Journal de la Guerre au Cochon d’Adolfo Bioy Casares, entre chaos mythique et utopie
p. 139-147
Texte intégral
1« Au début, nos rêves étaient chaotiques, ensuite ils furent dialectiques » ; cette formule, extraite des Ruines circulaires de Jorge Luis Borges, suggère un passage du chaos mythique à une représentation du monde qui permet soit d’analyser les idées et remonter au vrai selon la dialectique platonicienne, soit de développer l’être au-delà des contradictions avec le paraître en découvrant la réalité matérielle du monde selon Hegel et Marx. Le Journal de la Guerre au Cochon renvoie au chaos lié à la création du monde, ou au rêve d’un nouveau monde, et il reprend en forme de cauchemar Le Pays des Aveugles de H.G. Wells, édité en langue espagnole par J.L. Borges dans « la biblioteca de Babel ». Avec l’affrontement des jeunes et des vieux, déjà analysé dans La Rebelion de las Masas1 de José Ortega y Gasset et La Guerre au Vieux de Dino Buzzatti, Journal de la Guerre au cochon présente un décor infernal identique aux « Morts de Buenos Aires », à « La Chacarita » et « La Recoleta », poèmes de J.L. Borges ; la descente aux enfers mythique des cimetières borgésiens est parodiée ; Orphée est incarné par Vidal, petit employé de Buenos Aires ; Eurydice se nomme Nélida. Quand l’aveugle Borges relit Spinoza ou s’enferme dans le labyrinthe de la Bibliothèque de Babel, Bioy Casares s’interroge sur les lumbagos des vieillards, visite les « conventillos » des couturières à la Evaristo Carriego ou les hôpitaux. L’humour et la parodie donnent le ton à cette satire de la société chaotique de Buenos Aires, écrite en 1967, pour évoquer une nuit de Saint-Jean où s’arrêtent les feux infernaux qui détruisent la ville.
La guerre au cochon ou la rupture entre générations
2Entre Vidal et son fils, l’existence semble sans difficultés mais, tout à coup, la peur va surgir et Vidal caché dans son immeuble, va trouver refuge dans l’amour de Nélida, une jeune femme qui va lui faire oublier ce fils peut-être traître qui mourra tué par le camion monstrueux au moment où son père croyait sa dernière heure venue. Isidorito est le fils de celle qui le trahissait dans les salles obscures de Buenos Aires où se projetaient les films de Louise Brooks, star hollywoodienne qui incarna la Lulu de Pabst. D’ailleurs les vieux persécutés, assassinés, lynchés, vivent dans la peur. Le roman évoque les barricades dans les rues :
Un brasier brûlait un peu plus loin. Vidal se rappela un tableau qu’il avait vu dans son enfance, représentant Orphée ou un diable, enveloppé par les flammes de l’enfer, jouant du violon.
"Quelle sottise, dit-il.
– Quoi ?
– Rien. Le brasier. Tout."2
3La ville entière est bouleversée. Il ne s’agit plus de la nuit agitée du Carnaval, évoquée dans Le Songe des héros-El Sueno de los Héroes, mais de la modification de l’existence venue des crimes qui changent la vision collective de la société, en entraînant un refus de vivre chez les vieillards : l’aventure de Vidal devient celle de l’Argentine tout entière sous l’effet de la propagande de Farell, habile à manipuler les masses :
Hier encore ils menaient tous une vie paisible ; tout à coup le fait même d’exister était devenu intolérable. Il eut brusquement envie de fuir. Pour la deuxième ou la troisième fois au cours de ces dernières heures, il souhaita se retrouver au-dehors. Cette nuit tous ses actes étaient à répétition3.
4Le héros fatigué et modeste qu’est Vidal, petit employé dont Bioy Casares précise les différentes demeures de l’enfance rurale à la vie dans Buenos Aires, devient symbole du refus et observe les jeunes intrus lors de la veillée funèbre de son ami :
– Vous ferez comme bon vous semble, mais je ne vous conseille pas de rester. Le climat est malsain.
Pour ne pas avoir l’air de vouloir s’obstiner, il remercia et se dirigea vers la porte.
– la raison, la fatalité, dit-il, c’est d’accepter les humiliations. Quand on est vieux, s’entend.4
5Le monde qui se rétrécit pour le vieil homme devient aussi celui de l’amour retrouvé et de la source de jouvence que lui offre Nélida. La chambre d’amour dont la porte se referme sur le couple amoureux est cernée par les persécuteurs, et l’imagination jointe à la rumeur publique compose un tableau à la fois horrible et invraisemblable d’une révolution en marche pour éliminer les vieux :
– Ceux qui ont promis de revenir ne sont pas du quartier. Ils viennent du Club des Employés de Mairie ; ils se sont emparés des camions de la fourrière et ils parcourent les artères de la ville, faisant la chasse aux vieux qu’ils vont chercher dans leurs réduits et qu’ils promènent en cage, pour les exposer, je pense, à la vue de tous.
– Et qu’est-ce qu’ils leur font ensuite ? demanda Nélida ?
Elle était derrière Vidal. Celui-ci pensa : Faner va voir ses bras.
– Il y en a qui disent, mademoiselle, qu’on les fait passer dans la chambre à gaz pour chiens enragés. Le compatriote de notre gardien assure, lui, qu’on ouvre les cage en arrivant à san Pedrito et qu’on les abandonne après les avoir pourchassés à coups de fouet en direction du cimetière de Flores.
– Ferme cette porte, ordonna Nélida à Vidal5.
6La quête de Nélida conduira Vidal à descendre aux Enfers, dans un établissement de prostitution où, au lieu de sa bien-aimée, il trouvera la prostituée Tuna, furie qu’il a vue déchaînée dans un tango érotique qui a tué un de ses amis :
En tout cas, mieux valait ne pas bouger jusqu’à ce qu’il se fut habitué à l’obscurité. Il resta donc immobile, s’appuya de la main gauche à la rampe de l’escalier ; il essayait de distinguer les visages des gens présents et se disait : « Pourvu que je n’attire pas l’attention, qu’on ne vienne pas me proposer une table ». Il était incontestablement mal à son aise quand une main se posa sur la sienne : son cœur se mit à battre violemment. De l’autre côté de la rampe, presque invisible dans l’ombre, une femme le regardait. Il pensa : « Mes yeux y voient à peine, ce peut être n’importe qui. Mais il est probable que c’est Nélida. Pourvu que ce soit Nélida. C’était Tuna6.
7Aveugle Œdipe dans l’obscurité de la salle de bal, à la poursuite de Nélida qui n’a pas encore rompu avec le fiancé du même âge qu’elle, Vidal se retrouve face à un être nocturne et menaçant. La mort rôde dans la nuit de Buenos Aires, et Vidal a subi une pluie de pierres des jeunes gens au long du mur du cimetière.
Un chaotique pays des aveugles et des vieux
8En faisant traduire Le pays des aveugles, Borges et Bioy Casares n’ont pas voulu rendre un simple hommage à Wells, romancier anglais luttant avec des armes darwiniennes contre le conformisme de la société victorienne. « Es la tragedia de un individuo solo y no comprendido en un mundo hostil-c’est la tragédie d’un individu seul et incompris dans un monde hostile » écrit Borges dans le prologue, et il ajoute « A una vaga memoria de esas pàginas (El huevo de cristal) debo mi cuento El Aleph. À un vague souvenir de ces pages (L’Œuf de cristal), je dois mon conte L’Aleph ». Ainsi le monde dantesque que la critique discerne dans L’Aleph est également un monde wellien ; de même, Bioy Casares qui se défend d’avoir réécrit L’île du docteur Moreau dans L’invention de Morel, a également déclaré avoir songé à L’Ève future de Villiers de l’Isle Adam, et à l’éternel retour orphique, pour écrire ce roman des trottoirs de Buenos Aires, entre les calles Juncal et Las Heras.
9The country of the blinds, Le pays des Aveugles, est une vallée isolée à trois cents miles du Chimborazo et cent miles du Cotopaxi, dans les Andes équatoriales ; l’éruption du Mindobamba qui plongea Quito dans le noir a isolé la vallée pour toujours. Wells imagine un homme prisonnier des habitants devenus aveugles, qui va s’évader avant de devenir le roi borgne de ce pays. Le centre de l’histoire est la décision de s’évader, jointe au désir de garder la lumière de cet homme qui ne peut accepter de demeurer loin du monde qu’il a connu, au creux de hautes montagnes, dans le village entouré de hautes murailles rappelant la Dité infernale. Le monde de volcans, d’éruptions et de chutes, associe la réalité géographique américaine inconnue de Wells au symbole des géants mythologiques révoltés contre les Dieux et lançant des pierres contre les volcans, qui sont remplacés par les jeunes lanceurs de pierres des rues de Buenos Aires. L’homme égaré parmi les races inconnues est comparable au Golem qui inspire Les Ruines circulaires7 : il « émergea du rêve comme d’un désert visqueux » ; « Adam de rêve » du ghetto de Prague, la créature borgésienne cherche la vie au chaos des origines, sur des « lambeaux de feu » et « dans l’aube sans oiseaux » de l’Enfer, deux rameurs, comparables à ceux de la barque de Caron, l’amènent à minuit sur une barque infernale ; il naîtra alors un simulacre, un fils divin, qui n’est pas créature de Dieu, mais produit du rêve. Alors, Borges, nouvel Homère :
sut qu’il était en train de devenir aveugle. Alors, il descendit dans sa mémoire, et il parvint à extraire de ce vertige le souvenir perdu, qui brillait comme une monnaie sous la pluie, sans doute parce qu’il ne l’avait jamais regardé sauf peut-être en rêve.
10Borges, l’aveugle enfermé dans un monde nocturne, ne peut écrire que des contes sur ses mythes personnels. Bioy Casares, avec la pluie de pierres lancée par les jeunes sur les vieux, reprend le combat titanesque contre les dieux, voué à l’échec. L’œuf de la naissance du monde, les feux d’artifice du renouveau de la Saint-Jean, les enterrements au cimetière, composent des récits fictifs dont Bioy Casares va tirer un tableau critique de cette société qui lutte pour survivre malgré la médiocrité quotidienne. Le sourire provoqué par l’humour fera oublier le chaos de ce monde effondré ; ces ruines de l’esprit, traitées par la fantaisie, donneront le tableau final dans lequel les vieux recommencent à prendre le soleil sur les places, sous le regard moqueur et peu repentant des gamins et des jeunes gens. Une paix fragile règne dans la ville.
11La ville de Buenos Aires est plongée dans la peur lors de scènes d’horreur nocturnes, et l’écrasement d’Isidorito par le camion demeurera certainement le crime d’un inconnu. Vidal brave la mort en sortant dans la nuit, et la fin du roman est ouverte.
12La ville de Buenos Aires évoquée par Adulfo Bioy Casares n’est pas seulement la ville cimetière sordide et poussiéreuse de La Recoleta de Jorge Luis Borges, ou la ville de marbre immortelle qui unit les temps mythiques de l’Odyssée et les temps modernes de l’Argentine dans L’Immortel. La description du labyrinthe des rues, des conventillos, des cafés à tangos ou des garages, montre la solitude d’un homme à la fois vaillant et couard. Du boliche du Maldonado, dans Homme au coin de rue rose aux ruelles de El Sur, aux rues des romans, le crime, le couteau ou la pierre lancée menacent l’homme perdu dans la nuit argentine. Compadritos et leurs couteaux, jeunes ou vieux, truands de Songe des héros ou de Dormir al Sol, jeunes endoctrinés par O’ Farrell dans la Guerre au cochon, réduisent la ville à un décor qui montre une société détruite par la violence. Comme le rappelle Gérard Genette8, l’essence de la littérature borgésienne sera l’écriture d’un conte anonyme qui échappe au vertige de la mimésis :
Mes contes comme ceux des "Mille et Une Nuits" veulent distraire ou émouvoir, ils ne cherchent pas à convaincre. Un tel but ne doit pas laisser supposer que je cherche à m’enfermer, pour reprendre l’image salomonique, dans une tour d’Ivoire ; avec l’âge j’ai appris à me résigner à être Borges.
13La ville au cochon n’est pas le palais piranésien qui décorait l’intérieur borgésien, mais ce récit des crimes remontant aux origines de l’humanité, est construit autour de rues, de places connues de Buenos Aires, du quartier populaire, loin du Palermo mythique des premiers émigrants italiens danseurs de tangos. Bioy Casares, comme Kafka, fait de son personnage central un arpenteur qui lutte contre l’étrange et l’inconnu ; le récit, tour à tour policier et fantastique, rappelle ce combat de l’intelligence humaine contre la solitude, qui ne peut s’achever par un mariage accompagné de nombreux enfants. Comme le rappelle Jaime Alazraki9 :
El mundo para el Europeo es un cosmos, en el que cada cual intimamente corresponde a la funcion que ejerce ; para el argentino, es un caos-Le monde, pour un européen est un cosmos, dans lequel chacun correspond à la fonction qu’il exerce ; pour l’Argentin, c’est un chaos.
14Pour Borges, comme pour Bioy Casares, l’écriture en forme de roman ou de conte, marque
la imposibilidad de penetrar el orden divino del universo plantea la posibilidad de un universo imaginacion y fantastico, construido segun un orden humano ; este universo es Tlön, ordenado segun los sistemas metafisicos y las teologias de todos los tiempos-L’impossibilité de pénétrer l’ordre divin de l’univers fait d’imagination et de fantastique, construit selon un ordre humain ; cet univers est Tlön, ordonné selon les systèmes métaphysiques et les théologies de tous les temps.
Tlön ou l’Argentine : Un autre monde...
15Si le monde de Tlön Ubar Orbis Tertius des Ficciones, et celui des Histoires démesurées, est commun à Borges et Bioy Casares, il faut distinguer entre les deux univers fictionnels, entre les « pays sans papiers d’identité » : les deux amis, complices dans l’écriture de romans policiers à quatre mains, diffèrent dans la construction littéraire ; entre les plans de Cartaphilus, l’article encyclopédique sur Uqbar, se trouve l’illusion du miroir. Le monstre placé dans le miroir borgésien est minotaure ou criminel ; celui de Bioy Casares, savant qui clone comme Jean Rostand, ou médecin à la docteur Moreau, apporte une révélation sous les masques de la vie carnavalesque :
de longues années durant, j’étais allé d’un amour à l’autre, au hasard : peu d’amours pour tant d’années et discordantes et tristes. Plus tard, je rencontrai Daniela et sus que je ne devais plus chercher, qu’on m’avait tout donné. Mes poussées de fièvre commencèrent exactement à cette époque.
16Un autre monde10 ressemble à celui du Voyage dans la lune de Cyrano de Bergerac, avec ses habitants-oiseaux par lesquels le couple explorateur embarqué à l’aéroport Ezeiza de Buenos Aires va être emprisonné :
Il aperçut au loin une multitude d’êtres, plus ou moins cachés derrière les arbres, qui étaient en train de l’encercler.
Avec effort, il se dit que ce n’étaient pas des hommes mais des oiseaux, de grande taille et couverts de plumes.11
17Le couple venu de Buenos Aires, Almagro et Margarita, est séparé, mis en quarantaine :
Il lui passa des menottes et la conduisit à l’hôpital qui rappelait assez la prison où s’était déroulée sa quarantaine12.
18Le récit sur le pays imaginaire montre donc ces animaux imaginaires, et il ressemble à celui de l’utopie française avec ses habitants découverts après un vol interstellaire.
19La fin du roman nous montre le retour sur la terre après un passage par l’hôpital, comme dans Journal de la Guerre au cochon : il est permis d’imaginer qu’Orphée Vidal retrouve Nelida Eurydice après avoir échappé aux lapidations. Le temps retrouvé des mates, des trucos-jeux de cartes et des ponchos, voit le retour de la paix et, dans les hôpitaux, les psychiatres soignent les jeunes angoissés, tandis que sur la place les jeunes lancent encore des moqueries : « il est terminé le temps des fredaines ». Le meneur de la propagande, Farell, double du Farrell, président du pays lorsque le 17 octobre 1945 le peuple exige la libération de Peron emprisonné pour excès de zèle envers les puissances fascistes qui l’avaient formé, va disparaître ; mais le cauchemar vécu dans les rues avant la dernière vision de Vidal s’éloignant de ses amis, sans doute pour retrouver Nelida, est bien le double du monde primitif des premiers temps mythologiques, où « les vieux hiboux », après avoir reçu des pierres, sont écrasés par de « grosses gouttes pesantes » d’un déluge. Les créatures mythiques et les furies antiques sont devenues des viragos de faubourg ; la milonga égrenée par le bandonéon accompagne de sa musique ce roman où le cosmos de Buenos Aires n’est plus celui du chaos primitif, où le destin des vieux géants révoltés enfouis sous les pierres et enfermés au plus noir du Tartare s’est transformé en danse de Laetitia, la servante à la « peau de momie » avec le vieil Amour ridé Jimmy réduit aux maisons de passes, au Salon Maguenta, au Petit Carrefour, qui existaient au temps de la jeunesse de Bioy Casares. Le vieux Vidal se souvient des temps de son premier mariage et des films de Louise Brooks, comme dans Le Songe des héros apparaissaient les vieux cafés « almacenes » de la jeunesse de Bioy Casares. Après la mort de son fils Isidorito, la guerre se calme, et Vidal semble accepter la vieillesse ; mais comme le remarque Nilda Diaz de Rosales, la fin est incertaine13, et même si le discours intérieur évoque une longue marche vers la vieillesse, le temps entre le 23 juin et le mardi 1er juillet, marqué par les morts de Huberman, Nestor et Isidorito, est centré sur ce samedi 28, où le tango érotique s’associe au souvenir d’enfance de Vidal.
20La conclusion oscille entre la parodie d’une utopie héroïque et le récit d’un crime en forme de roman populaire, écrit de manière linéaire sur un fragment de la vie d’un petit vieux de Buenos Aires ; Un autre monde reprendra ce thème de la terreur associé par une riche imagination à une retombée extrêmement banale dans la ville argentine, comme au retour d’un vol aérien de fin de semaine. La littérature politique ou mythique est oubliée. Rappelons pour souligner ce rapport entre l’utopie et le récit fantastique cette remarque de Carlos Fuentes à propos de L’Invention de Morel :
Les écrivains du Rio de la Plata remplissent précisément la fonction que je signale : créer une seconde histoire, aussi légitime que la première, si ce n’est davantage... l’épique détruisit, avec la conquête, l’illusion utopique ; nom et voix : c’est ce que notre littérature a su donner mieux que tout autre système d’information, parce que ses deux projections ont été la mémoire et le désir. Cette œuvre « Le Sourire d’Érasme »14 propose une rencontre entre nos mouvements fondateurs – épopée et mythe ; utopie et baroque – et les manifestations modernes du roman hispano-américain, héritier parodique et linéaire de l’épopée dans le monde moderne.
21Ce propos liminaire de l’essai de Fuentes, sans insister davantage sur la contre-utopie ou les récits fantastiques écrits par Bioy Casares, donne une dimension politique à une œuvre romanesque trop souvent mise en parallèle avec le conte borgésien.
22Entre le chaos mythique et le cauchemar fantastique, l’utopie, avec sa veillée des morts dans « un froide lueur grisâtre », transforme les rues de Buenos Aires et, comme dans Un autre monde, où le narrateur « qui ne vit le Monument des Espagnols, comprit qu’il était dans une ville nouvelle », la rue Paraguay de l’enfance de Vidal est devenue vision de rêve. La guerre au cochon, qui efface le réel, et transforme tout en cauchemar, n’est pas seulement le combat de deux générations ou un lointain souvenir mythique ; elle interroge les Argentins sur leur présent chaotique et sur leur futur incertain. « Questions d’une brûlante actualité, elles sont aussi celles du passé et seront celles de l’avenir tant que nos plus vieux problèmes seront sans solution », note encore Carlos Fuentes. La littérature contribue donc à expliquer et à ordonner ce chaos du monde. Il s’agit pour Borges de rêver les origines de Tlön comme de Buenos Aires, pour Bioy Casares de dépasser la violence et le monde historique, afin de créer dans le roman un monde nouveau qui annonce les temps futurs. Valiente mundo nuevo-Beau nouveau monde. L’échec de la conquête, la fin du rêve utopique dans le crime et la violence qui font asassiner les pères par les fils, s’associent à l’éternité de la quête amoureuse et à l’éternel retour qui marque la passion aux couleurs de la nostalgie.
Notes de bas de page
1 La Rebelion de las Masas paraît en 1930. Réfugié à Buenos Aires en 1936, Ortega y Gasset donna de nombreuses conférences et il fut l’ami et le protégé de Victoria Ocampo. La Révolte des Masses analyse cet avènement des masses au pouvoir social, l’articulation entre les élites et l’homme moyen.
2 P. 118. In Éd. Robert Laffont, trad. 1970.
3 P. 126.
4 P. 142.
5 P. 155. Le thème des chiens est cher à Bioy Casares qui possédait un magnifique chien nommé Ajax, puis une chienne nommée Diana comme l’héroïne et la chienne de Dormir al sol.
6 P. 204.
7 Voir Édition de La Pléiade pour la traduction française de l’œuvre de J.L. Borges. Voir notre étude de l’écho de la guerre et des origines juives in : « Le Miracle secret : une impossible biographie juive de Borges ? » In Écriture de la personne. Mélanges offerts à Daniel Madelénat. Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2003, pp. 287-294.
8 In « L’utopie littéraire », Figures, 1966.
9 Alazraki Jaime, La prosa narrative de Jorge Luis Borges. Temas-estilo. Gredos, Madrid, 1968, 248 p., ch. III : Caos y Orden. Voir aussi Caos, non traduit et écrit en 1934
10 De un mundo a otro, 1998 ; Un autre monde, Trad. 2001, In Bouquins.
11 Romans, Robert Laffont, Bouquins. Éd. Michel Lafon. 2001, 772 p. Ch. XIV, p. 750.
12 P. 763.
13 Diario de la guerra al cerdo, pp. 641-652. Publications de l’université de Provence.
14 Valiente Mundo nuevo-Le Sourire d’Érasme. Épopée, utopie et mythe dans le roman hispano-américain. 1990. Trad. Ève-Marie et Claude Fell. Gallimard, 1992. Carlos Fuentes utilise Ortega Y Gasset pour définir la crise de la culture latino-américaine et la fonction du roman qui doit annoncer le monde nouveau du XXIe siècle ; p. 344 : « La vie est un ensemble de problèmes auxquels nous répondons par un ensemble de solutions qui s’appellent la culture ».
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