.
les relations avec leurs employés, les individus engagés pour mener une recherche en anthropologie ou bien appliquer le savoir anthropologique doivent être honnêtes au sujet de leurs qualifications, compétences et objectifs. Avant de s’engager professionnellement, ils doivent examiner la perspective des employeurs potentiels en considérant leurs activités passées et leurs buts à l’avenir. En travaillant pour des organismes gouvernementaux ou privés, ils doivent être particulièrement soucieux de ne pas tenir pour acquise ou de sous-entendre leur acceptation de conditions contraires à la déontologie ou à des engagements parallèles.
Les anthropologues appliqués, comme tout anthropologue, doivent être conscients du risque d’attenter à la déontologie en contrepartie du travail de recherche ou de son application. Ils doivent être également au fait des attentes légitimes en matière d’hospitalité, de citoyenneté responsable et relatives au statut d’invité. Tout en sachant qu’au plan éthique la participation déterminante ou même l’instigation d’actions dans le secteur public ou privé, celles de politiques d’ensemble, peuvent tout autant se justifier que l’inaction, le détachement ou la non coopération ; le parti pris dépendant des circonstances.
VI. Epilogue
La recherche, l’enseignement et l’application dans le champ anthropologique, à l’égal de toute action humaine, suscitent des choix vis-à-vis desquels les anthropologues ont quelques responsabilités au plan individuel et collectif. Puisque les anthropologues sont issus d’une variété de groupes et soumis à une variété de codes éthiques/déontologiques des choix doivent être parfois opérés non seulement entre des obligations variées présentes dans un même code, mais également entre certaines du code dont il s’agit ici et d’autres relevant de statuts et de rôles extrinsèques. Ces propositions ne dictent aucun choix ni aucune sanction. Elles sont plutôt conçues afin de promouvoir la discussion et de fournir des indications générales préalables à des décisions éthiquement responsables.
VII. Remerciements
Ce code a été rédigé par la Commission de l’AAA relative aux questions de déontologie de janvier 1995 à mars 1997. Les membres de la commission étaient alors James Peacock (Chair), Carolyn Fluehr-Lobban, Barbara Frankel, Kathleen Gibson, Janet Levy, and Murray Wax. Avaient en sus participé aux meetings de la Commission le philosophe B. Gert, les anthropologues Cathleen Crain, Shirley Fiske, David Freyer, Felix Moos, Yolanda Moses et Nel Tashima, ainsi que les membres du comité d’éthique de l’American Sociological Association. Des auditions publiques se rapportant au code s’étaient tenues lors du meeting annuel de l’AAA en 1995 et 1996. La Commission avait alors sollicité les commentaires de toutes les sections de l’AAA. Une première version du code déontologique de l’AAA fut discutée lors de la réunion des sections de l’AAA en mai 1995 ; une seconde version à celle de novembre 1996. Le rapport final de la Commission a été publié en septembre 1995 dans Anthropology Newsletter et sur le site web de l’AAA (http:/www.aaanet.org). Les différentes versions du code ont été publiées dans le numéro de Antbropology Newsletter se rapportant au meeting de 1996 et sur le site web de l’AAA ; les commentaires des membres ayant été alors sollicités. La commission a pris en considération tous les commentaires des membres dans la formulation de la version finale de février 1997. La Commission exprime sa gratitude à la « National Association for the Practice of Anthropology » ainsi qu’à la « Society for American Archeology » pour l’emprunt de certaines formulations extraites de leur code déontologique.
Notes de bas de page
1 J’emprunte l’expression à I. Hacking in « Michel Foucault’s Immature Science », Noûs, 13, 1979.
2 Sans compter que le fonds sceptique du relativisme « postmoderniste » va de pair avec la reconnaissance d’un style scientifique hégémonique – celui des sciences dites « dures » – seul apte à ordonner la totalité des champs de la science.
3 Cf. R. Bastide, Anthropologie appliquée, Stock, 1998, p. 34. L’auteur n’aborde pas la question de la déontologie mais définit en revanche le modèle de relation structurellement asymétrique de l’anthropologie appliquée qui « repose (...) sur l’existence des groupes majoritaires et minoritaires, de couches supérieures et inférieures, en rapport entre elles de domination-subordination. Il y a des groupes uniquement donneurs et des groupes uniquement preneurs : « civilisés » et « sauvages » dans la période précoloniale, colonisateurs et colonisés ensuite, peuples développés et Tiers Monde enfin... »
4 Sur les terrains mettant en question quelques présupposés de la discipline voir Fieldwork under Pire. Contemporary Studies of Violence and Survival, C. Nordstrom, A.M. Robben, University of CaliforniaPress, 1995 ; Anton Blok, « La mafia d’un village sicilien », Ethnologie française (Terrains minés), 2001, 1, pp. 61-67 ; Death Squad, ed. J.A. Sluka, University of Pennsylvania Press, 2000.
5 Précisons que si la codification née de l’anthropologie appliquée est un produit anglosaxon pour des raisons qui tiennent à l’histoire de la discipline en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, et à l’histoire tout court, le fait n’implique pas que ses présupposés fondamentaux soient inopérants au sein d’autres traditions disciplinaires – française par exemple – sans que le terme « déontologie » soit pourtant communément employé ; ni que ceux-ci donnent couramment lieu à discussion ou études de cas dans un cadre professionnel.
6 M. Agier, « Ni trop près ni trop loin. De l’implication ethnographique à l’engagement intellectuel », Gradhiva, 1997, p. 70 : L’exotisme est déconstruit dans les faits mais il est reconstruit dans les imaginaires et les politiques de la différence.
7 En anglais l’usage d’un terme unique « ethics » pour désigner les référents « éthique » et « déontologie » n’en facilite pas la distinction.
8 Je remercie J.-P. Dozon d’avoir attiré notre attention sur une « symétrie » et sur une « triangulation » irréductibles.
9 Cf. R. Bastide, « Histoire de l’anthropologie sociale appliquée » (chap.l), Anthropologie appliquée, pp.17-34.
10 G. Lenclud, « La question de l’application dans la tradition anthropologique française », in Les applications de l’anthropologie. Un essai de réflexion collective depuis la France, (éd.) J.F Baré, Karthala, 1995, pp.65-84. L’article ne fait aucune mention de la déontologie.
11 Journal des anthropologues, « Ethique professionnelle et expériences de terrain », 50-51, 1993.
12 Cf. J. Copans, « Recapturer l’anthropologie et travailler au temps présent », Journal des anthropologues, 50-51, 1993, p. 25.
13 Cf. J. Cassell, « Cases and Comments » ; S.-E. Jacobs, « Cases and Solutions », in Handbook on Ethical Issues in Anthropology, AAA, N.23, 1987, http//www.aaanet.org ; M.A. Rynkiewich, J.P. Spradley, Ethics and Anthropology. Dilemmas in Fieldwork, Wiley and Sons, 1976.
14 J. Cassell, « How to Hold a Workshop on Ethical Problems in Fielwork » in J. Cassell, S.-E. Jacobs, Handbook on Ethical Issues in Anthropology, AAA, N.23, 1987, chapitre 6.
15 Cf. Code of Ethics, 1998, http//www.aaanet.org.
16 ibidem.
17 Cf. N. Scheper-Hughes, « Primacy of Ethical. Propositions for a Militant Anthropology », Current Anthropology, vol. 36 (3), 1995, p. 418.
18 J. Cassell, S.-E. Jacobs, Handbook on Ethical Issues in Anthropology, AAA, 1987.
19 Notons que l’anthropologie postmoderne qui prétend rompre avec cette tradition la reconduit plutôt lorsqu’elle investit l’ethnologue d’une mission : se faire le truchement de l’opprimé, en substituant la matière de son texte aux diverses voix des opprimés pour s’en faire l’auteur.
20 E. Chambers, « Acceptable Behaviors. The Evolving Ethos of Ethics Talk », in Ethics and the Profession of anthropology. Dialogue for a New Era, (ed.) C. Fluehr-Lobban, University of Pennsylvania Press, 1991 p. 162 ; 170 : « It is not clear that our present crisis if that is what it is the result of anthropologists having to compromise themselves by working outside of academia ». Le Code of Ethics souligne aujourd’hui la non pertinence de la distinction entre anthropologues « appliqués » et « universitaires ».
21 Cf. J.A. Arundel, « Problèmes éthiques et politiques. L’enquête en contexte colonial vue par un anthropologue du Rhodes-Livingstone Institute » in L’enquête de terrain, éd. D. Cefaï, p. 164, 2003 (vo : « Some Ethical Problems in Modem Fieldwork, British Journal in Sociology, 14, 1963).
22 Notons que l’« anthropologie impliquée » fait figure ici de contre-exemple. S’inspirant de l’anthropologie appliquée critique de R. Bastide qui substitue à la participation au projet planificateur l’étude de l’entreprise de planification elle-même et de ses différents agents, longtemps limitée au champ de l’anthropologie médicale – en particulier aux enquêtes sur le sida –, elle étudie de plus en plus aujourd’hui les organismes de développement à vocation humanitaire. Voir L. Vidal, « Méthode et éthique. L’anthropologie et la recherche confrontée au sida », pp.99-107 ; M.-E. Gruénais, « Incertitudes ethnographiques. A propos d’une recherche sur le sida », pp.89-98 ; J.-P. Dozon, « L’anthropologie à l’épreuve de l’implication et de la réflexion éthique », pp.109-121 in Anthropologues en dangers. L’engagement sur le terrain, éd. M. Agier, Editions J.-M. Place, 1997. Voir également B. Albert « Anthropologie appliquée ou « anthropologie impliquée » ? Ethnographie, minorités et développement », pp.87-118 in Les applications de l’anthropologie. Un essai de réflexion collective depuis la France, éd. J.-F. Baré, Karthala, 1995. L’auteur y définit très bien une anthropologie impliquée qui recouvre point par point l’acception de l’anthropologie appliquée décrite par Bastide sans pourtant le citer. Par exemple p. 116-117 : « ... les réalités politiques et symboliques dans lesquelles opère et qui traversent cette « anthropologie impliquée » peuvent elles-mêmes on l’a dit se voir constituer en objets sociaux et culturels de la recherche et ouvrir de nouveaux champs d’investigation d’un grand intérêt pour l’anthropologie politique : discours et stratégies des antagonismes interethniques, territorialités conflictuelles et formes de redéfinitions identitaires articulations sociales et symboliques Etat/ONG, minorités anthropologie des politiques publiques et des idéologies humanitaires relatives aux peuples autochtones. »
23 T.N. Madan, « Political Pressures and Ethical Constraints Upon Indian Sociologists », in Ethics, Politics, and Social Research, (ed.) G. Sjoberg, Schenkman, 1967, p. 168.
24 Distinguons ici paradigme colonial et héritage colonial de la discipline. Ne pas reconnaître ou refuser le second est le moyen d’opérer toujours dans le premier. Et distinguons le mouvement historique de décolonisation et la décolonisation de la discipline.
25 Cf. Statements on Ethics. Principles of Professional Responsability, (adoptés en 1971 par l’assemblée de l’AAA) : « Every effort should be exerted to cooperate with members of the host society in the planning and execution of research projects. »
26 Ibidem.
27 Notons que la littérature et les codes déontologiques qui abordent le thèmes des recherches « clandestines et secrètes » ne définissent pas ces deux termes et ne rendent pas compte de leur invariable distinction : G.D. Berreman, « Ethics versus « Realism » in Anthropology », pp.38-71 in Ethics and the Profession of Anthropology. Dialogue for a New Era, ed. C. Fluehr-Lobban, University of Pennsylvania Press, 1991, pp.54-55 ; E. Chambers, « Acceptable Behaviors. The Evolving Ethos of Ethics Talk », pp. 166-171 ; C. Fluehr-Lobban, « Ethics and Anthropology in the 1990s and Beyond », pp.223-227.
28 E. Chambers, p. 169.
29 Voir N. Scheper-Hughes, p. 415.
30 Cf. Ethical Guidelines for Good Research Practice, ASA, {1987}, 1999, http://www.theasa.org/ethics.htm
31 Ethical Guidelines and Good Research Practice, ASA, 1999 : « Relations With Host Governments », (2), (2) a, (3).
32 Cf. III(2) : « That there may be conflicts of interest (professional and political) between the anthropologists, particularly between visiting the local researchers and especially when cross-national research is involved, should be recognised » ; (2) a, (2) b.
33 Cf. op. cit. p. 170.
34 ibidem, p. 171.
35 ibidem, p. 177.
36 A. Bensa, « Anthropologie et citoyenneté », Journal des anthropologues, 50-51, 1993, pp.21-24.
37 Code of Ethics, AAA, 1998.
38 Cf. Anthropologie appliquée, p. 13.
39 ibidem, p. 15.
40 ibidem, p. 195.
41 ibidem, p. 201.
42 op. cit.
43 Anthropologie appliquée p. 203 : ... l’anthropologie générale était restée jusqu’à nos jours une science d’observation non une science expérimentale. Et cela comme presque toutes les autres sciences humaines parce que l’expérimentation sur les hommes était condamnée au nom de notre morale occidentale.
44 Ethical Guidelines for Good Research Practice, ASA, 1999.
45 S. Tax, « Action Anthropology », Current Anthropology, 16 (4), 1975, p. 515.
46 « Sol Tax replies », Current Anthropology, 16 (4), 1975, p. 534.
47 Notons l’absence d’entrée au nom de Tax dans le Dictionnaire de l’ethnologie de Bonte et Izard publié aux Puf. Oublié aux Etats-Unis, il est aujourd’hui réhabilité par l’article que lui a consacré G.W. Stocking : « « Do Good Young Man ». Sol Tax and the World Mission of Liberal Democratic Anthropology », in Excluded ancestors, Inventible Traditions. Essays toward a more inclusive history of anthropology, ed. R. Handler, History of Anthropology, N° 9, University if Wisconsin Press, 2000 pp.171-264.
48 R. Bastide, Anthropologie appliquée,
49 Anthropologie appliquée, p. 41.
50 ibidem.
51 Communication à l’université du Michigan, Ann Arbor, USA, 20 mars 1958, publiée dans « Journal of Social Research », Ranchi, Bihar, Inde, mars-septembre 1959 ; republié dans un numéro de la revue Current Anthropology consacré au colloque en l’honneur de Tax, Panajachel, Guatemala, 11-19 novembre 1974. Force est de constater que les réticences de Bastide à l’égard d’une « morale scientifique » ne sont pas toutes à rapporter aux aléas de la diffusion du manifeste de Tax. Elles témoignent qu’il est l’homme de son temps – et moins visionnaire que prévu sur ce point.
52 Sol Tax, p. 534.
53 Sol Tax, p. 515.
54 Code of Ethics, AAA, 1967.
55 « Action Anthropology », p. 516.
Notes de fin
1 Publié et traduit avec l’accord de l’AAA
Auteur
Docteur en anthropologie à l’E.H.E.S.S. Elle a travaillé sur l’Inde du sud.
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