Nous autres d’Eugène Zamiatine ou la pensée critique d’un humanisme technique
p. 95-113
Texte intégral
1Dans les premières années qui ont suivi la révolution russe, précisément en 1920-21, Eugène Zamiatine (1884-1937) écrit Nous autres, roman d’anticipation politique publié pour la première fois quatre ans plus tard, mais en langue anglaise. Le texte ne sera accessible au lecteur russe qu’en 1988 alors que l’Union soviétique est agonisante. Nous autres n’est donc pas une œuvre récente. Elle présente cependant l’avantage de précéder nombre de classiques du genre, et de s’offrir ainsi en référence pour une meilleure intelligence des procédés sous-tendant les récits ultérieurs d’autres auteurs. En effet, le texte de Zamiatine est souvent présenté comme la source d’inspiration de chefs-d’œuvre, tels Le Meilleur des mondes (1932), 1984 (1949) ou Un bonheur insoutenable (1970), ayant à leur tour fait école.
2Cette fiction, adoptant la forme du journal intime, décrit la société du XXXe siècle, soumise à l’État Unique gouverné par le Bienfaiteur, comme pour mieux dénoncer le contexte sociopolitique torturant Zamiatine, sa pensée et son écriture. Dans ce monde imaginaire, chaque individu, réduit à un numéro, est condamné au bonheur d’État. D- 503, personnage principal et narrateur, rend compte d’un système scientifiquement établi conduisant à une forme d’humanisme technique. Destiné à ceux qui connaissent encore « l’état sauvage de la liberté », le carnet qu’il tient, intégralement livré au lecteur, est supposé faire l’éloge de l’État Unique afin de les « soumettre au joug bienfaisant de la raison » et « de les forcer à être heureux » (NA,15)1.
3Le roman montre la puissance d’un système quasiment imperturbable qui administre sa logique de fond, s’immisçant dans la conscience de chaque être, de façon à garantir l’absolu respect de ses principes. Nous autres témoigne d’une telle emprise idéologique, finalement négatrice de la personne. Chaque entité humaine est débarrassée de toute capacité autoréflexive et de tout potentiel critique, afin de ne pas remettre en cause ce qui est présenté comme la vérité vraie et unique. Le doute, amenant le questionnement, puis le jugement de l’ordre établi, doit être proscrit pour prévenir le développement de consciences individuelles promptes à déconsidérer, notamment par la promotion de l’imagination (NE, 90), la primauté de la victoire du « total sur l’unité » (NA, 56).
4Les rapports possibles entre littérature, art, science d’une part, et politique d’autre part, placés au cœur du roman, participent du contexte historique l’accueillant. Au-delà de la dimension annonciatrice de Nous autres, son épaisseur critique invite à rendre intelligible les traductions idéologique (I), sociétale (II) et individuelle (III) de cet humanisme technique, finalement décrit par le narrateur qui, s’il est au nombre de ses adeptes, en subit au final, il est vrai sur fond de rédemption, les redoutables fondements.
I. Mise en fiction d’un dogme : refondation des motifs de l’être ensemble
5L’idéologie promue par le pouvoir en place, sa nature et ses principes, offrent une entrée philosophique, et favorisent la mise en œuvre d’une approche strictement catégorielle du monde livré au lecteur, précisément de ce que l’on croit pouvoir désigner par la référence à un humanisme technique, organisant la principale hypothèse de travail. Qu’entend donc signifier cet humanisme qui, tout en prônant un égalitarisme forcené favorisant la référence au tout, rompt avec la personnalité de chacun et fait de tous l’identique de l’autre ? Quatre entrées organisent la réponse faite à ce premier questionnement. La première insiste sur le terreau qui encourage la fiction d’anticipation politique, et dont l’observation et la juste compréhension permettent, en l’occurrence, de mieux saisir ce qui reste finalement discret dans l’œuvre, c’est-à-dire les représentations de la rupture, de ses causes et des formes qu’elle prend. Ici, elle est réalité, et s’impose à la fiction. Si la deuxième interprète le renversement qui s’opère avec le passage de l’utopie à la contre utopie, la troisième caractérise les tenants et les aboutissants d’une réalité de vie surprenante. La dernière entrée conclut sur les catégories convoquées qui autorisent l’évocation quasi antinomique d’un humanisme technique.
Histoire, idéologie, utopie
6Avec Nous autres, Zamiatine en appelle d’abord à l’Histoire. Ce rapport à l’inscription de l’Homme dans le temps – figurant la destinée de l’Humanité –, non seulement en référence à la communauté des terriens, mais également de tout autre habitant de l’Univers, définit les limites dans lesquelles s’inscrit et peut s’interpréter le sens du récit. Autrement dit, la linéarité du temps étant respectée, la perspective de vie esquissée répondant bien à l’idée de progrès, la ligne reprise par l’écrivain est celle, commune à l’époque, de la modernité. Le passage d’un monde à un autre, motivé par l’espoir d’une meilleure condition, idéale, garante du bonheur enfin trouvé, est clairement exprimé, même si le moment de rupture auquel le narrateur, et donc le lecteur, pensent assister, n’équivaut pas à la grande disjonction, celle des origines du monde auquel le narrateur renvoie. Le grand chambardement a eu lieu au terme de la Guerre de Deux Cents ans et, désormais, l’esprit de conquête prime : il s’agit de procéder à « l’intégration des immensités de l’Univers » (NA, 15). Dès lors, le va-et-vient incessant entre le temps et l’espace du récit et le moment de l’Histoire que vit l’auteur devient le réflexe indispensable à la bonne intelligibilité de ce qui est proposé. Ni l’ancien régime tsariste, ni la prise en main bolchevique, magnifiant l’avènement d’un nouveau monde, n’auront satisfait la soif de liberté de Zamiatine. L’un et l’autre l’ont emprisonné.
7La possibilité d’une anticipation politique demande donc la mise en situation historique du récit, altérée par les positionnements idéologiques en présence, dont la dissemblance encourage la rupture brutale, souvent pourvoyeuse d’anachronismes et de résistances. Le renouvellement des modalités de l’existence, en lien avec les principes idéologiques promus, se heurte parfois à la réalité matérielle ayant servi jusque-là à l’épanouissement de la société contestée, et portant en elle les traces, la mémoire d’un monde détesté et rejeté. Avec Nous autres, si la rupture est consommée, deux enjeux taraudent les certitudes établies. Le premier questionne les réminiscences possibles d’une histoire passée, interdite, qui viendraient reconsidérer le bien fondé du changement sociétal opéré. Les Méphis, habitants de la nature, au-delà du Mur Vert, donc hors de la Ville, ont échappé à toute intégration et, par leurs actions subversives, entendent semer le désordre. Le parcours du héros, D-503, témoigne de ce rapport incertain au passé, et du doute qui, par conséquent, point et met en danger l’organisation politique du monde dans lequel il vit. Le second enjeu traite d’une forme d’évangélisation de ces terres impies devant impérativement être converties à la religion de l’État Unique. Ainsi, la transition d’un monde à un autre s’accompagne d’un basculement idéologique motivé par le désir d’une destinée autre, émancipatrice, et trouvant sa traduction dans l’utopie planétaire (Mattelard, 1999). Mais les options retenues, pour peu qu’elles s’accompagnent de quelques rigidités et d’un rapport faussé à la totalité, commandent un ajustement du regard qui permet d’opposer à la référence utopique la figure critique de la contre utopie.
Totalité, totalitarisme, contre utopie
8L’idée de renouveau guidant la révolution socialiste en Russie s’appuie en effet sur la reconsidération de la référence au tout, impliquant le re-dimensionnement politique de la représentation du pouvoir. La littérature, et plus généralement les arts, accompagneront les premiers pas de cet élan en faveur d’une refondation de la société. Le mouvement constructiviste en architecture, contribuant au grand changement, révisa les rapports de l’Homme à l’autre, à la maison et à la ville. Mais les protagonistes de ce remodelage socio-spatial seront rapidement, à la fin des années 1920, écartés ou contraints de suivre les nouveaux préceptes du réalisme socialiste donnant corps au glissement insidieux de l’approche totale de la réalité vers sa conception totalisante puis totalitaire (Arendt, 1975). Le monde décrit dans Nous autres reproduit ce glissement jusque dans la négation instantanée de la référence au tout – toute sociologie des profondeurs (Gurvitch, 1968) étant impossible –, et promeut ainsi une logique totalisante s’accordant du principe voulant que la somme des parties fait le tout. L’évolution vers une organisation sous contrôle et indiscutable consacre l’œuvre totalitaire. C’est précisément dans cet état de fait que la contre utopie trouve sa motivation. Elle est œuvre hautement ironique réalisant la satire d’un monde idéal et parfait, producteur d’un nouvel ordre social organisant le bonheur des hommes, et travaillant à la critique des travers de systèmes élaborés à cette fin.
Égalité, liberté, identité
9Dès lors, l’observation de la réalité ainsi conditionnée révèle une saisie du rapport au monde en général, à l’autre et à soi en particulier, qui oblige à reconsidérer le triptyque liberté, égalité, identité. L’expression de la liberté est liée à la capacité de chaque individu à se persuader des bonnes intentions, soit du système totalitaire auquel il appartient (l’État Unique) et qu’il ne connaît pas comme tel, soit de son grand ordonnateur (le Bienfaiteur). Chacun juge sa liberté à l’aune de ce qu’on lui a autorisé ici et maintenant, et se satisfait donc de la norme imposée conçue comme l’aboutissement du parcours de l’Humanité qui, par la rationalisation de l’existence, a mis un terme à d’interminables errances. Ensuite, l’égalité, reposant sur le même raisonnement, renvoie directement à la manifestation du tout dans sa transfiguration totalitaire. Ici, les droits et devoirs étant savamment régis, la conception de l’égalité se réduit à l’équivalence des êtres et des existences. L’affirmation de la personnalité et la volonté de différenciation deviennent dangereuses car hautement séditieuses. La formation d’une masse est recherchée, car elle a tendance à détruire l’individu, ce qui rend son expression difficile. Vient enfin le rapport de l’individu à lui-même, entendu comme personne singulière. La perte de son identité propre le rend identique à l’autre. La seule distinction s’organise en comparaison avec les représentants d’autres espaces (hors la ville), ou d’autres temps (avant l’État unique). L’autonomie du sujet étant réduite à néant, la consécration en un seul ordre d’un être collectif, incarné par un chef idolâtré et ses appareils idéologiques, empêche toute revendication d’une identité personnelle ou groupale.
Humanisme d’un autre temps : individu, machine, post-humain
10Ce rapide questionnement de la réalité humaine, sociale et individuelle, sur fond de totalitarisme en devenir transposé dans la fiction, éclaire l’identification d’un humanisme technique entendu comme position philosophique plaçant au-dessus de tout ce que l’on pourrait désigner par post-humain et les valeurs inhérentes devant beaucoup à la science, la technique (Habermas, 1973), et désormais la technologie. Autrement dit, cet humanisme qui n’en est finalement pas un – il désigne, dans un souci comparatif, une même catégorie – intègre l’idée du bonheur rationnellement assuré à tous : « le bonheur mathématique et exact » (NA, 15). Destructeur de toute forme d’individualité, adorateur de la machine, consacrant la fin de l’Humanité, ou du moins son évolution radicale, cet humanisme fait de la manipulation, du mensonge (Moulard, 1997) et du contrôle, ses principes animateurs : la manipulation des êtres et de leurs existences psychiques, sentimentales, sociales et politiques, est érigée en un système de liberté, cependant que le mensonge se fait principe de vérité, et que le contrôle est élevé au rang de nécessité. Les motifs de l’être ensemble sont ramenés à la simple satisfaction d’un ordre public qui n’a pour seule ambition que son propre maintien. La détermination des modalités du vivre ensemble répond à cette attente. La nouvelle conception dogmatique de la réalité humaine, née de la révolution d’octobre, que devine et subit déjà Zamiatine, garantit son efficace politique et sa pérennité sociale par sa mise en fiction (utopie), et voit sa contradiction orchestrée dans la littérature, notamment, par la mise en fiction de la fiction (contre utopie).
II. Organisation de l’établissement humain sur fond d’arithmétique sociale
11Assimilant les cadres de ce dogme, ce deuxième temps de la réflexion juge des modalités de sa transcription dans la vie quotidienne : comment cet humanisme technique prend-il corps et fait-il société ? Depuis les formes et le sens des pratiques sociales jusqu’aux lieux de leur expression, en passant par l’évocation d’un ailleurs ensorceleur, un hors-la-ville aussi fascinant que repoussant, la richesse de la chronique proposée ne manque pas de questionner une arithmétique sociale emblématique de ce monde en devenir. L’appréhension et la caractérisation de ce quotidien s’opèrent à la lumière d’un établissement (in) humain présentant la ville comme le lieu d’épanouissement d’une nouvelle modernité en contrepoint de cet extérieur sauvage, négateur des qualités de la nature. Cette conception quelque peu paradoxale de l’humanité pose d’abord la question du statut de l’organisation sociale proposée, exige ensuite de juger, par le sens qu’elles prennent relativement aux grandes ambitions affichées, des pratiques quotidiennes observables, pour enfin interroger à nouveau ce qui fonde les représentations, mises en actes, d’un tel monde.
L’enfermement communautaire : de la numérisation à la numérologie
12Si une sociologie du monde décrit dans Nous autres était réalisée, elle ne manquerait pas de signaler le choix fait par Zamiatine en faveur de la communauté entendue comme forme privilégiée d’expression de la vie sociale. La société, autre mode possible de l’organisation des hommes dans l’espace, n’est pas retenue. Le rappel des débuts de la sociologie allemande, et précisément de Gemeinschaft und Gesellschaft (1887) de Ferdinand Tönnies, donne le ton. La référence communautaire est sans ambiguïté possible, puisqu’elle renvoie à l’idée d’une masse uniforme n’autorisant pas la distinction entre des individus interchangeables : « Personne n’est "un" mais "un parmi" » (NA, 20). Seule une conscience collective s’exprime comme émanation d’un même corps : « [...] nous nous levons comme un seul numéro [...] Fondus en un seul corps » (NA, 26). La forme communautaire n’implique pas, il est vrai, un pouvoir fort, incarné en l’occurrence par un être dominateur, le Bienfaiteur. La masse, en tant que masse, peut s’exprimer indépendamment de toute autorité supérieure, mais son affirmation reste faible. Quoiqu’il en soit, cette configuration ne laisse aux individus qui la composent qu’une marge de manœuvre réduite. La totalité les absorbe et en fait de simples entités dont l’unique ambition ne peut être que le maintien du tout par un consensus naturel et non forcé, empreint d’évidence : « La seule façon de passer de la nullité à la grandeur, c’est d’oublier que l’on est un gramme et de se sentir la millionième partie de la tonne » (NA, 122). Tout ce qui se fait et se décide s’éprouve en commun et n’est pas mis en discussion car l’essence même de la communauté en appelle à une forme de transcendance. Avec Nous autres, la voix du chef, figure du père protecteur rappelant Lénine, dit la voie à suivre, qui n’est naturellement pas mise en débat et ne peut être objet de controverse car la vérité, l’unique vérité, l’anime : « L’obéissance absolue et extatique » est assurée (NA, 18). Ainsi, le monde imaginé par Zamiatine, en écho à la mutation historique en cours et aux principes dévoyés inscrit dans la révolution socialiste, s’oppose en tout à ce qui fonde la société, c’est-à-dire la différenciation et l’affirmation des individus en tant qu’êtres autonomes doués d’une conscience individuelle. D’ailleurs, le narrateur ne manque pas de rappeler combien cette posture est difficile à tenir, tellement il reste des raisons d’envier l’autre. Afin d’affirmer le rôle déterminant du choix communautaire, en tant que forme contraignant, sans le dire, les corps et les esprits en un même mouvement, l’écrivain semble retenir la formule du Un pour tous, tous pour un, en en livrant une illustration très efficace. En effet, une numérisation des existences advient et exprime toute la force de cette appartenance communautaire valorisant le rapport binaire au monde : 0 ou 1, homme ou femme sans autre distinction possible, si ce n’est celle les opposant aux hérétiques de l’extérieur. Pour être garantie, la maîtrise absolue des destinées semble soumise aux principes d’une numérologie entendue comme l’art algébrique de caractériser chaque individu par la prédiction de l’avenir de la communauté : « La table de multiplication est plus sage, plus absolue que le vieux bon Dieu ; jamais, vous entendez, jamais elle ne se trompe » (NA, 76). Cette numérologie est mise à disposition du projet autoritaire valant croyance en un possible bonheur universel, vécu par tous sans exception. Les fondements de la forme communautaire ne sont guère éloignés de cet arrangement mathématique, « [...] en quoi réside la beauté divine de ma patrie [...] » (NA, 75), puisque les usages, coutumes et traditions, préservent l’équation de la vie de l’immixtion de toute inconnue susceptible de venir troubler l’équilibre et le rythme du groupe. Le sous-titre de l’édition allemande de l’ouvrage de Ferdinand Tönnies fait référence au communisme et au socialisme comme formes historiques de la civilisation. L’évolution de la forme communautaire – attachée au communisme – vers la société – inhérente au socialisme – implique l’abandon des valeurs traditionnelles et, tout en libérant l’individu, le soumet au rationalisme de la science et du droit, régit ses relations à l’autre par le contrat, et introduit la référence à un ordre étatique encadrant la liberté individuelle de disposer de son corps et de faire libre usage de sa conscience. Avec Nous autres, Zamiatine exprime l’espoir immédiatement déçu de la Révolution socialiste, en insistant sur le détournement éhonté des idéaux libérateurs et de la référence au progrès et à la science : « [...] le véritable amour de l’humanité doit être inhumain, [...] le signe indéniable de la sincérité, c’est la cruauté ». L’organisation communautaire adopte une forme extrême, faussement éclairée, qui trouve sa traduction au quotidien dans tous les actes de la vie : « De quoi les gens se soucient-ils depuis leur lange ? De trouver quelqu’un qui leur définisse le bonheur et les y enchaîne. Que faisons-nous d’autre actuellement ? Nous réalisons le vieux rêve du paradis » (NA, 212).
De l’ordonnance de l’intime en un système de contrôle de l’ordre public
13La concrétisation de cette espérance ne laisse rien échapper à la logique la motivant. Tout y passe. En un quotidien rythmé par une temporalité unique, administrée par la « Table des Heures » assignant à chaque activité, individuelle ou collective, une tranche horaire, les quelque dix millions de numéros exécutent leur vie chronométrée en un tempo lancinant. Le travail, le repos, les repas, le temps personnel, sont autant de moments programmés livrant à l’analyse un monde sans âme, désincarné, assujetti, consacrant le renoncement de l’homme libre et doué de raison face à l’affirmation insidieuse d’un devoir être tyrannique : « En bas, le boulevard était plein : par ce temps, l’Heure Personnelle qui suit le déjeuner devient généralement l’heure de la promenade complémentaire. Comme d’habitude, l’Usine Musicale jouait par tous ses hautparleurs l’Hymne de l’État Unique. Les numéros, des centaines, des milliers de numéros, en unifs bleuâtres, ayant sur la poitrine une plaque d’or avec le numéro national de chacun et chacune, marchaient en rangs mesurés, par quatre, en marquant triomphalement le pas » (NA 19).
14Zamiatine fait la « satire de l’Organisation », rappelant « [...] les débats qui entourent la naissance d’une conception technocratique de l’organisation socialiste de la production et d’un théorie mécaniste des transformations idéologiques et culturelles » (Mattelart, 1999, 276). L’incompatibilité observable entre, d’une part, ce glissement de la responsabilité politique vers la légitimité technicienne en proie à la fonctionnarisation et, d’autre part, les faveurs accordées à la forme communautaire, permet d’insister sur la dimension terriblement asservissante du monde décrit. D’ailleurs, la richesse avec laquelle l’auteur demande au narrateur de témoigner de ce monde carcéral si prévisible – ne laissant rien au hasard et vouant un véritable culte à la perfection de l’être, de la pensée, du milieu et des choses – dispose d’une efficace remarquable permettant d’esquisser une psychosociologie de la vie intime, sentimentale, amoureuse et sexuelle dans ce monde. Cette analyse reste importante pour la bonne intelligibilité de l’œuvre, au regard de l’humanisme technique postulé puisque, dans le roman, le trouble de l’ordre public arrive précisément au moment où la sphère privée, s’exprimant dans la relation ambiguë – mi-stratégique mi-amoureuse – que le narrateur entretient avec la résistante I-330, remet en cause les certitudes acquises, fondatrices de l’ordre existant, par l’éventualité d’une conscience autre, et donc de l’expérience d’un autre soi. Cette entrée est révélatrice de l’exiguïté du monde fixé par D-503 dans les notes de son journal. L’expression d’une pensée personnelle, nécessairement critique dudit ordre, ou d’un sentiment personnel amical ou amoureux, signe d’une autre existence possible détournée de la visée collective fondatrice de l’État Unique, s’inscrirait contre la pensée logique, et serait œuvre déraisonnable. Ainsi, le narrateur se jetant au secours de I découvre toujours plus cet autre soi ; il rapporte : « Je sentis des milliers d’yeux, ronds d’horreur, fixés sur moi, mais ceci ne fit que donner des forces à ce sauvage aux mains velues qui venait de s’échapper de moi avec la joie du désespoir » (NA, 134), souvent présenté comme forme supérieure de la critique. Les raisons pour lesquelles les pratiques sexuelles sont, dans ce monde de transparences, la seule activité menée à l’abri des regards (les rideaux sont tirés), ne trompent plus : elles ne peuvent être que transactions non-marchandes, préétablies (le nombre de jours sexuels est calculé par le bureau sexuel), et tout juste contrôlées par les partenaires. L’acte fait en effet l’objet d’une réservation par un des deux participants, d’une déclaration et d’une consignation. L’adhésion au consensus global – qui refuse : « [...] une vie absolument ascientifique et bestiale [...] », laissant « [...] la vie sexuelle sans contrôle » (NA, 27), et le sentiment amoureux l’emporter sur le sacrifice de soi – est totale. La « Lex sexualis » réduit l’Amour au sexuel, en l’organisant, en le mathématisant, et déclare : « N’importe quel numéro a le droit d’utiliser n’importe quel autre numéro à des fins sexuelles » (NA, 34). Prolongement presque naturel de cette ordonnance de l’intime en lien étroit avec la sécurité de l’État, la procréation et l’élevage semblent également largement assistés, puisqu’une Norme Maternelle (NA, 18) existe, qu’un Institut de Puériculture est signalé (NA, 129), et que désormais les enfants semblent relever de la propriété collective. Reprenant point par point les pratiques et mentalités des anciens, instituant de manière systématique les positions inverses, l’État Unique s’approprie cependant l’héritage de Taylor et de sa science, en en généralisant les principes à tous les secteurs de la vie communautaire. Comme le rappelle Mattelart, « à partir de 1918, Lénine préconise l’introduction systématique du taylorisme dans les fabriques, voyant dans l’application de ces méthodes la seule façon de socialiser une main d’œuvre d’origine massivement paysanne [...] » (1999, 275). Cet auteur précise également que circule très tôt, dès 1910, chez les penseurs utopistes, tel Alexandre Bogdanov, ces références à l’automatisation et au rôle dominant de la machine, qui feront florès dans l’affirmation du rationalisme socialiste. Zamiatine reconduira de telles conceptions, mais l’usage qu’il en fait lui vaudra la censure et le bannissement de son texte : « Ce Taylor était le plus génial des anciens. Il est vrai, malgré tout, qu’il n’a pas su penser son idée jusqu’au bout et étendre son système à toute la vie, à chaque pas, à chaque mouvement ; il n’a pas su intégrer dans son système les vingt-quatre heures de la journée » (NA, 44). Nul numéro n’envisage donc de se soustraire à cette emprise, entièrement régie par l’absolu contrôle du tout, de peur de perdre sa condition confortable de numéro, et de devenir un individu, c’est-à-dire un étranger dans ce monde urbain idéalement façonné pour réduire à néant la liberté de chacun de ses habitants et éviter d’en faire des criminels.
Matrice urbaine : assujettissement politique et automatisation du social
15Bien que vierge de toute véritable description architecturale ou urbanistique, et donc finalement très peu décrite, la configuration spatiale donnée à ce monde réglé autorise cependant quelques compléments de nature à préciser l’organisation concrète du quotidien et à mieux comprendre le rôle de la Ville dans le gouvernement et l’administration des numéros. Les premiers mots du narrateur – reprenant la proclamation publiée par le Journal National exhortant chacun à prendre la plume – rappellent que la sphère terrestre est tout entière soumise à l’autorité de l’État Unique. Mais, presque simultanément, une dichotomie est opérée, qui signale une situation bien plus complexe qu’imaginée, puisqu’un dehors s’opposerait à un dedans. Ce rapport, somme toute classique, vient nuancer la réalité d’un asservissement terrien abouti. D’un côté du Mur, « les plaines sauvages et inconnues » (NA, 17) de la campagne, de l’autre, la Ville, que D-503 avoue ne pas pouvoir imaginer sans le Mur Vert (NA, 25). Cette partition de l’établissement humain – rappelant la contestation du mode de production de la société capitaliste par le projet socialiste d’abolition de l’opposition de la ville et de la campagne, dont l’objectif était de mettre un terme à leur interdépendance – remonte à la Guerre de Deux Cents ans ayant vu s’affronter ces deux mondes. Reconduisant les vertus civilisatrices du monde urbain, Zamiatine paraît donc évoquer le sort de la société rurale de la Russie soviétique et anticipe même son bouleversement sous Staline : « Entre le sauvage océan vert et moi, il y avait le Mur. [...] Nous n’avons cessé d’être des sauvages que lorsque nous avons édifié le Mur Vert, lorsque nous avons isolé, à l’aide de celui-ci, nos machines, notre monde parfait du monde déraisonnable et informe des arbres des oiseaux, des animaux... » (NA, 102). Par la marginalisation de cet environnement naturel et son identification au monde libre (présenté comme sauvage, inorganisé), l’auteur et son narrateur décrivent une Ville enclose, dont on ne sait – jusqu’à ce que I-330 apparaisse sous les traits de la résistance et dévoile le projet de détournement de l’Intégral – si son autorité est définitivement et solidement assise, ou si son autonomie est susceptible d’être sérieusement mise à mal par les ennemis du bonheur généreusement dispensé.
16Cette clôture paraît préserver de toute attaque étrangère et, à l’intérieur, la tranquillité semble acquise, car cette Ville est de verre. Cette transparence généralisée, imaginée pour mieux figurer une vie sous contrôle, place chacun sous le regard du voisin, auquel rien ne peut être caché. Cette liberté surveillée est le ressort principal du système social élaboré puisque tous se prennent en charge et deviennent les ardents défenseurs d’une moralité au-dessus de tout soupçon, dictée par le Bienfaiteur disant l’interdit et la règle. Tout concourt à la réussite de la fondation de la nouvelle Cité reconsidérant le rapport à l’humanité et au politique. Prenant davantage forme dans la tête de chacun de ses administrés que dans l’espace géographique l’accueillant, définitivement mystérieux, la réalité sociopolitique et urbaine servie au lecteur repose sur un appareillage sommairement judiciaire et fondamentalement carcéral propice au sacrifice de la personne. Symbole de cette heureuse damnation – versus l’odieuse bénédiction des Méphis, en quelque sorte –, la Machine qui rend la justice et exécute les sentences au nom du Bienfaiteur, donc de tous : « Lourd, tel le destin, le Bienfaiteur fit le tour de la Machine et posa sa main énorme sur le levier...[...] Une lame électrique scintilla d’un éclat aigu, insupportable, et un craquement se fit entendre dans les tubes de la Machine. Le corps disloqué se recouvrit d’une fumée légère et brillante puis se mit à fondre [...] » (NA, 58). Moloch en puissance, annonçant Metropolis de Lang, la Machine, broyeuse de numéros, est la pièce ordonnatrice d’un ensemble de lieux (l’Auditorium 112, l’Opératoire, la Place du Cube), de manifestations (Jour de l’Unanimité, Fête de la Justice), d’institutions (Institut des Écrivains et Poètes Nationaux), d’outils (la Cloche pneumatique) et de personnages (U une contrôleuse, R-4711 un gardien, R-13 le poète), sur lesquels l’affirmation du tout prend appui. Transparaît de ce panorama, le dessein d’une Ville aux allures finalement concentrationnaires, qui forme un peuple à l’obéissance, et dont le seul projet affiché est de répandre le bonheur si particulier qui est le sien. Tout les réfractaires passeront par l’Opératoire, subiront notamment l’épreuve suffocante de la Cloche pneumatique, manipulée par les médecins les plus expérimentés « sous la direction du Bienfaiteur en personne » (NA, 89). La mise en concurrence en un même espace de principes communautaires, d’une part, et d’un contexte urbain marqué – il est vrai plus par son opposition à la campagne que par sa description pure et simple –, lieu de réalisation optimale de la forme sociétale, d’autre part, introduit la confusion par l’expression paradoxale de la Ville en tant que forme sociale. Cette étrangeté vient éclairer l’humanisme technique postulé, en ce sens que des valeurs (intentions) humaines (numériques) sont énoncées, la Ville (ordre urbain) en tant que Cité (matrice) est convoquée, et le progrès technique sommé d’inscrire les premières dans la seconde. Dès lors, le narrateur, en tant que composante de cette équation de vie, consigne dans ses notes l’expérience du doute, de l’autre, du sentiment, de l’interdit, et laisse quelques indices d’une vie psychique tourmentée à étudier, notamment dans la perspective de la formation d’une possible pensée critique qui, si elle n’est guère convaincante chez le narrateur, prend toute sa mesure chez Zamiatine.
III. De l’expression d’une conscience torturée à l’éveil d’une pensée critique
17Opérant un retour ou un recentrage sur l’individu, ce troisième temps présente l’écriture comme le lieu d’une tension extrême. Le journal, conçu au départ comme un outil de célébration à la gloire de l’État Unique, va se donner comme le révélateur de la conscience du narrateur, lieu de questionnement et de doute participant, au final, à l’éveil critique de ce dernier, en ouvrant une brèche dans l’édifice idéologique et sociétal érigé en un système castrateur. Le journal s’affirme alors comme lieu des possibles. Le parallèle évident entre le narrateur D-503, ingénieur et constructeur de l’Intégral, chargé de conquérir d’autres espaces, et son créateur Eugène Zamiatine, ingénieur et mathématicien lui-même, ouvre une réflexion sur la dimension politique et, par conséquent, critique de l’œuvre littéraire.
Enjeux idéologique, politique et rhétorique d’une nouvelle littérarité
18La subordination de l’esthétique littéraire à l’éthique et au rationalisme idéologique du pouvoir en place anticipe la mission assignée à l’écrivain par le réalisme socialiste. Dès les premières pages du roman, le projet narratif de D-503 est assimilé au programme d’« intégration des immensités de l’univers » par l’Intégral, le « Verbe » se donnant comme l’arme d’assujettissement suprême. Pour célébrer « les beautés et la grandeur de l’État Unique », D-503 s’improvise écrivain au service de l’État, couronnant ainsi sa construction d’une production littéraire destinée à conquérir et soumettre l’Univers. Ce projet rhétorique à visée colonisatrice inspire une nouvelle littérarité, faisant de chaque numéro un auteur potentiel, dont l’analyse des normes, examinées d’un point de vue stylistique, narratif et formel, enrichit la connaissance d’un possible humanisme technique, et précise le mode critique de la fiction d’anticipation politique.
19L’instrumentalisation de l’écriture réduit celle-ci à un discours rationnel et fonctionnel aboutissant à la négation de l’écrivain ou artiste. D-503 reconnaît lui-même son absence de disposition littéraire : « Ma plume, habituée aux chiffres, ne peut fixer la musique des assonances et des rythmes » (NA, 16). Pour autant, en s’appliquant à décrire la réalité et « la vie mathématiquement parfaite de l’État Unique », ce dernier ne doute pas de la dimension poétique de son œuvre : « [...] (mes notes) ne seront-elles pas un poème par elles-mêmes, et ce malgré moi ? ». Le sujet triomphe du style, et l’écrivain produit comme un fonctionnaire d’État. Le poète R-13, ami du narrateur, attaché à l’Institut des Poètes et Écrivains Nationaux, incarne d’ailleurs la figure de l’artiste assujetti au dogme du régime. Ainsi le discours de R-13 prophétise l’emprise du réalisme socialiste sur les arts et la littérature, notamment : « L’élément, autrefois sauvage, de la poésie, a été également dressé et soumis au joug. La poésie n’est plus un impardonnable roucoulement de rossignol, c’est une force nationale, un service utile » (NA 77-78), prêtant son lyrisme sentencieux aux emblèmes du régime, telles les « Odes quotidiennes au Bienfaiteur », les « Stances sur l’hygiène sexuelle », ou encore « l’Hymne à l’État Unique ». Ce qui se profile ici n’est rien d’autre que le détournement du style, et par conséquent la mort littéraire de l’auteur, véritable « condamnation à mort » de l’aveu de Zamiatine dans son courrier à Staline de juin 1931, faisant de l’exil la seule issue possible.
20Explorant les méandres du totalitarisme et érigeant la littérature en appareil du système, le régime de l’État Unique exige encore l’éviction du sujet narratif. Comme le poète d’État, D-503 prétend se soustraire aux principes de la subjectivité littéraire en substituant au je un nous irréductible. Ainsi corrige-t-il : « Je m’efforcerai d’écrire ce que je vois, ce que je pense, ou, plus exactement, ce que nous autres pensons » (NA, 16), en conformité avec l’idéal communautaire. Toutefois, la forme du journal, en privilégiant et en encourageant un mode d’expression subjectif, trouble l’identification du sujet au collectif et interroge la possibilité d’une représentation objective de la réalité. Enfin, par le truchement du titre commun au journal et au roman : Nous autres, D- 503, narrateur, rejoint la figure de l’auteur : « (NOUS AUTRES sera le titre de mes notes) » (NA, 16). Ce roman, en train de s’écrire sous nos yeux, pourrait bien être celui de l’éveil d’une conscience.
De l’individualité à l’identité par l’altérité ou la tentation du je
21Voulu au départ comme un témoin objectif de la réalité, le journal va se révéler comme un espace de questionnement et de tension, confrontant le narrateur à sa propre individualité, et questionnant sa possible identité.
22L’idéal de planification absolue, principe fondateur du régime de l’État Unique, est censé écarter du quotidien des numéros toute forme d’imprévu, susceptible de le détourner de la voie unique. Comme le formule D-503, l’idéal sera atteint « lorsque rien n’arrivera plus » (NA, 36). De ce point de vue, avec la rencontre d’I-330 « quelque chose arrive » qui constituera un événement décisif dans l’évolution du personnage et marquera une rupture dans le récit. Avec celle-ci, le narrateur fait l’expérience de l’altérité. En la comparant à O-90, sa partenaire sexuelle favorite, D-503 prend conscience de la dissemblance entre les êtres, et de leur impossible équivalence : « À ma droite, j’avais l’inconnue, fine tranchante, souple, comme une cravache, I-330 [...] ; à ma gauche, O, tout à fait différente, toute en rondeurs, avec le pli charnu qu’ont les enfants au poignet. [...] Nous étions tous différents » (NA, 21). Les yeux d’O « purs du moindre nuage », et sa rondeur, le rassurent, tandis que I éveille en lui un sentiment étrange et incommodant : « cette femme agissait sur moi aussi désagréablement qu’une quantité irrationnelle » (NA, 22). Le contraste physique entre ces deux femmes – qui, plus tard, entreront en concurrence dans le cœur de D-503 – annonce le conflit éthique dont il sera le siège, O incarnant la sécurité confortable des certitudes, I l’« équation insoluble » d’une réalité échappant aux doctrines de l’État Unique. Ainsi, I-330 se définit par son originalité à contre-courant de la norme : « Je veux être originale, c’est-à-dire me distinguer des autres. Être original, c’est détruire l’égalité... » (NA, 40), et s’abstraire du Nous, premier acte d’insoumission.
23La fascination qu’exerce I-330 sur D-503, et sa singularité, opèrent comme le révélateur d’une part inconnue à lui-même. En dépit des sentiments contradictoires qui l’animent, celui-ci ne peut s’empêcher d’observer la ressemblance qui le lie à elle : « Elle exprimait presque avec mes propres paroles ce que j’avais commencé d’écrire avant la promenade... » (NA, 20), « elle semblait parler à ma place, en lisant mes pensées » (NA, 39). I-330 qui, comme l’écrit D-503, « venait de ce pays sauvage des rêves » (NA, 62), fait entendre à D-503 cette voix enfouie en lui-même, surgie de son propre inconscient. Sa présence agit comme un miroir intérieur, lui donnant à voir cet autre lui-même, si proche et pourtant si lointain : « Je me regarde, je le regarde, et sais que cet étranger aux sourcils en ligne droite m’est inconnu. Je le rencontre pour la première fois. Le vrai moi, ce n’est pas lui » (NA, 69-70). La scène de l’armoire, évoquant la chute du narrateur à travers un meuble sans fond, suggère le passage de l’autre côté du miroir, c’est-à-dire l’immersion dans l’inconscient, que D-503 assimile dans un premier temps à un état de mort cérébrale : « J’ouvris rapidement l’armoire, me glissai à l’intérieur, dans l’obscurité, et fermai la porte derrière moi. Je fis un pas et le sol céda sous mes pieds. Je descendis lentement, mollement... mes yeux s’obscurcirent et je mourus » (NA, 104-105). L’emprise exercée par ce double indésirable ouvre une brèche dans le pacte qui fait de D- 503 une quantité minimale d’un macrocosme broyeur d’individus. Le déchirement et la souffrance ressentis alors témoignent de l’ampleur du conditionnement, faisant de l’inconscient le refuge d’un moi refoulé, et du journal le révélateur d’un conflit intérieur qui marque, dans le chaos et la terreur, l’éveil du narrateur à lui-même.
24Bouleversé par sa rencontre initiatique avec I-330, devenu étranger à lui-même, D-503 tente dans un premier temps d’observer et de consigner les symptômes de son malaise, se conformant à « l’obligation d’écrire sans rien cacher » (NA, 36). Piégé par son désir de transparence absolue, il entame un dialogue avec lui-même, relayant au second plan le discours apologétique de l’État : « C’est étrange : je pense aujourd’hui aux sommets les plus élevés de l’histoire humaine [...] et malgré tout, au fond, je me sens nuageux, plein de toiles d’araignée et oppressé par un X » (NA, 35). La question de l’autocensure trouve sa réponse avec la confiance aveugle qu’il a dans le pouvoir du régime, qui semble intégrer le traitement sa propre critique : « Je voulais rayer toutes ces réflexions car elles dépassent les limites de mon chapitre, mais j’ai réfléchi, et ne bifferai rien. Que mon journal, tel un sismographe sensible, donne la courbe de mes hésitations cérébrales les plus insignifiantes... Cette phrase est certainement absurde, il conviendrait de la biffer, car nous avons canalisé toutes les forces de l’univers, et une catastrophe est impossible » (NA, 35). Ici, D-503 prend malgré tout conscience du potentiel critique du Verbe, arme au service du pouvoir, mais susceptible également de se retourner contre lui et de le détruire : « J’écris tout le temps, c’est tout autre chose que ce que je prévoyais » (NA, 119), « Je ne peux plus écrire, je ne veux plus » (NA, 221). L’écriture s’exerce comme un outil de connaissance qui l’assiste dans sa quête et lui révèle son devoir d’auteur : « J’ai peur de perdre, si je perds I, l’unique clef de tous les mystères : celui de l’armoire, celui de mon inconscience temporaire, etc. Je sens que j’ai le devoir de les percer à jour, ne serait-ce que comme auteur de ces notes, pour ne rien dire de cette ignorance qui est organiquement l’ennemie de l’homme » (NA, 125). L’écriture permet donc un retour sur les épisodes incohérents vécus par D-503, opérant un travail de nature psychanalytique, et exerçant une maïeutique qui lui révèle sa conscience d’écrivain et doit faire advenir la vérité.
25Dès lors, la narration oscille entre, d’une part, le désir de guérir une conscience malade, de corriger un esprit perverti par le doute et l’expérience sensible du monde, et, d’autre part, celui de percer le mystère entraperçu, et forcer l’accès à l’imagination et à une vérité intemporelle. Face à un tel vertige, D-503 apparaît comme un personnage tragique dont la conscience malade n’est autre que l’expression d’une humanité persistante.
La fiction d’anticipation politique ou la critique d’un futur déjà-là
26En rédigeant son journal, D-503 fait l’expérience d’un éveil subjectif et sensible nourrissant un regard critique de la réalité, jusque-là impensable, rappelant la fonction critique de l’œuvre littéraire, et amenant à interroger plus précisément celle du roman d’anticipation politique.
27En révélant à D-503 l’existence des Méphis, I-330 lui explique comment s’affranchir du diktat du rationalisme idéologique : « [...] Vous vous êtes couverts de chiffres qui rampent sur vous comme des poux. Il faut vous en débarrasser et vous chasser nus vers la forêt. Vous devez apprendre à trembler de peur, de joie, de colère furieuse, de froid, vous devez adorer le feu » (NA, 168). Ainsi, l’invite-t-elle à ne pas réprimer ses sentiments, mais plutôt à considérer leur faculté libératrice. C’est d’ailleurs son sentiment amoureux pour elle qui contribue au départ à altérer sa vision utopiste du régime de l’État Unique. Le récit de D-503 se fait l’écho de cette nouvelle sensibilité et, bien qu’il aspire à la maîtriser, le manuscrit en gardera les stigmates, malgré la libération ultime du héros.
28Dès les premiers signes de son égarement fiévreux, le narrateur utilise l’écriture comme une entreprise de conjuration et de purification : « Je n’écris ceci que pour montrer comment la raison humaine, aussi exacte et perçante soit-elle, peut se tromper et errer étrangement » (NA, 70). D-503 semble se mentir à lui-même en tentant de se convaincre d’une possible guérison : « Ma maladie et le reste n’existent pas [...] » (NA, 49), « il me semble malgré tout que je vais mieux, que je peux guérir » (NA, 75). Toutefois, un soupçon pèse sur le récit, et le narrateur parvient difficilement à exorciser ses doutes comme en témoigne la multiplication des marques d’incertitude qui envahissent le récit, ainsi que des formules hypothétiques telles que : « il est possible », « il se peut »... La présence de nombreuses phrases inachevées révèle encore la confusion du personnage, donnant aux louanges adressées au régime un air factice. L’autosuggestion cède la place à la réflexion sur soi. Par ailleurs, le glissement progressif du récit vers l’expression de l’intime redéfinit la fonction du destinataire, qui n’est plus un parmi tant d’autres qu’il faut édifier, convaincre, mais assume désormais le rôle de confident, rendant possible, par différenciation, un discours sur soi. De la perspicacité de cet authentique lecteur dépend le décryptage de ce discours souvent équivoque, faisant affleurer la critique à la surface du texte.
29En effet, l’énigme que semble contenir Nous autres pourrait bien résider dans le possible renversement des énoncés du narrateur, amenant à considérer la dimension ironique du récit. L’émerveillement naïf de D-503 devant l’organisation méthodique du régime et sa foi aveugle dans une issue heureuse semblent convenus voire artificiels. Et la tonalité lyrique de ses digressions, marquée par des répétitions, des effets d’accumulation, ou encore des métaphores, renforce cette impression : tel Candide, le héros du conte philosophique de Voltaire, convaincu avec son maître que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles », D-503 peinerait à se défaire de sa vision optimiste du monde, malgré les souffrances éprouvées. C’est ici que Zamiatine prend le relais de son personnage, enfermé dans un discours rationnel et scientifique, préférant à une dénonciation en règle, la satire d’un humanisme technique qui réduit l’individu à une quantité numérique et le rend impuissant à s’exprimer librement.
30Pour ce faire, l’auteur tourne en dérision son personnage, et accentue volontairement sa disposition à la servilité : « Il est très agréable de sentir derrière soi le regard d’une personne qui vous garde avec amour contre la faute », déclare ce dernier avec enthousiasme, à propos des gardiens, incarnation d’une police politique (NA, 76). D-503, quoi qu’il fasse, s’avère incapable d’échapper à la manipulation, jusque dans sa fascination pour I-330, qui fera de lui, et presque à son insu, le bras droit d’un coup d’État. L’expression : « Au nom de Bienfaiteur... », qui ponctue chacune de ses répliques jusqu’au moment de la trahison finale, souligne les contradictions qui l’animent, et en font un personnage pathétique voire grotesque. D-503 reste finalement étranger à sa propre métamorphose, inconsciemment en dissidence, et incapable de s’extraire de la logique du régime. Comme il l’explique à I-330 sous forme de syllogisme, il est déraisonnable et insensé d’envisager un soulèvement, car l’idée même d’insubordination n’existe pas : « C’est fou ! Cela ne tient pas debout. Tu ne vois pas que ce vous préparez, c’est la révolution ? » (NA, 177). Ainsi, ce qui semble empêcher D-503 d’embrasser la cause des Méphis n’est pas la peur, mais plutôt l’incrédulité, l’inaptitude à se projeter de façon consciente dans une réalité autre, un défaut d’imagination que la Grande Opération viendra définitivement abolir.
31Le culte rendu aux mathématiques, nouvelle religion de l’État Unique, infiltrant tous les niveaux de la société, est un autre aspect de la parodie de l’organisation scientifique du régime à laquelle se livre Zamiatine : « Il n’est rien de plus heureux que les chiffres qui vivent sous les lois éternelles et ordonnées de la table de multiplication » (NA, 76), « seules sont inébranlables et éternelles les quatre règles de l’arithmétique, seule est inébranlable et éternelle la morale basée sur les quatre règles » (NA, 122). Les mathématiques sont désormais les nouvelles idoles, tiennent lieu de morale, et font l’objet de rites. Le langage lui-même subit leur emprise, si bien que D-503 parvient difficilement à s’exprimer sans recourir à des métaphores relevant de ce registre : « Oui, il s’agit d’intégrer la grandiose équation de l’univers. Il s’agit de dénouer la courbe sauvage, de la redresser suivant une tangente, suivant l’asymptote, suivant une droite. Et ce parce que l’État Unique, c’est la droite » (NA, 16). La surenchère de ces formules, au lieu de clarifier le discours du narrateur, tend à le rendre plus complexe, et par conséquent burlesque, puisqu’il aspire à la limpidité absolue. Effrayé par les ressources du langage, D-503 voit dans le pouvoir hypnotique des chiffres son seul salut : « j’avais regardé l’heure exprès pour pouvoir m’accrocher à des chiffres, pour être sauvé par des chiffres » (NA, 80). Ici, l’auteur résume non sans sarcasme l’aliénation de l’esprit humain par la planification scientifique du quotidien.
32L’ironie, qui n’a été qu’évoquée, serait donc la voie critique du roman. L’auteur, condamné à la censure avant même sa publication, pouvait-il en user autrement ? Cette fable contre utopique grinçante développe les meilleurs arguments pour battre en brèche le totalitarisme et avertir les sociétés en devenir en proie à l’errance. Il ne s’agit pas de renoncer à ľ idée d’un monde meilleur, mais plutôt de dénoncer l’asservissement de cette idée et la légitimation idéologique de la violence et du mensonge. Que reste-t-il alors après la Grande Opération et l’anéantissement de l’esprit ? L’écriture, sans doute, le manuscrit de D-503 survivant à son auteur, lui échappant en quelque sorte, étant comme il l’écrit lui-même, alors qu’il cherche à le dissimuler : « la plus précieuse partie de moi » (NA, 170). Ainsi s’interroge D-503 après sa lobotomisation : « Est-ce moi, D-503, qui ai écrit ces quelques deux cents pages ? Ai-je éprouvé tout cela, ou cru que je l’éprouvais ? L’écriture est de moi, mais heureusement, il n’y a que l’écriture » (NA, 228).
***
33Au final, Nous autres met en exergue un aspect important des motivations profondes de la fiction d’anticipation politique, à savoir l’oppression, sans cesse renouvelée, d’esprits fondamentalement libres continuant à exercer leur critique en dépit du changement obtenu et du dégagement d’une situation antérieure aliénante, comme pour mieux prévenir toute nouvelle forme de dictature. Zamiatine montre combien le conditionnement de l’individu, de sa conscience, de son rapport à l’autre et au groupe, de sa croyance en un projet définitivement libérateur devenant conviction idéologique et action politique, concourt à l’avènement d’un humanisme finalement technique. La volonté de maintenir une vision du monde structurée en référence à l’Homme valide cet humanisme, mais, supposant l’épuisement de ses fondements classiques, les nouvelles modalités retenues pour le ranimer, pour ne pas le laisser s’épuiser au contact d’un monde en perpétuel changement, reconsidérant sans cesse sa complexité, et, partant, pour ne pas laisser sombrer l’Homme, questionnent les valeurs mêmes de l’humanisme originel. La critique formulée par l’auteur anticipe bien plus que les totalitarismes du XXe siècle et leur cortège d’horreurs, puisqu’elle présente, en germe, les perspectives offertes à l’humanisme en ce début de XXIe siècle, et prévient des possibles risques encourus. Le champ philosophique qui s’ouvre aujourd’hui, et que la littérature ou le cinéma ont déjà bien exploré depuis Zamiatine, concerne une idée sans doute aussi ancienne que la philosophie : la domestication de l’Homme, son élevage et son dressage. Mais la nouveauté introduite est hautement politique, car elle concerne le caractère opérationnel des avancées de la biotechnologie et les solutions qu’elles inspirent. L’évocation par Peter Sloterdijk (1999) d’une anthropotechnique susceptible de revoir les principes de l’humanisme, selon lui définitivement épuisés, illustre la polémique qui prévaut aujourd’hui en sciences humaines, mais également en littérature (science-fiction) notamment dans le mouvement Cyberpunk inauguré avec Neuromancien de William Gibson en 1984, et d’une actualité troublante en France avec, par exemple, Maurice G. Dantec (Cosmos Inc., 2005). Avec Nous autres, Zamiatine annoncerait donc le temps où la fiction d’anticipation politique, flirtant parfois avec le récit philosophique, aurait à composer avec des perspectives historiques déprimées et un rapport au progrès déçu voire anéanti, pour révéler un monde imaginaire exigeant toujours plus d’imagination pour advenir alors qu’en réalité il structure déjà, presque irrémédiablement, le présent.
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Notes de bas de page
1 NA pour Nous autres.
Auteurs
Professeur certifié de lettres modernes
UMR 5045 : Mutations des territoires en Europe CNRS Université Paul Valéry Montpellier III
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