L’Apogée, triomphe et défaite de l’histoire littéraire
p. 425-431
Texte intégral
1En 1824, tel un astronome calculant le prochain apogée lunaire, Stendhal prophétise que de « Voltaire, Racine, Molière […] notre pauvre France ne verra peut-être pas les égaux d’ici à huit ou dix siècles1 ».
2Mais si d’Homère Virgile fut le « plus bel ouvrage », et si de Virgile Racine « a encore embelli » tel « beau vers2 », que seront les Racines futurs ?
3Classiques, parce que continuant Homère, Virgile et Racine ? Romantiques, parce que « Racine a été romantique3 » ? Ou les deux ensemble, parce que « les Romantiques sont aujourd’hui devenus « classiques4 » ?
4D’où Valéry conclut qu’« il est impossible de parler – sérieusement – avec des mots comme Classicisme, Romantisme5 ».
*
5À tort. Car, se souvenant que, vingt ans avant « le vert paradis des amours enfantines6 », Musset avait fait voltiger des sanglots « sur le palais doré des amours enfantines7 », qui pourrait dire aujourd’hui que Baudelaire « n’a jamais été plus original que dans cette imitation », sans que le premier en devienne médiocre poète, le second, plagiaire indélicat ?
6Or, affirmer que Virgile est le « plus bel ouvrage » d’Homère ne fait, au contraire, que les exalter l’un par l’autre, toute imitation étant hommage de disciple à maître, toute originalité, passage de disciple à maître. Et, le disciple ne pouvant pas plus prétendre à l’origine de sa création que le maître à l’apogée de la sienne, le classicisme d’Homère et de Virgile les exigeait assez unis pour qu’il y eût ni déclin là où « Homère est supérieur à Virgile », ni progrès là où « son rival l’emporte8 ».
7Ce qui les eût à jamais préservés de l’histoire, si, s’étant eux-mêmes « crus au sommet de l’histoire », des « écrivains du classicisme9 » français n’avaient décrété par Charles Perrault :
« tous les arts ont été portés dans notre siècle à un plus haut degré de perfection que celui où ils étaient parmi les anciens, parce que le temps a découvert plusieurs secrets dans tous les arts, qui, joints à ceux que les anciens nous ont laissés, les ont rendus plus accomplis, l’art n’étant autre chose, selon Aristote même, qu’un amas de préceptes pour bien faire l’ouvrage qu’il a pour objet […] De sorte que s’il plaisait au ciel de faire naître un homme qui eût un génie de la force de Virgile, il est sûr qu’il ferait un plus beau poème que l’Énéide, parce qu’il aurait, suivant ma supposition, autant de génie que Virgile, et qu’il aurait en même temps un plus grand amas de préceptes pour le conduire10 ».
8Grâce à quoi, en 1823-1824, le directeur de l’Académie Française peut reconnaître en Shakespeare un « génie sublime et inculte, ignorant les règles du théâtre11 », Stendhal soutenir que, si
« Racine […] l’un des plus grands génies qui aient été livrés à l’étonnement et à l’admiration des hommes […] vivait de nos jours et qu’il osât suivre les règles nouvelles, il ferait cent fois mieux qu’Iphigénie12 »
et Hugo déclarer, dix ans plus tard :
« La poésie […]
Monte à l’éternité par les degrés du temps13 ».
9Jusqu’à ce qu’
« à l’époque de la Restauration et du règne de Louis-Philippe […] pour combattre les jeunes romantiques en rébellion contre tout académisme et assoiffés de nouveautés, dont beaucoup venaient de l’étranger, des critiques conservateurs […] consacr[ent] comme modèles seuls dignes d’être étudiés au cours des humanités les écrivains du siècle de Louis XIV14 ».
10Avant eux, seul était « Auteur classique » :
« un Auteur ancien, approuvé, & qui fait autorité dans une certaine matière. Platon, Aristote, Homère, Démosthène, Cicéron, Virgile, Tite-Live, & c. sont Auteurs Classiques15 ».
11Désormais le seront également les auteurs français ayant écrit « entre 1661 environ […] et 168516 ». Et puisque
« c’est le sort ordinaire des choses humaines, quand elles sont parvenues à leur plus grande perfection, d’en déchoir et d’aller toujours en dégénérant17 »,
le « romantisme » contemporain pouvait-il manifester autre chose que cette dégénérescence ?
12Mais comment prétendre régler ses comptes par un apogée et un déclin sans que surgisse immédiatement périgée et progrès ?
13Or, qu’il ait été siècle de Périclès ou d’Auguste, Siècle d’or ou de Louis XIV, jamais apparemment littérature ne se remit de son apogée au point de se risquer à en produire un second. Car les
« grands écrivains ont, en chaque genre, ouvert ou suivi le chemin qui conduit à la perfection ; marcher sur leurs traces, ce serait affronter, sans gloire, le danger de ne pas les atteindre : on croit y échapper, en essayant de se frayer des routes nouvelles : louable ambition, si elle pouvait être couronnée de succès ; témérité malheureuse, lorsqu’il n’y a qu’une bonne route, hors de laquelle tout est sentiers perdus ou précipices inévitables18 » ?
14Paroles de bon sens d’où il ressortait que, le déclin n’étant jamais désirable, le plus sage, quand on tient un apogée, est de le garder éternellement.
*
15Las ! d’autres s’étaient déjà insurgés :
« de mémoire d’historien, jamais peuple n’a éprouvé, dans ses mœurs et dans ses plaisirs, de changement plus rapide et plus total que celui de 1780 à 1823 »,
« rien ne ressemble moins que nous aux Marquis couverts d’habits brodés et de grandes perruques noires, coûtant mille écus, qui jugèrent, vers 1670, les pièces de Racine et de Molière » ;
« et l’on veut nous donner toujours la même littérature »« qui donnait le plus grand plaisir à [nos] arrière-grands-pères19 » !
16Ni auteurs, ni doctes, ni académiciens, mais lecteurs et spectateurs impatients de tout changer, parce que croyant au progrès :
« Grâce à toi, progrès saint, la Révolution
Vibre aujourd’hui dans l’air, dans la voix, dans le livre20 ».
17« Révolution » d’autant plus irrésistible que l’adversaire classique s’était voulu plus conservateur.
18Mais à quoi bon, si, soixante ans après les
« jeunes gens raisonneurs, sérieux et un peu envieux, de l’an de grâce 182321 »,
Valéry doit se souvenir que
« Les jeunes gens de [s]a génération repoussaient presque tout ce que leur offrait l’horizon intellectuel de l’époque22 » ?
« Un jeune homme […] Que trouve-t-il au sortir du collège ? […] Il est bien naturel que l’on tienne pour des cadavres de malheureux auteurs que l’on a connus pour la dissection, ou par des fragments prélevés, desséchés, injectés de commentaires, réduits à l’état de pièces anatomiques. Il rejette ces restes, résidus de l’admiration séculaire d’autrui ».
19Enterrés derechef les classiques.
« Il découvre les Romantiques, de Lamartine à Hugo. Non loin d’eux, en petits tomes blancs, les rimeurs à la mode : Parnassiens de toutes grandeurs. En cherchant bien, on mettrait peut-être la main sur un exemplaire des Fleurs du Mal […] Il confronte toutes ces doctrines ; il ne voit dans chacune que la force des arguments qu’elle oppose à toutes les autres. Leur somme lui semble égale à zéro ».
20Anéantis les modernes, et récusés les lecteurs. Après quoi,
« délivré du grand public, délivré de la critique traditionnelle qui en est à la fois le guide et l’esclave, libre du souci de la vente et n’ayant point d’égard à la paresse des esprits et aux limites du lecteur moyen, l’artiste peut se consacrer sans réserve à ses expériences »,
21et Valéry résumer ainsi un demi-siècle de symbolisme :
« tout ce que j’ai vu se produire en littérature, depuis cette phase tourmentée, en fait d’audaces, d’introductions dans l’avenir incertain, ou de reprises imprévues dans le passé, est ou indiqué, ou déjà réalisé, ou préconçu, ou rendu possible, sinon probable, par le travail intense et désordonné accompli à cette époque23 ».
22D’autant plus prodigue d’« incertain », d’« imprév[u] » et de « désordonné » que désireux d’exalter par là les vertus d’une « aristocratie du savoir aux prises avec la brutalité démocratique24 » revendiquée d’emblée par un Manuel illustré où « seuls les écrivains de premier plan ont trouvé place ».
*
23Or qu’est-ce qu’un écrivain de premier plan, sinon, depuis Charles Perrault, celui en qui le génie s’allie à l’époque. De sorte que, faute d’un plus beau poème que L’Énéide ou de plus belles tragédies que Phèdre, l’auteur de La Henriade et de Zaïre aura ou démontré qu’il n’avait pas un génie de la force de Virgile, ou rabaissé indignement son époque au-dessous de celle de Virgile. Dilemme auquel l’historien de tels écrivains ne pouvait échapper qu’en « insist[ant] surtout sur les qualités qui les ont faits grands », c’est-à-dire en montrant, par exemple, que « le secret de [la] prééminence » de Voltaire tient à ce que, de la littérature à la philosophie, « son évolution »« coïncid[e] » « avec l’évolution de l’esprit public25 ».
24Dès lors peu importe qu’au siècle suivant on se soit encore délecté de Parny ou que
« vers 1830-1840, beaucoup d’esprits distingués et de connaisseurs raffinés [aient] pu voir en Béranger l’un des plus grands poètes vivants de la France, le plaçant même souvent avant Hugo ou Lamartine26 »,
puisque, poète en un temps de philosophie ou classique en un temps de romantisme, les deux étaient pareillement tombés sous le coup d’un dernier avatar de l’apogée par lequel l’histoire littéraire entendait réconcilier Anciens et Modernes.
25Désuète, en effet, l’idée d’un lointain apogée passé ou futur depuis qu’avide de « trouver du nouveau27 », toute école littéraire nouvelle se veut une révolution. D’où, pour l’astronome, autant d’apogées ; pour l’historien, autant de subversions ; et, en guise de littérature, le champ clos où s’immoleraient rituellement des tyrans successifs.
26Or, de même qu’
« on dit d’un Peintre qui s’attache à représenter des sujets, ou historiques, ou fabuleux, ou imaginés, que C’est un Peintre d’histoire. Et cela se dit par opposition aux Peintres qui ne travaillent qu’en portraits, ou à représenter des animaux, des paysages et des fleurs28 »,
de même aux genres historiques de l’épopée et de la tragédie l’histoire littéraire oppose ce qui n’est que comédie, conte, poésie lyrique, roman ou autre. Collusion d’autant plus troublante qu’après L’Énéide il n’est pas d’épopée française qui vaille, non plus que de tragédie française après Racine, alors que les autres genres n’ont cessé de prospérer.
27Et non seulement Delille traduit L’Énéide, mais quand il se
« perme[t] quelques extensions du texte, c’est, le plus souvent, pour conserver des détails historiques, généalogiques ou militaires29 » ;
non seulement Racine s’inspire de l’Andromaque d’Euripide et invoque le troisième livre de L’Énéide, mais il se flatte d’avoir conservé ses personnages
« tels que les anciens poètes nous les ont donnés30 ».
28Car c’est ici la poésie qui compte, non l’histoire. Et si, en 1864, année de La Cité antique de Fustel de Coulanges, personne ne verra jamais « Le Retour de l’île d’Elbe, tragédie en cinq actes et en prose » prophétisée par Stendhal31, n’est-ce pas parce que
« le XVIIe et le XVIIIe siècles [ont si bien] prépar[é] et annonc[é] […] la mutation du métier d’historien.32 »
qu’on commence à se défier des fictions littéraires ? De sorte que, pour échapper aux historiens, il fallait ou des naturalistes disant la vérité présente ou des symbolistes disant une vérité supérieure, dussent les premiers renier le maître
« dont la charrue s’embourbe dans l’ordure33 »,
les seconds,
« ne se refus[er] rien qui puisse rebuter ou choquer cent lecteurs, s’ils estiment par là conquérir un seul de qualité supérieure34 ».
29Jusqu’au jour où, heureux que
« les poésies de Mallarmé, jadis si peu recherchées, et inconnues des libraires, jouissent, aujourd’hui, d’une faveur constante, so[ie]nt l’objet d’une demande régulière dans le commerce, cependant que les œuvres des poètes dont je parlais (et que je ne cite pas) souffrent d’un discrédit plus ou moins justifié35 »,
Valéry ne paraîtra pas s’aviser que, quelques décennies plus tard, « au sortir du collège », où elle aura disséqué Mallarmé, une autre génération pourrait « rejet[er] ces […] résidus de l’admiration séculaire36 ».
*
30Contradiction ? Ou consentement à ce qu’à chaque révolution de l’histoire littéraire émerge une nouvelle figure de l’apogée et du classicisme ? Car le classicisme est de chaque moment. Non pas affaire d’esthétique, mais affaire de cohérence, et perpétuellement reconstruit, parce qu’à la différence des événements, les livres restent et qu’il faut bien pouvoir en lire plusieurs. Toujours un peu autrement que la génération précédente. Avec quelques auteurs en plus et en moins, quelques œuvres réhabilitées ou délaissées. Ce qui est le lot de toute histoire.
31Mais l’histoire littéraire n’est pas une histoire comme les autres. C’est une histoire arbitraire, où l’on peut donner tout Hugo pour la seule Délie de Maurice Scève. Et si l’on peut craindre pour elle, ce n’est pas à cause de sa fragilité, mais parce qu’à chaque apogée nouveau la rotation semble s’accélérer, et les écrivains survivre à leur gloire. Peut-être parce que vus de trop près. Mais peut-être aussi parce que se fissure la cohésion de l’ensemble et que, renonçant à les embaumer, le collège laisse pourrir de plus en plus de cadavres.
32Or, sans Racine Hugo n’est plus tout à fait Hugo. Et sans un écho de leur débat intemporel, la littérature ne risque-t-elle pas de jeter à travers fourrés et précipices chaque génération nouvelle en quête de nouveaux pâturages. Jusqu’à épuisement37 ? À moins que, pis encore, renonçant à toute ambition nouvelle, nous n’en venions à nous croire parvenus à l’apogée de toute littérature. Auquel cas ce ne serait pas seulement la fin de l’histoire de la littérature, mais celle de la littérature elle-même.
Notes de bas de page
1 Stendhal, Racine et Shakespeare. Lettre V. Le romantique au classique. « Paris, le 28 avril 1824 ». Paris, éditions Kimé. Deuxième édition, 1996.
2 Œuvres de Jacques Delille, Paris, 1824, tome III, pp. 23, 384.
3 Stendhal, op. cit., chapitre III. Ce que c’est que le romanticisme.
4 R. Jasinski, article « Classique », in Le Grand Robert de la langue française.
5 Mauvaises pensées et autres, in Œuvres. « Bibliothèque de la Pléiade », tome II. Paris, éditions Gallimard, 1960, p. 801.
6 Mœsta et errabunda, in Les Fleurs du mal. Spleen et idéal. LXII.
7 Rolla. V.
8 Œuvres de Jacques Delille, éd. cit., pp. 35, 383.
9 H. Peyre, article « Classicisme », in Encyclopœdia Universalis, volume 4 (troisième publication octobre 1970), p. 599.
10 Charles Perrault, Parallèles des Anciens et des Modernes, dialogue IV.
11 Auger, directeur de l’Académie française, discours du 24 avril 1824, in Stendhal, éd. cit., p. 113.
12 Stendhal, op. cit., chapitre premier. Pour faire des tragédies qui puissent intéresser le public en 1823, faut-il suivre les errements de Racine ou ceux de Shakespeare ?
13 Réponse à un acte d’accusation, « Paris, janvier 1834 », in Les Contemplations.
14 H. Peyre, art. cit., p. 596.
15 Dictionnaire de l’Académie Françoise. M. DCC.LXXXVI. Tome premier, p. 219.
16 H. Peyre, art. cit., p. 597.
17 Charles Rollin, in Le Grand Robert de la langue française, article « dégénér », citation 7.
18 Auger, discours cit., pp. 120-121.
19 Stendhal, éd. cit., pp. 15, 36, 39.
20 Victor Hugo, op. cit.
21 Stendhal, op. cit.
22 Paul Valéry, Stéphane Mallarmé, in Œuvres, éd. cit., tome I, p. 674.
23 Paul Valéry, Existence du symbolisme, éd. cit., pp. 692, 693, 696, 698.
24 J. Gaulmier, article « Renan », in Encyclopædia Universalis, t. XIV, p. 73.
25 G. Lanson et P. Tuffrau, Manuel illustré d’Histoire de la Littérature française. Hachette, Paris, 1938, pp. 5, 388.
26 Article « Béranger », in Encyclopædia Universalis, t. XVIII, p. 199
27 Baudelaire, Le Voyage, in Les Fleurs du mal. La Mort. CXXVI.
28 Dictionnaire de l’Académie Françoise. 1786, article « Histoire ».
29 Œuvres de Jacques Delille, éd. cit., p. 68.
30 Racine, Andromaque, première préface.
31 Éd. cit., p. 103.
32 Guy Palmade. Article « Histoire. 2. Histoire de l’histoire », in Encyclopædia Universalis, tome VIII, p. 431.
33 Voir P. Feyler, article « Naturalisme. 3. Le Naturalisme militant », in Encyclopædia Universalis, tome XI, p. 592.
34 Existence du symbolisme, op. cit., p. 692.
35 Stéphane Mallarmé, op. cit., pp. 661-662.
36 Existence du symbolisme, op. cit., p. 696.
37 Voir Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement. José Corti, 1991.
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