Les vacillements de la présence dans La Survie de Suzanne Jacob
p. 73-80
Texte intégral
1Publiées en 1988, les dix-neuf nouvelles réunies par Suzanne Jacob sous le titre de La Survie mettent en scène des personnages qui, homme ou femme, adulte ou enfant, ont en commun une présence au monde hésitante, incertaine, troublée. Les défaillances perceptives et les fragilités du sensible conjuguent leurs effets pour susciter cette forme de vie singulière que programme le titre même du recueil. En effet, le sens actualisé de « survie » n’est pas celui d’une vie de surcroît, pour reprendre une expression chère à Anne Hébert, mais bien celui que suggère la métaphore spatialisée du « bord » développée par la nouvelle éponyme en fin de recueil. La « survie » jacobienne tire parti de la complexité oxymorique de son contenu sémique qui, en associant sur le plan aspectuel le terminatif et le duratif, induit les sèmes axiologiques de l’affaiblissement et de la perte pour suggérer une forme de vie tangentielle. La validation de cette hypothèse exige que soient examinées les ressources discursives qui fondent cette forme de vie que l’on cherche à circonscrire. Pour ce faire, il conviendra de dégager les régimes de présence induits par les expériences perceptives des personnages, les régimes temporels auxquels ils sont soumis et les types d’interactions sociales privilégiés. De là surgiront les valeurs qui structurent le style de vie du personnage jacobien et donc son identité.
1. Les formes de l’expérience perceptive
2Les nouvelles du recueil de Suzanne Jacob trouvent l’un des facteurs les plus évidents de leur cohérence dans leur manière de privilégier un style esthésique1 singulier, une forme particulière d’expérience sensible, perceptive et cognitive qui constitue le fondement phénoménologique de l’être-au-monde jacobien. Le régime de présence induit par les choix discursifs qui construisent ce style esthésique pourrait se condenser dans cette évocation d’un mendiant par l’héroïne de la nouvelle intitulée « Le réveillon » : « Il a promené son regard autour de lui, un pauvre regard cherchant à prendre contact avec la réalité des formes et n’y parvenant pas. » (Jacob 52) Ce « regard de myope » (Jacob 45), parfois vraiment impuissant, parfois seulement intermittent (Jacob 20), que le sujet jacobien porte sur le monde est l’une des manifestations figuratives les plus explicites de la défaillance perceptive et de la dérobade subséquente du monde réel qui constituent les propriétés essentielles de ce régime de présence.
3Si l’on reste du côté du personnage, autrement dit de la source, les défaillances perceptives reposent en outre sur un affaiblissement du désir, de l’intentionnalité. L’écriture de Jacob donne à cette atonie un relief particulier, notamment dans les nouvelles écrites à la troisième personne, en instaurant un conflit entre l’instance discursivo-perceptive et l’instance narrative. Alors que la première trahit son impuissance, la seconde s’emploie à évoquer la profusion d’un monde sensible à laquelle le sujet, contraint en quelque sorte de rester en lisière, demeure étranger. L’originalité du style esthésique jacobien tient précisément à cette tension entre une source impuissante et une cible qui se pose non tant dans sa richesse que dans une accumulation désordonnée, faute précisément d’une intentionnalité organisatrice, d’un désir structurant. Ainsi la « petite fille » de la première nouvelle du recueil « n’a pas envie, comme souvent, d’aller très vite se rendre compte si les feuilles goûtent toujours leur goût amer » (Jacob 13). La présence tangentielle repose donc sur un désir faible corrélé à une existence forte et foisonnante du monde que suscite l’instance narrative en évoquant par exemple le « bruit que le céleri fait dans l’oreille quand on le croque », « l’odeur du pain qu’on fait griller » ou encore « les sons que font les choses en retournant prendre leur place » (Jacob 13). Cette inertie perceptive se fait plus pathologique avec le personnage de la mère dans la nouvelle intitulée « Le temps des fraises » : « On dirait qu’elle n’a plus aucun mouvement qui lui vient de l’intérieur, de par en-dedans » (Jacob 16), note sa fille, qui ajoute : « C’est ça, il est éteint son visage et on ne sait plus comment le rallumer » (Jacob 18). Son seul désir est « qu’on dorme toute sa vie pour la vivre » (Jacob 18) afin de se tenir à l’écart des manifestations hyperboliques du monde sensible que figurent narrativement la splendeur des fraises et la vitalité de sa fille : « ma mère trouve toujours que je suis trop bruyante, que je fais de trop grands gestes, que j’ai une trop grande bouche, que je parle trop fort, que je déborde et ça la fatigue. » (Jacob 15) La rupture avec la richesse du réel se cristallise parfaitement dans la manière dont le personnage anéantit le contenu sémantique de l’adjectif « splendide » : « C’est un mot qui lui erre dans la bouche à propos de rien et qui est fait pour se débarrasser de ce qu’on a pas (sic), de ce qui manque vraiment alors que ça pourrait être. » (Jacob 21)
4Cet affaiblissement de la visée sensible par manque de désir n’est pas la seule manifestation d’une présence tangentielle au monde. On doit y ajouter la propension de certains personnages à fuir le réel en s’absorbant dans un faire mécanique qui isole et enferme. Dans « Le temps des fraises », Julie arrive en retard à l’école et s’immobilise derrière son pupitre : « Je ne sais pas. J’étais comme collée derrière ce couvercle. J’étais comme paralysée par ce couvercle que je retenais avec ma tête pendant que mes mains fouillaient mon étui à crayons je me demande pourquoi. » (Jacob 25). C’est encore l’héroïne d’« Une femme » qui, face à son miroir, s’absente totalement du monde en se décoiffant en gestes automatiques, privés de vie : « Son bras droit se déplie et se replie lentement » (Jacob 29). Et la voix narrative de souligner : « Cette femme n’est plongée dans nulle profonde rêverie. Elle n’éprouve aucune nostalgie, son visage n’est ni tendre, ni sévère, ni triste, ni souriant. » (Jacob 29) L’absence est donc totale, sans même ce substitut de l’échappée dans un monde intérieur, et corroborée par une absolue inexpressivité du corps. Il arrive d’ailleurs, dans telle nouvelle, que cette absence au monde soit figurée par l’effacement même du corps du personnage, à l’instar du héros de « La parka » qui, face à un monde réel instable, avec des « lampadaires [qui] ont l’air de lunes égarées, flottantes » (Jacob 31), s’isole dans les bercements de son corps avant de disparaître dans son vêtement : « Du parka, il ne dépasse plus que quelques cheveux. L’homme disparaît. » (Jacob 31)
5Cette difficulté à s’inscrire dans un réel qui continue à exister narrativement si fortement se traduit parfois par une fuite dans des mouvements de pensée sans rapport avec les exigences du moment. Réflexions anecdotiques, voire triviales, comme celles de la fillette du « Temps des fraises » : « Je n’avais pas faim. J’ai regardé mes souliers. […] Je les aime bien, mes souliers. Ils sont râpés à mon goût et vraiment faits à mon pied et sans ampoule. » (Jacob 21) Ou encore prolifération d’une pensée chaotique qui se laisse aller au vertige du coq-à-l’âne :
Ici de toute façon, c’est un pays de colonisation, alors on ne peut pas se mettre déjà à savoir le nom des arbres et des arbustes et tout et le camion des pompiers est rouge de toute façon comme partout ailleurs c’est international et la terre est plus grande qu’auparavant, quand ma mère est née la terre était beaucoup plus petite parce que les mass media n’étaient pas au point où ils en sont d’avoir agrandi la planète à l’échelle mondiale. (Jacob 26)
6Cette rupture intéroceptive avec un monde sensible qu’une irréductible étrangeté rend insaisissable, se fait plus radicale encore dans certaines nouvelles qui voient se réduire l’intériorité du sujet à sa seule proprioceptivité, comme si la pensée elle-même cessait d’être un refuge. Ainsi, dans « La robe jaune »,
Marc prit une première gorgée de café et la suivit le plus longtemps possible tout en énumérant les régions biologiques que le liquide traversait. Puis son esprit fut absorbé à nouveau par l’éponge invisible, par l’univers parallèle aspirant dans lequel Marc passait le plus clair de son temps. (Jacob 44)
7Bien au-delà de la défaillance perceptive, de la fuite dans un univers intérieur confus, l’effacement de soi dans une proprioceptivité réduite à n’être qu’un vaste « trou noir » constitue sans doute la limite extrême de l’exploration jacobienne de la survie, dont il convient maintenant d’examiner les facteurs temporels.
2. Les dérèglements du temps
8La figure dominante du régime temporel privilégié par l’écriture de Suzanne Jacob semble être l’instant, mais un instant en quelque sorte perverti par les formes de l’expérience perceptive évoquées précédemment.
9On sait depuis Bachelard que l’instant, dans ses discontinuités, est la seule manifestation tangible du temps (Bachelard 13), le lieu où la conscience s’éprouve dans la perception sensible, dans une sorte d’inhérence du sujet à lui-même selon les mots de Lévinas. Doté d’une seule direction et d’une seule orientation, et non de deux comme le présent, l’instant permet l’inscription dans la durée. Or l’instant jacobien, réduit au non-événement, se dilate, se fait pur interstice, contraignant le sujet à demeurer dans l’instabilité d’un entre-deux syncopé privé d’orientation et de direction. La première nouvelle du recueil, « Une petite fille », offre une parfaite illustration de ces propriétés du régime temporel mis en œuvre par la discursivité des récits. La fillette mise en scène est dépourvue de toute prise évaluative sur l’expérience qu’elle est en train de vivre, celle de l’attente immobile d’un non-sujet, en-deçà de toute forme de conscience de cette attente elle-même : « Une petite fille patiente qui ne sait pas encore qu’il y a des milliers de petites filles patientes est assise toute droite sur la chaise brune aux barreaux usés de la salle à manger. » (Jacob 13) Par ailleurs, la structure de la nouvelle installe une circularité qui enferme l’instant dans une boucle étrangère à toute forme de durée. Ainsi les premiers mots de la nouvelle, « [u]ne petite fille patiente » (Jacob 13), sont repris dans l’explicit : « La petite fille patiente […]. Elle patiente » (Jacob 14), sous la forme d’une énallage de l’adjectif et du verbe qui donne à cette circularité une signification toute particulière. En effet, la patience, qui renvoie à la dimension passionnelle de la temporalité, se distingue très nettement de l’attente en ceci que cette dernière est dotée d’une projection dans l’avenir dont est privée la patience qui est, au mieux, une manière d’immobiliser la durée, de résister par une forme de passivité à un flux temporel en quelque sorte occulté. Mais l’originalité de ce temps suspendu tient à ce qu’il n’est pas pure vacuité mais évidement, et le discours narratif s’emploie à exclure de l’instant tout un contenu expérienciel qui pourrait lui donner précisément sa valeur d’instant comme lieu « où la réalité s’éprouve » (Bachelard 14). C’est ainsi que l’enchaînement paratactique de phrases négatives, brèves, dont le noyau est un verbe cognitif (« sait », « invente », « songe », etc. [Jacob 13]) ou perceptif (« n’entend » [Jacob 13]), est le moyen par lequel l’instance narrative obère l’attention portée au monde, attention qui seule pourrait permettre à l’instant de se constituer dans le surgissement d’une expérience mais aussi comme rupture constitutive du flux de la durée : « C’est une heure de rien. La petite fille patiente est assise dans l’heure de rien. » (Jacob 14) L’instant n’étant jamais que selon cette attention qui s’y développe, l’instant jacobien s’anéantit par un manque de tonicité intentionnelle figuré par le figement du corps.
10L’instant suspendu et évidé par la négation de l’investissement sensible se retrouve dans de nombreuses autres nouvelles. Le personnage de la nouvelle intitulée « Une femme » décline à sa façon ce brouillage de l’instant en le désolidarisant de la durée. Elle se décoiffe devant son miroir et semble indifférente à tout, intérieurement et extérieurement : « Dans quelques heures, les roses jaunes dans le vase auront fait leur temps. Cette femme est indifférente à ce détail-là. » (Jacob 29) L’ouverture projective de l’instant est ainsi niée par le sujet qui gomme par là même toute espèce de durée, comme en témoigne la fin de la nouvelle :
Elle n’est pas surprise de voir un deuxième visage dans la glace, un visage qui n’est pas le sien, mais qui paraît comme s’il n’avait jamais cessé d’être en même temps que le sien dans la glace, un visage qui semble avoir été là depuis toujours, l’accompagnant. (Jacob 29-30)
11La « surprise », qui est la réaction passionnelle face à la survenue de l’événement constitutif de l’instant, se trouve niée par la voix narrative, qui, en substituant un duratif (« n’avait jamais cessé », « toujours »), rendu incertain par la modalisation du verbe « sembler », à l’inchoatif de la nouveauté, impute clairement ce brouillage des repères temporels à l’interprétation cognitive du temps.
12Les dérèglements jacobiens du temps prennent d’autres formes que l’évidement de l’instant ou la désarticulation de l’instant et de la durée. La nouvelle « Pour un pull de laine bleu marin » est écrite à la première personne du singulier et cette subjectivité, par le savoir qu’elle présuppose, participe très activement à une nouvelle forme de dysfonctionnement temporel qui a néanmoins en commun avec les cas précédents son caractère puissamment dysphorique. La narratrice rapporte son rendez-vous avec son amant au présent de l’indicatif. L’instant qu’actualise ce présent se trouve paradoxalement déréalisé par le recours à la comparaison qui ouvre la nouvelle et en quelque sorte la contamine : « Je me sens dans un film. » (Jacob 35) Par ailleurs, le recours récurrent au futur immédiat (« on va faire semblant » ; « il va souhaiter » [Jacob 35], « il va le dire » [Jacob 36], etc.), aux adverbes tels que « toujours » donnent à la temporalité mise en œuvre une prédictibilité qui se nourrit de l’expérience passée. L’instant se trouve ainsi privé de son irréductible nouveauté par la circularité d’une habitude que déplorent les propos désabusés de la narratrice : « C’est à prévoir. » (Jacob 36) Et elle ajoute : « Autrement il me surprendrait et il n’aime sûrement pas surprendre. Il ne surprend jamais. Il fait toujours des choix prévisibles, des cadeaux prévisibles. » (Jacob 36) Le savoir acquis « d’avance » (Jacob 37) conduit à de nombreuses répétitions qui établissent un écho entre, d’une part, le discours intérieur de l’instance de narration qui annonce et, d’autre part, la réalisation conforme aux attentes. Cela crée un temps vide que l’on cherche à combler par des simulacres : « ça fait des liens entre les vides ternes de la conversation. » (Jacob 39) Rendu plus conscient par une subjectivité active, le dérèglement du temps mis en scène dans cette nouvelle n’en induit pas moins une absence au monde dont la dysphorie éclate à la fin du texte dans le désir du repliement somatique :
13J’ai envie de me recroqueviller à l’infini là où se joignent les parallèles et de ne laisser qu’une petite coquille sur la banquette de cuir rouge d’une Ford à air conditionné et à cerveaux-freins. (Jacob 39)
14Cette difficulté à être « des consentants absolus à l’évidence du présent » (Jacob 42) semble devoir s’estomper dans certaines nouvelles. Ainsi la nouvelle « Marie Germain » met-elle en scène deux personnages qui ont en commun d’occulter aussi bien le passé que le futur. Ainsi l’homme, fasciné par le spectacle de la femme entrant à l’hôtel, « oublia à ce moment-là ce qu’il était venu faire à Montréal », puis, un peu plus loin, « il oublia le scotch qu’il avait décidé d’aller prendre » (Jacob 33). De son côté, Marie Germain est entièrement dans l’instant présent qui la voit « s’étir[er] longuement comme si elle était chez elle tout à fait seule » (Jacob 33), et se persuade que « [l]e mois de juillet ne finirait jamais. Ni le mois d’août ni aucun mois » (Jacob 33). Mais cette suspension du temps est corrélée à une annihilation du regard (« elle ferma les yeux » [Jacob 33]), si bien que ce que cette inscription dans l’instant pourrait avoir de profondément euphorique et que pourraient révéler la respiration profonde (Jacob 33) ou la précipitation curieuse de l’homme, est largement illusoire. La réintroduction dans le quotidien que sanctionnent la phrase « Marie Germain consulta sa montre » (Jacob 34) et le verbe « obliquer » qui clôt la nouvelle, trahit dans le même mouvement la fuite hors du réel que figure le contenu du sac et la futilité de cette fuite puisque non seulement l’héroïne abandonne son sac mais que ce contenu finit dans une poubelle. Une parenthèse se referme, dans laquelle rien ne se passe entre des êtres qui sont ailleurs, dans la quête solipsiste d’un monde rêvé métaphorisé par les objets hétéroclites achetés par la jeune femme.
3. Socialité et intimité : des interactions incertaines
15Une des caractéristiques majeures des relations interindividuelles dans les nouvelles de Jacob est sans conteste l’incommunicabilité. Et pourtant les personnages jacobiens sont très fréquemment mis en scène dans des lieux de l’espace public, des lieux de passage, de transit : hôtel, café, restaurant, aéroport, école, etc. En vérité ils se croisent sans jamais vraiment se rencontrer, chacun se refermant sur sa propre intimité qui reste définitivement opaque à l’autre. Dans l’hôtel Reine Élisabeth, Marie Germain se comporte « comme si elle était chez elle tout à fait seule » (Jacob 33). La confusion qu’elle fait entre espace privé et espace public ne débouche pas sur une plus grande proximité des êtres, bien au contraire. Lorsque l’homme s’assoit en face d’elle, « [i]l ne passa rien, ni dans le regard de l’un, ni dans celui de l’autre » (Jacob 33). Et, plus loin dans la nouvelle, « leurs regards se croisèrent à nouveau, sans rien exprimer. » (Jacob 34) L’héroïne finit par fermer les yeux et parfait ainsi la puissante intransitivité de son être-au-monde. Cette opacité des personnages se retrouve dans la difficulté que rencontre la jeune Julie pour interpréter les comportements de sa mère : « Je ne sais jamais au juste si elle parle ou si elle pleure, on dirait qu’elle va ravaler les mots, on ne sait jamais si les mots sortent ou s’ils rentrent. » (Jacob 15) Et même les attitudes les plus iconoclastes telles que celle qu’elle adopte en prétendant « donner la communion solennelle des premières fraises du printemps » (Jacob 19) à sa mère, n’impliquent pas davantage de réaction vraiment significative.
16Les nouvelles de Jacob offrent de nombreux exemples de ces communications incertaines, aux limites de la rupture et du silence, et dont la conversation téléphonique est un des vecteurs privilégiés. Un homme et une femme, à distance, chacun dans sa sphère, instaurent un échange fragile dont la vacuité est marquée, dans « La Chartreuse », par la succession de répliques très courtes, par les intonations (« ton neutre », « la voix était froide » [Jacob 49]) et par les silences signalés par les points de suspension. La conversation souffre d’un déficit d’attention que rend parfaitement la propension des interlocuteurs à s’en évader : le regard de l’un se laisse capter par « la colonne météorologique du boulevard Dorchester » pendant que « [l]’autre allumait une cigarette » (Jacob 50). Tout est donc en absence et en rétention, au bord d’une advenue sans cesse différée : « Louis fut sur le point de chuchoter quelque chose de doux. » (Jacob 50)
17Cette incommunicabilité prend bien évidemment une forme plus aiguë dans les relations amoureuses que dénaturent aussi bien l’habitude que des échanges dévastateurs, inattentifs et dévalorisants : « Je fonctionne comme une télé. Il le sait, il ajuste le poste pour être juste à son aise » (Jacob 57), note l’héroïne de « L’esprit d’observation ». Chosifiée, la femme est réduite à rien, sa présence et son absence ne faisant finalement guère de différence comme semble le suggérer la symétrie de constats vidés de toute forme d’affectivité par leur cruelle objectivité : « Il remarque que je suis là. […] puis il remarque que je ne suis pas là. » (Jacob 58) L’absence de communication entre les êtres tient aussi pour une large part à cette propension à la fuite des personnages féminins jacobiens qu’a analysée Lori Saint-Martin (1996). En termes sémiophénoménologiques, cette tendance à la fuite est induite par une propriété de la présence qui associe à la complexité du réel une forme d’incomplétude. Ainsi, dans « 6550 », le réel semble se dérober à l’emprise cognitive du sujet féminin, à l’instar de ces étages d’immeuble impossibles à compter ou encore de ces identités en mouvement dont un carnet d’adresses ne saurait rendre compte. Indéchiffrable, illisible, le réel cède la place à une prolifération intéroceptive qui obéit à sa logique propre, le plus souvent chaotique : « [l]es choses ne sont pas simples » (Jacob 67), note l’héroïne avant d’ajouter : « on ne sait jamais, on ne sait pas grand-chose » (Jacob 67). Et de fait, elle s’abandonne à l’aléa d’observations qui conduisent de manière irrationnelle à des décisions : « Je ne sais pas ce que ça m’a fait, la vue de ce paletot gris et inerte composant un numéro, en tout cas, j’ai dit à Mike que je l’appelais rien que comme ça, rien que pour entendre sa voix » (Jacob 73). Cette « menterie » (Jacob 71) est la traduction d’une sorte de détachement qui pourrait laisser croire, l’espace d’un instant, à l’émancipation d’un sujet qui se confierait aux hasards heureux : « Les adons, c’est la bénédiction de ce genre de liaisons que j’ai avec certains hommes de profession. » (Jacob 73) Mais la fin de la nouvelle voit l’héroïne s’enfermer dans la chaleur de sa voiture et s’abandonner à un temps dilaté : « j’avais tout mon temps, ça, je l’avais vraiment tout mon temps » (Jacob 73). La segmentation de la construction syntaxique manifeste par son emphase la densité passionnelle du constat qui trahit la frustration, même si la fin de la nouvelle peut donner à voir, de manière très ambiguë, un personnage qui se fie à ses envies : « J’ai attendu d’avoir envie de rentrer. » (Jacob 73) Avec cette saisie très incertaine du réel, la présence féminine est donc infiniment labile, toujours en transit, comme celle de cette femme qui, elle aussi, à l’aéroport, « s’en remet au hasard » (Jacob 81), mais à un hasard qui conduit finalement à une solitude dont la cruauté s’impose dans l’évidence du constat objectif :
Je pénètre dans l’appartement, j’allume le plafonnier de l’entrée, je pose mon sac sur le bahut, je fais le tour des pièces, je vérifie la forme des lits dans les deux chambres. Non, j’habite seule. Oui, j’habite seule. (Jacob 81)
Le « oui » après le « non » traduit toute la dureté d’un acquiescement auquel il faut se résigner.
*
18Les dix-neuf nouvelles de La Survie scrutent avec une grande constance ces états-limites dans lesquels le sujet est livré à une présence tangentielle, ne touchant au réel que pour le fuir, étranger à la densité du monde sensible qui sans cesse se dérobe. Cette présence précaire, au bord du rien, du néant, du refus, repose sur des choix discursifs congruents dont les principales propriétés sont la faiblesse de la visée perceptive, une profonde déchirure entre l’extéro-ceptivité et l’intéroceptivité et enfin un dérèglement de l’inscription dans le temps dû notamment à l’évidement de l’instant. La fragilité des interactions humaines, obérées par l’incommunicabilité et l’abandon aux aléas du hasard, parachève l’élaboration de cette présence tangentielle du sujet jacobien toujours déjà aspiré par un ailleurs protéiforme.
Bibliographie
Bibliographie
Bachelard, Gaston, L’Intuition de l’instant, [Paris, Éditions Stock, 1931] rééd. « Biblio Essais » n° 4197, 1992.
Jacob, Suzanne, La Survie, [Montréal, Les éditions NBJ, 1988] rééd. Bibliothèque québécoise, 1989.
Ouellet, Pierre, Poétique du regard. Littérature, perception, identité, Limoges, Sillery, Pulim, Éditions du Septentrion, 2000.
Saint-Martin, Lori, « Suzanne Jacob, à l’ombre des jeunes femmes en fuite », Voix et images, vol. 21, n° 2 (62), 1996, p. 250-257.
Notes de bas de page
1 Le style esthésique est constitué par la récurrence et la congruence des différentes marques énonciatives d’un discours destinées à codifier et à configurer symboliquement une activité perceptive donnée dans un récit (voir Ouellet 46).
Auteur
Université de Limoges
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Dieux cachés de la science fiction française et francophone (1950- 2010)
Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay et al. (dir.)
2014
C’était demain : anticiper la science-fiction en France et au Québec (1880-1950)
Patrick Bergeron, Patrick Guay et Natacha Vas-Deyres (dir.)
2018
Ahmadou Kourouma : mémoire vivante de la géopolitique en Afrique
Jean-Fernand Bédia et Jean-Francis Ekoungoun (dir.)
2015
Littérature du moi, autofiction et hétérographie dans la littérature française et en français du xxe et du xxie siècles
Jean-Michel Devésa (dir.)
2015
Rhétorique, poétique et stylistique
(Moyen Âge - Renaissance)
Danièle James-Raoul et Anne Bouscharain (dir.)
2015