Introduction
p. 7-11
Texte intégral
« Souffrons que la raison éclaire enfin nos âmes ».
Corneille, Horace. 1, 3, v. 287.
« Pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui offre le plus d’horizons ».
Baudelaire, Salon de 1846.
1Cet ouvrage est le produit d’une coïncidence de lectures : celle de l’œuvre romanesque de William Golding, Sa Majesté des mouche1 (1954), et de l’ouvrage théorique de Régis Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux2 (1981) ; malgré la distance qui sépare l’œuvre de fiction de la réflexion philosophique étayée d’exemples historiques, une convergence s’établit et s’impose : chacun à leur manière les deux ouvrages mettent l’accent sur le lien indissoluble entre organisation sociale et croyance collective, sentiment d’appartenance et référence sacralisée. Ce que le roman fait saisir dans sa progression narrative se trouve théorisé et explicité dans l’œuvre philosophique. Il s’établit alors une interaction ou une mise en résonance des deux œuvres qui conduit à un travail de relecture et d’analyse du roman. Il devient possible de rendre explicite ce que recèle le récit romanesque : les événements, la topographie, le système des personnages peuvent être analysés à la lumière des concepts établis par la théorie.
2On peut donc rendre compte de la profondeur de l’intuition anthropologique propre à l’œuvre littéraire et en retour le roman corrobore la théorie développée dans l’œuvre majeure de Régis Debray dont on n’a pas encore mesuré toute la portée critique, la capacité d’élucidation. En voici les éléments fondamentaux que nous retrouverons dans l’examen du roman de Golding et dans l’analyse des autres œuvres ici choisies.
- Nos existences collectives sont fondées sur un impératif souvent occulté dans les sociétés modernes, celui de croire en commun. Le principe premier de cohésion des groupes sociaux relève en effet de la croyance, et donc d’un investissement imaginaire collectivement partagé et réglé.
- Cette croyance suppose une instance sacrée garante de permanence, à l’abri des contingences et des remises en cause, capable de susciter un sentiment d’adhésion et de respect.
- Cette instance, parce qu’elle est invisible, abstraite, a un rôle d’idéal régulateur et détermine une économie du manque : c’est-à-dire que la distance dans laquelle la société tient cette référence fait paradoxalement son efficience dans le corps social. En effet l’ordre est maintenu par des détenteurs d’autorité qui, dans une structure hiérarchique, peuvent apparaître comme les porte-parole, les représentants de cette référence sacrée.
- Celle-ci est garante de l’organisation sociale au sens où elle assure conjointement la délimitation ici-bas (qu’elle soit territoriale ou symbolique) et l’adhésion communautaire, politique au référent sacré ; autrement dit on ne peut faire corps ici-bas qu’en croyant ensemble à un au-delà.
- Cette délimitation territoriale a un caractère de fondation politique qui ne peut s’effectuer que dans l’affrontement, dans la mise à l’épreuve à caractère belliqueux. Il fait la frontière, délimite ainsi un territoire, c’est-à-dire l’espace de vie communautaire ou politique indexé sur la croyance porteuse d’enthousiasme d’appartenance, de pulsion de vie collective.
3On peut dire que la littérature, se consacrant à l’exploration de notre humanité, est la forme privilégiée d’expression de ces intuitions que La critique de la raison politique (CRP) a explicitées et formalisées en une théorie. C’est pourquoi il importait de mettre en correspondance les grandes œuvres qui osent s’intéresser aux zones les plus sensibles quoique volontiers occultées de notre existence collective avec la théorie philosophique. L’examen s’est d’abord porté sur celles qui offrent à l’observation des états de guerre : elles embrassent en effet plus fortement les questions cruciales de l’inscription territoriale, de l’énergie vitale d’une société face à une autre ; elles montrent comment le référent sacré pousse le collectif à se défendre et à attaquer, ce qui peut le conduire aussi bien à son accomplissement qu’à son anéantissement.
4Les œuvres choisies, narratives ou théâtrales, rendent compte de ces mécanismes sociaux déterminants. Ils mettent aux prises les deux groupes rivaux d’enfants conduits par Jack et Ralph dans Sa Majesté des mouches, les cités voisines d’Albe et de Rome devenues ennemies dans Horace de Corneille, deux nations dressées l’une contre l’autre par la religion, les Sarrasins et les Francs, dans La Chanson de Roland, les entités politiques d’Orsenna et du Farghestan dans Le rivage des Syrtes3 de Julien Gracq.
5Deux œuvres n’entrent pas comme les autres dans la cadre ainsi défini : Zadig de Voltaire et En attendant Godot4 de Beckett. Zadig a retenu notre attention par l’intéressante contradiction qu’il recèle : ce récit à thèse, militant, qui dénonce la religion comme rite, force sociale obscurantiste, doit reconnaître et montre même nettement que la vie sociale est implacablement déterminée par des logiques d’adhésion et de croyance. Dans En attendant Godot le collectif n’est représentée que de matière métaphorique mais la nécessité de croire en commun apparaît comme un impératif absolu, grotesque et tragique tout à la fois. Cependant toutes les œuvres mettent en évidence, pour reprendre les termes de l’analyse théorique, que l’unité sociale « fonctionne à crédit, à l’adhésion, à l’imaginaire ».
6On peut considérer que ces Visites littéraires de l’inconscient religieux ouvrent une nouvelle perspective à la critique littéraire. Celle-ci s’appuyant sur la théorie philosophique peut partir à la recherche dans les œuvres littéraires de ces fondamentaux de l’organisation sociale, tout en tenant compte de la mise en garde de Julien Gracq : il raille en effet les critiques qui « ayant trouvé une clé n’ont de cesse de disposer l’œuvre en forme de serrure ». Il s’agit pour nous non pas de soumettre de vive force n’importe quelle œuvre à cette lecture méthodique mais de choisir celles qui, chacune à leur manière, entrent en résonance avec la théorie pour rendre compte de la justesse de leurs intuitions concernant la structuration religieuse du collectif.
7Leur analyse nous amène aussi à formuler l’hypothèse suivante quant au rôle social de la littérature : elle serait ce mode d’expression que certaines sociétés se donnent pour oser évoquer leur « point d’accroche symbolique », leur référence sacrée, tout en respectant « l’interdit de manipulation technique ou critique », observé par la théorie. L’œuvre littéraire aurait cette fonction précieuse et paradoxale de faire éprouver par des fables ou des spectacles, ou la simple lecture, cette vérité troublante, dérangeante (et porteuse de déception), selon laquelle l’unité sociale ne va pas sans adhésion de type religieux.
8La littérature aurait ainsi une fonction de mise à distance de la société avec la croyance qui en assure la cohésion. Elle relativise le référent absolu, elle se permet de mettre en lumière les obscurs procédés du faire-croire, de l’adhésion. Les œuvres littéraires ici observées ont ceci de commun qu’elles ne se donnent cependant pas pour mission d’opérer une démystification explicite, directe, discursive. Leur but est plutôt de suggérer, de faire ressentir cette vérité, inquiétante au fond, selon laquelle tout l’édifice social, toute la hiérarchie d’autorité qui contribue à son maintien, reposent sur l’adhésion collective à une référence imaginaire.
9Ainsi la littérature peut faire entendre la vérité du social sans avoir l’air d’y toucher, par la fiction, l’invention, le spectacle. Elle déjoue à sa manière, indirecte, séduisante et subtile, les mécanismes de défense des auditeurs qui veulent (et peut-être doivent pour la plupart) rester dans l’adhésion : souhaitant confirmer cette adhésion (qui assure leur intégration) beaucoup se protègent en refusant les discours explicites qui « osent la manipulation critique ». Ces lecteurs, auditeurs ou spectateurs sont en revanche plus disponibles pour le mode d’expression littéraire : en effet il s’accommode du tabou (et quelquefois même entretient l’enthousiasme d’appartenance), il séduit et divertit son public tout en lui donnant le plaisir de saisir le rôle social du sacré et d’aller ainsi à l’essentiel.
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