Le cœur animal
Bestiaire de Joseph Rouffanche
p. 121-131
Texte intégral
1Je dois indiquer d’emblée que ma communication n’est pas celle d’un spécialiste universitaire de la poésie, armé du vocabulaire et des réflexes adéquats, puisque je suis médiéviste de formation, mais que c’est à la fois celle d’un poète – si j’en crois Joseph lui-même1, celle d’un compagnon de route (avec ce que cette relation peut comporter comme aléas), celle d’un des éditeurs en revue de Rouffanche et enfin celle d’un lecteur et critique attentif de ce poète depuis plus de 20 ans, pour des revues, des journaux et pour diverses radios. Lorsque Gérard Peylet m’a fait le plaisir et l’honneur de me demander d’intervenir dans ce colloque, j’ai tout de suite répondu que ma communication aurait pour titre « Le cœur animal ». Mais lorsque j’ai reçu le programme détaillé de cette réunion, j’ai constaté que nous étions plusieurs à tourner autour de ce thème, j’ai donc réenvisagé ma communication en fonction des sujets abordés par les autres ou des sources qu’ils avaient retenues – ainsi ai-je décidé de ne pas insister sur la fonction poétique de l’animal, un sujet abordé par Marie-Françoise Notz. Et le corpus que j’ai utilisé est le suivant : « Où va la mort des jours »2, qui m’a permis de découvrir l’œuvre du poète au moment de la fondation de la revue « Friches » autour de Jean-Pierre Thuillat en 1983, « En laisse d’infini »3 et « Instants de plus suivi de En progrès d’ombre »4 – le lecteur appliqué constatant que certains textes du deuxième recueil sont réécrits, retravaillés, dans le troisième, pour apparaître souvent comme plus lapidaires.
2J’ai donc choisi de vous parler aujourd’hui des liens revendiqués par le poète avec les animaux, de comment ils contribuent à définir sa poésie, de son bestiaire aussi – je veux dire : des animaux qui peuplent son œuvre – et enfin je vais essayer de dire comment ce bestiaire contribue à mon avis à l’identité limousine de Joseph Rouffanche.
3À aucun moment Joseph Rouffanche n’emploie, à ma connaissance, l’expression « cœur animal » dans son œuvre, en revanche, il écrit comme un conseil ou un manifeste : « Garde un cœur de rainette avec sa force d’astre »– et lui qui évoque tant les oiseaux rejoint ici Balzac qui écrivait : « Les chants d’oiseaux avaient cessé. La rainette seule jetait sa note longue. »5 Ainsi, après les « oiseaux faisant leur cirque », comme dit encore Rouffanche, resterait au bout du compte ce fragile batracien retenant peut-être la poésie ultime avec ses doigts munis de ventouses. Dans son espoir d’infini, l’auteur envisage d’ailleurs d’être « près du plus proche oiseau/après son dernier cri/niché dans l’Invisible/la nuit juste tombée. »
4Dans « Ressemblance », le poète se compare pourtant aussi, « à l’improviste », au pic-vert – c’est plus modeste que l’albatros...– : « qui vous entend/qui vous écoute/à votre insu/dans le silence ? /Faits d’oublis/ vous et moi/on s’en va/frappeurs secrets/suivis/du cri/d’évanescence. » Tout oiseau, nous dit-il encore, « est esprit ».
5D’une amertume grandissant avec le temps, Joseph Rouffanche se voit aussi comme dans un zoo : « Dans le zoo dont tu es la bête/la sale bête l’impure/te voici en butte aux curieux/dans l’hébétude la sciure. » On songe ici à la poète Marie-Noëlle Agniau qui s’avouait, dans l’un de ses recueils « délogée du monde »6.
6Comme Jacques Prévert avait donné sa recette merveilleuse et simple « pour faire le portrait d’un oiseau »7, Joseph Rouffanche livre dans « option naïve »8 un « Bestiaire du petit pensionnaire » où il allie certainement ses souvenirs d’enfance et un désir de manifeste poétique ; pas étonnant donc, que l’on y retrouve la reinette que j’évoquais plus haut cette fois qualifiée de « fée »… Rouffanche dessine, non pas un mouton comme dans « Le Petit prince », mais « deux chêvres si blanches – Que nous danserons dans l’air des hauteurs. » Il dessine aussi une caille, un « petit veau si pâle/Que nous userons des pots de couleurs/Pour lui redonner le rose et le rouge des fleurs », et le portrait qu’il rêve de réussir, c’est celui d’une tanche, d’un barbeau, d’un poisson proche et d’un lointain, « un poisson si noble, /Un poisson si fier, /Un poisson si beau, /Qu’on viendra le voir/ Bouger ses nageoires, /Une fois par an, /À la fontaine des sanglots. »
7Le travail du poète lui permet aussi, tel un alchismiste, de réussir la transmutation, d’être tellement transporté par la nature et le chant des oiseaux qu’il finit par échapper à la contrainte de l’existence humaine pour gagner en légèreté : « En vies de tourterelles/en graines de saveur/nous durions enchantés. » C’est alors qu’il rejoint, avec l’oiseau, l’éternité, les temps immémoriaux, ce qu’ont fait comme lui Eugène Guillevic et tant d’autres poètes : « Et l’oiseau/Est-ce que ce n’était pas/ Mon pareil, mon écho, mon autre, /Peut-être moi tout simplement ? » ou bien encore : « Écoute en toi le merle/Comme il t’habite… »9 Tout était déjà dit avec Platon : « La poésie est chose ailée, zélée, sacrée. » Marcel Julllian l’avait écrit : « En simplifiant exprès, on pourrait faire de l’oiseau l’allégorie du poème. Comme l’Impair de Verlaine, il n’y a rien en lui qui pèse ou qui pose. Dans le règne animal, il tient la même place, unique, que la poésie dans la littérature. »10 Avec l’oiseau, Rouffanche accède donc à l’essence même de la poésie, et Rainer Maria Rilke avait donné ce conseil : « Va et viens dans la métamorphose. »11
8Bien sûr, en choisissant l’animal et l’oiseau en particulier, comme inspirant, comme sujets et métaphores, Joseph Rouffanche se rattache à un style poétique, à une tradition lyrique et à une époque, qui est celle d’un homme né au lendemain de la Première guerre mondiale, à Bujaleuf, en Haute-Vienne, dans une famille de paysans et d’artisans – une origine qu’il partage par exemple avec Guillevic, justement, élevé du côté de Carnac. On songe alors à ce qu’écrivait Jean Bouhier à propos de René Guy-Cadou : « [il] exaltait la nature, la vie champêtre, l’atmosphère des villages dans la complicité des gens modestes (…) Son métier d’instituteur le mettait en rapports quotidiens avec les paysans et les artisans dont il affectionnait la compagnie (…) Il était campé dans la glèbe avec de gros sabots aux pieds et une lourde pélerine sur le dos. Il écrivait : « Je vis au ras de terre dans les avoines folles/Mêlant ma bouche amère aux rouilles des sillons/Inutiles les mains, les poses, les paroles/Mais seulement la scie musicale du grillon. »12 Pas étonnant donc que Joseph Rouffanche ait rejoint l’aventure de la revue « Friches », sous-titrée « Cahiers de poésie verte », qui postulait en ouverture de son premier numéro, au printemps 1983 : « La grande ambition de ces Cahiers est d’apporter un peu d’air pur dans l’atmosphère souvent polluée de la poésie contemporaine (…) nous souhaitons participer au rétablissement d’un équilibre « écologiste » en faveur de la lecture... »13 D’où la condamnation sans appel, dans son essai – compilation « Une crise profonde », de tout un pan de la poésie d’aujourd’hui, citant notamment Kundera qui fustige « tous ceux qui exaltent (…) l’oubli de la nature »14 : Rouffanche parlant de « modernité destructrice »15 et osant même écrire que « la poésie est en danger de mort »16 – un constat que l’on me permettra de ne pas partager.
9La poésie de Joseph Rouffanche est celle d’un païen, dans les deux sens du mot : je reviendrai plus loin sur le paysan ou le villageois, en tout cas sur celui qui est ancré dans sa terre. Son univers est celui de la Nature et non de la Création : Dieu n’y apparaît pas, seulement les anges, qui n’ont pas la même fonction que dans la Bible, et le rapport du poète avec les oiseaux n’est en rien celui de saint François dans « Les Fioretti »17. Quand Joseph Rouffanche évoque « les ballets d’hirondelles », lorsqu’il observe le vol bas de celles-ci « sur les enclos de linge blanc », elles apparaissent comme dans un décor, ou comme un signe ou une métaphore, tandis que François les considère comme des sœurs à part entière, et leur prêche l’amour du Créateur : « Il vous aime donc beaucoup, votre Créateur, puisqu’il vous accorde tant de bienfaits. Aussi gardez-vous, mes frères du péché d’ingratitude, mais appliquez-vous toujours à louer Dieu. »18 La Nature de Joseph Rouffanche recoupe la notion de vie et plus encore d’éternité. Comme l’écrit le philosophe Marcel Conche dans « Penser la nature » : « Le monde est simplement là, présent, dans un présent qui ne s’oppose pas à un avenir et à un passé, qui donc n’est pas temporel (…) Nous sommes au monde : nous séjournons au monde (…) Ce séjour signifie la présence de toute chose au sein d’un unique concert. Ces champs, ces bois, ces collines me sont présents, et je suis présent aux animaux qui les peuplent, par exemple aux oiseaux qui s’envolent à mon approche. Je puis fuir telle ou telle menace dans tel ou tel refuge, mais je ne puis fuir le monde lui-même et aller ailleurs (…) D’une part, le monde se déploie dans son offrande ; d’autre part, il me tient captif dans son étreinte. »19 Le travail poétique de Rouffanche est donc d’apprivoiser ce monde, d’y lire l’éternité et d’y chercher l’harmonie. Si la Nature disparaissait, « tout ce qui fait qu’il y a des systèmes, des structures, des mondes, se serait évanoui. »20
10Avec cette Nature, ces animaux, avec les enfants ou les jeunes filles et les femmes qui peuplent son univers, Joseph Rouffanche apparaît comme nostalgique des temps d’innocence, « l’innocent paradis », « le vert paradis des amours enfantines » cher à Baudelaire, qui savait déjà qu’il était perdu21. Et Rouffanche le sait aussi, qui devine la sauvagerie des abattoirs en contemplant les vaches rousses, qui montre l’enfant – déjà – arrachant les ailes des libellules ou qui raconte : « On lui fait le coup du lapin/On lui arrache l’œil/à la jolie bête aux yeux roses. /On tire à deux/on se dépêche/On tire à deux/on la dépèce… » Le titre du poème, « Temps de guerre », est plus qu’une contextualisation, c’est le surgissement du chaos dans l’harmonie rêvée par le poète.
11Je vous propose maintenant de partir à la découverte de quelques-uns des animaux, qui constituent le bestiaire de Joseph Rouffanche, une sorte de promenade ou de catalogue, si vous préférez. J’en évacue dès le début ceux qui ne sont pas de « vrais » animaux : les Centaures que l’on peut y croiser, à qui des croupes sont tendues, les bêtes que les enfants colorient, la fourrure pour les manteaux des petites filles, et « l’ourson qui fait la sieste/Au flanc de l’enfant couché. »
12Je commencerai par les insectes. Emblématique des points d’eau du Limousin, des « ruisseaux d’élégance », la libellule : « D’aussi loin que je me souvienne/voltigent les libellules d’une tendresse sans bornes », ou bien : « ailes bleu foncé de libellule archange », « des libellules le vol hésitait sur le songe » et encore : les libellules qui grésillent dans la campagne. Le poète entend le crépitement des ailes comme il « écoute zonzonner les ruches. » L’hiver, « les enfants jouaient au traîneau/hibernait le bourdon terrestre. » Les coccinelles revêtent des casaques. Sont nombreux les papillons, depuis la chrysalide : « papillons voletant dans les prairies aimées/Sur l’haleine zéphyre au ras de l’âge d’or », « papillons qui titubent dans les bourrasques » ou « papillons sur asters : /vitrine en émaux d’astres parmi le paon-de-jour. » Comment oublier ici que le papillon est l’un des symboles universels de la beauté évanescente et du mystère des métamorphoses ?22 N’oublions pas que, comme l’indique son nom grec psyché, il est directement relié à l’âme et que sa légèreté le rapproche des elfes, des génies et des éros – les petits dieux de l’amour. La nuit s’allument certains coléoptères, les lucioles : Si je dis la luciole, /l’été meurt loin de nous » et encore : « Ils retournent aux maisons/Quand les lucioles luisent. » Chez certains amérindiens, c’est une métaphore de la vie ; ainsi, Patte de Corbeau, un Pied-noir, a-t-il écrit : « Qu’est-ce que c’est, la vie ? C’est la lumière d’une luciole dans la nuit… »23. Mais il y a aussi ce qui grouille, à commencer par les larves, dont on connaît les deux significations : l’Esprit des morts qui poursuit les vivants et la forme embryonnaire de certains insectes et des amphibiens. Rouffanche n’ignore pas « les larves des eaux stagnantes », qu’il place parfois en bandeau « au front des rois »– oripeaux ultimes avant le néant. Le roi, l’homme, va mourir et « les mouches suivent par plaisir. » Le poète les montre « bleues dans la viande », comme Baudelaire dans « Une Charogne » : « Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, /D’où sortaient de noirs bataillons/De larves, qui coulaient comme un épais liquide/Le long de ces vivants haillons. »24
13Les amphibiens, les batraciens et les mollusques terrestres accompagnent aussi le poète depuis l’enfance : « la salamandre d’or » avec cette question : « Si je dis salamandre, /va-t-elle flamboyer ? »– au Moyen Âge, on attribuait à ce petit animal noir taché de jaune la faculté de vivre dans le feu. Rouffanche rappelle cette croyance (Genevoix parlait de « créature d’enfer ») et assigne ici au poète un pouvoir magique quasi divin qui n’est que le prolongement d’un jeu enfantin : « Si je dis », cela va-t-il advenir ? Il y a la rainette dont j’ai déjà parlé, les grenouilles dans une mare qui croupit ou la « mare aux têtards/dans l’absinthe-jounée… » Ailleurs, « Fascinés par leur gelée bleue/On [y] tue des limaces rouges » : de la mort naissent la beauté et la création poétique.
14On rencontre aussi des serpents dans l’œuvre de Joseph Rouffanche, qui avait donné en 1955 le titre : « La violette le serpent » à l’un de ses recueils25 : « la violette, le serpent/Se confondaient dans ces printemps. /le passant cherchait dans sa rue/Le lieu des promesses perdues. » Le serpent et sa biblique malédiction : « Ils se lancèrent à la tête/l’aspic sanguinolent de la terre, /au temps des malédictions, /des profanations. » Les « serpents, /aux triangles de haine et de venin » menacent, y compris lorsque Rouffanche s’essaie comme Racine dans « Andromaque » aux assonances serpentines avec : « l’été sibilant dans son venin si vert ». Mais il est aussi des reptiles moins dangereux, comme « la couleuvre qui dort aux cressonnières bleues ».
15Le loup apparaît peu, si ce n’est pour rappeler les frayeurs anciennes : « le regard de loup de la nuit », mais on croise « l’élan vert du cerf blanc » (avec un jeu de mots, l’élan étant un cerf), on observe les « maternelles pluies/qui gouttent précieuses sur les biches des parcs » et l’on rencontre même des « rennes blancs ». Pas de loup mais un chien-loup dont la maison est « près de l’eau », inquiétante, une maison où l’on n’entre pas. Les chiens ont des « souffrances fidèles » et sont parfois un peu ridicules, comme à Santillana, « une ville où tout est d’histoire », « un petit chien à la minerve ». Finalement, ceux qui font vraiment rêver, ce sont les « Nuages-chiens/gardiens de l’heure ». Et le chat qu’aime Rouffanche n’est pas le frileux et le sédentaire, mais plutôt « Vers des prés longtemps inondés/le corps chaud d’une chatte blanche, /trois taches noires, l’œil aux aguets. »
16On sait encore qu’il y a des « taupes dessous », que le poète même peut être « errant parmi ces taupinières », on sait qu’il y a des lapins domestiques dont le sort n’est guère enviable. Quant aux chauves-souris, elles ne sont pas envisagées comme chez les romantiques, mais plutôt pour ce qu’elles sont vraiment : « substituts du soleil/les chauves-souris chassent/à côté des sommeils. »
17Viennent aussi les chevaux, les « stalles ouvertes sur le printemps ». « Haut sur pente de pré/alezan fier dressé/dans ses socquettes blanches. » Des équidés de tous âges et des deux sexes : « poulains noirs » et cheval qui vieillit « dans la prairie », ou « vieux poney », « jument la plus rebelle, /Parmi les flocons, couchée. » Jusqu’à retrouver une forme poétique apparue au XVIe siècle dans : « Des cavales y hennissent », jusqu’à se souvenir de « l’homme de l’avenir » respirant « la giroflée sur l’écume du cheval. »
18La figure du poète se mêle très souvent à celle du pêcheur et même de l’enfant pêcheur, « Le front penché sur l’eau, j’ai longue patience ;/Pêcheur rivole, pêcheur distant, /Les bonnes prises sont pour moi. » On peut imaginer sans peine, on l’a dit dans la première partie, que le poisson est une métaphore du poème : « Et je me battrais avec des pêcheurs/Pour la possession du poisson/Dans des chemins arriérés. » écrit Joseph Rouffanche. Toujours est-il que les poissons d’eau douce sont nombreux dans son œuvre : « la vandoise du jour », « Aux lacs, les carpes d’ombre » qui « humaient l’azur avec lenteur », « Trois poissons du flot clair couleur de liseron, /Fugaces comme éther et qui luisent au fond. », les brochets, les « lents poissons gris », l’ablette… Et le poète prend aussi en considération la violence faite à ces poissons : « Qui nous tient par les ouïes/avec ce rire absurde/et ces doigts sans amour ? » Comme il sait entendre le claquement des ouïes « des carpes à miroir de décembre » que l’on a mises dans des bassins d’émail.
19Les oiseaux sont si nombreux, presque dans chaque poème, qu’une étude entière devraient leur être consacrée. D’ailleurs, Guy Verret consacre une communication à « L’oiseau dans L’Avant-dernier Devenir et Marie-Josette Le Han a évoqué « L’oiseau et l’ange, espaces du passage dans l’œuvre de Joseph Rouffanche ». Je me limiterai donc ici au rôle simple d’ornithologue du dimanche dans l’œuvre de Joseph Rouffanche, nommant les oiseaux cités : les geais bleus, la buse, le faucon, – et aussi : les « cris de rapace au loin »–, les « mésanges de décembre », « les serins dans leur cage », le rossignol, les cygnes noirs, « les canards de fraîcheur/qui boivent dans les douves », les canes, « un pétrel dans l’alizé », les migrateurs, l’hirondelle, la pie jardinière, le rouge-gorge dont la couleur rappelle parfois les pantalons garance des morts des « tranchées stupides », les merles, les ramiers (saignés par les fouines), les « corbeaux en digestion de mort », les passereaux, le paon dont le cri « rejoint l’enfant pêcheur », le pigeon voyageur bagué que l’on caresse « en arrosant les fleurs », l’alouette, le paradisier, une colombe à « jabot gonflé » sur la grille d’une tombe, le pic-vert, l’« infime roitelet », les « perroquets moqueurs », les palombes, les jars brutaux, les martinets, les poussins, la poule qui gratte la terre, la tourterelle, le coucou et tous ceux que j’oublie. D’autres que moi ont donc étudié cette place de l’oiseau dans l’œuvre de Rouffanche, je me limiterai à dire qu’il y tient pour moi celle du cœur, au sens où l’entendait René Char lorsqu’il écrivait Le martinet : « Martinet aux ailes trop larges, qui vire et crie sa joie autour de la maison. Tel est le cœur. /Il dessèche le tonnerre. Il sème dans le ciel serein. S’il touche au sol, il se déchire. »26 C’est aussi le postulat de Charles Baudelaire dans « Élévation » : « Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse/S’élancer vers les champs lumineux et sereins... »27
20Mais avec d’autres animaux, déjà cités ou dont nous allons parler maintenant, il me semble que certains oiseaux évoqués par Joseph Rouffanche le rattachent très fortement à une identité limousine. J’ai déjà montré dans la revue L’Indicible frontière28, à propos du recueil « En laisse d’infini », que ces enfances et ces amours n’auraient peut-être pas existé ailleurs qu’en Limousin. J’écrivais alors : « Rouffanche est le chantre lyrique de la vieille terre à la fois celtique et occitane, il est celui qui, aujourd’hui, lui rend le plus bel hommage, affirmant que la terre offre des « preuves vraies. » Les paysages, les végétaux, certaines figures évoquées, contribuent à cette appartenance, comme les animaux qui peuplent l’univers du poète.
21Un très joli petit poème d’« En progrès d’ombre », « prés limousins », affirme très simplement cette identité en s’achevant par ces trois vers : « Moutons dessus/taupes dessous/prés limousins contre chez nous. » C’est simple mais beaucoup semble dit avec ce bornage de l’espace intime. Et c’est ici que nous retrouvons Rouffanche le païen, de pagus, la borne fichée en terre, qui a donné le pays et son paysan. La plupart des oiseaux que nous avons cités sont nicheurs en Limousin29. Certains ont fini d’ailleurs par rejoindre la tradition politique de la région, ainsi les merles que le poète voit se gaver de baies de cotoneasters sont-ils aussi ceux du « Temps des cerises », la célèbre chanson écrite par Jean-Baptiste Clément en 1866, dédiée par la suite à Louise Michel, qui devint l’hymne des Communards et des ouvriers, en particulier ceux de Limoges lors des troubles de 1905 qui sont au cœur du « Pain noir » de Georges-Emmanuel Clancier. Mais, bien sûr, je ne saurais trop tirer sur ce fil, la poésie de Joseph Rouffanche n’étant pas politiquement engagée, même si on y voit parfois des condamnations de la sauvagerie humaine et des guerres qu’elle provoque. Mieux encore, on pourrait comparer le travail poétique du poète avec celui des émailleurs limousins médiévaux, utilisant les formes d’oiseaux qu’ils connaissaient pour les transformer en créatures imaginaires et symboliques. Je songe très précisément à trois médaillons à décor d’oiseaux de la fin du 12e siècle, « liant faune et flore en une même création hybride. »30
22La pêche est aussi activité limousine, et les poissons cités le sont aussi, certes pas exclusivement. Ils appartiennent toutefois à la tradition légendaire et mystique. Marcelle Delpastre l’a écrit dans « Le Tombeau des ancêtres »31 et Rouffanche par exemple entretient cette mythologie en guérissant la vandoise blessée « la nuit contre la voie lactée ». C’est donc une thématique fréquente chez les auteurs de la région, comme Georges-Emmanuel Clancier, qui a écrit des pages succulentes sur la pêche des enfants, mais aussi sur les rencontres avec les couleuvres dans ces occasions : « ... mon oncle se plaisait, lors de ses parties de pêche, à ramener de leur cachette herbue quelques longs serpents bleu-vert, au col parfois cerné de blanc. »32 On a vu que Rouffanche évoquait pour sa part « la couleuvre qui dort aux cressonnières bleues ».
23Mais l’animal totem de Rouffanche est bien celui des Limousins : la vache. Bien sûr, il s’agit d’un symbole universel, positif, celui qui exprime la force maternelle et nourricière de la Terre, ses cornes et sa féminité en faisant un attribut du monde lunaire. C’est l’Audhumbla des Germains, l’Hathor de l’ancienne Égypte, la déesse du Ciel. C’est la vache sacrée indienne qui se maintient toujours dans le rythme de son humble nature33. Rouffanche évoque lui-même les « troupeaux pacifiques », « les bêtes d’innocence ». Mais chez le poète, c’est bien de la vache limousine qu’il est question : « le bétail rouge/élevé sur la neige », les « génisses rousses », et le lien est sans cesse réaffirmé entre les « roux élevage » et ce que le poète loue ainsi : « ô mon pays ». D’ailleurs, les vaches sont là dès l’origine, puisque Rouffanche écrit qu’il est né « près des troupeaux aux cornes vieilles. » Des animaux qui se nourrissent aussi du passé et de la tradition, comme le poète lui-même, puisqu’ils s’abreuvent, nous dit-il, dans des sarcophages. Les bovins peuplent les recueils, ils luisent « près des maisons », ils sont sur les « routes du soir », sur la neige, ils sont ruisselants l’automne, dans les foires, la génisse est « couchée dans les marguerites », ils sont tellement présents que le poète finit par écrire : « On se lave les mains dans meuglements du soir ». Il existe une carte postale presque contemporaine de la naissance de Joseph Rouffanche où l’on voit les enfants et les paysans au comice agricole de la race bovine à Saint-Léonard-de-Noblat, avec des vaches suitées au premier plan34. On connaît, parmi d’autres, un biscuit de porcelaine de Léon Bureau représentant une vache limousine35, des tableaux, comme ceux de Jean Theillet36 ou de Sylvain Grateyrolle37, et plus encore de Cécile Sabourdy38, montrant comment le bovin est traité « comme un élément identitaire du paysage limousin. »39 Jusqu’aux artistes contemporains, comme Didier Christophe, qui se sont emparé de ce totem. Je rendrai aussi hommage ici à mon père, Jean-Marie Bourdelas, qui accompagna en 1986 au Pavillon du Verdurier les poèmes de Joseph Rouffanche par ses photographies de vaches limousines. Et que dire de Marcelle Delpastre, poète et éleveuse à Germont, en Corrèze, qui parle magnifiquement de ses vaches dans ses « Mémoires » superbement édités par Jan dau Melhau40 ! (Elle y parle d’ailleurs aussi de sa rencontre avec Rouffanche). Le poète appartient sans conteste à cette École. Delpastre a montré combien le bœuf, la vache, le veau, « ne sont que des formes affinées d’une croyance agraire ou pré-agraire qui associe la vie, nourriture, abondance, procréation et création, à la figure de l’animal puissant, abondant et prolifique. »41 Chez Rouffanche, les bovins sont aussi métaphore de la création : « on entend ruminer la chair » ou, plus précis encore : « le bétail rumine l’énigme »– et l’on se souvient évidemment que Nietzsche parlait de la rumination du poème. Rouffanche sait entendre parler les bêtes qui lui transmettent sans doute d’archaïques et terrestres secrets : « Ils m’ont dit les mufles des bêtes/Frottés contre mes doigts transis ». Le cauchemar serait pour le poète qu’il n’y ait « plus jamais de bœufs, ni de roses... » Mais le paradoxe du totem limousin, c’est qu’il appartient au paysage familier, qu’on l’aime et qu’il est voué à la mort – Rouffanche ne cesse de l’annoncer : les troupeaux sont sous un ciel sanglant, les bêtes sont « près des abattoirs du couchant », « le bétail attend la masse ». Bientôt, les bêtes chéries ne seront plus que sang et viande et le cri désespéré du poète pour les sauver ne sera pas entendu : « Ayez pitié des petits veaux/ ayez pitié des petits nouveaux ! » Mais les bovins sont aussi le réconfort absolu au cœur de la tragédie, lorsque leur « torpeur de gros bétail dans dynastie du vert » accompagnent l’agonie du motard.
24Les animaux qui habitent l’œuvre de Joseph Rouffanche sont nombreux, son bestiaire est varié, profondément ancré dans la campagne limousine. Le poète appartient incontestablement à ce pays et à sa tradition culturelle et littéraire forte, forgée depuis des siècles et sans cesse renouvelée. En cela, il est donc un poète limousin. En 1984, nous lui avions posé pour la revue Friches la question des racines, voici un extrait de ce qu’il avait répondu : « ... mon enracinement est provincial. Il signifie la mise en œuvre dans le poème, pour l’essentiel, du vécu des jeunes années. Cela implique une imprégnation première – dans la vie la plus antérieure à l’actuel – par un faisceau d’influences… ». Dans le mémoire de maîtrise de Régine Foloppe dirigé par Gérard Peylet que j’ai publié dans la revue Analogie en 199142, celle-ci définit cette nature limousine connue dès l’enfance comme un lieu d’enchantement, offrant un univers fabuleux.
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25Puisqu’il faut malheureusement conclure cette investigation poétique et animalière à travers l’œuvre de Joseph Rouffanche, je voudrais dire aussi combien cette nature profondément limousine est une nature universelle – c’est ce qui contribue à faire de Rouffanche un grand poète. Combien ce cœur animal du poète le fait rejoindre les grandes mythologies du Monde depuis qu’il existe, depuis la Grèce archaïque, depuis les Celtes, depuis les mythes de création amérindiens... Dire aussi que, paradoxalement pour certains peut-être, la figure de l’animal et la manière dont il est considéré par le poète permettent d’introduire de l’humanité dans la vision du Monde si abîmé par l’homme. Comme l’a écrit Guillevic, « Le merle aussi/Peut avoir froid43Et enfin que la métaphore de l’animal est utilisée, comme chez d’autres poètes majeurs, pour exprimer le travail incessant et essentiel du poète, la rumination nécessaire du Monde qui conduit vers le Beau.
Notes de bas de page
1 « 12 poètes, 12 voix(es) », Cahiers de Poésie Verte, Saint-Yrieix-La-Perche, 1996, pp. 127-147 et dédicace par l’auteur : « Pour toi, bien cher Laurent, en qui j’ai eu l’intime satisfaction de découvrir puis de saluer publiquement un vrai délicat poète… »
2 oracl édition, Poitiers, 1983.
3 Rougerie, Mortemart, 2000.
4 Rougerie, Mortemart, 2004.
5 Cité par Le Petit Robert, édition 2002 [rainette].
6 L’arbre à paroles, Amay, Belgique, 2004.
7 « Paroles », Gallimard, Paris, 1972, p. 154.
8 « Où va la mort des jours », oral, Poitiers, 1983, p. 53.
9 Denise Le Dantec, éditorial, Vagabondages n° 42, Paris, 1982, p. 8.
10 Avant-propos, Vagabondages n° 42, Paris, 1982, p. 4.
11 Cité par L. Émié, « Les Poètes de l’école de Rochefort », Seghers, Paris, 1983, p. 156.
12 Introduction, « Les Poètes de l’école de Rochefort », déjà cité, p. 21.
13 Préambule, Friches, n° 1, Limoges, 1983, p. 1.
14 Introduction, « 12 poètes, 12 voix(es) », déjà cité, p. 49.
15 Idem, p. 58.
16 Idem, p. 64.
17 Points-Seuil Sagesse, Éditions franciscaines, introduction et notes d’Alexandre Masseron, Paris, 1967.
18 Idem, p. 82.
19 « Présence de la nature », puf, Paris, 2001, pp. 63-64.
20 Idem, p. 54. (remarque de Conche à propos de Lincoln Barnett).
21 Moesta et errabunda, « Les Fleurs du Mal ».
22 M. Cazenave, « Encyclopédie des symboles », La Pochothèque, Paris, 1989, p. 503.
23 « Dans la beauté je marcherai… », Paroles indiennes de sagesse et de paix, Exley, Paris-Londres, 1997, non paginé.
24 « Les Fleurs du mal ».
25 Éditions Paragraphes.
26 Vagabondages n° 42, déjà cité, p. 18.
27 Les Fleurs du mal.
28 N° 2, printemps 2002, pp. 125-127.
29 Sepol, « Atlas des oiseaux nicheurs en Limousin », Éditions Lucien Souny, Limoges, 1993.
30 E. Taburet-Delahaye, « L’œuvre de Limoges – Émaux limousins du Moyen Âge », Réunion des musées nationaux, Paris, 1995, p. 93.
31 Payot, Paris, 1997, p. 253.
32 « L’Enfant double », Livre de poche, Paris, 1991, p. 112.
33 « Encyclopédie des symboles », déjà cité, p. 704.
34 P. Grandcoing, R. Julien, « La Belle limousine », Culture et patrimoine en Limousin, Limoges, 2004, p. 45.
35 Idem, p. 49.
36 Idem, p. 58.
37 Idem, p. 64.
38 Idem, p. 82.
39 Idem.
40 Lo Chamin de Sent Jaume et Plein Chant, Meuzac, 2004.
41 « Le Tombeau des ancêtres », déjà cité, p. 471.
42 « L’émerveillement dans l’œuvre poétique de Joseph Rouffanche », in n° 24/ 25/26.
43 Vagabondages, déjà cité, p. 10.
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