Le paysage urbain, un espace de création poétique pour Apollinaire dans Alcools
p. 181-196
Texte intégral
1En poésie lyrique plus encore qu’ailleurs, les mots de paysage urbain sembleraient devoir s’entendre comme un oxymore, comme une réunion d’incompatibles. Si dans notre imaginaire, il n’est a priori de paysage que naturel, c’est autant aux poètes qu’aux peintres que nous le devons, et singulièrement aux poètes du XIXe siècle. « Que resterait-il à l’écriture lyrique, demande Jean-Michel Maulpoix, si on l’amputait de ses paysages ? »1 En introduisant l’urbain dans son paysage, le poète, surtout moderne, déstabilise le sujet lyrique : comment le moi pourra-t-il adhérer au monde si celui-ci est technique ? Apollinaire touche au cœur de cette question, dans son recueil Alcools (1913). Il est même frappant d’observer comment le deuxième vers du long poème préface, « Zone », montre par quel chemin le paysage le plus traditionnel en poésie – celui de la pastorale – se transforme, sous les yeux du lecteur, en paysage presque agressivement urbain :
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
2Et l’on voit au prix de quels chocs, de quel catapultage, se fait la métamorphose. L’inspiration campagnarde et l’innovation urbaine, présentes au sein du recueil dans des poèmes séparés et des géographies différentes, viennent subitement se superposer dans le même vers, formant une marqueterie accentuée par l’absence de ponctuation, au milieu de laquelle chemine pourtant la continuité d’un tissage, composé simplement de deux fils qui s’entremêlent. Le paysage traditionnel donne naissance au paysage moderne par comparaison : un pont ressemble à un mouton qui paît ; donc la tour Eiffel en paraît la bergère. Mais déjà à la faveur de cette mutation, il faut que le langage éclate : la tour Eiffel sera bergère parce qu’elle voisine avec les berges de la Seine, comme s’il existait en ce sens, attesté dans les dictionnaires, un adjectif : berger, bergère. Et pour peu qu’un remorqueur fasse entendre une sirène, le pont bêle. Ce pont, c’est celui du lyrisme emphatique (« ô ») à l’objet moderne, de l’impression visuelle à l’auditive, du connu à l’inconnu apparaissant ce matin qui est aussi celui de la poésie nouvelle.
3Entre le paysage pastoral – celui qu’on attendrait dans un poème lyrique – et le paysage urbain, il n’y a en fait pas vraiment ici comparaison : le seul recours est de les jeter l’un contre l’autre pour en former un vers. À Du Bellay qui célébrait les antiquités de Rome (où est né en 1880 notre poète) succédera ici Apollinaire ovationnant la modernité de Paris. Le poète a conservé un souvenir ébloui de sa découverte de la capitale française, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889 ; il vient s’y installer en 1899, au seuil de l’Exposition de 19002. À peine arrivé, il devient pour toujours un marcheur infatigable, déambulant dans les rues, attentif aussi bien aux détails pittoresques qu’aux étalages des libraires, apparaissant à ses amis des poèmes plein les poches, sur des bouts de papier – le « flâneur des deux rives ». De ces promenades curieuses, il extraira bientôt la formule d’« un lyrisme neuf et humaniste en même temps », selon la célèbre lettre à Toussaint-Luca du 11 mai 1908.
4En quoi pourra donc consister ce lyrisme neuf, surgi des paysages urbains ? C’est ce que nous voudrions rechercher, dans le grain du texte, à travers quelques strophes de « La chanson du mal-aimé » puis un fragment de « Zone », non sans avoir au préalable brossé à grands traits en quels termes une poésie du paysage urbain pouvait se poser, dans l’environnement littéraire et artistique du poète, durant la quinzaine d’années qui ont vu se former peu à peu le recueil de 1913.
5Apollinaire paysagiste du monde urbain sera donc « peintre de la vie moderne » dans le sillage de Baudelaire (un Baudelaire avec qui il prendra toutefois ses distances, comme on le voit dans la préface qu’il donne aux Fleurs du Mal en 1918), c’est-à-dire encore « absolument moderne » comme le réclamait impérieusement Rimbaud – lui aussi, lui déjà créateur de « Ponts ». Pour un poète des années 1900, la ville, c’est le lieu poétique des audaces formelles. Une chronique de sa main, parue dans L’Intransigeant du 6 juin 1912 (au moment de la rédaction de « Zone », appelé pour l’instant « Cri »), spécifie que « le style moderne » est à trouver « dans les constructions de fer, les machines, les automobiles, les bicyclettes, les aéroplanes… Les chefs-d’œuvre de style moderne sont en fonte, en acier, en tôle ». Et sa conférence de 1917, « L’Esprit nouveau et les poètes », confirmera cette partie liée entre rénovation poétique et villes modernes : « La poésie s’emparera des grands domaines neufs proposés à l’homme par l’activité des machines et les découvertes scientifiques »3 (les surréalistes n’accepteront pas ce dernier mot).
6Tout près de lui, mais s’éloignant peu à peu, le symbolisme est lui-même divisé sur le choix de paysages urbains par le poète. Verlaine et Rimbaud ont apporté leur réponse, mais on verra plus loin pourquoi Mallarmé hésite, à l’encontre d’un Émile Verhaeren, qui oppose certes, dans son œuvre, les villes tentaculaires aux campagnes hallucinées, mais n’en déclare pas moins, en 1887, dans Impressions :
Un poète regarde Paris fourmillant de lumières nocturnes, émietté en une infinité de feux et colossal d’ombre et d’étendue. S’il en donne la vue directe, comme pourrait le faire Zola, c’est-à-dire en le décrivant dans ses rues, ses places, ses monuments, ses rampes de gaz, ses mers nocturnes d’encre, ses agitations fiévreuses sous les astres immobiles, il en présentera certes, une sensation très artistique, mais rien ne sera moins symboliste. Si par contre, il en dresse pour l’esprit la vision indirecte, évocatoire, s’il prononce : « une immense algèbre dont la clef est perdue », cette phrase nue réalisera, loin de toute description et de toute notation de faits, le Paris lumineux, ténébreux et formidable.
7Ces formules ont déjà fait leur temps, au moment où Apollinaire conçoit peu à peu son recueil, car on trouve, à partir de 1900, de plus en plus rarement sous sa plume des déclarations purement symbolistes – et le poème « Palais » retrace, précisément à travers un symbole, ce déplacement en train de s’opérer. Mais voici que surgit, dans le Figaro du 20 février 1909, le manifeste futuriste de Marinetti ; la ville moderne en est l’héroïne :
Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l’horizon ; les locomotives aux grands poitrails, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste.
8Voilà qui est plus directement proche de la vision sur laquelle s’ouvrira « Zone », et l’on sait qu’en 1913, en même temps que paraissent conjointement Alcools et Les Peintres cubistes, Apollinaire publie un manifeste au titre tapageur, « L’antitradition futuriste ». Mais une autre école poétique tout aussi contemporaine doit être prise en compte, pour comprendre le rôle du paysage urbain dans ce recueil poétique, l’unanimisme qui s’est formé autour de Jules Romain, qui a donné en 1907 un recueil intitulé La Vie unanime. L’idée de ce courant poétique est qu’une âme collective se crée au sein d’un groupe, le temps de son rassemblement (en marche dans la rue, dans une fête, au café), la poésie révélant alors à l’homme son être présent – Jules Romains évoque, dans un manifeste que publie le Figaro le 8 mars 1911, une « poésie immédiate » – dans une ville moderne. Apollinaire fréquente l’Abbaye, ainsi qu’on désigne cette école, en 1908-1909, et il est certain que dans son propre recueil, plusieurs poèmes, notamment « Cortège » et « La maison des morts », composés au plus tôt pour l’un en 1906, pour l’autre en 1907 (il a paru en prose le 31 août 1907 dans Le Soleil, puis en vers dans le numéro de juillet-septembre 1909 de Vers et prose), tendent déjà vers cette esthétique, et pourront rétrospectivement passer, recueillis en 1913, pour des pièces d’inspiration unanimiste. Dans ce contexte, le paysage urbain vient occuper le devant de la scène, au sein d’une poésie qui entend restituer une âme collective dans un mouvement euphorique.
9Mais il faudrait principalement évoquer ici, comme source de cette inspiration urbaine, l’essor de la peinture moderne, auquel assiste le poète, et qu’il accompagnera même de très près par ses chroniques d’art et son volume des Peintres cubistes – l’année 1913 étant par excellence l’année de la modernité. C’est en 1904 qu’Apollinaire a rencontré Picasso, et dès lors, il fréquentera Montmartre et le Bateau Lavoir, cette demeure au flanc de la colline Montmartre, dont le rez-de-chaussée, rue Ravignan, devient le sixième étage, rue Norvins ; là sont installés en bohème peintres et écrivains, au point que la porte, quand elle se referme en bas, fait trembler toute la maison, livres et tableaux s’écroulant sur le plancher. Apollinaire découvre là, à côté de Picasso, des écrivains comme André Salmon et Max Jacob ; le langage codé pour initié, que pratique le groupe, l’enchante, et il suit ce petit monde « Aux enfants de la Butte », rue des Trois-frères, y retrouvant Mac Orlan, Utrillo, Modigliani, Francis Carco, Derain, Braque, Van Dongen et Vlaminck. Comme le résume Salmon, « peintres et poètes s’influencent tour à tour », Apollinaire notamment devenant le défenseur de Picasso, dont Les demoiselles d’Avignon sont en 1907 à l’origine de la peinture cubiste, au point qu’il revient au poète d’imposer le mot en 1911, dans un article de L’Intransigeant.
10Peut-il y avoir un cubisme littéraire ? La question a longuement été débattue et jamais véritablement tranchée. Toujours est-il qu’Apollinaire puise, dans la défense de ce mouvement en peinture, la ressource de justifier ses propres audaces poétiques. Et ses paysages urbains se trouvent ici au centre du débat : le poète observe les toiles de Robert Delaunay, sa série des « tour Eiffel » et sa technique des contrastes simultanés. Sous sa plume éclate un langage et un vers nouveaux : dans la mouvance cubiste, ses paysages urbains lui donnent le moyen d’obtenir, contrairement aux paysages naturels traditionnellement fondés sur les lois de la perspective, une polyvalence des centres de vision (il y a un centre de vision, dans un paysage campagnard, mais une grande ville dans laquelle on déambule n’a pas de centre), ainsi qu’un plaisir esthétique indépendant des sujets traités. C’est cela que permet le paysage urbain, un éclatement du langage poétique, éventuellement un divorce entre le mot et le sens, une confrontation enfin des registres noble et trivial, – contraste simultané provoquant, dans l’optique cubiste, le jaillissement du sens par la juxtaposition de différents tons. Mais avant d’en venir, par l’examen détaillé de deux séquences poétiques, à ces questions de technique littéraire, rappelons ici une donnée volontiers oubliée, importante cependant, qui est le rôle du motif des villes aussi dans l’essor de la philosophie bergsonnienne. Maints passages des traités de Bergson le montrent, la ville constitue chez lui un exemple privilégié au moment de tester « les données immédiates de la conscience » (l’ouvrage a paru en 1889) ; observer notamment comment la conscience du nouvel arrivant dans une ville en reçoit d’abord une perception globale, puis des images détaillées qui se transforment cependant en habitudes, voilà une occasion de comprendre la différence entre souvenir image et souvenir habitude, selon la distinction établie en 1896 dans Matière et mémoire.
11Le paysage, c’est d’abord, selon sa définition première, l’étendue que l’on embrasse du regard. Les romanciers du XIXe siècle ont su lier ce regard sur le paysage urbain à la destinée de leurs héros, si l’on songe à comparer celui, jeté si différemment sur Paris, de Rastignac à la fin du Père Goriot et de Frédéric Moreau au début de L’Éducation sentimentale. Dès lors, là où il y a paysage, il y a expérience du regard sur le monde, expérience ravivée par la philosophie bergsonienne ; et le regard sur la ville ajoute à cette dimension proprement philosophique un renouvellement de l’inspiration poétique qui fait éclater les structures du langage et du vers, au voisinage du futurisme et du cubisme. Il fallait examiner au préalable cette somme de circonstances environnantes, pour comprendre dans quelles perspectives le paysage urbain apparaît sur le devant de la scène, dans la poésie française des années 1910 et dans le recueil d’Alcools. Et d’ailleurs, Apollinaire nous autorise à cette mise en place diversifiée, lui qui déclarait en 1914, à propos de son recueil paru l’année précédente : « Vous le classerez dans l’école poétique qui vous plaira, je ne prétends faire partie d’aucune, mais il n’en est aucune également à laquelle je ne me sente un peu rattaché »4.
12Composé semble-t-il en 1903-1904, avec des retouches ultérieures, publié d’abord dans le Mercure de France du 1er mai 1909, le poème de « La chanson du mal-aimé » est le plus long d’Alcools. Il entre dans le cycle d’Annie, qui évoque, en ordre totalement dispersé à travers le recueil – autre trait de cubisme –, l’amour malheureux du poète pour Annie Playden, et ici le moment de la séparation à Londres et le retour désespéré à Paris. La fin cependant de ce long poème, sa dernière séquence, oppose, dans un contraste simultané, un conte, celui de la mort de Louis II de Bavière, à l’errance dans Paris, errance dont la mise en scène surgit sans transition, à la faveur d’une série de quintils d’octosyllabes en italiques dont les quatre suivants intéressent au premier chef notre interrogation sur les paysages urbains.
Juin ton soleil ardente lyre Brûle mes doigts endoloris Triste et mélodieux délire J’erre à travers mon beau Paris Sans avoir le cœur d’y mourir Les dimanches s’y éternisent Et les orgues de Barbarie Y sanglotent dans les cours grises Les fleurs aux balcons de Paris Penchent comme la tour de Pise |
Soirs de Paris ivres du gin Flambant de l’électricité Les tramways feux verts sur l’échine Musiquent au long des portées De rails leur folie de machine les cafés gonflés de fumée Crient tout l’amour de leurs tziganes De tous leurs siphons enrhumés De leurs garçons vêtus d’un pagne Vers toi toi que j’ai tant aimée |
13Ces quatre strophes précèdent immédiatement le refrain final («Moi qui sais des lais pour les reines... »). Mais elles projettent brusquement dans le paysage parisien un lecteur qui, dans les strophes précédentes, a suivi le conte romantique et symboliste encore de la mort de Louis II de Bavière, qui s’est noyé dans un lac d’argent au chant des barcarolles, à l’époque de l’année où brûlent dans la campagne les feux de la Saint-Jean. Quel rapport existe entre ce souvenir culturel et Paris, un verbe le suggère : « J’erre à travers mon beau Paris ». Il faut donc comprendre que nous avons ici le point de départ d’une rêverie contrastée : l’errance désespérée dans les quartiers de la capitale a nourri, par associations d’idées, l’évocation d’un prince qui s’est suicidé autrefois et ailleurs. Dès lors, l’apparition brusque du paysage urbain est un « retour au réel », au moment où le flux des images mentales se trouve interrompu. Le même phénomène s’observera dans un autre poème appartenant au second cycle amoureux, « Marie », composé plus tard et paru dans Les Soirées de Paris d’octobre 1912 : après une évocation, durant tout le poème, de fête villageoise, de brebis dans la neige et de feuilles d’automne, la dernière strophe, en forme d’épilogue ou d’envoi, suggère la source mentale de ces diverses évocations :
Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
14C’est durant cette promenade, et même à la faveur de son mouvement, que le paysage villageois et campagnard s’est superposé au site parisien : le livre ancien, qui peut au choix symboliser le souvenir des amours perdues ou les réminiscences de l’Antiquité dans la poésie moderne, a concrètement été trouvé, il y a un instant par le promeneur, à l’étalage d’un bouquiniste au bord de la Seine. Ainsi le poète cherche-t-il à reproduire le cours de la pensée, qui superpose constamment des images mentales aux scènes vues, par quoi Apollinaire annonce singulièrement, dans l’agencement de ses strophes pour répondre à ce but, l’emboîtement des séquences aux même fins par les Nouveaux romanciers, quelque deux générations plus tard. Mais par là, le paysage campagnard qui précède le retour à une évocation de Paris perd lui-même, il faut le remarquer, son caractère imposé par la tradition de la poésie lyrique, et trouve une originalité rétrospective dans ces sortes de poèmes, en raison de sa source, qui est une errance dans Paris, dont la scène en milieu naturel ne forme que la protubérance momentanée.
15Ce juin ensoleillé de l’errance parisienne, c’est donc celui de 1904, celui du retour à Paris après la rupture à Londres. Et en dépit d’une impression première de placage, la scène bavaroise tisse toutes sortes de liens logiques implicites avec la scène parisienne actuelle. Le poète erre dans Paris « sans avoir le cœur d’y mourir », par opposition au prince qui, lui, s’est suicidé. À Paris, les orgues de Barbarie « sanglotent », comme « Luitpold le vieux prince régent », qui a vu mourir de folie ses deux neveux, Louis II et son frère Othon, folie à laquelle s’accorde aujourd’hui le « délire » du poète parisien ; les lumières électriques de la capitale « flambent » comme là-bas les feux de la Saint-Jean, cependant qu’Apollinaire se noie dans l’ivresse parisienne comme Louis II s’est noyé dans son lac bavarois. Le paysage naturel, lyrique et sentimental, revit en fait secrètement dans le paysage urbain, qui pourtant ne semble là que pour effacer le premier, et avec lui toute poésie traditionnelle, à tout le moins romantique.
16Mais l’irruption de Paris dans la rêverie romantique pose bien sûr, plus discrètement que dans le vers de « Zone » mais tout aussi sûrement, la question de la poésie moderne faisant irruption dans la poésie consacrée par la tradition littéraire. Comment s’opère cette irruption, c’est le seul rapport entre les mots qui pourra l’indiquer ici. Ainsi, entre soleil et lyre, il faut restituer en facteur commun Apollon, à la fois Phébus et poète, qui sert de matrice au nom que s’est donné Apollinaire. Et à défaut d’apparaître encore, Apollinaire-Apollon glisse, dans cet entre-deux-substantifs qui est son espace de vie dans la ville, l’adjectif ardente, plaque tournante de l’un à l’autre s’il passe du sens propre, appliqué au soleil, au sens figuré appliqué à la lyre, passage qu’encourage le pléonasme de brûle, que le poète semble avoir placé là au cas où le sens propre précisément de l’adjectif serait oublié du lecteur. Les rayons du soleil sont les cordes d’une lyre, mais la lyre est celle d’Apollon, alors que les « doigts » (« endoloris », hypallage désignant la poésie élégiaque, et parce qu’Apollinaire trop amoureux s’y est « brûlé les doigts ») sont ceux du poète qui écrit ces vers, car la poésie antique était essentiellement chantée, mais la poésie moderne, dût-elle composer une « chanson », est une poésie écrite.
17Ce qu’apporte en propre la mise en scène du paysage urbain à la poésie lyrique moderne, c’est le délire, c’est l’errance. Dans le paysage bavarois, Louis II inscrivait son délire dans l’histoire racontée ; au temps moderne du paysage urbain, l’errance devient, non contenu de récit, mais manière de composer par libres associations, au-delà des rapports rationnels. Et le résultat de cette conception audacieuse, qui va triompher dans les strophes suivantes, c’est « mon beau Paris », celui plus tard du « Pont Mirabeau », celui du recueil Le Flâneur des deux rives (qui paraîtra en 1918), dans lesquels la capitale célébrée est loin de ne constituer qu’un sujet à traiter. Car ce « mélodieux délire », c’est certes celui de la fureur poétique, de l’Antiquité à Ronsard, mais c’est aussi celui de la musicale ville moderne.
18La lecture sentimentale de la ville s’appuie sur ses dimanches, si volontiers évoqués dans la poésie de Jules Laforgue. Les orgues offrent ici le succédané, plus quotidien et trivial, des traditionnelles messes du dimanche. Leur Barbarie permet en effet le déplacement du sujet poétique attendu : la description d’une église, vers un quotidien plus trivial : un intérieur de cour ; on y lit aussi bien à la fois la nostalgie, toujours présente chez Apollinaire, de l’Europe centrale d’où est issue une partie de son ascendance, et la protestation contre une musique qui chante cruellement l’amour perdu. Paris reste donc le sujet de la scène, mais sous la forme d’un simple y qui rétablit à lui seul le cours de la pensée. Et ici, le paysage urbain se fait jeu : car si « Les fleurs aux balcons de Paris / Penchent comme la tour de Pise », c’est bien sûr pour opposer le souvenir heureux des villes italiennes au présent désespéré dans la capitale française, c’est assurément pour suggérer sans doute une possibilité de chute et de mort, mais aussi bien parce que la tour de Pise est penchée comme ces caractères sur la page, inscrits en italiques.
19Ici commence la strophe qui annonce étrangement à l’avance le futurisme et le cubisme, lesquels s’affirmeront quelques années plus tard. L’entassement pré-cubiste des images, pour évoquer la modernité parisienne, fait des tramways un troupeau par l’entremise du mot échine (songeons encore au début de « Zone »), et des rails des portées musicales. La sensation procurée par la ville moderne ne peut s’obtenir que par un compact d’images superposées, seulement en partie emboîtées les unes dans les autres, formant, en attendant les véritables calligrammes de 1918, ce poème partition réclamé naguère par Mallarmé, notamment dans « Un coup de dés » de 1897 : les tours de Pise le suggéraient il y a un instant, le paysage urbain dessine, dans la poésie moderne, d’abord peut-être un espace graphique, un feu d’artifice visuel sur la page. Tout n’y est pas nouveau d’ailleurs, dans l’optique malicieuse d’Apollinaire, car le verbe musiquer, qui semble un néologisme à cause de son apparition dans un contexte si audacieux, est en réalité la reprise d’un vieux mot oublié du XVIe siècle : dans cette poésie placée sous la double invocation de l’invention et de la tradition, de l’Ordre et de l’Aventure, le néologisme n’est qu’un archaïsme ignoré. La musique des tramways, voilà, en contraste simultané, l’équivalent urbain des barcarolles chantées en Bavière par les bateliers. Cet hymne à la modernité de la ville, à sa vie trépidante, rendue par l’instantanéité et la précipitation des images superposées, annonce bien évidemment « Zone ». La folie tragique de Louis II s’est commuée en la folie heureuse des hommes mécaniciens des temps modernes, qui jalonnant les cités de leurs rails n’en font pas moins dérailler la poésie traditionnelle, puisqu’ici, machines peut rimer avec gin.
20Les bruits de la ville seront donc érigés désormais au rang de musique : non seulement celle des tramways sur leurs rails, mais – plus audacieux encore – celle des siphons des cafés qui semblent se moucher. Tout, même des « siphons enrhumés », peut grâce au paysage urbain être prétexte à métaphores ; tout, même le vocabulaire le plus prosaïque, peut nourrir à présent, le refrain le dira bientôt après, « des chansons pour les sirènes ». Et cette modernité prosaïque n’annule, n’invalide cependant, ni le lyrisme, précisément parce qu’Apollinaire médite avec Baudelaire sur le fait que la forme d’une ville est plus changeante, hélas, que le cœur d’une femme, – ni une forme d’exotisme libérateur, exotisme colonial des garçons de café dont le court tablier est aussitôt transformé en « pagne », exotisme à nouveau d’Europe centrale des Tziganes, qui traversent de leur cortège forain et de leurs musiques et danses tout le recueil d’Alcools. Apollinaire, qui a conjointement expérimenté en 1914 le montage d’un film de rue et l’enregistrement sonore de sa voix5, attend du paysage urbain cet afflux varié de sensations dont il fera plus tard l’objet de ses poèmes conversations, et que permet l’entrée dans un café parisien : le siphon en train de fonctionner fait croire à un enrhumé qui se mouche, les garçons en tablier réveillent le souvenir des colonies lointaines, et quelque air de musique tzigane se mêle à plusieurs conversations dont il serait intéressant de reproduire la totale simultanéité.
21Avant que ne paraisse « Cri », qui deviendra très vite « Zone », en décembre 1912 dans Les Soirées de Paris (ce titre montre que le paysage urbain, c’est aussi celui des très nombreuses revues littéraires fleurissant avant la Grande Guerre), « La chanson du mal-aimé » ouvrait le recueil. Mais en même temps qu’il supprime la ponctuation sur épreuves, pour tous les poèmes, Apollinaire place en tête ce poème préface de la modernité, et intercale encore à sa suite « Le Pont Mirabeau », paru en février dans la même revue, de façon à faire alterner – autre dimension des contrastes – poèmes longs et pièces courtes, la continuité étant assurée quant à elle par la thématique, puisqu’au sein du cycle de Marie, il s’agit à nouveau d’un poème de fin d’amour. De la revue au recueil, les 155 vers de « Zone » sont regroupés différemment, le poète ne cessant de jouer avec le sens en déplaçant les éléments. Premier long poème structuré en vers irréguliers, « Zone » s’organise en séquences allant du distique à la laisse. Après trois vers détachés, dont nous avons initialement commenté le deuxième, puis trois autres vers regroupés en tercet, voici à nouveau, dans la laisse qui suit, après un hommage rendu au pape antimoderniste Pie X, une évocation moderniste de la capitale :
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers
J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes
22Le poète déambule donc dans les rues de Paris « ce matin », qui est celui du renouveau poétique ; chose étonnante chez un poète lyrique, il entonne un hymne au kiosque à journaux. Le poète n’apparaîtra ici, ni à sa table d’écriture durant de longues veilles, ni dans une bibliothèque et se livrant à des lectures choisies. Mais dialoguant à la deuxième personne avec lui-même, il se regarde en train de lire « les prospectus les catalogues les affiches » – l’absence de ponctuation précipitant encore la juxtaposition de ces textes a priori dérisoires. Apollinaire restitue à un heureux présent ce que Rimbaud, dans « Alchimie du Verbe », relègue à l’imparfait auquel se voit conjuguée l’histoire de ses folies : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires »6. Chez Apollinaire, la ville moderne tend au poète comme des modèles ces ébauches de poème nouveau : le flâneur parisien voit dans leur afflux une heureuse multiplication de textes : « Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux ».
23Une poésie latente est à trouver là où on ne l’attend pas : dans des textes provisoires (c’est en évoquant « Le peintre de la vie moderne » que Baudelaire voit dans « le transitoire » une composante essentielle de la beauté), formant la poésie pour « ce matin », dans des textes qui n’ont pas été écrits pour être précisément poétiques, mais pour donner un mode d’utilisation (les prospectus), pour être simplement regroupés (les catalogues), pour être bien en vue et annoncés (les affiches) ; encore la publicité et ses slogans, par la rencontre fortuite qu’en fait le regard du citadin, paraissent-ils authentiquement poétiques par opposition aux journaux, où l’information est bien rangée et attendue, officielle aussi. Mais par là, Apollinaire propose une sorte de paraphrase contestataire de la déclaration lancée vingt ans plus tôt par Mallarmé, dans sa réponse à l’enquête « Sur l’évolution littéraire » :
Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout excepté dans les affiches et à la quatrième page des journaux. Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefois admirables, de tous rythmes. Mais en réalité, il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet et puis des vers plus ou moins serrés : plus ou moins diffus. Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification7.
24À ces lignes, l’auteur de « Zone » répond assez précisément par la surenchère, et par la nuance. Les journaux sont moins poétiques que les affiches (voilà pour la nuance), et la poésie peut éclater là où il n’y a eu aucun effort au style (voilà pour la surenchère). Par là, Apollinaire dessine à son insu ce chemin « de Baudelaire au surréalisme » que dégageait Marcel Raymond – ou plutôt ici du symbolisme à André Breton, car de son côté, l’auteur du Manifeste du surréalisme déclarera, exactement sur le même sujet, qu’il « est permis d’intituler poème ce qu’on obtient par l’assemblage aussi gratuit que possible [...] de titres et de fragments de titres découpés dans les journaux »8. Il y a déjà, dans le passant parisien d’Alcools, cette recherche du hasard objectif que prôneront ses successeurs surréalistes. Voilà pourquoi entre autres le paysage urbain est généralement sous sa plume en mouvement : la ville évoquée est nécessairement par là même traversée : « Nous traversâmes la ville », lit-on dans « La maison des morts », et encore dans « Le voyageur » : « Nous traversâmes des villes ».
25Le passage de la prose du monde quotidien à la poésie se fait par le changement de registre sensoriel : comme le pont bêle, les affiches chantent tout haut (l’expression donne au vers une valeur de manifeste), et dans un instant la rue sera « du soleil le clairon ». Et de fait, la distinction la plus traditionnelle, mais la plus mallarméenne aussi, entre poésie et prose, se fait, non sur le ton d’un traité d’esthétique littéraire, mais sur celui au contraire de la langue parlée : voilà... et pour la prose... Bien plus le il y a (qui donnera son titre à un recueil posthume, en 1925, de poèmes d’Apollinaire), par sa reprise en enjambement disloque la forme du vers. « Voilà » donc la poésie et la prose à la fois confrontées et mises à niveau sur la même ligne, comme dans la revue Vers et prose où l’auteur d’Alcools a publié certains de ses poèmes (« Salomé », « La porte », « L’Émigrant de Landor Road » et « Mai »). « Zone » lui-même, d’ailleurs, a été publié dans une revue, sorte de journal à l’usage des poètes. Nerval et Baudelaire fournissent ici l’exemple, dans le cours du XIXe siècle, d’une écriture parallèle en vers et en prose – mais poétique – sur les mêmes sujets. Accueillant le paysage urbain dans sa poésie lyrique, Apollinaire signifie enfin par là une contamination des genres, grosse d’avenir au XXe siècle, sa poésie étant travaillée de fait, sous les yeux du lecteur, par la prose, des vers irréguliers pour la forme, des détails prosaïques pour le fond.
26Poésie des rues, poésie matinale des livraisons, car aussi bien, c’est en livraisons dans diverses revues qu’ont d’abord paru les poèmes recueillis aujourd’hui dans Alcools, mais c’est au petit matin qu’ont lieu les livraisons dans les rues de Paris : il y a donc, là encore, poésie et prose dans le même mot. Dès lors, allant plus avant, les « 25 centimes » poussent le plus loin possible le détail prosaïque. Ici, la reproduction du chiffre à même le vers crée exactement en poésie l’effet qu’en peinture obtiennent les cubistes avec leur technique des papiers collés : donner l’impression d’une réalité brute faisant irruption dans l’univers de l’œuvre, mais par là étrangement transformée parce que prise dans la cohérence de cet ensemble arrangé par l’artiste. Le poète promeneur des rues sait trouver – il joue évidemment sur l’opposition – dans ces « 25 centimes » tout un réservoir « d’aventures ». Car la poésie, parce qu’aujourd’hui on la trouve diffuse dans les villes, est devenue surabondante : elle chante tout haut, elle est pleine d’aventures, elle dessine mille titres. Le flâneur découvre dans ces détails prosaïques des « aventures policières », qui sont peut-être d’abord la rubrique des crimes dans les journaux, mais aussi célèbrent la richesse des détails quotidiens, et par là mettent en évidence l’aventure de l’Esprit nouveau. En cette même année 1913 où paraît le recueil, Jacques Rivière nomme, dans la Nouvelle Revue française, « roman d’aventures » le roman moderne, celui de l’avenir.
27Est-ce dans ces journaux, ou sur les affiches rencontrées il y a un instant, que le promeneur citadin aperçoit les « portraits des grands hommes » ? Doit-on lire dans ce mot de portrait le sens moderne de photographie, ou classique de texte ? La modernité d’Apollinaire se dessine précisément dans ce choix proposé, entre l’invention et la tradition. Les « grands hommes » évoquent maintenant, dans les journaux, la rubrique politique, mais le nombre « mille » les frappe contradictoirement d’anonymat : le poète des cités modernes n’est pas un écrivain engagé. Les « mille titres divers » qu’il voit fleurir autour de lui suggèrent le modèle, partout diffus dans les métropoles, d’une sorte de poème simultané, offrant au regard du lecteur émerveillé ses multiples colonnes ; en même temps, la mention de la presse oblige le lecteur à interpréter le mot titres comme désignant ceux des journaux, quand le vers joue pourtant aussi bien avec l’expression toute faite « à divers titres ».
28Passé ce premier afflux simultané qui caractérise le paysage urbain et éveille les ressources d’une poésie d’avant-garde, le ton se fait plus personnel, avec l’apparition du je. J’ai vu va paradoxalement introduire à l’univers du son. La rue est jolie parce qu’on est au matin d’une poésie neuve, s’opposant au monde ancien dont le poète se disait las dès le premier vers de « Zone ». Parce qu’il n’est pas un écrivain réaliste ou naturaliste (souvenons-nous de la distinction opérée par Verhaeren), le poète peut oublier le nom des rues : il y gagnera de savoir donner de l’absence et de l’inachevé à ces apparitions successives d’images ; il rappelle ce faisant son pouvoir de changer les noms des choses. Mais si par extraordinaire il se souvient de ces noms, comme ce sera le cas plus bas, « entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes », le poème montre comment alors plier à son propre usage ce qui aurait dû rester dans l’invariabilité de l’usage commun, – le nom de ternes reprenant en partie sa valeur d’adjectif, au voisinage du mot industrielle.
29Nouvelle audace du paysagiste urbain, faire entrer le monde du travail dans un poème. Chez cet héritier des symbolistes, un fragment de Zola pourrait paradoxalement surgir sous sa plume ici. Le flâneur n’en perçoit que le défilé (lui-même doit longuement résider dans la rue en oisif pour être le témoin de ces passages au fil du jour) ; et le poète urbain met en exergue le geste de la dénomination, inattendue dans une pièce lyrique : « Les directeurs les ouvriers les belles sténo-dactylographes ». Ce dernier mot étale sa technique dans le vers, mais suggère aussi plus secrètement un art poétique moderne : Apollinaire a lui-même passé en 1900 un diplôme de sténo-dactylographie, qui est, rappelons-le, une écriture de la vitesse, selon l’exact programme du futurisme. La nostalgie du temps qui passe se modernise, sous la plume du poète avant-gardiste, par l’évocation du prosaïsme de la semaine : « Quand donc finira la semaine », demande au dernier vers l’auteur de « Marie ».
30Mais le tintamarre de la ville moderne ne laisse pas à la mélancolie le temps de s’imposer, bousculée qu’elle est aussitôt par une série de verbes : gémit, aboie, criaillent, qui assurent au poète une appropriation du monde industriel (« J’aime la grâce de cette rue industrielle », pourra-t-il déclarer dans un instant), nullement ressenti comme étranger. C’est d’abord la sirène qui gémit, ce qui tâche de rendre une qualité nouvelle et moderne de son, après le bêlement des remorqueurs ou les siphons enrhumés des cafés : de fait, le paysage urbain moderne oblige les poètes à tout un travail de traduction nouvelle. Le jeu sur le mot de sirène est bien sûr l’un des plus célèbres, par lequel Apollinaire fait se rencontrer l’univers de la mythologie grecque et celui des villes d’acier : les sirènes mythologiques allaient par trois, la moderne sirène gémit trois fois le matin. Mais dans cette stridence moderne, le lyrisme n’est pas perdu, car déjà vers la fin de « L’Émigrant de Landor Road », le bateau s’avançait « Aux cris d’une sirène moderne sans époux », ce qui fait de la sirène, de bateau ou d’usine, malgré tout le signal de la nostalgie de la femme, ou mieux encore, faudrait-il dire, une « chanson du mal-aimé » vue du côté de la femme.
31Le modèle des poèmes simultanés réunis sous le regard d’un promeneur qui acquiesce au modernisme fait sa réapparition : « Les inscriptions des enseignes et des murailles / Les plaques les avis », conduisant à cette déclaration poétique en faveur des villes « futuristes », où j’aime et grâce cessent paradoxalement de s’opposer à rue et à industrielle. Ces alliances de mots qui bouleversent les habitudes d’un lecteur de poésie mettent en action le programme de « L’antitradition futuriste » ; et dans son rôle de préface, « Zone » annonce ici les célébrations de la civilisation moderne du fer qui jalonneront tout le recueil : « La ville est métallique » dans « Un soir » (évocation de la cité moderne superposée à des scènes de l’Évangile, que l’on aurait pu comparer mot à mot avec la strophe la plus avant-gardiste de « La chanson »), « J’aimais j’aimais le peuple habile des machines » dans « 1909 », et symétriquement à « Zone », la grande évocation des villes dans le dernier poème, « Vendémiaire », « Les métalliques saints de nos saintes usines », qui réserve cependant au lecteur un enseignement supplémentaire :
Usines manufactures fabriques [...]
Où les ouvriers [...]
Fabriquent du réel
32Ce qui veut dire, au sein d’un programme poétique, que les villes modernes offriront à l’artiste une source de réel, en contrepoint d’un certain imaginaire dont il s’agit aujourd’hui de savoir se défaire.
33De « La chanson du mal-aimé » à « Zone », si la même métropole moderne est évoquée, une évolution cependant s’est opérée, perceptible au fur et à mesure qu’Apollinaire s’est fait davantage flâneur des deux rives et des rues parisiennes. Être paysagiste urbain suppose en effet une conception particulière de la création poétique, consistant à savoir attendre du monde extérieur le déclenchement du poème, se montrer disponible à la correction venue du dehors, au hasard des spectacles, à la dictée des sons, jusqu’à leur soumettre le sens9. Contrairement, on l’a vu, au paysage naturel, du moins selon la tradition, composé autour d’un centre à l’aide de lignes de fuite, le paysage urbain est, lui, dépourvu de centre, il est une somme de facettes simultanées, et un afflux de sensations. Et pourtant, de « Zone », poème kaléidoscopique à « Vendémiaire », poème simultanéiste, c’est la structure du recueil d’Alcools qui se constitue autour des paysages urbains, comme si la ville moderne, carrefour de toutes les images, favorisait pour finir la recherche d’une unité perdue. Par quoi le recueil de 1913, prenant la forme d’une ville, échappe à ce bric-à-brac de brocanteur qu’y voyait à sa parution un Georges Duhamel.
34Soulevé par la foi en la modernité, Apollinaire voit dans ces paysages urbains l’évolution même de la poésie pour l’avenir, puisque le poète confiait à Sylvain Bonmariage : « L’avenir construira sur Rimbaud et sur Lautréamont des gratte-ciel dont aucun de nous ne se doute »10. L’ouvrier d’usine qui, dans « Vendémiaire », fabrique du réel, donne beaucoup à espérer au poète qui, dans les cités modernes, conçoit de nouveaux agencements de mots. Tout au plus l’auteur d’Alcools ne prévoyait-il pas que l’optimiste de la modernité connaîtrait une retombée dans la seconde moitié du XXe siècle. Encore cette retombée ne pourra-t-elle alors être conçue autrement – c’est une forme d’hommage – que comme une réécriture d’Apollinaire poète des villes. En témoigne le recueil de Jacques Roubaud, paru en 1999 sous le titre encore baudelairien – après La Forme d’une ville de Julien Gracq en 1992 – de La forme d’une ville hélas change plus vite que le cœur des humains, dans lequel « Le poème de la tour Eiffel » sonne comme une réponse explicite à « Zone », en termes malicieux :
mais Apollinaire je m’en souviens
la traite de bergère
(juste avant de la traiter de ô)
35D’où résulte cette remise en cause générale de la capacité de la poésie, fût-elle moderne, à rendre compte du paysage parisien :
Tour Eiffel ! je suis venu pour voir et je vois
mais voir ce qu’on voit n’est pas si facile
en mots qui n’ont qu’une demi-douzaine de référents au mieux
ce que je pourrais dire que je vois ne fait pas le poids devant ce que je vois que je n’ai pas dit.11
36Introduisant, en « peintre de la vie moderne », le paysage urbain dans la poésie d’avant-garde, Apollinaire allait ainsi progressivement contraindre ses successeurs, qui se référeraient à lui tout au long du XXe siècle, à constater, mais cette fois tout à rebours de la formule initiale de Baudelaire, que la forme d’un poème change plus vite, hélas, que le cœur d’une ville.
Notes de bas de page
1 Du lyrisme, Paris, Corti, 2000, p. 339.
2 Voir Marcel Adéma, Guillaume Apollinaire, le mal-aimé, Paris, Plon, 1952, p. 23.
3 Voir, pour ces déclarations et leur contexte, Marie-Jeanne Durry, Guillaume Apollinaire, « Alcools », Paris, SEDES, 3 vol., 1978 [correspondant à un cours professé en 1954-1958], t. II, p. 198.
4 Déclaration citée par Michel Décaudin dans Le Dossier d’ « Alcools », Genève-Paris, Droz-Minard, 1971, p. 52.
5 Ils ont été réunis en CD par Michel Décaudin et André Rouveyre, sous le titre Apollinaire enregistré et filmé en 1914, André Dimanche éditeur, Marseille, 1992.
6 Rimbaud, Œuvres, édition de Suzanne Bernard et André Guyaux, Paris, Classiques Garnier, rééd. 1987, p. 228.
7 Mallarmé, Œvres complètes, édition de Henri Mondor, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 867.
8 André Breton, Manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard, « Folio », 1991, p. 54.
9 Voir Michel Décaudin, « Du symbolisme au surréalisme », Cahiers du XXe siècle, n° 4,1975, Klincksieck, pp. 65-77.
10 Témoignage rapporté par Marie-Jeanne Durry, dans Guillaume Apollinaire, « Alcools », op. cit., t.I, p. 234.
11 Jacques Roubaud, La forme d’une ville hélas change plus vite que le cœur des humains, Paris, Gallimard, 1999, p. 52. On rencontre d’autres allusions à Apollinaire dans le recueil, pp. 26 et 45.
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