Visages de la technique dans Heliopolis d’Ernst Jünger
p. 291-318
Texte intégral
1Dans Heliopolis (1949), la présence discrète de la technique éloigne toute confusion possible avec les grandes machineries des space operas. Néanmoins, son rôle dans la diégèse est loin d’être négligeable ; seule une lecture superficielle empêcherait de saisir qu’elle représente au contraire un des points nodaux de la fiction. Cette thématique apparemment mineure recoupe en fait les grandes lignes de forces narratives et symboliques du roman. Par son influence sur l’organisation sociale de la communauté humaine, mais aussi par le substrat mythique qu’elle révèle, elle s’impose progressivement comme l’une des clefs d’interprétation politique et poétique de cette œuvre complexe.
2L’incipit s’apparente à un étrange ballet lumineux, héritier des lanternes magiques :
« La pièce était obscure, bercée d’un roulis léger, secouée de vibrations subtiles. À son plafond, des lignes de lumières couraient en jeux tournoyants. Des étincelles d’argent fusaient en tremblant, pour se retrouver à tâtons et se joindre en ondes. [...] Elles s’ordonnaient en dessins, qui tantôt s’accusaient et tantôt s’estompaient quand se fondaient une crête d’ombre et une crête de clarté. Mais sans répit le mouvement du navire suscitait des formes nouvelles.
Et c’est ainsi que se succédaient les figures, comme sur un tapis que l’on déroule et tire à soi par saccades incessantes. Toujours changeantes, sans jamais se répéter, elles se ressemblaient pourtant, telles les clefs de chambres secrètes, ou tel le thème d’une ouverture, qui s’enlace à la trame d’une action. »1
3Malgré la précision des détails évoqués, la narration entretient un certain temps le mystère sur la nature du phénomène mentionné. Cette incertitude référentielle contribue à créer au seuil du roman une atmosphère de rêverie, intrinsèquement liée à la figure de Lucius. En coïncidant avec la perception visuelle du personnage, la description tend à instaurer d’emblée une proximité psychologique entre le lecteur et le principal protagoniste. Au plafond défilent, inversées, des images marines, oiseaux de mer, méduses, algues ou voiles, comme à l’intérieur d’un appareil photographique. L’impossibilité pour le lecteur de mettre un nom sur l’objet, le caractère « unheimlich » de la situation initiale, agissent comme facteurs de dépaysement ; ils signalent au destinataire qu’il pénètre dans un univers référentiel différent du sien. À l’instar du héros dans le dernier chapitre2, nous franchissons une ligne invisible, frontière entre le monde familier et des régions inconnues. Le narrateur finit cependant par livrer l’explication technique de cette fantasmagorie liminaire :
« Une étroite fente du hublot laissait passer leur image, comme une chambre noire, et la retournait. Lucius se divertissait de les voir, comme d’une baraque de foire où l’on contemple le cours du monde dans son modèle, sans y rien chercher qu’un jeu pour les yeux. »3
4Envisagé au niveau référentiel, ce spectacle lumineux, fruit de l’exploitation et du perfectionnement d’un principe simple utilisé en photographie, se joint à un faisceau d’indices4 pour déterminer l’appartenance générique du roman à la science-fiction. Aux plans structurel et symbolique, il remplit aussi une fonction programmatique, car il contient déjà en germe le retrait final de Lucius ; s’y trouve en effet esquissée la dimension d’observateur détaché qui distingue le personnage et va s’accentuant tout au long du roman, de l’implication effective dans les luttes intestines qui agitent le pouvoir héliopolitain au dégagement final. La lanterne magique de ľAviso bleu nous a paru représentative de l’ambivalence profonde que Jünger a toujours attribuée à la technique. D’un côté, l’ingénieux système lumineux diffuse un enchantement berceur propice au délassement de l’esprit et des sens ; de l’autre, il se présente comme une illusion optique trompeuse, digne de la caverne de Platon. Dans une « obscurité artificielle », ce jeu de simulacres bouleverse l’ordre de la création, plaçant le ciel dans la mer et vice versa :
« [U]ne image précise s’offrit : un navire glissait lentement au plafond. C’était un long-courrier aux voiles vertes, mais inversé, de sorte qu’il semblait se tenir sur ses mâts, tandis que le friselis des vagues, le long de sa quille, était comme des nuées. Lucius suivit des yeux sa course aérienne. »5
5L’isotopie technique est amenée à jouer des rôles variés dans l’œuvre. Comme dans tout récit de science-fiction, les inventions techniques participent d’abord de la création d’une sorte de « couleur temporelle », en intégrant ostensiblement la diégèse à une représentation de l’avenir. Projection centrée sur la description de l’organisation d’une société future, Heliopolis appartient plus précisément au sous-genre de l’anticipation politique. Dans cette perspective, le roman jüngerien n’a pas seulement recours à l’imaginaire technique dans un but que l’on pourrait qualifier de pittoresque, mais, au sortir du second conflit mondial, il amorce surtout une réflexion aiguë sur les enjeux et les risques que représente pour l’avenir de l’humanité le développement sans précédent de la technique. Ainsi, dans le chapitre intitulé « À l’arsenal », le chef artificier Sievers, incarnation de la technocratie militaire, fait visiter avec fierté le musée de l’école de guerre. Celui-ci forme une sorte de galerie de l’évolution des armes, depuis la « flèche barbelée en silex rouge »6 jusqu’aux prototypes les plus sophistiqués. À mesure que Lucius et son guide progressent dans le parcours chronologique des salles, il ressort de plus en plus clairement que la technique, héritière des outils des premiers âges, s’est spécialisée dans une course au perfectionnement meurtrier :
« [Les instruments] avaient en commun le style de la terreur – un dessin qui, enraciné dans l’être primitif, ne s’effaçait jamais, fût-ce dans les zones les plus hautes de la raison, et qui même ressortait plus nettement. La préméditation croissait ; elle change l’homicide en assassinat. Lucius songeait devant ces armes au mot du père Félix : le savoir aggrave la responsabilité, et avec elle la faute. »7
6La réflexion critique sur la technique trouve un ancrage historique certain dans le contexte de l’immédiat après-guerre, marqué par l’affaissement de l’idéologie positiviste. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il est désormais avéré que la rationalité scientifique et technique n’est plus gage de progrès humain. Mise au service de l’horreur, elle s’est révélée capable de décupler les forces de destruction. Le souvenir d’Hiroshima hante d’ailleurs le roman, à peine voilé sous l’« ère des Grands embrasements ».
7Si l’angle de vue adopté par Jünger fait fortement écho aux événements récents, il les excède néanmoins pour fondre le questionnement sur la technique dans des problématiques métaphysiques, philosophiques et sociales beaucoup plus vastes. Tout en s’efforçant de préciser quels liens troubles elle entretient avec le pouvoir, il rejoint la question cruciale de la littérature utopiste, celle du bonheur. Le roman cherche ainsi à approfondir le rapport matériel et spirituel au monde qu’instaure la technique.
Realia de l’avenir
8Contrairement à d’autres romans de science-fiction postérieurs, Heliopolis ne vise pas à éblouir son lecteur par une profusion de machines cybernétiques et spatiales. En nombre limité dans le roman8, les inventions techniques s’insèrent harmonieusement dans un environnement qui reste en grande partie familier au lecteur du vingtième siècle ; le dépaysement évoqué plus haut n’est jamais que partiel. Ainsi les bateaux, téléphones, tanks ou télescopes, qui appartiennent à l’univers référentiel du temps de l’écriture, coexistent-ils, comme vestiges, avec d’autres appareils purement spéculatifs, comme les « diffuseurs d’ambiance », « l’anneau de métal thermique »9 indispensable pour préparer le thé de l’avenir, ou encore ces « vitres chromatisables » dont l’intensité est réglable à volonté. Un tel équipement agrémente l’atelier du peintre Halder, qui peut ainsi, comble du luxe, moduler à l’infini la luminosité de sa « Volière » :
« Le mur sud et le plafond étaient de verre sans jointure, qui l’enveloppait comme un front. Cette pesante coupole était à peine distincte de l’air ; mais des influx électriques agissaient sur son armature infiniment subtile, et provoquaient des variations dans sa transparence. Elle était reliée à un tableau de commande, qui ressemblait à une palette. À chaque heure du jour, Halder obtenait ainsi l’éclairage désiré. Et il passait des rideaux, qui étaient comme contenus dans la fenêtre même. En plein midi, il n’avait qu’à baisser la manette au zéro pour faire régner dans l’atelier l’ombre de la nuit. »10
9Déjà s’affirme ici l’impression de facilité et de maîtrise que procure à l’homme la technique, qui s’ajuste à ses désirs sans tenir compte de l’ordre naturel. Pour introduire le lecteur dans la vie quotidienne héliopolitaine, Jünger emprunte au roman réaliste l’une de ses configurations privilégiées, fondée sur le choix d’un narrateur omniscient11. De brefs commentaires didactiques dévoilent ainsi l’usage et le fonctionnement de mécanismes inconnus. Néanmoins, ces explications sont le plus souvent délivrées à contretemps. Le premier chapitre fournit un exemple du procédé à travers la description d’une activité quotidienne par excellence, celle de la toilette. Outre la découverte fugitive d’un curieux instrument de rasage muni d’un « fin grillage d[e] lames courbes », nous apprenons que « [l]’eau du bain avait été attiédie à l’énergeion »12. Or, il faut attendre près de deux cents pages pour obtenir la clef de ce terme énigmatique, désignant en fait la nouvelle source d’énergie universelle, monopole d’État, qui remplace aussi partiellement l’argent dans le monde d’Heliopolis :
« On pouvait la transformer en lumière, en énergie, en chaleur, en mouvement ou en distractions. [...] Des orienteurs de rayons l’émettaient selon une trajectoire ionisée, et des compteurs la mesuraient avant qu’elle servît de force motrice. »13
10Mentionnés dans leur première occurrence comme s’ils étaient connus, notamment grâce à l’emploi de l’article défini, des mots tels que « réflecteurs », « brasiers cosmiques » ou « puissance ouranienne » imposent une forme de naturalité : ils cherchent à se fondre de manière homogène et discrète dans la trame du récit et dans l’univers référentiel du lecteur. Le dialogue est souvent sollicité pour alléger les exposés théoriques et les rendre plus vivants. Ainsi en va-t-il de la conversation entre Lucius et sa compagne Boudour Péri sur la polyvalence et les implications sociologiques du « phonophore », petit appareil récurrent dans le roman. D’aucuns soulignent à juste titre la parenté entre ce prodige technologique et le téléphone cellulaire14, mis au point trente ans après la parution d’Heliopolis15. L’anticipation se vérifie dans certains domaines, où la fiction rejoint aujourd’hui en partie la réalité, comme c’est le cas pour l’exploration de l’espace, pressentie depuis longtemps par la littérature, de Lucien à J. Verne. En particulier, Jünger esquisse sur un mode bureaucratique le développement exponentiel de l’informatique :
[À l’« Office du Point »], « les index et les statistiques de base étaient fournis par des machines fort intelligentes. Un immense travail d’abeilles se faisait dans des bibliothèques et des cartothèques souterraines. [...] Il s’agissait de rapporter toutes choses créées à un système de coordonnées. »16
11De même, dans leur traitement instantané des données, les Archives centrales s’apparentent à un immense ordinateur :
« [L]’importance prise par cette institution tenait d’une part au perfectionnement de la transmission mécanique des nouvelles et, de l’autre, à celui des moyens d’information. Ils vous donnaient accès en un éclair à l’énorme réserve de faits. Un appel tombait dans ces labyrinthes, comme s’ils eussent été une toile d’araignée tissée de chaînes ganglionnaires. »17
12N’y manque même pas l’image d’une structure en réseau, promise à un si bel avenir. Amplifiant une tendance amorcée de longue date, le romancier choisit de se placer en aval de cette évolution, à son point d’achèvement. Distillés tout au long du récit, les fruits du perfectionnement technique attribué aux temps futurs participent pour beaucoup de la conception d’une atmosphère et d’un décor ; c’est sur eux que s’appuie pour une grande part la construction imaginaire d’une vie quotidienne dans un avenir qui reste à dessein mal délimité chronologiquement. Ce flou temporel, jumelé avec une certaine indétermination géographique, contraste avec la précision et l’intensité descriptives des sites et des mœurs héliopolitains.
13À un premier niveau de lecture, la présence de nouveaux moyens de transport, d’engins de guerre sophistiqués ou d’appareils ménagers inédits contribue donc à créer un puissant « effet de réel ». Plus exactement, l’ensemble de ces objets, qu’ils soient simplement mentionnés ou minutieusement détaillés, renforce l’adhésion du lecteur à l’univers référentiel présenté, fût-il totalement fictif, en lui conférant une densité et une cohérence proches de son environnement réel. L’évocation de productions techniques joue ainsi un rôle actif dans l’économie romanesque, qu’il s’agisse de la création d’un pittoresque des temps futurs ou encore d’éléments servant la progression de l’intrigue18. La technique n’est cependant pas confinée dans le rôle d’auxiliaire d’une narration de science-fiction ; au contraire, elle en devient bien souvent l’objet au cours du récit. Sans jamais tomber dans le travers majeur des romans à thèse, parfois marqués par une visibilité grossière de l’idéologie ou par un verbiage desséchant, l’œuvre élabore en effet une méditation d’ordre philosophique sur l’essence même de la technique et sur son devenir. Réflexions théoriques et situations romanesques ne sont pas régies par un rapport hiérarchique où domineraient les premières, mais s’engendrent mutuellement dans un perpétuel chassé-croisé. Heliopolis offre à l’imagination et à la pensée critique le visage d’un univers technique où l’homme cherche sa place.
Un « monde cinétique »
14À partir des données de son époque, qui connaît une forte accélération du développement scientifique et technique, Jünger conçoit un monde relativement proche où ce processus serait parvenu à son terme. Comme le suggère le sous-titre du roman, « Rückblick auf eine Stadt », une telle hypothèse permet d’embrasser cette évolution complète d’un seul coup d’œil rétrospectif. Serner, personnage de philosophe, propose d’intégrer cette dernière dans une périodisation tripartite :
« L’étagement des trois grandes révolutions de l’âge moderne menait, selon lui, de la religion à la technique en passant par la politique. »19
15La dernière phase, qu’il nomme « monde cinétique ou monde du travail », fonctionnerait selon un régime inédit, marqué par l’avènement de la figure du Travailleur et par le nivellement égalitaire des hommes. Le roman tout entier est ainsi placé sous le signe d’une nouvelle ère technique, polarisée en amont par les temps modernes et en aval par le temps de la fiction. Au stade ultime où se trouve parvenue la société d’Heliopolis, la technique, alliée à la découverte de sources d’énergie inépuisables, a considérablement facilité la vie matérielle des hommes. Selon le conseiller aux mines, lui aussi amateur de théories historiques, telle est même « la situation à partir de laquelle on peut tendre au bonheur » collectif, comme en témoigne cet extrait de ses « Notes pour une utopie » :
« [O]n peut estimer que la technique est, dans ses champs d’application principaux, au bout de sa carrière. La provision d’énergie potentielle dépasse la consommation. La technique entre insensiblement dans sa troisième phase. La première était titanesque ; elle visait à édifier le monde des machines. La seconde fut rationnelle, et aboutit à l’automatisme parfait. La troisième est magique, car elle donne vie aux automates en leur donnant un sens. La technique prend un caractère d’enchantement ; elle se plie aux désirs. Au rythme s’ajoute la mélodie. »20
16Le conseiller aux mines offre une synthèse parfaite des visions utopistes positivistes qui font de la technique le principal adjuvant du bien-être matériel et moral. Jünger revient à plusieurs reprises sur ce caractère « magique » de la technique. En donnant aux hommes un pouvoir accru sur leur environnement, elle communique désormais aux actions quotidiennes la facilité qui préside aux rêves. L’espace-temps devient malléable à souhait :
« Le navire allait lentement ; on pouvait accomplir le trajet des Hespérides dans une fraction de sa traversée. Mais depuis qu’on était parvenu aux vitesses absolues, elles ne jouaient plus le moindre rôle [...] – on étirait ou contractait les voyages à volonté, selon que l’exigeaient les occupations. »21
17Des « auro-aimants »22 extraient les gisements d’or sous-marins en toute simplicité. Le phonophore confère même à son porteur « une sorte d’ubiquité »23. Les machines se chargent d’effectuer à la place de l’homme les tâches pénibles ou répétitives :
« Depuis que le bronze thermique s’était perfectionné, la climatisation de grandes pièces se faisait à peu de frais et presque sans personnel. »24
18Par ailleurs, les mécanismes tendent aussi à devenir invisibles25 pour concentrer efficacité et puissance. À la miniaturisation extrême du phonophore répond celle des explosifs du chef artificier :
« Sievers disparut et revint avec une bombe qui emplissait juste le creux de la main ; il posa auprès d’elle un mécanisme d’horlogerie, qui faisait penser à un phonophore. Il y avait deux cadrans à synchroniser ; la mise au point était un jeu d’enfants. »26
19D’une candeur meurtrière, ce personnage accumule les traits du type caricatural du militaire sans état d’âme, ravi de concevoir ses jouets mortels et d’en user. L’isotopie du fonctionnement magique ressurgit avec force, pour prendre une coloration sinistre, lorsque, dans un modèle d’arbalète capable de « trouv[er] et de tu[er] l’adversaire même la nuit », Lucius, pris d’un frisson, reconnaît la réalisation du « vieux rêve humain, tuer par magie, par la simple force du désir ».27
Orages d’acier
20De fait, dans le roman, nombre d’inventions techniques sont tournées vers la destruction. Le Musée de la guerre thésaurise un arsenal d’engins peu engageants :
« On trouvait les moyens de destruction sur de vastes surfaces – par les rayons, les virus, l’inondation et la congélation, le lancement de bolides. La botanique elle-même, une science si aimable, était mise à leur service. »28
21À mesure que les armes trouvent leur parade et se périment, l’esprit en imagine de nouvelles, plus sournoisement efficaces encore. Longuement décrit, le musée présente un condensé de l’histoire des techniques de guerre depuis les premiers temps de l’humanité :
« On allait du coup-de-poing grossièrement taillé, de la flèche barbelée en silex rouge, jusqu’aux constructions les plus audacieuses de la technique du rayonnement. [...] Sivers le mena par une double allée de blindés, rangés comme une généalogie de dinosaures ou de mammouths. »29
22L’orientation générale de cette « galerie de l’évolution » guerrière trahit une capacité et une volonté de nuire croissantes. Le savoir scientifique et technique semble annexé par une sorte de génie du mal qui jette sur le lieu comme une lueur infernale :
« [C]ette fois encore, [Lucius] fut pris du frisson, de ľhorror épars autour de cette assemblée d’instruments et de machines de guerre hors de service. Ils se dressaient en silence, comme des œuvres de démons reléguées dans le monde d’en bas, en formes bizarres, et l’usage en était souvent énigmatique. »30
23Cette rationalité meurtrière trouve évidemment son origine et son modèle dans les deux conflits mondiaux, en particulier le second. La course aux armes nucléaires offre une parfaite illustration de l’enjeu crucial que représente pour les puissances belligérantes la maîtrise d’une technologie de pointe à usage militaire. En ce contexte de début de Guerre froide, nombre de passages du roman sonnent comme des avertissements invitant à ne pas reproduire les égarements du passé. L’« ère des Grands embrasements », gravée dans la mémoire historique des habitants d’Héliopolis, porte en elle un souvenir, celui des bombardements urbains et des nuages atomiques, mais contient aussi une appréhension née de menaces renouvelées. Lecteur assidu de Nietzsche, Jünger adhère en effet à une conception cyclique de l’histoire, dont les phases sont susceptibles de se reproduire sous une forme ou une autre. On en trouve trace dans une allusion à « la chute de Sodome, qui se répète dans les variations de l’histoire. »31 Dans une telle configuration, l’ordre événementiel reprend inlassablement des figures immuables :
« Quelques signes devaient suffire à fonder la multiplicité du monde, pour qui ne se laissait pas égarer par l’illusion du kaléidoscope. Qu’on tournât l’appareil – ils se répétaient, et qui les connaissait tenait les clefs. »32
24Les « dangers ouraniens »33 font partie de ces signes récurrents. La structure calcinée de deux bâtiments héliopolitains, vestige des « ères de feu »34, se dresse comme une mise en garde, en témoignage de la puissance de destruction dont est susceptible la technique :
« Deux édifices avaient survécu dans ce quartier aux âges de feu – l’un était un groupe de gratte-ciel en verre armé vert, restés intacts, à cela près que les étages supérieurs s’étaient renflés comme des bulles au souffle de la fournaise. Ils demeuraient là, avec ces coupoles baroques, en souvenir de la nuit d’épouvante. L’autre était l’Office central [...]. En plein midi, [il] évoquait le souvenir de nuits d’angoisse que secouaient des explosions colossales. »35
25Masque de Janus, la technique montre dans ce roman un profil inquiétant, aux traits inhumains. L’un de ses visages est profondément lié à la terreur et au mal. La langue révèle cette affinité trouble dans l’évocation des persécutions de la communauté parsie, allégorie transparente des Juifs :
« [C]e petit peuple fournissait toujours un bon prétexte au bailli et à Messer Grande, quand il fallait préparer un coup de force. On aimait, à l’Office central, les images techniques, et on disait qu’on "débrayait sur les Parsis pour changer de vitesse", ou qu’ils "donnaient un bon allumage au départ." »36
26Ce lien entre technique et destruction est d’ailleurs présenté comme fatal. L’essor du vol spatial marque ainsi le début d’un nouvel âge sanglant, fondé sur le sacrifice massif de vies humaines :
« Des légions d’hommes tombèrent sous toutes les enseignes, dans les forges grises et rouges des nouveaux prométhides, où l’acier se trempait en sifflant dans le sang. Que de victimes le seul développement du vol humain n’avait-il pas faites ! des millions sans nombre – et il y avait bien des chapitres semblables dans l’histoire de ce monde. »37
27Cette conjonction néfaste atteint son comble à l’Institut de Toxicologie du Dr Mertens, où les expériences atroces des savants nazis trouvent leur pendant. Les prisonniers y servent de support aux manipulations nées d’une imagination scientifique sadique, amatrice de champignons vénéneux et autres substances létales. Lucius y découvre par exemple un sinistre volume intitulé Mémoire concernant l’utilisation industrielle de la peau humaine... Même ce cas extrême mis à part, une sorte de synergie semble s’instaurer dans le roman entre le plaisir de nuire et l’intelligence pratique. Si l’on occulte ici, comme le fait Jünger, les explications de nature socio-économique, tout se passe comme si une pulsion de mort servait de catalyseur à l’inventivité technique. Ainsi, dans le roman, le génie technique trouve-t-il son stimulant originel dans la création d’armes, avant que ces découvertes, « pacifiées », ne soient exploitées dans le domaine civil, comme c’est le cas des miroirs concentrateurs de rayons :
« On avait employé ces pièges de rayons dans les premières luttes pour la Régence. Ils balayaient d’un lieu sûr les communications de l’adversaire. Le premier stade de ravages perfides une fois passé, ils avaient perdu leur pouvoir ; on avait protégé les transports. Maintenant, ils étaient de ces moyens de rayonnement que le régent avait autorisés, dans les usages pacifiques et la défensive, non seulement pour protéger les banques et les sièges du gouvernement mais aussi, d’une façon générale, pour former des barrages. »38
28Dans ce contexte, la technique va de pair avec une déshumanisation croissante ; elle semble acquérir progressivement une inquiétante autonomie, une vie propre et indépendante qui échappe à ses créateurs. Les images animalières ou anthropomorphiques renforcent cette impression. Les miroirs meurtriers évoqués à l’instant réactualisent le schème mythique du regard foudroyant, qui caractérise la Gorgone ou le basilic :
« Non loin de là, étaient dressés deux grands miroirs, qui scintillaient des couleurs de l’arc-en-ciel. Comme l’iris de l’œil, ils avaient en leur centre des pupilles obscures. »39
29Or, ces « pupilles » désignent l’endroit où se concentrent les rayons responsables de brûlures mortelles. Le monstrueux Argus surgit à son tour derrière le réseau de feux rouges et verts tissé par les « ancres magnétiques » de l’aérodrome d’Héliopolis :
« L’espace semblait une caverne obscure, où un cerveau mathématique, toujours en éveil, à l’affût derrière cent yeux colorés, eût mené ses jeux. »40
30Dans l’œuvre jüngerienne, les objets nés de la main de l’homme et du perfectionnement technique portent en eux comme l’empreinte d’une intelligence occulte, le signe d’un « esprit démiurgique »41 à l’œuvre dans ces réalisations. Rien d’étonnant à ce que cette animation quasi maléfique de la matière culmine à l’Arsenal, où Lucius éprouve une oppression croissante devant l’accumulation des armes :
« [L]’on avait l’impression que la matière était pourvue, non seulement d’organes des sens, mais aussi de facultés combinatrices. Dans ces gorges sans ombre, Lucius avait souvent ressenti quelque angoisse à s’imaginer que la pierre et le feu pensaient, tandis que l’homme était le prisonnier d’une torpeur magique. »42
31Instrument puissant, la technique risque d’échapper à son concepteur pour se retourner contre lui, comme le pressent Boudour. La jeune femme utilise l’image de la réaction en chaîne :
« [L]e mouvement, une fois déchaîné, peut devenir tout-puissant, et [il] peut désormais de lui-même dévorer la substance par ses attaques. »43
32Jünger lie ici la technique aux schèmes tragiques du renversement fatal et du châtiment de l’hybris. À propos du phonophore, qui rend son porteur facilement repérable, Lucius énonce à son tour un axiome significatif, qui illustre le revers du progrès technique :
« À chaque extension de puissance, le nombre des points vulnérables augmente – c’est une loi mathématique. »44
33En ce contexte d’après-guerre et de début de Guerre froide, la technique semble appartenir plus que jamais aux forces occultes qui animent ce monde et qu’on ne manipule pas sans conséquences. Malgré son caractère méthodique, elle épouse en définitive une trajectoire irrationnelle.
Mauvais génie ?
34Par son action, les lois de la nature elles-mêmes se trouvent parfois suspendues : une « lumière sans ombre » fait briller le « sentier phosphorescent »45 de la nécropole et éclaire la ville d’un jour artificiel permanent ; « fleurs et fruits de toutes contrées »46 poussent en toutes saisons dans les serres du proconsul, tandis que le processus de « sélection régressive » mis au point par le savant Taubenheimer permet de faire naître par manipulation génétique « les nénuphars d’ères révolues »47.
35La technique représente ici le triomphe de l’intelligence sur la matière, l’espace et le temps, qui semblent lui devenir de plus en plus soumis. Elle-même obéit à une rationalité poussée à son comble, lisible par exemple dans la place de choix accordée aux statistiques dans cette société :
« Depuis que la pensée de l’époque s’était résolument tournée vers le déterminisme, la statistique régnait sur de vastes domaines de la vie pratique et de la théorie ».48
36Bien qu’Héliopolis soit loin d’être présentée comme un univers athée, l’épisode symbolique de Lacertosa montre que, dans la perspective jüngerienne, la technique tend à se substituer à la foi traditionnelle et à réduire le domaine du divin. On en trouve un indice dans la distinction qu’opère Serner, qui sépare nettement l’ère de la religion de celle de la technique. Mais c’est le cas posé par Lacertosa qui accrédite le plus cette thèse dans le roman. L’île y figure un espace mythique préservé. D’après Conrad Orelli, son découvreur, elle n’aurait jamais eu de contact avec la civilisation et vivrait close sur la répétition de rites ancestraux. Son compagnon, le savant Thomas, incarnation de la logique froide et cynique, trouve ici l’occasion de proclamer la toute-puissance de la technique, qui rendrait caducs les anciens systèmes de croyances :
« [V]oilà pourquoi, Conrad, les dieux battent en retraite devant nous49 : parce que nous sommes les plus forts. Tu sais parfaitement qu’au premier électro-diffuseur, au premier phonophore que nous introduirons à Lacertosa, les sacrifices perdront toute efficace, et les fantômes des dieux s’éclipseront. Cela ne tient pas à la rationalité de nos moyens, mais à leur réalité plus forte. Ce sont les lampes merveilleuses, dont l’éclat fait pâlir les vieux Olympes. »50
37Ce personnage épisodique, au demeurant peu sympathique, développe une conception originale de la technique, reprise plus tard à son compte par le héros51. Au lieu de l’opposer à l’irrationnel, il formule le paradoxe qu’elle n’est qu’une forme de magie supérieure, sans différence essentielle de nature. En ce sens, l’homme s’approprie là un attribut divin. Se trouve alors ravivé le mythe de la révolte prométhéenne contre l’ordre de la nature, celui d’une conquête réalisée aux dépens du Créateur. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’énergie universelle sur laquelle repose l’organisation matérielle de la société héliopolitaine prend la forme d’un feu, qualifié d’« ouranien ». Il représente les forces chtoniennes et primitives, monopole du mystérieux Régent52 qui plane au-dessus d’Héliopolis. La domestication de ce brasier presque divin laisse transparaître en filigrane la référence au titan voleur de feu. Thomas assume crânement la transgression :
« Ce que l’esprit naïf a pressenti, en des temps et des lieux reculés, est aujourd’hui le but de la conscience sévère, ordonnée, de la science. Nous avons appliqué des organes contre l’inconnu, et nous le contraignons à nous servir. Nous avons frappé de notre baguette le rocher inerte, et il jaillit du quartz un flot intarissable de puissance et de richesse. »53
38L’image du rocher d’Horeb, détournée de l’Ancien Testament, est ici volontairement sacrilège ; l’intervention divine s’y trouve complètement occultée, et le seul agent de l’asservissement de la matière à la volonté est ici humain. Par ailleurs, l’eau, symbole de salut dans ce passage de la Genèse, se mue ici en source de profit et de domination, témoignant de ľ hybris du locuteur et de ses semblables. Derrière la baguette empruntée à Moïse affleure ainsi la figure de l’Apprenti sorcier. Dans la perspective de Thomas, la technique devient l’instrument d’une lutte contre le monde : évoquée sous les espèces d’une clef ou d’une pioche appartenant aux nains de la montagne, elle permet à l’homme de faire violence à la nature afin de la forcer à livrer une abondance de trésors cachés. Récurrent dans l’œuvre, le thème des richesses enfouies emprunte souvent la forme d’une rêverie tellurique, et peut déboucher sur un fantasme mégalomane de maîtrise absolue, dont le bailli est le parangon :
« Il vise à la domination d’un monde décoloré et passé au niveau. [...] [S]a puissance [...] est, au fond, de nature technique, donc dévorante. Il lui manque le contact immédiat avec l’abondance du monde, à laquelle il ne peut avoir part qu’en adversaire »54,
confie Lucius à la jeune Parsie Boudour. Or, chacun sait qui se cache derrière la figure de l’Adversaire... Jünger refuse pourtant de simplifier la lecture du monde et d’assigner tout le mal à un seul parti. Les hommes du prince et du proconsul, hostiles au bailli, n’échappent donc pas à la tentation de la puissance technique, comme le révèle avec acuité la visite de Lucius à l’Arsenal :
« Les temps où ces empires l’avaient avec force séduit et attiré étaient proches encore. Comme dans les chants d’Arioste, il avait pénétré des pays que peuplent des nains ingénieux et des géants. Ici, d’autres mesures régnaient qu’aux royaumes des hommes, et l’on rencontrait les esprits rares et très forts en lesquels se concentre la domination. Ils possédaient les formules qui font sauter les derniers verrous. Les trésors cosmiques étaient soumis à leur loi. Il avait joyeusement salué ce haut midi sans ombre. Maintenant, il était pris d’un frisson. »55
39La technique est à ranger parmi les domaines du savoir tournés vers l’application et la pratique. Or, dans le roman, l’action, au sens politique du terme, est vouée à l’échec. Par son désengagement progressif, le héros prend conscience d’une telle fatalité. Il n’est donc pas surprenant que l’utilisation politique de la technique fasse ici l’objet d’une critique soutenue, au moment où la guerre vient d’illustrer les effets pervers d’une telle association.
Un rêve de puissance absolue
40Heliopolis conduit une réflexion subtile et complexe sur le pouvoir, et la conception de la technique s’inscrit ici pleinement dans la « vision d’un monde agonique »56 propre à l’œuvre jüngerienne. Si l’État universel, gage de paix, est bien réalisé dans le roman, l’anarchie l’emporte cependant dans les faits ; la société héliopolitaine se voit déchirée entre deux partis : tandis que le proconsul défend des valeurs aristocratiques, fondées sur la promotion d’une élite, le bailli s’appuie sur l’adhésion populaire. Un conflit larvé les oppose pour contrôler Héliopolis, siège du pouvoir, « cette ville où les formes ennemies [sont] aussi proches l’une de l’autre que les vieilles tours de Florence »57. Il est tout à fait légitime de lire cet antagonisme comme une transposition des luttes d’influences qui eurent lieu entre la Wehrmacht et les nazis, et dont Jünger put être témoin au Quartier général allemand pendant l’Occupation. Le conflit dépasse pourtant toute référence historique précise pour atteindre à une dimension exemplaire. Voluptueux et cruel comme un potentat du temps de la Décadence, le bailli recherche aussi la mainmise sur les techniques et l’information, meilleures alliées des dictateurs modernes. À cet égard, il se présente comme une sorte de synthèse historique de la tyrannie, depuis l’Antiquité jusqu’au vingtième siècle. À travers les manœuvres hostiles des deux camps ressurgit également l’éternelle confrontation entre optimates et populares58. Jünger ménage par ailleurs une « tierce possibilité »59 en la personne du Régent, figure transcendante par excellence. Arbitre unissant l’amour à la puissance, il refuse d’intervenir dans les affaires terrestres, confiant au temps le soin de laisser venir les hommes à lui, afin de préserver leur liberté.
41Ce tableau ne fait qu’esquisser à grands traits les forces en présence sur l’échiquier politique héliopolitain. Il suffira néanmoins à notre propos, à savoir, préciser le rôle que vient jouer ici le pouvoir technique, conçu dans le roman comme l’un des moyens de domination les plus efficaces. Or, Jünger place ostensiblement cet atout entre les mains du bailli, maître des foules. Le général60 dresse à Lucius un portrait peu flatté de ce personnage, dont il dénigre les méthodes d’action, tout en vantant celles de son camp :
« Il est obligé de niveler, d’atomiser et d’aplanir son matériel humain, au sein duquel doit régner un ordre abstrait. Chez nous, au contraire, c’est l’homme qui doit être le maître. Le bailli vise à la perfection de la technique, nous visons à la perfection de l’homme.
De là vient une différence dans la sélection. Le bailli veut la supériorité technique. La recherche de spécialistes mène nécessairement à des types atrophiés. Le choix se fixe sur celui chez qui l’impulsion technique rencontre le moins de résistance humaine. Pratiquement, cela se manifeste par le fait qu’on trouve dans l’Office central61 un mélange d’automates et de criminels intelligents.
Au contraire, notre ambition est de former une élite nouvelle. »62
42L’instrumentalisation des masses va de pair avec l’annexion du savoir scientifique et technique du temps, mis au service d’un projet politique de nature totalitaire63. Si Jünger conclut à l’affinité du pouvoir d’essence populiste et de la technique, c’est avant tout parce qu’ils favorisent à ses yeux le même nivellement néfaste64. Dans un tel système politique, les hommes deviennent eux-mêmes les rouages d’un vaste appareil étatique qui n’opère plus de distinction entre les individus, assimilés à des pions, à des numéros ou à des « molécules ». Parmi les capteurs de la faveur populaire, Serner, qui a étudié attentivement « l’évolution du tribunat », postule trois catégories historiques successives. Aux utopistes auraient succédé les hommes d’action providentiels. En entérinant l’échec de l’idéal politique forgé par les premiers, ils auraient préparé la voie aux « purs potentats » actuels, auxquels il rattache le bailli :
« Ils forgeaient aux masses leur joug nouveau et terrible. La technique les soutenait d’une manière qui dépassait les rêves les plus hardis des tyrans anciens. »65
43Ceux qui, à l’instar du bailli, se rendent maîtres du savoir technique peuvent alors donner libre cours à tous leurs appétits de domination :
« Léonard l’avait déjà prévu. Leur but était celui du pouvoir absolu et de l’omniprésence, dans l’espace et dans le temps. La technique était le moyen par lequel ils réalisaient ce rêve. Ils exploraient les profondeurs de la mer et les limbes suprêmes de l’empire de l’air, et s’étendaient sur les continents. Ils menaient les combats entre Léviathan, Béhémot, et l’étrange oiseau Phénix, qui régit le royaume du feu. »66
44Et l’auteur de citer Dante, Milton et Klopstock. Si Hitler et ses avatars se dressent sans conteste derrière le triste bailli, l’approche jüngerienne de la technique fait insensiblement glisser l’Histoire vers une interprétation de nature mythique. Une ombre infernale s’étend sur le savoir technique, dont les possesseurs deviennent les seigneurs de ce monde. Cette connaissance pratique supérieure est souvent assimilée dans le roman à un don diabolique, fruit d’un pacte faustien. « Le récit d’Ortner »67, à première vue indépendant de l’histoire elle-même, en offre une variation très étudiée. Devant un cercle d’intimes, Ortner, « l’Homère d’Héliopolis »68, fait lecture de l’un de ses vieux manuscrits. La narration à la première personne met en scène un personnage de joueur déchu et superstitieux, en quête des clefs du hasard :
« Il faudrait, me disais-je souvent, arriver à se mettre avec le monde et ses trésors dans ce rapport que le joueur appelle "la bonne série" ». J’avais parfois, au cours des parties, senti vaguement la présence d’une force qui nous ouvre, de son magnétisme indéfinissable, les secrets de l’empire de la Fortune et nous met la chance dans la main. »69
45Comme il vient d’évoquer le diable, se présente un étrange « oculiste », le Dr Fancy, qui lui fait don de prescience. Grâce à cette seconde vue, le héros acquiert rapidement une immense fortune, d’abord par le jeu, puis grâce à la spéculation boursière. Mais, lorsqu’il s’aperçoit que son existence se réduit désormais à un pur automatisme, elle perd vite pour lui toute saveur :
« Le monde se vidait, il se faisait désert ; et des ombres s’y agitaient selon les seules lois de la mécanique. Je sentais que je m’étais égaré, que j’avais visé trop haut, et le désir me vint de retourner en arrière. »70
46Le narrateur cherche alors le salut dans l’amour et formule le vœu de sortir des « empires démoniaques »71 où il s’est engagé, souhait qu’exauce son mystérieux adjuvant en lui retirant son pouvoir. Il est facile d’établir le lien qui unit ce récit enchâssé à la problématique générale de l’œuvre. Ce conte digne d’Hoffmann s’insère d’abord dans la conversation au cours de laquelle le petit « symposium » formé par les proches de Lucius tente d’établir une définition satisfaisante du bonheur. Le récit d’Ortner se propose d’explorer la maîtrise du monde sur le mode melmothien, pour conclure à l’échec d’une telle voie. Comme l’ensemble du roman, il interroge la place de l’homme dans le monde pour pointer son besoin d’absolu et son insatisfaction fondamentale. Bien qu’il n’en soit pas directement question dans cette parabole faustienne, la réflexion sur la technique prend ici toute sa dimension. Souvent assimilée à la magie dans le roman, elle fait symboliquement partie de cette connaissance sulfureuse qu’offre le Dr Fancy au narrateur. D’après le récit d’Ortner, la toute-puissance qu’elle confère n’est qu’un leurre amer, aussi amer que le breuvage de laurier qui fait revivre à Lucius et à Boudour un avatar de la chute édénique.
47Auxiliaire de confort matériel et instrument de maîtrise du monde, la technique se plie en apparence à tous les désirs, comme si l’homme possédait la lampe merveilleuse des Mille et une nuits :
« Oui, ces moyens étaient effrayants lorsqu’ils avaient pour fin le massacre d’armées et de peuples, mais plus effrayants encore, peut-être, lorsque l’homme les rassemblait autour de lui pour son plaisir égoïste, et que, baigné de leurs effluves, comme dans les châteaux des princes des génies, il se perdait dans une méditation démoniaque. »72
48La conclusion personnelle de Lucius au terme de la visite de l’Arsenal rejoint ici la morale du conte d’Ortner. L’avertissement ne concerne pas tant les risques d’autodestruction de l’humanité que le péché d’orgueil et la soif de puissance que la technique offre en tentatrice, nouvelle pomme de la Connaissance.
49« La prétention du progrès, c’est de nier la mort »73, affirme le narrateur jüngerien. Vecteur d’hybris, porteuse d’un rêve de démesure, la technique possède assurément dans l’œuvre une dimension faustienne et prométhéenne prononcée. Elle ne saurait satisfaire le désir, par nature insatiable, et, comme le don magique du récit d’Ortner, elle fait perdre tout relief à la vie, telle cette lumière artificielle qui baigne jour et nuit une partie d’Héliopolis sans y projeter aucune ombre :
« Le chauffage climatisé, les diffuseurs d’ambiance, la lumière sans ombre et d’autres moyens de luxe collectif donnaient à ce quartier son style de vie. Il régnait dans ces rues blanches, qui brillaient, même la nuit, d’une vive lumière, une sorte de confort monotone. »74
50Les prodiges techniques finissent par blaser les contemporains75 : le bien-être et le sentiment de maîtrise apportés par le progrès technique ne sauraient conduire au bonheur, mais favorisent au contraire une déperdition spirituelle en faussant le rapport de l’homme au monde. Pour Boudour, représentante d’une communauté cultivée et sensible, le phonophore n’est ainsi qu’une « machine à détruire la solitude »76.
51Pourtant, Jünger est loin de se livrer à une condamnation en règle de la technique, dont il s’attache au contraire à souligner la nature profondément ambivalente. Matière animée d’un logos, pensée tournée vers l’action, rationalité à caractère magique, elle suscite chez l’écrivain une fascination angoissée, déjà perceptible dans ses premières œuvres. La solution d’Heliopolis n’implique donc pas par un rejet de la technique, mais orchestre son dépassement.
Vers un au-delà de la technique
52Héliopolis et le monde connu, la région des « Hespérides », n’occupent qu’une place circonscrite dans la topographie romanesque. Sans jamais y situer l’action, l’œuvre ménage aussi d’immenses espaces, à la fois maritimes, terrestres et stellaires, situés hors de la technique. Sur Terre, outre Lacertosa, d’une vulnérable virginité insulaire, il faut mentionner les contrées mal définies qui s’étendent « au-delà des Hespérides », présentées comme « les domaines merveilleux dont aucune technique ne peut venir à bout. »77 Le héros est lui-même originaire du Pays des Castels, où subsistent d’anciennes valeurs chevaleresques, fondées sur le culte de l’honneur :
« On dit qu’au-delà des Hespérides, dans votre pays, la technique n’a pas de valeur ? »,
demande Boudour à son compagnon. À quoi il lui répond :
« Vous pouvez considérer le Pays des Castels comme la strate qui, bien qu’immobile, supporte le mouvement – car tout mouvement ne prend un sens, ne devient possible que par rapport à un objet immobile, en tant qu’il s’en détache. Ainsi considéré, le Pays des Castels pourrait se décrire comme la substance qui, certes, devient politiquement opérante lorsqu’elle s’allie au temps, mais qui, en son cœur, repose et tire de son repos la puissance, comme d’un capital qui rapporte intérêt. C’est en ce sens que les lois de la technique n’ont point cours au Pays des Castels. »78
53Ce discours un peu hermétique assigne à cet espace géographiquement marginal mais symboliquement central une fonction de référence originelle pour la société héliopolitaine. Le Pays des Castels, pourtant contemporain, tient lieu de modèle d’essence mythique par rapport auquel la communauté définit son identité historique. L’éloignement géographique se substitue ici à la distance temporelle nécessaire à l’élaboration mythique. Un temps séduit par l’idée du retour à l’origine79, Lucius se détourne définitivement de cette possibilité au terme du roman, qui se clôt sur l’abandon de la solution proposée par Serner, celle d’un refuge sur le « sol antique »80. Le héros refuse tout trajet régressif vers un quelconque âge d’or, figuré dans le roman par une insularité méditerranéenne81 ; il ne saurait faire sienne la sagesse de Serner. Le philosophe recherche pour sa part la quiétude et la mort des désirs dans le cercle d’un hortus clausus personnel qui n’est pas sans rappeler l’issue mitigée de Candide. Dans son jardin, Serner se recentre sur un bonheur individuel ; il goûte l’épanouissement intérieur dans un lieu où la technique et les troubles de l’Histoire ont cédé la place aux grands rythmes naturels.
54Au lieu d’opter pour un rejet rétrograde de la technique, le roman s’appuie au contraire sur elle pour ouvrir la voie à une refondation de l’humanité. Elle permet d’abord de relancer l’aventure ; dans cette perspective, le ciel se présente comme une nouvelle Amérique82, prête à faire revivre le mythe de l’Eldorado :
« Combien, parmi les vaisseaux bleus, avaient flambé dans des mers de feu, dans les ondes de l’éther ! Puis d’autres avaient trouvé la loi selon laquelle on navigue dans l’illimité. Enfermés dans leurs fusées, ils s’étaient jetés aux abîmes, suivant une courbe rationnelle. Ils avaient dû découvrir ainsi le royaume merveilleux [...] où le sol se muait en porteur de trésors, et le savoir en puissance. »83
55La technique permet au voyage spatial de se concrétiser. Elle rend effectives certaines potentialités humaines :
« Les mondes nouveaux avaient accru le savoir, la richesse, la puissance. Mais l’on pouvait peut-être aussi dire que tout cela avait déjà vécu en l’homme, puis s’était réalisé dans l’espace. Les leviers de l’esprit avaient acquis un beau jour la longueur qu’en exigeait Archimède. Jadis. »84
56L’inconnu de cet « autre monde » dont « on ne savait presque rien »85 se prête volontiers à une lecture métaphysique86. La technique apparaît alors comme le soutien d’une aventure qui demeure de nature avant tout spirituelle. Elle prépare l’avènement du Surhomme nietzschéen, prédit par le surintendant des mines :
« L’on voit s’ouvrir en même temps une nouvelle forme de l’être ; nous pouvons mettre les clefs de côté. »87
57Cette « nouvelle forme de l’être » est incarnée par le Régent, « nouveau Noé »88 toujours associé dans le roman à l’espace interstellaire, via ses fusées et autres flottes galactiques. Le dernier chapitre du roman multiplie ainsi les signes d’une refondation de l’humanité. Avant de monter dans la navette, qui remplit une fonction symbolique analogue à celle de l’Arche biblique, les voyageurs, pour bien marquer le caractère initiatique du voyage, se dépouillent de tous leurs bijoux et revêtent un costume bleu où se trouve brodé un grain de blé. Ajoutons que le départ se fait à l’aube, que Lucius sent naître en lui « l’espérance d’un printemps nouveau »89 et qu’il déchiffre dans le cadran de l’horloge « les symboles d’un temps nouveau »90... Le texte insiste avec la même force sur l’image du franchissement d’un seuil fatidique, déjà évoquée plus haut91. Le roman ouvre donc sur l’accueil du mystère, symbolisé par les espaces inconnus, riches de promesses, où trouve à s’exprimer la soif d’absolu de l’homme. Tout indique que l’élite formée par les hommes du Régent, que s’apprête à rejoindre le trio formé par Lucius, Boudour et Winterfeld, le soldat rêveur, a atteint grâce à la technique un degré supérieur de la connaissance, au-delà du bien et du mal :
« Ils avaient augmenté la vitesse, jusqu’à ces degrés où elle passe, soit au néant, soit à la paix. Une sorte de triomphe continuait à vivre en eux, le souvenir d’un retournement comme celui de jadis, au bord de la mer Rouge. Serner pensait qu’ils avaient forcé des royaumes sur lesquels ne pesait pas la malédiction de la pomme. »92
58Pomme édénique bien entendu, symbole de la Tentation et du péché originel. Mais ce fruit défendu entre aussi en résonance avec l’expression « au-delà des Hespérides ». Le mythe appartient à la geste d’Héraclès93, qui esquisse d’ailleurs pour Lucius une préfiguration christique. Les pommes d’or y sont à la fois symbole d’éternité, de connaissance suprême et de réalisation des désirs. Dans la mesure où le héros parvient à s’emparer sans dommage des richesses du jardin et finit par rejoindre l’Olympe, le mythe grec peut se donner à lire comme une variante heureuse du récit génésiaque, reprise à son compte par Jünger. S’il serait totalement erroné d’affirmer que le roman se termine en apothéose herculéenne – une lecture pessimiste du retrait final de Lucius, envisagé comme une fuite et un échec, est parfaitement justifiable – il n’en reste pas moins vrai que les références scripturaires au nouveau Noé ou au nouvel Adam suggèrent une possible régénération de l’humanité, hors du cadre de la fiction.
59Pour le surintendant des mines, chercheur de trésors, la technique est comme « une béquille qui permet d’apprendre à marcher » aux hommes neufs de la suite du Régent :
« [Le surintendant] tient la technique pour une sorte d’accélération spirituelle, qui finit par mener au vol libre, puis à l’immobilité. Elle est pour lui une expérience de l’esprit ; l’équipement superflu, lorsqu’elle a réussi, grâce à la découverte des ultimes formules. Alors le verbe, le poème, et peut-être la musique relaieront la technique. »94
Pour conclure
60Jünger a d’abord puisé dans les représentations techniques pour donner une consistance imaginaire à l’univers d’Heliopolis. Le procédé reste discret ; l’auteur récusait d’ailleurs l’appellation générique de science-fiction pour qualifier son œuvre. Il lui préférait celui de « roman philosophique » et, de fait, il s’y livre à une réflexion fouillée sur l’essence et le devenir de la technique. En montrant comment elle participe d’une quête de nature faustienne qui allie volonté de puissance, soif de connaissance et besoin d’absolu, le roman privilégie ses implications mythiques, sans négliger pour autant la dimension historique et l’approche politique. Préservant jusqu’au bout le visage ambivalent de la technique, Heliopolis la présente comme un pouvoir fascinant, qui mène aussi bien au déchaînement des forces de destruction qu’à l’invention d’un homme nouveau, maître de son destin, figure ambiguë qui parvient à concilier inspiration nietzschéenne et imprégnation scripturaire.
Bibliographie
Sélection bibliographique
1. Éditions d’Heliopolis
• En allemand :
Heliopolis. Rückblick auf eine Stadt, Heliopolis-Verlag, Tübingen, 1949, 440 p.
Heliopolis. Rückblick auf eine Stadt, Diana, Salzburg-Wien, 1950, 440 p.
Heliopolis. Rückblick auf eine Stadt, Europäischer Buchklub, Stuttgart-Zürich, 1955, 440 p.
Sämtliche Werke, Band 16, Klett-Cotta, Stuttgart, 1980, 393 p.
• En français :
Héliopolis. Vue d’une ville disparue, Plon, Paris, 1952, traduction d’Henri Plard, 387 p.
Héliopolis. Vue d’une ville disparue, Christian Bourgois, Paris, 1975, 505 p.
Héliopolis. Vue d’une ville disparue, Le Livre de Poche, Paris, 1978, 415 p.
2. Ouvrages et articles critiques95
Peppard (Murray B.), « Ernst Jüngers Heliopolis », Symposium, 1953, n° 7, pp. 250-261.
Centis (Adelia), Ernst Jünger, Auf den Marmorklippen und Heliopolis als Parallelwerke betrachtet, Dissertation, Université de Venise, 1957.
Majut (Rudolf), « Der dichtungsgeschichtliche Standort von Ernst Jüngers Heliopolis », Germanisch-Romanische Monatsschrift, 1957, n° 7, pp. 1-15.
De Smet (Yves), Ernst Jüngers Heliopolis als Brennpunkt eines Motivkreises [thèse], Gand, 1958.
Plard (Henri), « La tentation du détachement dans l’œuvre d’Ernst Jünger », Revue des langues vivantes, 1954, n° 20, pp. 45-58.
Teichmann (Dieter), Über die Einheit von menschlicher und technischer Entwicklung. Eine Auseinandersetzung mit der Mystifierung der Technik in Ernst Jüngers Philosophie [thèse], Leipzig, 1961.
Keller (Ernst), « Ernst Jüngers Heliopolis », in : Adams, Marion (éd.), Proceeding of the Ninth Congress of the Australasian Universities Languages and Literature Association, 19-26 août 1964, Université de Melbourne, Melbourne, 1964.
Baillet (Philippe), « Mythes et figures dans Heliopolis d’Ernst Jünger », Totalité, 2e trimestre 1977, n° 2, pp. 24-35.
Curval (Philippe), « Héliopolis et l’homme cosmique », Magazine littéraire, novembre 1977, n° 130, pp. 26-28.
Becher (Martin Roda), « Im Innern der Erfindung : Notizen zu Ernst Jüngers utopischen Romanen », Merkur, 1981, 35 (397), pp. 632-637.
Beller (Manfred), « Da Christianopolis a Heliopolis : Cittá ideali nella letteratura tedesca », Studi di Letteratura Francese, Serie I – Storia – Lett, 1985, n° 11, pp. 66-84. Meyer (Martin), Ernst Jünger, Hanser, Munich-Vienne, 1990, 699 p.
Koslowski (Peter), Der Mythos der Moderne. Die dichterische Philosophie Ernst Jüngers, Fink, Munich, 1991, 200 p.
Rozet (Isabelle), Ernst Jünger, sentinelle entre mythe et histoire [thèse], Nancy, 1992, 496 p.
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Schröter (Olaf), « Es ist am Technischen viel Illusion ». Die Technik im Werk Ernst Jüngers, Köster, Berlin, 1993, 202 p.
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Wellnitz (Philippe), « Heliopolis, eine Utopie ? », in : Beltran-Vidal Danièle (éd. et préface), Images d’Ernst Jünger, Berlin, Peter Lang, 1996, 177 p., pp. 23-34.
Beltran-Vidal (Danièle), « Visages d’Ernst Jünger dans Heliopolis », Allemagne d‘Aujourd’hui, janvier-mars 1997, n° 139, pp. 117-134.
Esselborn (Hans), « Die Verwandlung von Politik in Naturgeschichte der Macht : Der Bürgerkrieg in Ernst Jüngers Marmorklippen und Heliopolis », Wirkendes Wort, avril 1997, 47 (1), pp. 45-61.
Delabar (Walter), « Sonnenstadt und Waldgang – Ernst Jünger », in : Heukenkamp Ursula (éd.), Schuld und Sühne ? Kriegserlebnis und Kriegsdeutund in deutschen Medien der Nachkriegszeit (1945-1961), Rodopi, Amsterdam, 2001, 827 p., pp. 309-319.
Prat (Michel), « La ville dans Heliopolis d’Ernst Jünger », Cahiers Agora [ « La Ville », études réunies par Hedia Abdelkefi], janvier 2003, n° 3, pp. 55-68.
Notes de bas de page
1 Héliopolis. Vue d’une ville disparue [Heliopolis. Rückblick auf eine Stadt], traduction d’Henri Plard, Le Livre de Poche, Paris, 1978 [3e éd.], p. 7. Toutes les citations de l’œuvre en français renvoient à cette édition. Les citations en allemand données en notes renvoient à l’ouvrage suivant : Ernst Jünger, Sämtliche Werke, Band 16 [Heliopolis], Klett-Cotta, Stuttgart, 1980, 393 p., désormais abrégé S.W. [ « Es war dunkel im Raume, den ein sanftes Schlingern wiegte, ein feines Beben erschütterte. In seiner Höhe Kreiste ein Lichtspiel von Linien. Silberne Funken zerstreuten sich, blinkend und zitternd, um sich tastend wiederzufinden und zu Wellen zu vereinigen. [...] Sie woben sich zu Mustern, die sich bald verstärkten und bald verwischten, wenn Hebung und Senkung sich vereinigten. Doch unaufhörlich brachte die Bewegung neue Bildungen hervor.
So folgten sich die Figuren wie auf einem Teppich, der in rastlosen Würfen entrollt und wieder geborgen wird. Stets wechselnd, niemals sich wiederholend, glichen sie sich doch wie Schlüssel zu geheimen Kammern oder wie das Motiv aus einer Ouvertüre, das sich durch eine Handlung webt. » s.w., p. 13.]
2 « Pharès les prit par la main. Ils traversèrent la ligne sombre et pénétrèrent dans l’enceinte [du navire spatial]. Quoiqu’ils fussent préparés, ils ressentirent une douleur fine, comme le frôlement d’une flamme passagère. » (op. cit., p. 413).
3 Op. cit., p. 9. [ « Ein schmaler Schlitz des Bullauges lieβ ihre Bilder wie in eine Dunkelkammer fallen und verkehrte sie. Lucius ergötzte sich an ihrem Anblick wie in einem Kabinett, in dem man den Weltlauf am Modell betrachtet und rein als Schauspiel nimmt. » s.w., p. 14.]
4 Notamment les titre et sous-titre de l’œuvre, ainsi que les premiers éléments de toponymie fictive (« Hespérides », « Pays des Castels »).
5 Op. cit., p. 8. [ « Nun bot sich ein bestimmtes Bild : ein Schiff glitt langsam über den Plafond. Es war ein Klipper mit grünen Segeln, doch erschien er in der Verkehrung und stand auf den Masten, während die Wogen sich als Gewölk am Kiele kräuselten. Lucius folgte mit den Augen seinem schwebenden Lauf. » s.w., p. 13.]
6 Op. cit., p. 302.
7 Op. cit., p. 303. [ « Gemeinsam war der Stil des Schreckens – ein Muster, das, im Primitiven wurzelnd, sich auch in den höchsten Zonen des Verstandes nicht verlor, ja eher an Deutlichkeit gewann. Stets wuchs die Überlegung, die den Totschlag zum Morde macht. Lucius dachte dabei an das Wort des Paters Foelix, daβ mit dem Wissen auch die Verantwortung sich steigerte und mit ihr die Schuld. » s.w., p. 252.]
8 La plus frappante d’entre elles est sans conteste le « phonophore », outil de communication polyvalent. Tenant dans le creux de la main, il concentre une multitude de fonctions : consultation électorale, moyen de paiement, pièce d’identité, insigne, communications téléphoniques et accès à toutes sortes de médias.
9 Op. cit., p. 343.
10 Op. cit., p. 116. [ « Südwand und Decke umwölbte eine Stirn aus fugenlosem Glas.
Die schwere Kuppel war kaum von der Luft zu unterscheiden, doch wirkten Impulse auf ihr feinstes Gitter und riefen Verânderungen der Durchsichtigkeit hervor. Es war an einen Schalter angeschlossen, der einer Palette glich. Zu jeder Stunde hatte Halder auf diese Weise das gewünschte Licht. Auch sparte er den Vorhang, der gewissermaßen im Fenster verborgen war. Am hellen Mittag herrschte, wenn er den Schalter herunterschraubte, nächtliche Dunkelheit im Atelier. » s.w., p. 99.]
11 Dans Heliopolis, le récit est conduit par un narrateur omniscient et extradiégétique.
La focalisation épouse souvent le point de vue du héros, grâce à un large usage du discours indirect libre, au point qu’il est souvent difficile de démêler voix du narrateur et voix du personnage. Rückblick auf eine Stadt : sous-titre de l’œuvre à l’appui, la dernière phrase du roman, rédigé au passé, semble confirmer que le narrateur adopte un point de vue rétrospectif : « Mais ces jours sont loin de nous » (« Uns aber liegen diese Tage fern. »). Le paradoxe inhérent à tout récit de science-fiction – une narration au présent ou au passé relate des faits à venir – est ici renforcé par le pronom « nous », qui ajoute à la première personne soit une deuxième, soit une troisième. Malgré son ambiguïté, il incite en effet à inclure le lecteur et le narrateur dans une contemporanéité qui hésite entre antériorité et postériorité par rapport au temps du récit. La distance temporelle représentée par l’adverbe « loin » oscille donc entre deux pôles, loin dans le passé (point de vue du narrateur) et loin dans l’avenir (point de vue du lecteur), brouillant les repères chronologiques.
12 Op. cit., p. 8.
13 Op. cit., p. 207. [ « Sie lieβen sich in Licht, in Kraft, in Wärme, in Bewegung oder Unterhaltung umsetzen. [...] Sie wurde durch Richtstrahler auf ionisierter Bahn gesendet und gemessen, ehe sie in den Antrieb ging. » S.W., p. 173.)
14 Le rapprochement se fait facilement dans un passage comme celui-ci : « on ne voyait guère d’adulte, à Héliopolis, qui sortît sans son microphone. Les capsules plates se portaient dans la poche gauche du veston, dont elles dépassaient d’un travers de doigt. » (op. cit., p. 336)
15 Rappelons qu’il a été conçu par la société suédoise Ericcson en 1979.
16 Op. cit., p. 43. [ « die registrierenden und statistischen Unterlagen durch höchst intelligente Maschinen besorgt wurden. In unterirdischen Biblio- und Kartotheken fand eine immense Bienearbeit statt. Es gab da sehr abstrakte Werkstätten, wie etwa die des Punktsamts, das aile geformten Dinge auf ein Koordinatensystem bezog. » s.w., p. 41.]
17 Op. cit., p. 205. [ « Praktisch gesehen, gründete sich die Bedeutung, die dieses Institut gewonnen hatte, auf die Vervollkommnung der maschinellen Berichterstattung einerseits und der Nachrichtenmittel andererseits. Sie schlossen den ungeheuren Vorrat von Daten mit Gedankenschnelle auf. Der Anruf traf diese Labyrinthe wie ein aus Ganglienfäden gewebtes Spinnennetz. » S.W., p. 171.]
18 On pense à la bombe légère et puissante qui provoque la destruction de l’Institut de Toxicologie, au bouclier de radiations qui entraîne la mort d’Antonio Péri, au brouillard artificiel qui permet la fuite du commando, et surtout à la navette spatiale qui emporte Lucius et ses deux compagnons à la fin du roman.
19 Op. cit., p. 337. [ « Die Reihenfolge der drei großen Revolutionen der Neuzeit war nach ihm fortgeschritten vom Religiösen über das Politische zum Technischen. » S.W., p. 280.]
20 Op. cit., p. 224. [ « Hinzu kommt, daß die Technik auf den wichtigsten Gebieten als abgeschlossen gelten kann. Der Vorrat an potentieller Energie ist gröβer als die Ausgaben. Die Technik tritt unmerklich in ihre dritte Phase ein. Die erste war titanisch ; sie lag im Aufbau der Maschinenwelt. Die zweite war rational und führte dem perfekten Automatismus zu. Die dritte ist magisch, indem sie die Automaten mit Sinn belebt. Die Technik nimmt zauberhaften Charakter an ; sie wird den Wünschen homogen. Dem Rhythmus gesellt sich das Melos zu. » s.w., p. 186.]
21 Op. cit., p. 35. [ « Das Schiff lief langsam ; man konnte die Hesperidenstrecke in einem Bruchteil der Zeit bewältigen. Jedoch seit die Geschwindigkeiten absolut geworden waren, spielten sie keine Rolle mehr [...] – man dehnte oder kürzte die Fahrten nach Belieben, wie die Geschäfte es erforderten. » s.w., p. 35.]
22 Op. cit., p. 206.
23 Op. cit., p. 35.
24 Op. cit., p. 200. [ « Seit der Entwicklung der thermischen Bronze erforderte die Klimatisierung großer Räume bei geringen Kosten kaum Personal. » s.w., p. 167.]
25 Cf. les minuscules « ocelles, pas plus grosses qu’un œil humain », qui « règl[ent] l’entrée des rayons solaires » dans les serres du proconsul, édifiées à partir « de ce verre qui possédait la vie interne d’une peau de caméléon » (op. cit., p. 200), animal roi du camouflage... Citons encore ces « réflecteurs échappant à la détection des télescopes » (op. cit., p. 46), ou encore les boucliers de rayons « diathermiques », inspirés par la découverte de la radioactivité.
26 Op. cit., p. 313. [ « Sievers verschwand und kam mit einer Bombe, die gerade die Hand ausfüllte, wieder ; daneben legte er ein Uhrwerk, das an einen Phonophor erinnerte. Zwei Zifferblätter mußen synchronisiert werden. Die Vorrichtung war einfach wie ein Kinderspiel. » s.w., p. 260.]
27 Op. cit., p. 304.
28 Op. cit., pp. 303-304. [ « Man sah die Mittel, die auf Flächenvernichtung zielten – durch Strahlung, durch Viren, durch Überflutung und Vereisung, durch Bolidenwurf. Selbst eine so liebenswerte Wissenschaft wie die Botanik war in ihren Dienst gestellt. » S.W., pp. 252-253.]
29 Op. cit., pp. 302-303. [ « Das ging vom rohen Faustkeil, vom Widerhaken aus rotem Feuerstein bis in die kühnsten Konstruktionen der Strahlentechnik durch. [...] Dann führte Sievers ihn durch eine doppelte Allee von Panzern, die wie ein Saurier- oder Mammutstammbaum geordnet war. » s.w., p. 252.]
30 Op. cit., p. 302. [ « Doch faßte ihn auch diesmal wieder der Schauer an, der Horror, der diese Sammlung von ausgedienten Instrumenten und Kriegsmaschinen umwitterte. Sie standen schweigend, wie in die Unterwelt verbannte Dämonenwerke, in abenteuerlichen Formen, und oft war ihre Bestimmung rätselhaft. » S.W., pp. 251-252.]
31 Op. cit., p. 309. [ « Sodoms Fall [...], der sich im Wandel der Geschichte wiederholt. » S.W., p. 257.]
32 Op. cit., p. 45. [ « Wenige Zeichen mochten der Mannigfaltigkeit der Welt zugrundeliegen für jenen, der der kaleidoskopischen Täuschung nicht unterlag. Sie wiederholten sich in der Umdrehung, und wer sie kannte, hatte die Schlüssel in der Hand. » S.W., pp. 42-43.]
33 Op. cit., p. 208.
34 Op. cit., p. 70.
35 Op. cit., pp. 68-69. [ « Zwei Werke hatten in diesem Viertel die Feuerzeiten überdauert – das eine war eine Gruppe von Wolkenkratzern aus grünem Stahlglas, die unversehrt geblieben waren, nur hatten sich sie obersten Geschosse im Gluthauch blasig ausgebaucht. Sie standen mit barocken Kuppeln als Denkmal der Schreckensnacht. Das andere war das Zentralamt [...]. Im hellen Mittag weckte er Erinnerungen an bange Nächte, die ungeheure Explosionen erschütterten. » S.W., pp. 61-62.]
36 Op. cit., p. 75. [ « Insofern kam das Völkchen dem Landvogt und Messer Grande stets gelegen, wenn ein Gewaltstreich vorzubereiten war. Man liebte im Zentralamt die der Technik entnommenen Vergleiche und pflegte zu sagen, daß man "über die Parsen umschalte" oder daß sie "eine gute Initialzündung abgäben". » s.w., p. 67.]
37 Op. cit., p. 40. [ « Legionen fielen unter allen Zeichen, in den Schmieden der neuen Promethiden, in denen der Stahl sich im Blute hârtete. Was hatte nicht allein der Menschenflug an Opfern eingefordert, viele Millionen – und solcher Kapitel gab es mehr in der Geschichte dieser Welt. » s.w., p. 39.]
38 Op. cit., p. 304. [ « Man hatte diese Strahlenfallen in den ersten Kämpfen um die Regentschaft angewandt. Sie wirkten aus dem Hinterhalt auf die Nachschubwege des Gegners ein. Nach einem Anfangsstadium der tückischen Verheerung hatten sie ihre Kraft verloren ; man hatte die Transporte abgeschirmt. Nun zählten sie zu jenen Mitteln der Strahlentechnik, die der Regent zum friedlichen Gebrauch und zur Verteidigung freigegeben hatte, nicht nur zur Sicherung der Banken und Regierungssitze, sondern zur nachdrücklichen Sperrung überhaupt. » S.W., p. 253.]
39 Op. cit., p. 304. [ « Daneben standen zwei große Spiegel, die in den Farben des Regenbogens schillerten. Sie wiesen, wie Augen, in ihrem Zentrum dunkle Pupillen auf. » S.W., p. 253.] La comparaison avec l’œil se trouve déjà dans la description des serres du proconsul, mentionnée plus haut (cf. note 25).
40 Op. cit., p. 117. [ « Der Raum glich einer dunklen Höhle, in der ein mathematisches Bewuβtsein mit bunten Augen lauerte und seine Spiele trieb. » S.W., p. 100.]
41 Cf., p. 303, la description des chars de l’Arsenal : « On sentait l’esprit qui, en démiurge, cherchant la synthèse suprême du feu et du mouvement, s’était maintes fois égaré. »
42 Op. cit., p. 305. [ « man hatte den Eindruck, daß die Materie nicht nur mit sinnlichen Organen, sondern auch mit Kombinationskraft ausgestattet war. In diesen schattenlosen Klüften hatte Lucius zuweilen die Vorstellung beklommen, daβ Stein und Eisen dachten, während der Mensch in magischer Erstarrung befangen war. » S.W., p. 254.]
43 Op. cit., p. 344. [ « Ich meinte vielmehr, daß die Bewegung, einmal entfesselt, übermächtig werden kann und nun von sich aus die Substanz durch ihren Angriff aufzuzehren droht. » S.W., p. 285.]
44 Op. cit., pp. 341-342. [ « Mit jeder Machtausweitung nimmt die Zahl der Angriffspunkte zu – das ist ein mathematisches Gesetz. » S.W., p. 284.]
45 Op. cit., p. 210.
46 Op. cit., p. 200.
47 Op. cit., p. 200.
48 Op. cit., pp. 204-205. [ « Seitdem der Zeitgeist sich dem materiellen Determinismus verschrieben hatte, beherrschte die Statistik weite Felder der Praxis und der Theorie. » S.W., p. 171.]
49 Sous-entendre : les tenants de la civilisation moderne.
50 Op. cit., p. 33. [ « Und darum, Konrad, weichen die Götter vor uns zurück : vor unserer Übermacht. Du weiβt recht wohl, daβ mit den ersten Zerstäubern und Phonophoren, die wir nach Lacertosa bringen, die Opfer unwirksam werden und der Götterspuk erlischt. Das liegt nicht an der Rationalität der Mittel, sondern an ihrer störkeren Wirklichkeit. Das sind die Wunderlampen, deren Schein die alten Götterhimmel verblassen läβt. » S.w., p. 33.]
51 Commentant la structure du phonophore, Lucius déclare en effet à son propos : « On croirait que la matière, avec ses grilles de cristal et ses métaux radioactifs, a pris une intelligence spontanée, et l’on touche ici à l’un des passages de la technique à la magie pure » (op. cit., p. 339). Il s’agit là d’une des idées clefs pour comprendre l’approche jüngerienne de la technique.
52 Figure tutélaire ambiguë, présenté comme un homme, il tient cependant beaucoup, par son omniprésence invisible, sa toute-puissance et son retrait volontaire au-delà de la stratosphère, d’une figure divine chrétienne ; il fonctionne dans l’économie romanesque comme une sorte de « deus absconditus » dont l’intervention miraculeuse reste possible, mais n’advient plus dans les temps présents.
53 Op. cit., pp. 32-33. [ « Was dort und damais der naive Sinn erahnte, ist heute Ziel des strengen, geordneten Bewußtseins, der Wissenschaft. Wir haben Organe an das Unbekannte angesetzt und zwingen es in unseren Dienst. Wir haben mit dem Stabe an den toten Fels geschlagen, und unerschôpflich springt ein Strom von Macht und Reichtum aus dem Quarz. » s.w., p. 33.]
54 Op. cit., p. 344. [ « Er zielt auf Herrschaft über eine entfärbte und nivellierte Welt.
[...] [Seine] Macht [...] ist im Grunde technischer und damit zehrender Natur. Ihm fehlt der Anteil am Überfluβ der Welt, von dem er nur als Widersacher profitiert. » S.W., p. 286.]
55 Op. cit., pp. 305-306. [ « Die Zeiten, in denen diese Welten ihn bezaubert hatten, lagen erst so kurz zurück. Wie in den Ariostischen Gesängen war er in Länder eingedrungen, die kunstreiche Zwerge und Giganten bevölkerten. Hier herrschten andere Maβe als in den Menschenreichen, und man begegnete den wenigen, sehr starken Geistern, in denen sich die Übermacht vereint. Sie waren der Formeln kundig, die letzte Riegel sprengen, kosmische Schätze, kosmische Waffen standen ihnen zu Gebot. Er hatte den hohen, schattenlosen Mittag mit Lust begrüβt. Nun wehte ihn ein Schauder an. » S.W., p. 254.]
56 J’emprunte l’expression à Julien Hervier, « L’image d’Ernst Jünger en France : un débat toujours actuel », Le Forum franco-allemand, janvier 2000, revue en ligne (www.franco-allemand.com).
57 Op. cit., p. 106. [ « in dieser Stadt, in der die feindlichen Mächte nebeneinander hausten wie in den alten Türmen von Florenz. » s.w., p. 91.]
58 Au demeurant, l’Antiquité gréco-romaine s’affirme comme l’une des principales sources d’inspiration de l’œuvre, tant du point de vue de l’imaginaire topographique et onomastique que des cadres de pensée politiques et philosophiques.
59 Op. cit., p. 181. On trouve trace d’un tel système ternaire dans Auf den Marmor-Klippen et dans Der Friede. Dans Sur les Falaises de marbres, roman allégorique dénonçant la barbarie nazie, l’espace d’Alta-Plana représente une issue qui permet aux deux frères amis de la nature d’échapper à la force dévastatrice du Grand Forestier. Ce schéma transparaît encore plus nettement dans La Paix, où l’Empire fait figure de synthèse entre l’État libéral et l’État totalitaire.
60 Supérieur hiérarchique direct de Lucius, placé lui-même sous les ordres du proconsul.
61 Il s’agit de l’un des organes placés sous le contrôle du bailli, chargé de la centralisation d’informations.
62 Op. cit., p. 179. [ « Er ist auf Nivellierung angewiesen, auf Atomisierung und Gleichmachung des menschlichen Bestandes, in dem abstrakte Ordnung herrschen soll. Bei uns hingegen soll der Mensch der Herrscher sein. Der Landvogt strebt die Perfektion der Technik, wir streben die Vollkommenheit des Menschen an.
Hierauf beruht ein Unterschied in der Auslese. Der Landvogt will technische Uberlegenheit. Die Suche nach Spezialisten führt notwendig zu Typen, die verkümmert sind. Die Auswahl richtet sich auf jenen, bei dem der technische Impuls auf den geringsten menschlichen Widerstand trifft. Praktisch wird das insofern sichtbar, als man im Zentralamt auf eine Mischung von Automaten und intelligenten Verbrechern stöβt.
Demgegenüber zielen wir auf Bildung einer neuen Elite ab. » S.W., pp. 150-151.]
63 Cf. à ce propos ce passage significatif du premier chapitre : « le bailli tentait de ravaler les savants au rang d’employés, de techniciens, de faussaires même, et il ne passait pas de jour sans que la volonté troublât de plus en plus leur travail » (op. cit., p. 62).
64 À propos du progrès technique dans les transports, le narrateur remarque ainsi qu’« [o]n s’était lassé des grandes vitesses, et de la manière dont elles rabotent les formes » (op. cit., p. 51).
65 Op. cit., p. 281. [ « Sie schmiedeten den Massen das neue, fürchterliche Joch. Die Technik unterstützte sie dabei auf eine Weise, die auch die kühnsten Träume der alten Tyrannen übertraf. » S.W., p. 234.)
66 Op. cit., p. 310. [ « Schon Leonardo hatte sie vorausgeschaut. Ihr Ziel war Allmacht und Allgegenwart im Raum und in der Zeit. Die Technik war das Mittel, durch das sie diesen Traum verwirklichten. Sie suchten die Tiefen der Meere und die höchsten Limben des Luftreichs auf und dehnten sich über die Kontinente aus. Sie führten die Kämpfe zwischen Leviathan und Behemot und dem seltsamen Vogel Phônix, der das Feuerreich regiert. » S.W., p. 257.]
67 Titre du cinquième chapitre de la première partie. Il fit d’ailleurs l’objet d’éditions séparées [Ortners Erzählung, Heliopolis, Tübingen, 1949, 69 p., pour la première édition],
68 Op. cit., p. 119.
69 Op. cit., p. 135. [ « Man müßte, so dachte ich häufig, sich zu der Welt und ihren Schätzen in ein Verhältnis bringen, das der Spieler "die gute Strâhne" nennt. Ich hatte zuweilen im Laufe der Partien die Ahnung einer Kraft erfahren, die wie ein feiner Magnetismus Einsicht in Fortunas Reich eröffnet und uns die gute Hand verleiht. » S.W., p. 114.]
70 Op. cit., p. 162. [ « Die Welt entleerte sich, sie wurde Wüste ; und Schemen bewegten sich nach mechanischem Gesetz in ihr. Ich fühlte, daß ich mich verirrt, verstiegen hatte, und mich erfaßte Sehnsucht, mich zurückzuziehen. » S.W., p. 136.)
71 Op. cit., p. 173.
72 Op. cit., p. 305. [ « Ja, schrecklich waren diese Mittel, wo sie auf Tötung von Heeren und Völkern zielten, und doch vielleicht noch schrecklicher, wo sie der Mensch zu seinem eigensten Behagen um sich versammelte und sich in ihrer Aura wie in Schlössern von Geisterfürsten der schweigenden, dämonischen Betrachtung überlieβ. » S.W., p. 254.)
73 Op. cit., p. 214.
74 Op. cit., p. 68. [ « Die Klimaheizung, die Ambianzzerstäuber, das schattenlose Licht und andere Mittel des kollektiven Luxus gaben dem Leben in diesem Viertel seinen Stil. In den weiβen Straβen, die auch bei Nacht in hellem Licht erglänzten, herrschte eine monotone Behaglichkeit. » s.w., p. 61.]
75 Cf. la note n° 64.
76 Op. cit., p. 341.
77 Op. cit., p. 39.
78 Op. cit., pp. 343-344. [ « Man sagt, dafi jenseits der Hesperiden, in Ihrer Heima, die Technik keine Gültigkeit besitzt ? » [...] « Sie können das Burgenland als jene Schicht betrachten, die ruhend ist und trotzdem der Bewegung zugrunde liegt – denn jede Bewegung wird ja erst sinnvoll, wird erst möglich in Beziehung zu einem Ruhenden, als Ablösung davon. In diesem Sinne könnte man das Burgenland als die Substanz bezeichnen, die zwar politisch wirksam wird, wenn sie sich der Zeit verbündet, doch die im Kerne ruhend ist und aus der Ruhe die Macht gewinnt, wie aus zinsendem Kapital. Insofern gelten dort die Gesetze der Technik nicht. » S.W., p. 285.)
79 « Il eût fallu toujours rester... Pourquoi quittait-on des lieux comme celui-là ? » (p. 10). Il s’agirait pour Lucius d’une régression à la fois temporelle et spatiale vers le sol natal.
80 Op. cit., p. 397.
81 « Vous serez heureux avec votre compagne dans l’une de ces blanches villes insulaires que vous aimez – dans l’une de ces vieilles résidences marines, qui ne sont jamais sorties du mythe », déclare ainsi Serner au héros (op. cit., p. 394).
82 Il est significatif à cet égard que le vaisseau sur lequel s’embarquent Lucius et Boudour se nomme « Le Nouveau Colomb ».
83 Op. cit., p. 402. [ « So manches der blauen Schiffe war aufgeflammt in Feuermeeren, in der Ätherflut. Dann hatten andere das Gesetz gefunden, nach dem man im Grenzenlosen navigiert. Sie hatten sich in rationaler Kurve in die Abgründe gestürzt. So muβten sie das wunderbare Reich gefunden haben, [...] in dem die Erde sich in Schatzgrund und das Wissen sich in Macht verwandelte. » S.W., p. 334.]
84 Op. cit., p. 39. [ « Die neuen Welten hatten das Wissen, den Reichtum, die Macht gemehrt. Doch konnte man vielleicht auch sagen, daß alles bereits im Menschen lebendig gewesen war, um sich dann räumlich zu verwirklichen. Die Hebel des Geistes hatten eines Tages die Länge gewonnen, die Archimedes forderte. » s.w., p. 38.]
85 Op. cit., p. 411.
86 Cf. à ce sujet le portrait moral des hommes du Régent, à l’ethos aventureux : « ils avaient gardé quelque chose de l’esprit de départ, de cette audace dernière avec laquelle l’homme, ses comptes arrêtés, et sans espoir de retour, escalade un rempart gigantesque et se jette au-devant du néant » (op. cit., p. 403). Ce néant prend ici valeur ontologique.
87 Op. cit., p. 224. [ « Damit hat sich ein neues Sein erschlossen ; wir können die Schlüssel weglegen. » S.W., p. 187.]
88 Op. cit., p. 346.
89 Op. cit., p. 391.
90 Op. cit., p. 410.
91 Cf. la note n° 2.
92 Op. cit., p. 402. [ « Sie hatten die Geschwindigkeit gesteigert bis zu jenen Graden, an denen sie entweder in Vernichtung oder in Ruhe übergeht. Es lebte etwas vom Triumph in ihnen fort, von der Erinnerung an eine Wende wie damals am Roten Meer. Wie Serner meinte, waren sie in Reiche eingedrungen, an denen der Fluch des Apfels nicht haftete. » S.W., p. 334.]
93 Lucius, à la suite du père Félix, présente le Christ comme un « nouvel et plus haut Héraclès » (op. cit., p. 196).
94 Op. cit., p. 340. [ « Für ihn bedeuten diese Dirige nicht mehr als Krücken, durch die man das Gehen lernt. Er hält die Technik für eine Art der geistigen Beschleunigung, die endlich zum freien Fluge und dann zur Ruhe führt. Sie ist ihm ein Experiment des Geistes ; die Apparatur wird überflüssig, wenn die letzten Formeln gefunden sind. Dann wird das Wort, die Dichtung, vielleicht Musik die Technik ablösen. » S.W., p. 282.]
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