Comment faire l’amour avec Maria Chapdelaine sans se fatiguer
p. 205-221
Texte intégral
Mais ces oiseaux-là au cœur qui oscille, c’est toi, c’est moi, c’est nous tous, les enfants de la Terre.
Gabrielle Roy
1« Aussi fortuite que la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection » peut paraître l’association de Louis Hémon, auteur d’un roman longtemps conseillé par l’Église, Maria Chapdelaine, et de Dany Laferrière, auteur d’un roman au titre fort peu convenable, Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer ? Improbable rencontre ! Les deux écrivains ne se sont pas connus : le premier est mort (1913) quand le second n’était pas encore né (1953). Pourtant, pour saugrenu que semble ce rapprochement, il peut se justifier au seul titre que leurs deux noms sont inscrits au panthéon des écrivains québécois. Les marchands de livres y ont pensé : Archambault vient de créer sa propre collection de classiques québécois ; en août 2009, j’ai pu constater que les deux romans cités occupent l’essentiel des rayonnages de ladite collection dans son magasin de Québec. Les liens entre les deux écrivains dépassent largement les deux œuvres convoquées par les titres. Du Canada français au Québec, les deux hommes, seuls et inconnus, ont vécu l’expérience de la solitude, propice à l’écriture, dans un pays neuf. Tous deux ensuite ont donné à voir le pays d’accueil, le faisant découvrir sous un autre jour. Tous deux enfin ont montré une société qui se cherche et pour laquelle la question identitaire reste en suspens.
1. Louis Hémon et Dany Laferrière : écrivains au Québec
2À soixante-cinq ans de distance, Louis Hémon (1911) et Dany Laferrière (1976) débarquent seuls au Canada, le premier au port de Québec, l’autre dans l’un des aéroports de Montréal. Tous deux ont dû faire face à l’inconnu, seuls, anonymes et sans protection.
1.1. Solitude et « liberté grande »
3Louis Hémon, toujours très secret, laisse néanmoins percevoir ses interrogations dans un carnet de voyage, commencé dès la traversée, lorsqu’il décrit les immigrants qu’il côtoie sur le pont du Virginian, « ces quelques autres qui sont partis à l’aventure et bien que ce soit la mauvaise saison » et avec lesquels il partage l’incertitude de l’avenir :
Entre ces derniers un lien subtil semble s’établir. Ils se jaugent l’un l’autre à la dérobée, et songent : Celui-là a-t-il plus de chances que moi de réussir ? Combien d’argent peut-il avoir en poche, c’est-à-dire : Combien de temps pourra-t-il attendre, s’il faut attendre, sans avoir faim ? Et l’on note les contours des épaules et l’expression de la figure, à moitié fraternellement, à moitié en rival : S’il ne trouve pas le travail qu’il veut, cet employé à la poitrine plate, sera-t-il de taille à faire le travail qu’il trouvera ? Car l’optimisme qui est en somme général parmi eux est des plus raisonnables. (Hémon, 1985, p. 33)
Cette litote, développée sur deux pages dans le chapitre consacré à la traversée, est accentuée par un double leitmotiv : « la mauvaise saison » et la lucidité d’appartenir « à une de ces diverses classes qui auraient tort d’émigrer » selon « des phrases des opuscules officiels ». Hémon fait allusion aux fascicules officiels du Canada français qui voulait encourager ainsi les Européens à émigrer ; les employés du secteur tertiaire n’étaient pas invités à immigrer.
Nous retrouvons la même vision chez Dany Laferrière pour qui le premier voyage en avion équivaut à une page définitivement tournée, à la conscience que se joue un moment crucial de sa vie :
Je viens de quitter une dictature
tropicale en folie
et suis encore vaguement puceau
quand j’arrive à Montréal
en plein été 76.
Je regarde le ciel
en pensant qu’il y a
quelques minutes
j’étais là-haut,
parmi les étoiles.
Pour la première fois. (Laferrière, 1994, p. 11)
Quitter son pays pour aller
Vivre dans un autre pays
Dans cette condition d’infériorité,
C’est-à-dire sans filet
Et sans pouvoir retourner
Au pays natal,
Me paraît la dernière grande
Aventure humaine. (Ibid., p. 133)
Que ce soit au début ou à la fin du XXe siècle, cette « aventure humaine » demande une force de caractère. Les deux écrivains savent que, dans l’adversité, ils seront seuls, la solitude est la rançon de leur départ. Les remarques de Hémon, lors de la traversée, semblent prémonitoires de sa mort en terre étrangère :
4Ils se rendent compte aussi qu’ils trouveront une lutte plus âpre, un climat beaucoup plus dur, et surtout cette atmosphère de cruauté simple d’un pays jeune qui est en marche et n’a guère le temps de s’arrêter pour plaindre et secourir ceux qui tombent en route, n’ayant pas réussi. (Hémon, 1985, p. 34) Officiellement fauché par la locomotive du Canadian Pacific Railway alors qu’il marchait « sans autorisation » sur la voie ferrée, Louis Hémon est mort en étranger sur le chemin de l’Ouest, tel un sans domicile fixe enterré dans une fosse commune. La plus haute des solitudes, c’est ce que découvre aussi Dany Laferrière à Montréal, lot des émigrants qui n’ont ni point de chute, ni fortune. Ce que Hémon a écrit a priori de l’aventure en terre canadienne, Laferrière l’a raconté a posteriori, après le succès obtenu :
Je constate en souriant que personne
ne sait où je suis en ce moment.
Je n’ai pas encore d’amis
ni de domicile fixe. (Laferrière, 1994, p. 17)
J’ai appris une chose,
une seule chose.
Tu peux hurler tant que tu veux,
personne ne t’entendra ;
Donc, ce n’est pas comme ça
Qu’il faut s’y prendre, vieux. (Ibid., p. 23)
Dire les efforts pour s’arracher à la vie d’avant n’est recevable qu’après l’intégration réussie dans le pays d’accueil. Regarder derrière soi, évoquer les années de galère paraît acceptable seulement après le succès, ce que suggèrent implicitement les dates de parution de deux livres de Laferrière, 1994 pour Chronique de la dérive douce et 2000 pour Le Cri des oiseaux fous :
Les dieux du vaudou ne voyagent pas dans le Nord. Ces dieux sont trop frileux. Je serai donc seul pour affronter un nouveau monde. Comme ça, du jour au lendemain. Un univers avec ses codes, ses symboles. Une ville nouvelle à connaître par cœur. Sans guide. Ni dieu. Les dieux ne m’accompagneront pas. L’ancien monde ne pourra m’être d’aucun secours. Au contraire, il me faut tout oublier de mes dieux, de mes monstres, de mes amis, de mes amours, de mes gloires passées, de mon éternel été, de mes fruits tropicaux, de mes cieux, de ma flore, de ma faune, de mes goûts, de mes appétits, de mes désirs, de tout ce que qui a fait jusqu’à présent ma vie, si je veux continuer à vivre dans le présent chaud et non sombrer dans la nostalgie du passé (ce présent que je vis encore et qui deviendra passé dans moins de trente secondes, au moment où l’avion quittera le sol d’Haïti. Et Montréal ne m’attend pas… (Laferrière, 2000, p. 317-318)
Or ni Hémon, ni Laferrière ne se donnent à voir comme des immigrants lambda, même s’ils font entendre le chant des émigrants et que, comme eux, ils ont connu les vicissitudes d’une existence incertaine et difficile. Hémon se sait de passage au Canada, il veut y écrire un grand roman sur les moissons dans l’Ouest du pays, ensuite ce sera Vancouver et l’Asie où il a toujours rêvé d’aller :
D’autres n’ont aucune espèce d’inquiétude ; ce sont ceux qui ne vont pas au Canada pour réussir, mais simplement pour leur vie « en long et en large » et voir quelque chose qu’ils n’ont pas encore vu. Ils ne s’inquiètent pas, parce que ce qui leur arrivera sera forcément quelque chose de neuf, et par conséquent de bienvenu. (Hémon, 1985, p. 36)
Laferrière veut donner une vision positive de son départ dans l’urgence : « Ma vie est entre mes mains. » (Laferrière, 1994, p. 17) Ce départ précipité l’a amené à sortir des sentiers battus, ce qui est affirmé dans Chronique de la dérive douce et répété dans Le Cri des oiseaux fous dont la dédicace et la phrase finale donnent le ton : « À mon ami Gasner Raymond dont la mort a changé ma vie. […] La mort de mon père. La douleur de ma mère. L’accent de l’exil. Ma vie d’homme commence. » (Laferrière, 2000, p. 319)
1.2. Volonté d’écrire
5Louis Hémon arrive d’Angleterre où il a vécu huit ans de 1903 à 1911. Il s’est embarqué à Liverpool le jour de son anniversaire, le 12 octobre, jour symbolique de ses trente et un ans. Le Canada, sans doute y pensait-il depuis quelques années, ce dont témoigne sa nouvelle Jérôme : Jean Grébault, annonce triomphalement qu’il cesse son travail à la préfecture pour partir au Canada. Cette nouvelle, matricielle dans l’œuvre de Hémon, est à forte teneur autobiographique. Le très jeune secrétaire particulier de préfecture, c’est l’étudiant Louis Hémon qui, ne voulant pas vivre comme sa très bourgeoise famille, après sa licence en droit et son service militaire, renonce au bénéfice d’un concours de l’administration coloniale pour partir, voir ailleurs, hors des chemins tout tracés :
Il leur dit qu’il s’en allait, chassé par la peur qu’il avait conçue de devenir quelque jour semblable à l’un d’eux. Il leur dit qu’ils étaient difformes et ridicules, certains squelettiques, certains obèses, tous pleins de leur importance et de la majesté des principes médiocres qu’ils servaient ; que leur progéniture hériterait de leurs tares physiques et de leur intellect rétréci, et qu’ils s’en iraient à la mort sans avoir connu de la vie autre chose qu’une forme hideusement défigurée par des préjugés séculaires et de mesquines ambitions… (Hémon, 2003, p. 48)
En 1911, Louis Hémon n’est plus le jeune homme révolté contre sa famille qui a pris le large pour fuir des valeurs qu’il ne partage pas. Il sait désormais ce qu’il veut : écrire. Son départ est lié à un projet littéraire qu’il ne dévoile pas explicitement (discrétion naturelle de sa part et peut-être aussi pudeur de celui qui n’est pas encore un écrivain reconnu), mais qu’il laisse entendre à son père :
Je suis non seulement prêt à, mais désireux de voir de près des métiers généralement considérés comme humbles. Ainsi, et pour éviter que vous ne preniez cela pour une déchéance tragique, quand le moment sera venu, je puis vous dire tout de suite que j’ai l’intention de « faire la moisson » l’été prochain. Toqué ? C’est entendu ; mais ma folie est plus systématique qu’il n’apparaît au premier coup d’œil. (Hémon, 1985, p. 174)
Pour Hémon, le départ au Canada correspond à cette « folie systématique » qu’est la littérature : faire la moisson dans l’Ouest pour écrire. A posteriori il apert clairement qu’en passant au Canada, Louis Hémon, qui n’a pas encore obtenu la reconnaissance espérée, entend en finir avec les petits boulots alimentaires chronophages. Toute son énergie et ses travaux vont alimenter son écriture. Il passe l’hiver 1911-1912 à Montréal, puis il se rend au Lac Saint-Jean où, garçon de ferme, il puise les vivres pour Maria Chapdelaine. L’hiver revenu, il écrit, il se fait embaucher le temps d’écrire au chaud Maria Chapdelaine, et c’est le retour à Montréal où il tape chez Lewis Brothers le tapuscrit qu’il envoie au journal Le Temps, fin juin 1913. Le quotidien parisien le publie sous forme de feuilleton en 1914. Dany Laferrière, un bon siècle et demi plus tard, fait le voyage en avion depuis Port-au-Prince. Sa décision de partir est prise dans l’urgence du contexte politique mortifère en Haïti. Le jeune homme, sous une menace de mort imminente, décide de quitter son pays natal. Après Raymond Gasner assassiné par les tontons macoutes, Dany Laferrière était le suivant sur la liste des tueurs. Cette précipitation, cette urgence de vie, l’écrivain les a relatées, plus tard, en un livre au titre évocateur, Le Cri des oiseaux fous (2000), dédié à son ami et confrère assassiné. Il y raconte sa dernière journée à Port-au-Prince avant le départ définitif, les minutes décisives, comme des éclairs qui déchirent littéralement. En 1994, huit ans après son départ du pays natal, il est revenu pour la première fois sur ce tournant de sa vie dans Chronique de la dérive douce, où le « je » relève d’une autobiographie impressionniste, composée de trois cent soixante-cinq proses de l’année d’arrivée :
J’ai vingt trois ans aujourd’hui et je ne demande rien à la vie, sinon qu’elle fasse son boulot. J’ai quitté Port-au-Prince parce qu’un de mes amis a été trouvé sur une plage la tête dans un sac et qu’un autre croupit à Fort-Dimanche. Nous sommes tous les trois de la même fournée : 1953. Bilan : un mort, un en prison et le dernier en fuite. (Laferrière, 1994, p. 55)
Laferrière aurait pu mettre à profit le régime dictatorial de « bébé Doc », le fils Duvalier, pour en tirer profit, prenant la pose de l’exilé politique. Mais il ne se considère pas comme tel, il assume pleinement sa décision de fuir un pays « où la mort rôde », expérimentant « le dur désir de durer » :
Je suis allé ce matin au bureau de dépannage des immigrants sur la rue Sherbrooke. Le type qui s’occupe de mon dossier m’a dit que si j’accepte de déclarer que je suis un exilé, il pourra me donner soixante dollars au lieu des vingt qu’il distribue aux simples immigrants. Je n’ai pas été exilé. J’ai fui avant d’être tué. C’est différent. Il me tend une enveloppe en souriant. Quand je l’ai ouverte dans la rue, j’ai trouvé cent vingt dollars. (Laferrière, 1994, p. 27)
La fuite est volontaire, c’est le pari de la vie, – et la vie à Montréal, « la vraie vie », comme l’écrit son ami Proust, c’est écrire. Dany Laferrière affiche son entrée en littérature par un autre départ non plus géographique, mais professionnel à la fin de Chronique de la dérive douce :
Je suis allé voir le boss,
après le lunch,
sur un coup de tête,
et je lui ai dit
que je quitte à l’instant
pour devenir écrivain. (Laferrière, 1994, p. 136)
Le départ est tout aussi volontaire chez Hémon et marqué par le désir d’écrire. Il ne s’agit pas d’une fuite ou pire d’un abandon familial, comme certains le lui ont reproché. Si Hémon a fait le choix de partir, ce n’est pas pour quitter Lydia, internée pour paranoïa aiguë, et sa fille, confiée à sa tante maternelle : il écrit et envoie de l’argent à la sœur de sa compagne. Il part avec la volonté d’écrire sur un pays peu représenté dans la littérature française ; après ses trois romans londoniens restés dans les tiroirs, il veut du neuf. Sur ce chemin de solitude choisi au Canada, les deux hommes se retrouvent écrivains : le voyage les a rendus à eux-mêmes. Tous deux, qui écrivaient pour des journaux précédemment, décident sur le continent nord américain de se consacrer entièrement à l’écriture. Le premier a la certitude, malgré les échecs répétés auprès des éditeurs français, d’être désormais pleinement écrivain, le second veut le devenir. Les deux nouveaux venus écrivent avec acharnement parce que c’est leur voie et leur vie désormais. Et le roman de chacun, écrit dans le temps qui suit leur arrivée, a fait non seulement entendre leur voix mais aussi a fait date.
2. Deux romans pour un pays à écrire
6Qui, au Québec, ne connaît pas Maria Chapdelaine et Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer ? Pourtant, pour célèbres que soient ces deux romans, ils partagent une célébrité limitée au titre. On a tant avalé – et à toutes les sauces au Canada français, le roman de Hémon que les Québécois en ont fait une indigestion et n’ont plus le goût de le lire. Quant au livre de Laferrière, il est connu même par ceux qui ne l’ont pas lu, car son titre choc n’a pas laissé indifférent et a conduit l’auteur au succès immédiat, puis à des sollicitations répétées de la part des grands médias nationaux. La célébrité du titre n’est pas leur seul point commun.
2.1. La « négriture »
7Dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer ?, Dany Laferrière a donné à voir Montréal comme personne auparavant. Le narrateur autodiégétique, jeune noir au chômage, vit avec un autre chômeur noir, Bouba, dans un appartement minable du Carré Saint-Louis. C’est l’été, il fait chaud à Montréal. La situation sociale des deux jeunes gens fait d’eux des marginaux, mais leurs préoccupations relèvent plus de la vie de bohème :
C’est une ambiance assez baroque. Deux Nègres dans un appartement crasseux de la rue Saint-Denis, en train de philosopher à perdre haleine à propos de la Beauté, au petit matin. C’est le déjeuner des primitifs. Le thé bout. On n’a pas de radio, pas de télé, pas de téléphone, pas de journal. Rien qui nous relie à cette foutue planète. L’Histoire ne s’intéresse pas à nous et nous, on ne s’intéresse pas à l’Histoire. C’est kifkif. Ce qui me paraît important, en ce moment, c’est cette conversation gratuite et grave que j’entretiens avec ce foutu singe de Bouba. C’est ici et maintenant que se joue le sort de la civilisation judéo-chrétienne. Entre deux Nègres en chômage. Nous discutons de choses de la plus haute importance et Bouba, avec sa tête hirsute, confère une certaine mystique à notre débat. (Laferrière, 1990, p. 35-36)
La ville est là, évidente, dans la torpeur estivale ou sous la pluie. Vieux, le narrateur connu seulement sous ce surnom, ouvre tout grand ses yeux : il veut écrire un roman qui le rendra célèbre. Sa vision impressionniste rend la ville immédiate dans des hypotyposes répétées qui transportent par exemple sur un trottoir de la rue Saint-Denis :
Je descends Saint-Denis jusqu’à Sainte-Catherine pour tourner en direction de Radio-Québec. […] Juste au moment où je vais tomber amoureux de Miz Hachette, j’aperçois une autre fille qui s’avance en sifflant sur une bicyclette radieuse. J’arrête de respirer. Elle freine et s’arrête au carrefour. Lumière rouge : le pied gauche au sol, les reins légèrement cambrés et la nuque dégagée. Les filles veulent un minimum de cheveux en été. Le corps tendu comme un arc. Lumière verte : elle donne un vigoureux coup de pédale du pied droit. Le corps projeté en avant. Dernières images : un dos pur, le mouvement gracieux des hanches, des cuisses graciles de pubère. Émotion : la douleur de voir partir ainsi pour toujours quelqu’un qu’on a aimé éperdument, ne serait-ce que l’espace de douze secondes et trois dixièmes. (Ibid., p. 57-58)
Baudelaire n’est jamais loin dans ce tableau montréalais estival, mais sur le mode de la dérision ! La ville est offerte, évidente, comme allant de soi, sans nécessité de justification. Le héros narrateur est bel et bien en ville, heureux d’y circuler, libre, d’un monde à l’autre, celui des filles de Mc Gill qui habitent les beaux quartiers, celui des marginaux du Carré Saint-Louis. Sans doute pourrions-nous reprendre ce qu’écrivait Gilles Marcotte à propos de Louis Hémon dans Une littérature qui se fait : « Seul un nouveau venu, formé à l’extérieur de notre couvent national, pouvait se permettre de jouer aussi librement avec les mythes courants de l’époque » (Brève histoire du roman canadien-français, p. 19). La Révolution tranquille a balayé la grande noirceur et les temps ont certes bien changé depuis l’arrivée de Louis Hémon, mais le regard extérieur de Laferrière bouscule les clichés et démonte joyeusement une certaine hypocrisie sociale par le prisme des rapports sexuels entre les Blanches et les Nègres. Il donne à voir ce que j’ai appelé, dans une étude précédente, la métonymie tragique des couleurs : la réduction des personnages à leur couleur de peau dans la représentation sociale. Chacun tient son rôle, sans nom, portant son masque tel un personnage de tragédie grecque dans une société composée de différentes communautés. Le narrateur sait que la maîtrise du jeu ne lui appartient plus s’il tombe le masque :
Elle est incroyable, Miz Littérature. Elle a été dressée à croire tout ce qu’on lui dit. C’est sa culture. Je peux lui raconter n’importe quel boniment, elle secoue la tête avec des yeux émus. Elle est touchée. Je peux lui dire que je mange de la chair humaine, que quelque part dans mon code génétique se trouve inscrit ce désir de manger de la chair humaine blanche, que mes nuits sont hantées par ses seins, ses hanches, ses cuisses, vraiment, je le jure, je peux lui dire ça et elle comprendra. D’abord, elle me croira. Tu t’imagines, elle étudie à McGill (une vénérable institution où la bourgeoisie place ses enfants pour leur apprendre la clarté, l’analyse et le doute scientifique) et le premier Nègre qui lui raconte la première histoire à dormir debout la baise. Pourquoi ? Parce qu’elle peut se payer ce luxe. Si je me permets la moindre naïveté, ne serait-ce qu’une seconde, je suis un Nègre mort. Littéralement. (Ibid., p. 30-31)
Les filles viennent de Mc Gill ou de Sir Georges William’s University, c’est-à-dire du monde anglophone, elles sont très cultivées et diablement délurées. Ces filles WASP qui n’hésitent pas à se commettre avec des Nègres, n’ont pas grandi à l’ombre du clocher. Pas de culpabilité à prendre du plaisir avec ces garçons marginaux. Ce sont des filles libérées qui s’encanaillent le temps de leur jeunesse dorée auprès de garçons furieusement exotiques. La rencontre des hommes blacks et des filles WASP pose une double question : quelles relations entre d’une part les communautés culturelles et d’autre part les filles et les garçons ? Nouveauté : la communauté francophone est quasi inexistante, si ce n’est par allusion littéraire, par le titre de l’ouvrage de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique, et par les noms d’écrivains québécois qui figurent dans la « caisse de bouquins » cosmopolite : Ducharme, Lévy Beaulieu, Aquin, G. Roy, et par les critiques littéraires qui distribuent les bons points dans les grands médias : Jean-Éthier Blais, Reginald Martel, Gilles Marcotte et Denise Bombardier, devenue elle aussi une « Miz ». Vieux, le Nègre narrateur, est un Nègre majuscule, merci Aimé Césaire ! Cette majuscule se décline à la culture, à la littérature plus précisément, comme si les clins d’œil littéraires incessants devaient excuser la « négriture », c’est-à-dire une littérature d’écrivain noir répondant aux fantasmes sexuels de lecteurs blancs. « Négriture », le mot-valise est forgé et interrogé par le narrateur qui espère ainsi « réussir un livre qui se vendra bien » (p. 63). Dans cette stratégie, les titres de huit chapitres, d’une crudité inhabituelle, annoncent un programme narratif très sexuel, sans doute déceptif pour le lecteur avide. Le lecteur veut du sexe, l’écrivain lui offre un texte, tout en lui montrant les clichés et en les démontant à travers le prisme de la sexualité. « Allah est grand, mais Freud est son prophète » (p. 170) Cette question de sexe, affichée de manière ostentatoire par le titre et, en échos répétés, par les sous-titres, peut paraître le point central qui diffère de Maria Chapdelaine, encore que…
2.2. La Némésis
8La question sexuelle est apparemment absente de Maria Chapdelaine, mais seulement pour qui lit un peu vite ce dernier roman de Louis Hémon consacré au quotidien des défricheurs du Lac Saint-Jean vu par une jeune fille fort discrète. L’incipit « Ite missa est » annonce que tout passe par l’Église, y compris l’intime. Le roman commence très symboliquement à la porte de l’église de Péribonka, jeune paroisse du Lac Saint-Jean. L’héroïne éponyme découvre l’amour et la mort en peu de temps. Le désir physique est suggéré, le désir féminin, inconscient, sous forme de métaphore biblique tandis que le désir masculin est plus explicite. François Paradis, le coureur de bois, pour lequel Hémon montre le coup de foudre de son héroïne éponyme, est associé dès le premier regard « au grand pont de bois, couvert, peint en rouge, arche de Noé […] » (p. 8). Ce passage de la première rencontre où tout se joue dans les regards par une série de métaphores filées exprime l’indicibilité du désir féminin, inaudible à l’époque dans la société canadienne française corsetée par ses curés. À l’eau érotisée s’unit la métaphore du feu pour faire comprendre que l’amour de Maria pour François n’a rien de platonique :
Lorsqu’elle songe à François Paradis, à son aspect, à sa présence, à ce qu’ils sont l’un pour l’autre, elle et lui, quelque chose frissonne et brûle tout à la fois en elle. Toute sa forte jeunesse, sa patience et sa simplicité sont venues aboutir à cela ; à ce jaillissement d’espoir et de désir, à cette prescience d’un contentement miraculeux qui vient. À la base du four la raie de lumière rouge vacille et s’affaiblit. (Hémon, 1988, p. 81)
La couleur rouge ponctue ces bouffées de désir féminin, érotisant l’eau lors de la première rencontre mais aussi l’activité domestique, la cuisson du pain allumant le désir. Pour le personnage masculin, c’est plus explicite, mais le désir est tout de même évoqué dans un contexte social religieux, auquel il est impossible d’échapper :
Sur le seuil, ses yeux clairs (François Paradis) cherchèrent les yeux de Maria, comme s’il voulait emporter un message avec lui dans les « grands bois verts » où il montait ; mais il n’emporta rien. Elle craignait, dans sa simplicité, de s’être montrée trop audacieuse, et tint obstinément les yeux baissés, tout comme les jeunes filles riches qui reviennent avec des mines de pureté inhumaine des couvents de Chicoutimi. (Ibid. p. 37-38)
Maria est attirée par François Paradis. Mais la mère Chapdelaine rappelle les convenances sociales à sa fille qui se sent différente au point de culpabiliser : « Trois ans… Maria songea qu’elle n’avait encore vu François Paradis que deux fois, dans toute sa vie de jeune fille, et elle se sentit honteuse de son émoi. » (p. 39) « La journée bleue », la seule du roman, rapproche physiquement les deux amoureux, pour l’unique moment en tête-à-tête. La chaleur étourdissante contribue à l’érotisation de la nature lors de la cueillette des bleuets :
Il y a une belle tale icitte, appela une voix.
Maria se redressa, le cœur en émoi, et alla rejoindre François Paradis qui s’agenouillait derrière les aulnes. Côte à côte, ils ramassèrent des bleuets quelque temps avec diligence, puis s’enfoncèrent ensemble dans le bois, enjambant les arbres tombés, cherchant du regard autour d’eux les taches violettes des baies mûres. (Ibid. p. 68)
L’été mais aussi les couleurs permettent de dire le désir indicible socialement. Des trois prétendants de Maria, seul François Paradis est associé à des couleurs vives : rouge et aussi vert, bleu, mauve. La couleur participe de l’érotisation voilée chez Hémon, mise à nu chez Laferrière. Lors d’une scène de fellation entre Miz Littérature et le narrateur, ce dernier médite sur le tableau de Matisse « Grand Intérieur rouge » :
Flaques de couleurs vives. Sous les pieds arqués de la table de droite, deux peaux de fauve. C’est une peinture primitive, animale, grégaire, féroce, tripale, tribale, triviale. On y sent un cannibalisme bon enfant voisinant avec ce bonheur immédiat. Direct, là, sous le nez. En même temps, ces couleurs primaires, hurlantes, d’une sexualité violente (malgré le repos du regard), proposent dans cette jungle moderne une nouvelle version de l’amour. (Laferrière, 1990, p. 51-52)
Hémon a saisi très vite, après son arrivée, l’omniprésence du clergé dans le quotidien des habitants. C’est banal de le dire aujourd’hui, à l’époque, c’était un regard neuf et dérangeant. L’écrivain a compris que s’il veut voir un jour son roman publié au Québec et en France, il ne doit pas trop chatouiller les Canadiens-français sur ce point. Sa lucidité, nous la voyons dans une lettre à sa sœur qui lui a demandé s’il envisage de faire publier son Monsieur Ripois et la Némésis outre-Atlantique. Sa réponse ne laisse aucun doute : « Si tu connaissais le Canada français, tu n’émettrais pas de supposition aussi comique. » (Hémon 1980 : 219) L’incipit de Maria Chapdelaine « Ite missa est » est sans doute à relire dans l’ambiguïté de l’impératif latin « ite », cet « allez » suggère la nécessité de laisser grande ouverte la porte de l’Église dont Laferrière laisse à penser l’héritage par l’absence des filles de la communauté francophone dans son premier roman et l’allusion à l’auteure d’Une enfance à l’eau bénite.
3. « Vue donne vie »
9Que ce soit du côté de la némésis ou de la négriture, les deux auteurs qui écrivent le Québec ont conscience de montrer une société qui se cherche. Dans les critiques imaginées par Vieux, devenu auteur à succès, la nouveauté du regard est soulignée par les plumes célèbres ; Jean Éthier Blais est supposé avoir écrit : « Je n’ai jamais rien lu d’aussi fort, d’aussi neuf, d’aussi évident. C’est le plus terrible portrait de Montréal que j’aie eu sous les yeux depuis des années. Si ce que dit ce jeune homme est vrai, alors notre libéralisme est la pire saloperie qui soit (ce dont je me doutais bien). » (p. 166) Et Miz Bombardier de renchérir : « votre roman est le premier véritable portrait de Montréal venant d’un écrivain noir, avouez tout de même que vous avez eu la dent dure… » (p. 170)
10La dent dure, c’est aussi le reproche qui fut fait à Louis Hémon avant que le texte ne fût instrumentalisé par tout « le couvent national ». Il n’est qu’à relire la correspondance entre Louvigny de Montigny et Félix Hémon, le père de l’auteur qui s’emploie à faire publier post mortem le roman de son fils. Le professeur Hémon accepte toutes les modifications du texte demandées par le Canadien français afin de présenter un tableau moins sévère des défricheurs du Lac Saint-Jean. L’élite intellectuelle, représentée par un curé grossier et un médecin incompétent, s’est sentie méprisée. Les habitants ont si peu apprécié le roman du Français que certains d’entre eux ont barbouillé son buste à Péribonka et ont jeté ledit buste dans la rivière Péribonka… L’incident est attesté par la presse des deux rives de l’Atlantique. Contrairement au « catéchisme de la survivance », entretenu quasiment un demi-siècle à partir de Maria Chapdelaine, caution culturelle à la colonisation et à la résistance contre le monde anglophone, le roman de Hémon n’a pas sacralisé le mode de vie des habitants. Si le regard de l’écrivain est d’admiration pour les hommes qui s’acharnent à domestiquer la nature, il l’est plus encore pour les femmes dont il montre qu’elles paient de leur vie cette démesure des hommes et du territoire. L’homme Louis Hémon n’idéalise certes pas leur vie. Une lettre écrite à Péribonka, inédite jusqu’à sa publication dans mon ouvrage Louis Hémon, la Vie à écrire, ne laisse aucun doute, tel ce court extrait :
Je ne te parle point de mes travaux agricoles, vu qu’ils sont finis. L’occupation principale des habitants est de faire des provisions de bois, de viande et provisions pour l’hiver, et de calfater une fois de plus les innombrables fentes de leurs maisons de bois. Je fais donc « boucherie », je calfate et je charrie du bois de la forêt aux maisons, toutes occupations pleines d’intérêt. (Chovrelat, 2003, p. 312)
Pourtant, on a attribué à Hémon la sacralisation opérée littérairement par Félix-Antoine Savard dans Menaud, maître-draveur. Cette vision erronée a dominé l’histoire littéraire québécoise, et elle la domine toujours malgré les efforts de quelques-uns, tout particulièrement ceux de Chantal Bouchard qui, dans Écrits du Québec, a réuni tous les textes de Louis Hémon rédigés au Québec. L’universitaire de Mc Gill – quel hasard, Vieux ! – explique bien qu’il s’agit de présenter au lecteur un contrepoint à Maria Chapdelaine. Mais l’influence du livre de Savard et surtout la récupération nationaliste, l’instrumentalisation politique de l’héroïne ont été telles que, hormis Antonine Maillet, les féministes telles Marie Laberge ou Gabrielle Gourdeau des années soixante-dix et suivantes ont adhéré à la lecture nationaliste de Monseigneur Savard.
3.1. La séduction du traître
11Dany Laferrière n’échappe pas à cette vision dominante, puisqu’il n’avait pas lu Maria Chapdelaine, lorsqu’il écrivit un article précisément consacré au roman du prêtre écrivain, fleuron de la littérature nationale, Menaud, maître-draveur. Dans l’article du quotidien La Presse du dimanche 11 septembre 2005, intitulé « La figure du traître dans le roman de Félix-Antoine Savard », Laferrière établit le lien entre Hémon et Savard, en ignorant le texte en amont et donc le choix ciblé pour un roman de résistance nationaliste :
C’est un roman né d’un autre roman. Lisant le roman emblématique de Hémon (Maria Chapdelaine, 1916) Savard tombe sur ce passage incandescent : « Nous sommes venus il y a trois cents ans, et nous sommes restés… » Nous, ce sont les Français qui deviendront les Canadiens-français, et enfin des Québécois. Mais ils ne sont pas seuls. L’ennemi les encercle : « Autour de nous des étrangers sont venus qu’il nous plaît d’appeler des barbares ! ils ont pris presque tout le pouvoir ! ils ont acquis presque tout l’argent. » Voilà, tout le roman est là. Le face-à-face Anglais/Français vu par Savard. L’histoire se passe dans la région de la Malbaie. La drave, le froid, c’est une vie rude. Savard est à son sommet dans la description des éléments naturels déchaînés (sa page sur la mort de Joson, le fils de Menaud, est mémorable). On voit que ce pays l’habite, et qu’il entend le faire connaître aux générations suivantes. (Laferrière, 2005, p. 15)
Après avoir esquissé la ligne générale, le critique s’intéresse particulièrement au personnage du Délié, le traître vu par Savard comme « un échec collectif » dans un pays qu’« on n’a pas fait assez connaître et aimer ». Aussi pour Savard convient-il d’« organiser une symbiose entre l’homme et la nature qui l’entoure ». Mais c’est compter – conter ? – sans les tours que joue la vie, et c’est dans cette faille qu’apparaît, selon Laferrière, le personnage du Délié, « représentant de l’Anglais. » Son « charme sulfureux » opère non seulement sur les hommes, mais aussi sur les femmes, et plus particulièrement sur la fille de Menaud, « le résistant » :
Marie oscille entre deux hommes. Le Lucon en qui Menaud voit son successeur, et le Délié. Marie aime tendrement le Lucon, c’est le délié qui l’obsède. Ah, le désir. Le traître avec la fille du chef. Tragédie grecque en terre américaine. Mais malheureusement Savard n’aime pas la direction que prend cette histoire (on sent que le Délié exerce son charme sur Savard lui-même, comme Trudeau en son temps a fasciné certains de ses adversaires), et il va intervenir brutalement pour remettre tout cela sur la bonne voie. Savard sait bien qu’à ce moment précis il vient de rater son roman (il a fait le choix de l’éducation contre celui de la création).
Quel splendide échec pourtant ! Voilà un roman dont la lecture devrait être exigée à tous les nouveaux arrivants dans ce pays pour bien comprendre le sens particulier que prend ici le mot traître. Ce mot que Savard a si puissamment contribué à fixer dans la psyché québécoise. (Ibid.)
Cependant Dany Laferrière, bien que méconnaissant le roman de Hémon, comprend, en lecteur attentif qu’il est, comment Savard a raté son roman pour donner dans le « catéchisme de la survivance ». Cette expression utilisée à propos de l’instrumentalisation du roman de Louis Hémon par les institutions canadiennes françaises prend toute sa force avec Savard. Là où Savard a échoué, confondant roman et prêche, Hémon a réussi : pas de morale chez lui, mais l’énigme d’un choix incompréhensible et pourtant profond. En ce sens, Hémon est beaucoup plus proche d’un Laferrière que d’un Savard. Les deux premiers sont écrivains, le dernier, malgré un souffle épique par instants et une plume affûtée, reste un doctrinaire. Laferrière conclut sa critique, dix ans après le second référendum sur la souveraineté, par la nécessité d’un débat, « un long débat » sur les communautés culturelles. La question pour lui n’est pas l’affrontement, mais le « sentiment d’appartenance » pour ceux qui arrivent d’ailleurs. À quelle communauté appartiennent-ils ? Le regard des uns et des autres change :
On aimerait déjà savoir si les immigrants sont des biens meubles qui appartiennent au Québec ou au Canada. On dirait que la question se pose en ces termes pour certains. Les gens de ces communautés observent que les médias ne se gênent plus pour identifier les jeunes délinquants par leur origine ethnique, alors qu’on s’arrache, jusqu’à vouloir la détruire, une Michaëlle Jean. L’impression finalement qu’on ne leur laisse que les fruits pourris. Un nouveau Québécois est-il un immigrant qui a réussi ? (Ibid.)
Les biens meubles renvoient explicitement à Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer ? dont la phrase d’exergue est empruntée au Code noir de Colbert : « Le nègre est un meuble. » Par cette critique, Laferrière rappelle fermement aux lecteurs du quotidien populaire que le Québec ne se limite pas à la seule communauté francophone, première venue. Il existe d’autres communautés culturelles : les anglophones et tous les francophones et allophones venus d’ailleurs.
3.2. Les silences
12La question identitaire est posée dans le roman de Dany Laferrière comme elle l’a été dans le récit du Canada-français. Hémon a focalisé sur la minorité abandonnée, les francophones du Lac Saint-Jean, montrant, comme il l’avait fait pour l’East End de Londres avec le ghetto juif ou les Irlandais, que, dans une communauté exclue, existent des minoritaires encore plus fragiles, ceux qui n’ont pas voix au chapitre, les femmes, les enfants et les immigrés, ce qui a été occulté ou mal perçu par les lectures nationalistes et féministes.
13Louis Hémon a saisi dans Maria Chapdelaine la minorité francophone dans le terrible dénuement de la colonisation et la difficulté de vivre dans la confrontation à un territoire vierge et hostile à cause du « froid homicide ». François Paradis, le coureur de bois, meurt par amour mais aussi faute d’infrastructures de voierie. Il en va de même pour la mère Chapdelaine, qui s’éteint en de terribles souffrances, faute de médecins et de médicaments pour la soigner. La lisière de la forêt est vue par Maria, « les grands bois emplis de neige » lui ont ravi son amour ; cette blancheur, c’est celle du linceul. Ce « paysage linceulé de blanc » coïncide avec les silences de Maria qui se tait lorsqu’elle apprend la mort de François. Tout son chagrin est enfoui, dérobé par le quotidien à assurer, la famille à qui elle se doit. Or, ce silence pudique et secret, c’est trop encore, Maria n’a pas le droit au deuil, ce que le curé lui signifie :
Faire dire des messes et prier pour lui, ça c’est correct, tu ne peux pas faire mieux. Trois grand-messes avec chant et trois autres quand les garçons reviendront du bois, comme ton père m’a dit, comme de raison ça lui fera du bien et tu peux penser qu’il aimera mieux ça que des lamentations, lui, puisque ça diminuera d’autant ses années de purgatoire. Mais te chagriner sans raison et faire une face à décourager toute la maison, ça n’a pas de bon sens, et le bon Dieu n’aime pas ça. (Hémon, 1988, p. 126)
Maria, comme les femmes de sa génération, est vouée à la revanche des berceaux, pas question de s’abandonner au chagrin. Le curé la rappelle à ses devoirs :
- … Une fille comme toi, plaisante à voir, de bonne santé et avec ça vaillante et ménagère, c’est fait pour encourager ses vieux parents, d’abord, et après se marier et fonder une famille chrétienne. Tu n’as pas dessein d’entrer en religion ? Non. Alors tu vas abandonner de te tourmenter de même, parce que c’est un tourment profane et peu convenable, vu que ce garçon ne t’était rien. Et le bon Dieu sait ce qui est bon pour nous ; il ne faut pas se révolter ni se plaindre… (Ibid., p. 126)
Les femmes des colons, plus que les hommes, pâtissent des conditions de vie rudimentaire, puisque, mères de famille nombreuse, elles assument, sans aucune aide, si ce n’est celle de leurs filles, toutes les tâches domestiques. Lorenzo Surprenant lorsqu’il fait sa demande en mariage à Maria lui rappelle que sa vie sera celle d’une bête de somme si elle reste au pays. Mais Maria n’a d’amour ni pour Lorenzo ni pour Eutrope ; le choix du mariage, puisque c’est le destin d’une fille si elle n’entre point en religion, doit s’opérer, selon le curé, en fonction du bien commun et surtout pas de la marge qui sent le soufre. Pourtant Maria s’est passée de l’autorisation familiale et cléricale, elle a dit « oui » à François, le marginal, qui ne l’a pas demandée en mariage mais qui lui a posé cette simple question : « Vous serez encore icitte… au printemps prochain ? » (Ibid., p. 71) L’amour se passe aisément de la consécration officielle, suggère Hémon, ce que « le couvent national » lisant ce roman a oublié. Mais la disparition de François Paradis donne à voir aussi l’impossibilité de la marge dans une société pétrifiée par ses normes qui glacent le cœur et le corps des jeunes filles. Au silence de Maria correspond l’absence de jeunes filles de la communauté francophone dans le premier roman de Laferrière. Portrait de femme canadienne française prise dans le giron familial, presque muette à l’image de la minorité francophone encerclée par le monde anglophone, le roman Maria Chapdelaine évoque aussi des personnages masculins silencieux : les trois immigrés français, un père et ses deux fils qui « écoutaient et ne parlaient guère ». Ces Parisiens, non initiés aux travaux des champs, ont acheté une terre à Lorenzo Surprenant ; leur décision d’émigrer ne semble pas avoir été une réussite :
Tous trois avaient l’air de tourner et de retourner dans leurs esprits le bilan mélancolique d’une faillite. Autour d’eux l’on pensait : « Lorenzo leur a vendu son bien plus qu’il ne valait ; ils n’ont plus guère d’argent et les voilà mal pris ; car ces gens-là ne sont pas faits pour vivre sur la terre. » (Ibid., p. 133-134)
La brève apparition de ces trois étrangers à Péribonka montre le phénomène de l’immigration, la précarité de ceux qui ont tout abandonné dans l’espoir d’une vie meilleure ailleurs. Cette thématique, secondaire dans Maria Chapdelaine, devient première dans Comment faire l’amour avec un Nègre ?
14La question du rapport entre les communautés occupe tout le livre de Laferrière. Les rencontres fantasmées entre les Blanches WASP et les Nègres immigrés disent toute la difficulté de se parler entre individus appartenant à une communauté différente. Le roman questionne les relations humaines, faites de clichés, la métonymie tragique des couleurs réduit chacun aux fantasmes de l’autre, ce que le narrateur explique à Miz Bombardier dans une entrevue imaginaire : « Je vous fais remarquer qu’il n’y a pas de femmes dans ce roman. Mais des types. Il y a des Nègres et des Blanches. » (Laferrière, 1990, p. 169). Pourtant le désir d’aller au-delà d’une relation fantasmatique s’inscrit en creux. Miz Littérature, que l’on retrouve tout au long du roman, suscite plus que de l’attirance physique : « Miz Littérature, c’est quelqu’un de bien. » (p. 114) Instants éphémères de tendresse partagée : « Elle me passe la main doucement sur le front. Moments heureux, doux, fragiles. Je ne suis pas que Nègre. Elle n’est pas que Blanche. » (Ibid. p. 47) La comédie n’est pas toujours joyeuse, les normes pèsent lourd comme le rappelle « la Croix du Mont Royal, juste dans l’encadrement de la fenêtre » (p. 10) de l’appartement du narrateur, présentée en un contrepoint au féminisme militant de Miz Littérature et d’une de ses amies :
Je regarde Valérie, et elle semble très à l’aise ici. Elle est debout, à la fenêtre, à regarder la Croix. Même cette saloperie de Croix a l’air de s’humaniser un peu, rien qu’à la vue de Valérie. […] Miz Littérature regarde mes bouquins.
- Tu n’as pas beaucoup de femmes dans ta collection !
C’est dit gentiment, mais ce genre de remarque peut cacher la plus terrible condamnation. (Ibid., p. 78)
Des relations inexistantes ou des relations vécues sur un mode fantasmatique ou encore des relations rêvées grâce aux écrivains de la boîte à bouquins, le roman Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer ? montre la complexité des relations humaines… On peut lire ce roman et rire, ce qui n’est déjà pas mal, mais aussi questionner ce rire qui interroge les représentations et la place de l’individu dans une société composite. Ce que dit très clairement Laferrière dans sa chronique à propos du traître selon Savard :
Il faudrait arriver, un jour, à un long débat calme sur cette affaire de communautés culturelles, car on ne peut pas d’une part créer des communautés, et croire ensuite que cela ne provoquerait aucun sentiment d’appartenance. Et ce débat devra se faire bien avant le prochain référendum, pendant qu’on peut encore se parler. Il y va de notre santé en tant que société. (Laferrière, 2005, p. 15)
Ce souhait semble répondre à une chronique plus ancienne de La Presse, du 11 novembre 1911, où sont évoquées les deux communautés anglophone et francophone avec les mots de l’époque :
[…] les deux races française et anglaise étant en contact immédiat et constant sur le sol canadien, elles n’entretiennent guère l’une envers l’autre les préjugés stupides qui proviennent surtout de l’éloignement et de l’ignorance. (Hémon, 1993, p. 310)
Cette chronique est signée par un certain Ambulator (marcheur), pseudonyme latin d’un inconnu débarqué au Canada, Louis Hémon, qui, dans son désir de rejoindre Vancouver, « porte de l’Asie », voulait écrire sur les moissons mais a été fauché en chemin. L’auteur de Maria Chapdelaine, désireux d’arpenter le monde rejoint l’auteur de Je suis un écrivain japonais, roman de Dany Laferrière dans la complicité littéraire qui affirme le désir de l’Autre et la nécessité de se fatiguer un peu pour aller à sa rencontre.
*
15Les deux romans, Maria Chapdelaine et Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer ? interrogent l’identité de la province de Québec au début et à la fin du XXe siècle. Ainsi sont-ils porteurs d’une historicité qui leur confère une valeur testimoniale et patrimoniale indéniable : Louis Hémon et Dany Laferrière donnent à voir la société québécoise dans toute sa complexité, sa fragilité. Les deux écrivains représentent aussi la littérature québécoise, ouverte et accueillante aux voix extérieures. Mais leurs textes questionnent les contradictions humaines bien au-delà du Québec et de son identité. Louis Hémon, le « survenant » de la littérature québécoise, et l’un de ses meilleurs ambassadeurs actuels, Dany Laferrière, se rejoignent par le regard de leurs personnages sur le monde : désirer être et être désiré dans le labyrinthe du quotidien et les rets d’un monde qui ne fait pas place belle aux faibles. À Gabrielle Roy, une des premières dans la littérature québécoise à évoquer en 1945 les migrants, en particulier la secte des extravagants Doukhobors qui, aux verts pâturages, ont préféré le mirage de la vallée Houdou, à la romancière « avouant dans un chuchotis « Je suis un Doukhobor », les deux écrivains pourraient rétorquer : « Nous sommes tous des Doukhobors ». » (Piccione, 1999 p. 197).
Bibliographie
Bibliographie sommaire
• Œuvres littéraires citées
Hémon Louis, Monsieur Ripois et la Némésis, Paris, Grasset, 1950.
– – –, Lettres à sa famille, préface de Lydia Louis Hémon (introduction et notes de Nicole Deschamps), Quimper, Calligrammes, 1980.
– – –, Itinéraire De Liverpool à Québec (avant-propos de Lydia-Katleen Hémon et introductions de Gilbert Lévesque et Alain Le Grand-Vélin), Quimper, Calligrammes, 1985.
– – –, Maria Chapdelaine, avant-propos de Nicole Dechamps, Montréal, Boréal, 1988.
– – –, Œuvres complètes t. II (édition préparée, présentée et annotée par Aurélien Boivin), Montréal, Guérin, 1993.
– – –, Au pied de la lettre Louis Hémon, chroniqueur sportif (préface de Geneviève Chovrelat), Valdoie, Prête-moi ta plume, 2003.
Laferrière Dany, Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer ?, Paris, J’ai lu, 1990, 1re édition Montréal, vlb, 1985.
– – –, Chronique de la dérive douce, Montréal, vlb éditeur, 1994.
– – –, Le Cri des oiseaux fous, Montréal, Lanctôt éditeur, 2000.
– – –, Je suis un écrivain japonais, Paris, Grasset, 2008.
Roy Gabrielle, Un jardin au bout du monde, Montréal, Boréal, 1975.
Savard Félix-Antoine, Menaud, maître – draveur, Montréal-Paris, Fides, 1937.
• Études
Chovrelat Geneviève, Louis Hémon, la vie à écrire, Louvain-Paris, Peeters, 2003.
– – –, « Le Carré Saint-Louis, place et jardin de la négriture » in Parcs, places, jardins (dir. Marie-Lyne Piccione et Bernadette Rigal-Cellard), Talence, MSHA, 1998, p. 17-27.
Marcotte Gilles, Une littérature qui se fait Essais critiques sur la littérature canadienne-française, Montréal, les éditions HMH, 1962.
Laferrière Dany, « La figure du traître dans le roman de Félix-Antoine Savard » in La Presse, Montréal, 11 septembre 2005, p. 15.
Piccione Marie-Lyne, « Un territoire halluciné : « La Vallée Houdou » de Gabrielle Roy » in Études canadiennes n° 47 (avant-propos de Pierre Guillaume, introduction de Michèle Kaltemback et Martienne Rocard), Talence, AFEC, MSHA, 1999, p. 191-197.
Auteur
Université de Franche-Comté
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