Cris du cœur
p. 157-168
Texte intégral
1Tenter de retenir les résonances qui proviennent des multiples cris qui traversent les textes de Joseph Rouffanche relève d’un parcours philosophique, tourné vers le sens de la condition humaine (la quête du bonheur, l’angoisse de la mort) et d’un pari poétique exigeant, plus difficile à gagner au fur et à mesure que le poète avance en âge – du moins c’est ce qu’il nous a confié lors du précédent colloque.
2Il y a l’idée d’une primauté dans le cri, d’un état premier à l’origine de toute parole. Pour certains penseurs du XVIIIe siècle, tels Diderot et Condillac, le langage serait ainsi issu du cri. Premier rapport sonore au monde, le cri est d’abord irruption du vivant. Ce contact avec le monde définit un mode de relation dynamique, voire brutal, un état de disponibilité, d’ouverture immédiate au monde permettant de reconnaître l’arrivée de l’imprévisible et dans cette logique, un rapport particulier au temps. Le cri vient perturber l’ordre habituel des choses ; étant intempestif, il cherche à agir contre le temps, ayant en mémoire une préhistoire du langage où tout était alors organique et inarticulé.
3Poète de l’élémentaire, – je renvoie au très beau titre du colloque de 1999 : un poète entre Terre et Ciel ainsi qu’aux vers suivants :
Je suis de la maison des éléments.
J’ai leur grise pâleur, leur rouille sauvage et verte
Dans le regard et dans le cœur1
Joseph Rouffanche est un poète aérien, comme il se plaît à se définir, ascensionnel au sens nietszchéen. S’il est un rêve susceptible de montrer le caractère ascensionnel de l’imagination du poète, c’est bien le rêve de vol. Et cela, non pas tant pour son mouvement imaginé que pour son caractère substantiel intime :
Voler de haie en haie
jusqu’au dernier pays
mais devoir revenir
par besoin du premier
pour à nouveau partir
et à nouveau voler
telle est
l’échappée vaine
un temps
échappée belle2.
4Par sa substance, en effet, le rêve de vol est soumis à la dialectique de la légèreté et de la lourdeur. De ce seul fait, le rêve de vol reçoit deux attributs très différents : il est des vols légers ; il est des vols lourds. Autour de ces deux caractères énoncés simultanément dans « L’Échappée vaine » s’accumulent toutes les dialectiques du départ et du retour, de l’élan vers le ciel et du retour vers la terre, de l’essor et de la fatigue, de l’activité et de la passivité, de la joie et de la peine, de l’espérance et du regret, de la beauté et de la désillusion. Le vol onirique, tel qu’il est décrit par Joseph Rouffanche, est dans son extrême simplicité, son élasticité rythmique, un rêve de la vie instinctive. Et cette marque aérienne, élective, source féconde d’écriture poétique, s’exprime spontanément dans le motif récurrent de l’oiseau :
Parfois répit.
C’est comme d’ange.
Visite.
Vol.
Oiseau parfait3.
5L’aspiration vers le ciel s’apparente à une certitude de bonheur. La contemplation du tracé des oiseaux élève, soulève, donne une force confiante, celle de croire que l’on peut monter naturellement vers le ciel, avec le vent, avec un souffle, emporté directement par l’impression de bonheur ineffable :
Migrateurs à bout de courage
circonflexes de leurs voyages
au-dessus d’yeux qui s’enchantaient
de les entendre
haut crier
vers l’occident de leurs couchées4.
6C’est en philosophe-esthète du ciel que Joseph Rouffanche appréhende la vie et qu’il associe les oiseaux au parcours des hommes sur terre, ces derniers étant tous en quête d’idéal :
Leur vie réussie rien à dire ;
Leur vie manquée pourquoi des preuves ?
Leur lointain fut bleu de pastel
L’hirondelle haut dans leur ciel5.
Ou bien
Broder le champ de son destin
Comme les oiseaux, la neige6.
7Les oiseaux sont donc légion dans la poésie de Joseph Rouffanche, qui se révèle un grand connaisseur de la gent volatile qui peuple nos régions : il les décline d’ailleurs dans leur diversité : il affectionne véritablement l’hirondelle et l’alouette, qui évoluent à la limite du visible et de l’invisible, les tourterelles, colombes et pigeons voyageurs, il admire le plumage du paon, voit dans le cygne coléreux une figure de la jalousie paternelle, se souvient des fermes d’autrefois avec leurs basses-cours où cohabitaient canard, dinde, poule, coq, se laisse séduire, au cours de ses voyages, par les oiseaux des bords de mer tels les mouettes et les pétrels ; il s’intéresse aux oiseaux de proie, buse, éperviers, parce que ce sont ceux qui, l’été, volent le plus haut et dont la puissance leur permet le vol plané, le vol au repos, c’est-à-dire en majesté ; il n’aime guère les corbeaux, les pies ou les merles voleurs, reconnaît avec le coucou l’arrivée du printemps, assimile le loriot éclatant à la prospérité de l’été et au bonheur, fait du geai bleu l’oiseau de l’esprit et de la création poétique, de la chouette, la reine de la nuit et de ses mystères, surveille le passage des passereaux, apprécie les oiseaux qui charment les yeux comme les martin-pêcheurs, mésanges, rouges-gorges, piverts, célèbre les tout petits oiseaux, le minuscule roitelet ou le rossignol au chant si mélodieux.
8Chacun sait que chez les oiseaux, on distingue les cris et les chants même si les ornithologues ne parviennent pas à établir de fermes distinctions entre le chant et le cri. Les émissions vocales ont pour principale fonction la communication entre individus d’une même espèce. Ainsi les cris servent à exprimer l’alarme ou la présence. La plupart des oiseaux ne peuvent émettre que des cris isolés ou en série, et, dans ce dernier cas, on peut les assimiler parfois à ce que l’on appelle couramment le « chant » propre aux passereaux. Joseph Rouffanche établit pour sa part une distinction précise, le chant est réservé aux tourterelles :
Je remontai la mélodie coulante d’une rive ;
Devant un chant de tourterelles dans l’azur
Je m’agenouillai7
au rossignol et à l’Oiseau que la majuscule met en gloire, certains de ceux qu’il évoque émettant des onomatopées ridicules comme le paon, le coucou ou l’oiseau qui fait cui, tous les autres étant qualifiés par leurs cris. Le chant sert le plus souvent à délimiter le territoire que l’Oiseau, anobli par son indétermination générique, habite, soit à célébrer la formation du couple :
Que le vert est monotone
Dans notre été jeune encore.
Un oiseau chante l’aurore ;
On s’est aimé mon amour8.
Les tourterelles et les colombes renvoient à cette période heureuse de la jeunesse dévolue à la recherche de l’amour et au sentiment d’éternité qui en découle :
En vies de tourterelle
En graines de saveur
Nous durions enchantés9.
Les cris des enfants, synonymes de vie libre, bruyante, de jeu et d’insouciance, sont comparés à des bandes désordonnées de martinets piailleurs :
Les enfants criaient criaient
On eût dit des martinets10.
Les mésanges colorent les brouillards de l’hiver, le rouge-gorge et le pic-vert qui mènent des existences solitaires, symbolisent la solitude et le labeur caché du poète en train de faire naître le poème :
Poète
Pic-vert
Ressemblance
À l’improviste
Qui vous entend
Qui vous écoute
À votre insu
Dans le silence ?
Faits d’oubli
Vous et moi
On s’en va
Frappeurs secrets
Suivis
Du cri
D’évanescence11.
9Les cris retentissent dans tous les cas de figure qui viennent d’être évoqués comme un hymne à la vie, à la jeunesse, comme une promesse de bonheur et d’avenir, voire d’accomplissement de l’acte poétique, dont l’initiateur risque de disparaître d’un moment à l’autre.
10Mais le cri, c’est aussi l’expression ultime de la souffrance, de l’angoisse qui se répercute de loin en loin, à des moments clés de l’œuvre qui font office de caisse de résonance et étreignent le cœur. La forme poétique du fragment se prête tout à fait à ce resserrement émotionnel, par sa forme brève, par l’intensité, la fulgurance du jaillissement :
Haies marron.
Cris sauvages.
L’automne12.
Ces « cris sauvages », primitifs, étranges, sont à mettre en relation avec les cris des rapaces qui signalent leur présence inquiétante et planent autour des habitations des hommes en attendant de fondre sur leur proie et de s’emparer du temps qui passe :
Maisons en léthargie
Cris de rapace au loin ;
automne délaissé13.
11Le poète Rouffanche a introduit dans son univers symbolique une image tout à fait originale qui s’imprime dans la mémoire du cœur, celle de l’oiseau dont la plainte répétée vrille l’espace du cœur : « Cet oiseau qui fait cui ne sait faire que cui. Il est sûr qu’il se plaint. Peut-être que c’est nous. On dirait une scie ce cri le plus profond14. » Cet oiseau singulier émet un cri de douleur dont on ne peut se défaire et qui met les nerfs en pelote. Ce fragment d’Instants de plus n’est que le prolongement du poème « Plainte d’oiseau15 » dans En laisse d’infini dont l’onde de douleur s’est propagée depuis le poème « Amaryllis » dans L’Avant-dernier devenir dans lequel le poète laisse libre cours à l’évocation de la souffrance de l’agonie de sa mère :
Tu ne nous diras plus : « Entends la voix d’oiseau qui se plaint mais qui semble heureuse16. »
La ligne mélodique est celle de la répétition de la souffrance du cœur toujours présente. Néanmoins, ce cri de douleur intime, qui se transmet de livre en livre avec des modulations successives, s’amplifie jusqu’à prendre une dimension collective : il devient en effet un cri tragique et insistant, une sorte d’appel de détresse jeté à la vacuité du ciel. Et ce cri de détresse, apparenté à une horlogerie du temps, mécanique déréglé, peut resurgir à tout moment, d’où la peur et l’attente insupportables qui en découlent. L’oiseau participe ainsi à la dénonciation de la souffrance universelle dans laquelle se débat le monde et l’homme jeté dans ce monde. « Peut-être que c’est nous » écrit le poète. Le cri n’a plus de frontière et investit l’univers de sa plainte lancinante :
Vent le temps vent le monde
Tout l’univers qui crie17.
12À partir de ces vers, un rapprochement s’impose avec Le Théâtre de Séraphin d’Antonin Artaud :
C’est comme la plainte d’un abîme qu’on ouvre : la terre blessée crie, mais des voix s’élèvent, profondes comme le trou de l’abîme, et qui sont le trou de l’abîme qui crie18.
Le poète porte la souffrance originelle commune : la simple souffrance d’exister. Pour Schopenhauer19, l’homme oscille sans cesse de la souffrance à l’ennui. Nous sommes comme Ixion qui tourne sa roue, Sisyphe qui tourne son rocher. La douleur, c’est la vie elle-même. Au tourment de l’existence vient s’ajouter encore la rapidité du temps qui nous presse, ne nous laisse pas prendre haleine, et se tient derrière chacun de nous. La vie devient dans cette perspective une tâche dont il faut s’acquitter laborieusement. La profondeur de la souffrance se manifeste à travers le cri soudain de l’oiseau qui transperce l’espace et saisit d’effroi celui qui l’entend :
On te lève oiseau vaste
lourd comme le destin.
Tu traverses nos routes
t’aggraves
cri nocturne20.
Ce cri mystérieux, imprévisible, qui surgit de nulle part, qui fend l’espace en deux en brisant les apaisements du soir, est celui de l’angoisse devant l’inconnu, devant l’arrivée du destin, du malheur, celui que Joseph Rouffanche nomme, de façon allégorique, « le Déchirant ». Ce cri qui écartèle, tranche, violente, massacre, évoque tout ce qui est cruauté et donc insoutenable. Ce cri, qui sort des entrailles, a l’allure d’une protestation, d’un refus inaugural, celui de la mort :
Fait-il moins mal
Si on l’attend
Il gîte au terrier de faiblesse
Il saigne en furet nos détresses
Le Déchirant21.
Il ouvre l’espace et y fait flotter une étrangeté qui souligne la potentialité inquiétante de cet univers singulier où tout dans la gamme des possibles peut faire l’objet d’une apparition détonnante au sens de dérèglement du paysage environnant.
Il va surgir à l’improviste
Le Déchirant
Où seul le fin jeu d’enfant
À pu valoir celui
de l’oiseau dans le vent22.
C’est d’ailleurs ce caractère insolite et alarmant du cri qui met le témoin en alerte. Le poète se transforme en guetteur à l’affût des signes :
De plus en plus d’empreintes
Mais pour l’indiscernable23.
13Le poète se doit d’être attentif aux signes discrets du monde, aux signes funestes inscrits dans l’espace qu’il est seul apte à décoder :
D’augure signe noir
Emblème minuscule
Planement de rapace
Si haut pour diligence
Carrosse de jadis.
Le dehors brûle bleu.
Invisible immobile
Vit l’oiseau de Minerve
Regard qui veille en feu
Au trou double des nuits24.
Et le cri correspond à des moments de crise dans la quête poétique, à une sorte d’exaspération devant l’inscription de l’homme dans un devenir qui lui échappe, devant son incapacité à saisir l’invisible, à appréhender l’autre côté des choses, à percer l’insoluble, à regarder par delà nos limites. En deçà de tout langage, le cri est l’expression brute de l’homme. Il est selon Michel Leiris « un ensauvagement de la voix qui, retournée semble-t-il aux origines, perd son identité et, rendue à sa base biologique, […] se reconnaît à peine comme émanant d’un être humain25. » Les cris encadrent la parole poétique, scandent la difficulté qu’il y a à la faire naître « Toujours cet Absolu les mots qui s’y refusent26 ». La parole poétique de Joseph Rouffanche est soutenue par un besoin intime et inextinguible de dire et de se dire qui gagne sans cesse du volume, allant souvent jusqu’à atteindre les zones organiques de l’existence. Ce n’est que par le trou d’où jaillit le verbe pour reprendre l’image d’Antonin Artaud que le poète peut faire effraction dans le monde. C’est dans la fracture, dans son résidu physique que le monde lui reste encore accessible. L’accès se réalise alors par un travail laborieux et incessant :
Ils voudraient bien que s’avive la braise
Sous les cendres mouillés du cœur,
Ceux décidés à ne quitter des yeux leur ciel27.
Et nous ne pouvons qu’être émus devant ce cri du cœur, cri pathétique à l’égard de la force poétique qui se dérobe :
Ne me néglige plus
Splendeur sauvée du monde
Ne m’abandonne pas
Au couchant de l’esprit28.
Le poète insiste sur son impuissance à s’exprimer par les mots, circonstance tragique que l’on peut définir comme de l’impouvoir.
Des oiseaux sur les fils
La minuscule armée
Te menace de songes
De mots désespérés29.
En ce sens, l’acte de crier s’affirme comme un acte manqué, un accident. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à Artaud que « [les] sons seront […]constitués par l’amas de tous les gestes impulsifs, de toutes les attitudes manquées, de tous les lapsus de l’esprit et de la langue, par lesquels se manifestent ce que l’on pourrait appeler les impuissances de la parole30. » Privé d’une extériorité qui lui permettrait d’exprimer des sensations, l’intériorité surgit, irrépressible, volcanique. En situation de déficit vis-à-vis de la chose à dire, le poète n’en finit pas de se débattre devant les voies qui s’offrent à lui : crier l’insuffisance du mot à dire le monde, crier l’impuissance du sujet à signifier l’univers dans lequel il se trouve, crier sa douleur ou se réfugier dans le silence. Or le cri advient en raison précisément du manque. Il tente de rendre présent ce manque en empruntant le chemin d’une tension qui parcourt toutes les localisations du corps. La fonction dramatique et organique du cri permet d’établir deux parcours parallèles :
On voudrait ces deux voix pour mimer l’émouvant :
tantôt le rossignol et tantôt de ce chant
le filet dans l’azur et les gouttes de sang31.
La perte du langage poétique se matérialise dans le motif sanglant de l’oiseau blessé, pourchassé, cloué au sol et sacrifié :
La grâce n’est plus de la fête.
Une mise à mort s’y perpètre.
L’amer déjeté me jette
Sur mes rides, un rideau noir32.
Le cri est donc ce qui permet au poète de subvertir son rapport langagier au monde en un lien vital et corporel à la vie. Le corps devient alors l’outil qui permet de faire crier la langue, de la mettre en crise. Le poème qui exprime le mieux ce cri de révolte, ce refus de l’agonie du poète s’intitule « Maintenant » et comprend tous les éléments constitutifs de cet espace de l’ultime : les oiseaux des cimes, le corps autrefois vigoureux et productif, l’espace et le temps, l’aspiration à l’idéal, le cœur, la souffrance, la vie et la mort qui se combattent, le ramier blanc blessé à mort, double du poète :
Tes éperviers tirés dans les hauts cantons verts
Temps regretté du corps
Médaillon d’infini
Espace où crie le cœur
Dans ce polar des fins de vie
À cœur joie des tueurs d’oiseaux
Ce sont fouines maintenant
Pour nous saigner ramier des fêtes33.
Le cri se présente ici comme la métaphore concrète de la crise. Ce cri poussé à l’extrême nous saisit, car il suscite l’angoisse, celle de perdre injustement les enchanteurs qui sont indispensables pour rap-peler aux hommes les qualités premières du monde :
Il faudrait l’assister
La vie amoindrie de la terre
Donner rythme suave
À tant d’inapaisé34.
En ce sens, ce cri est positif puisque, secrété par l’insatisfaction, le manque et la douleur, il reste marqué du sceau du désir et par la recherche d’un ailleurs. Par conséquent, cette révolte est une valeur nécessaire, car elle suscite le mouvement ; elle est un espace d’activité.
Le ciel descendrait bas comme dans une enfance.
On aurait tout le temps on saurait bien s’aimer.
On acquerrait la voix rien n’étant oublié
Épiant les miroirs en écoutant venir
Les mots qui disent l’arbre aimé des primevères
Les haleines de l’eau sur les berges d’Orphée35.
14Le cri s’affirme bien comme cet instant de la répétition, comme une façon directe d’affirmer sa présence au monde, de se sentir exister, de résister au sentiment d’usure et à la coulure du temps, de conjurer la mort. L’avenir est incertain et sans durée. Et de même qu’au point de vue physique, la marche n’est qu’une chute toujours empêchée, de même la vie du corps n’est qu’une mort toujours suspendue, une mort ajournée, que l’activité de l’esprit contribue à écarter :
Pour tant de bleu
À bout touchant
Instant de plus
En tout petit oiseau36.
Seule la poésie peut consoler de l’irréversible et permettre de supporter la fin du trajet. Comment en effet une promotion continuelle de la vie serait-elle possible sans ce sentiment d’entrave à la vie que constitue la douleur ? La souffrance métaphysique rend intéressant au sens où Kierkegaard l’entend ; elle rend digne de grâce :
Tu es un homme de douleur
Comme tu en as bien les yeux.
Feuilles mortes feuillets d’adieu
Volètent autour de ton cœur
Pour t’auréoler comme un dieu37.
Cette attitude poétique qui demande de pénétrer, d’approfondir la souffrance en tant que source de la conscience de soi, postule un perfectionnement spirituel.
Le malheur fait signe
Et pleure ;
quelque gouttes
dans peu à vivre ;
il faut chanter38.
Quelle grâce divine peut permettre de comprendre l’ordre suprême des choses ? Quel est le sens de notre action sur terre ? Joseph Rouffanche aspire au divin du monde ; dans le poème « Terre amoindrie », il se décrit en train d’œuvrer secrètement à la réconciliation de l’homme avec l’univers qui l’accueille et le dépasse :
penché sur la brasure
Le poète ouvrier
Où s’inhume le jour
Ressoude le sacré39.
15Cette poésie, qui tend vers l’essentiel et se préoccupe de faire saillir des aspects du monde qui, autrement, seraient négligés, oubliés, à partir du cœur souffrant, du cœur en miettes, peut parvenir à une action bienfaitrice, consolatrice :
On ne peut pas vivre
Comme on a rêvé.
Sa grâce illumine
Le cœur éclaté... écrit-il dans La Violette le serpent40.
Ce projet demeure possible s’il passe par le truchement du cri, qui constitue en soi une véritable révolte vis-à-vis des formes établies. En ce sens, le cri est seul capable de réanimer le souvenir d’un langage dont le poète dit avoir perdu le secret :
Je suis seul dans le bleu j’ai perdu les usages
Mon pays est de feu et brûlé mon courage41.
16Le cri devient alors l’expérience non pas des limites, mais de l’illimité de soi-même qui exhibe des sortes d’états d’une acuité si intense que la sensibilité ne peut que vibrer.
17En définitive, qu’il soit savant ou poète, l’homme n’est pas donné. Il se fait. C’est donc en termes de progression qu’il faut lire l’œuvre de Joseph Rouffanche, le poète, le sage pour qui la beauté est en progrès dans les productions des poètes et des artistes, pour qui il y a du progrès en art et, par conséquent, du progrès dans la vie. Il faut le suivre en en vivant l’exaltation, la poésie étant un émerveillement, au niveau de la parole, dans la parole, par la parole. Parce qu’elle est toujours à conquérir, la vraie vie est présente. Et s’il faut que la mort triomphe,
Il se promène
Pleure
C’est vache d’en finir42
car nous lui appartenons tous par le fait même de notre naissance, que ce soit en l’intégrant aux lieux familiers et aimés. Pour Joseph Rouffanche, il s’agit de se fondre dans le paysage, de se fondre dans la terre, de faire corps avec la nature, de s’endormir dans un lit végétal :
Dans un pré sans personne
rejoindre la tendresse
en habit de merveille
près du plus proche oiseau
après son dernier cri
niché dans l’Invisible
la nuit juste tombée43.
Il s’agit de fusionner avec le corps vivant du Limousin :
Moutons dessus,
taupes dessous
prés limousins contre chez nous44.
18Afin de conclure sur une tonalité d’avenir ma contribution aux parcours de l’espace du cœur dans la poésie de Joseph Rouffanche, je voudrais simplement dire que les poètes doivent continuer à crier, « à trouer le calme plat45 », selon la définition proposée par Michel Leiris, à mettre « la vie furieuse et franche en posture d’étau46 » selon le poète Rouffanche qui doit poursuivre sa métamorphose en « cet oiseau bleu [qui] porte son message entre deux pulsations du cœur47 », aussi nécessaire aux autres que la poésie est nécessaire à l’acceptation du monde dans lequel nous sommes. Ce cheminement vers l’ombre, qui correspond à un épaississement du spirituel revient d’abord à progresser vers le vrai, à se perdre ensuite dans « le vert mystique et pieux, la reine des couleurs48 », enfin à faire monter ce chant d’alliance :
Mon avenir est au poème vieillissant
mon avenir est au poème verdissant49 ;
ce qu’un autre poète, Philippe Jaccottet, exprime également dans Cahier de verdure :
Avant que tu ne passes une bonne fois au nombre des fantômes, écris qu’il n’y a pas de plus haut ciel que cette source couleur d’herbe50.
Notes de bas de page
1 L’Araigne d’or, La Tour de feu, 1959, « Ce temps que j’aime », p. 70.
2 En laisse d’infini, Mortemart, Rougerie, 2000, p. 22.
3 En progrès d’ombre, Mortemart, Rougerie, 2004, p. 54.
4 En laisse d’infini, « Kaléidoscope de novembre », p. 31.
5 L’Avant-dernier devenir, Rougerie, 1988, « Hommes », p. 45.
6 Seul pays, Oracl, 1983, p. 157.
7 L’Avant-dernier devenir, « Haute vie », p. 19.
8 Seul pays, p. 139.
9 Instants de plus, Rougerie, 2004, p. 35.
10 L’Avant-dernier devenir, p. 84.
11 En laisse d’infini, « Ressemblance », p. 83.
12 Instants de plus, p. 10.
13 Op. cit., p. 16.
14 Op. cit., p. 30.
15 En laisse d’infini, « Plainte d’oiseau », p. 20.
16 L’Avant-dernier devenir, « Amaryllis », p. 58.
17 Op. cit., p. 77.
18 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1964, p. 223.
19 Arthur Schopenhauer, Douleurs du monde, Pensées et fragments, Paris, Rivages, 1990.
20 En laisse d’infini, « Recours », p. 84.
21 En progrès d’ombre, p. 67.
22 Op. cit., p. 73.
23 En laisse d’infini, « Dans meuglements », p. 76.
24 L’Avant-dernier devenir, « Printemps du monde », p. 106.
25 Michel Leiris, À Cor et à Cri, Paris, Gallimard, 1988, p. 23.
26 L’Avant-dernier devenir, « Contemplation », p. 71.
27 Op. cit., « Regret de l’Intense », p. 92.
28 En progrès d’ombre, p. 65.
29 L’Avant-dernier devenir, « Pêche au sang », p. 34.
30 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1964, p. 146.
31 En laisse d’infini, « Plainte d’oiseau », p. 20.
32 Dans la boule de gui, Paris, Grassin, 1962, « L’Arbre du rossignol », p. 30.
33 En laisse d’infini, « Maintenant », p. 70.
34 L’Avant-dernier devenir, « Terre amoindrie », p. 74.
35 Op. cit., « Berges d’Orphée », p. 59.
36 En progrès d’ombre, p. 66.
37 L’Avant-dernier devenir, « Pêche au sang », p. 34.
38 En progrès d’ombre, p. 53.
39 L’Avant-dernier devenir, « Terre amoindrie », p. 74.
40 La Violette le serpent, Paragraphes, 1955.
41 Élégies limousines, Millas-Martin, 1958, « Le jamais plus ».
42 En progrès d’ombre, p. 58.
43 En laisse d’infini, p. 90.
44 En progrès d’ombre, p. 60.
45 Michel Leiris, Op. cit., p. 104.
46 Élégies limousines, « Densité de l’hiver », p. 55.
47 Dans la boule de gui, « L’Agate », p. 19.
48 Élégies limousines, « Densité de l’hiver », p. 55.
49 L’Araigne d’or.
50 Philippe Jaccottet, Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d’années, Paris, Gallimard, coll. Poésie, p. 40.
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