Le temps, le labyrinthe et le fantastique feint
Kafka, précurseur de Borges
p. 177-185
Texte intégral
1Dans une conférence prononcée à Buenos Aires en 1985, un an avant sa mort, Borges définissait le temps en ces termes :
Ce n’est pas la somme de tous nos hiers. C’est tous nos hiers, tous les hiers de tous les êtres conscients. Tout le passé, ce passé dont on ne sait quand il a commencé. Puis aussi tout le présent. Ce moment présent qui englobe toutes les villes, tous les mondes, tout l’espace entre les planètes. Puis, enfin l’avenir. L’avenir qui ne s’est pas encore réalisé mais qui, néanmoins, existe. […] William Blake nous dit : le temps est un don de l’éternité.1
2Associer le temps au régime poétique de l’éternité comme le font ici Borges et Blake revient à en donner une forme totalisante, car sans commencement ni fin. Ici, le temps naturel ou cosmique auquel nous sommes tous assujettis est paradoxalement appréhendé comme un phénomène atemporel. Le temps, cette force à laquelle les êtres et les choses doivent leur perpétuel changement, est défini par son caractère immobiliste. Pour Borges comme pour Blake avant lui, cette définition originale a une fonction essentielle : seul le régime de l’éternité peut nous prémunir contre l’œuvre naturelle du temps, devenir le seul rempart possible contre le destin destructeur et funeste auquel celui-ci condamne tous les êtres2.
3Borges a toujours fait preuve dans ses réflexions et dans ses fictions d’un amour inconsidéré pour les paradoxes, notamment pour les paradoxes spatiaux et temporels, qu’il a déclinés à travers des types d’espace-temps dits infinis et absolus. Dans l’une de ses Enquêtes rédigée dans les années 1950, il adoptait cette même perspective pour définir cette fois l’Histoire littéraire. Il écrivait ainsi dans un article intitulé « Les Précurseurs de Kafka » que « chaque écrivain crée ses propres précurseurs », que « son apport modifie notre conception du passé aussi bien que du futur »3.
4Comme tant d’autres écrivains associés aux littératures de l’imaginaire, Kafka et Borges ont pareillement cherché à s’éloigner de la représentation littéraire de type réaliste où le temps apparaît le plus souvent comme une force ou un flux menant chacun de nous de la naissance à la mort, au gré de constants changements d’identités pendant cette durée – plus ou moins longue selon les individus. Ne pas appréhender le temps fictionnel d’une façon aussi universelle et objective a été pour ces auteurs un moyen de déconstruire nos appréhensions communes et de laisser le champ libre à l’imagination – la leur comme la nôtre. Parallèlement, ce choix esthétique a conditionné leur déconstruction commune des codes de la fiction réaliste. Que ce soit pour Kafka ou pour Borges, l’écriture du temps en fiction ne se réduit ni à une structure essentielle ni à un thème de prédilection. Cette écriture est l’un de leurs objectifs littéraires prioritaires : c’est sur elle que repose tout l’impact que leurs textes sont censés avoir sur le lecteur pendant sa lecture. Comme le dit Paul Ricœur dans Temps et Récit II à propos de Proust et de Woolf, il semble y avoir chez ces auteurs une même nécessité : « donner pour finalité à ces jeux avec le temps la tâche d’articuler une expérience du temps qui serait l’enjeu de ces jeux »4. À ce propos, Michel Picard ajoute dans Lire le temps :
L’expérience temporelle qui ne se trouve ni dans le discours ni même dans la relation entre « histoire » et « récit » ne réside pas davantage dans les thèmes les plus cachés ou encore dans les organisations dominantes qui les élaborent, en fonction de la personnalité de l’écrivain et du contexte. Elle est dans le rapport singulier du lecteur avec tout cela.5
5Force est de constater que la lecture de Kafka et de Borges nous place dans une position « empirique » et « expérimentale » similaire : on hésite à qualifier leurs œuvres de productions réalistes, de la même façon que l’on hésite à les qualifier à l’inverse de fantastiques. Leurs personnages ne sont guère mieux lotis. Aucun d’entre eux ne paraît avoir de prise quelconque sur la réalité fictive qui leur est extérieure. Tous évoluent dans des environnements étranges car hybrides, dans des entre-deux ambigus où le réalisme se mêle au fantastique, le vraisemblable à l’improbable, au rêve ou à la chimère, l’ensemble étant le plus souvent développé sur un mode absurde. Cette double hésitation a pour conséquence que chaque récit semble être une sorte de leurre ludique, de représentation feinte ou de feinte de la représentation, tant réaliste que fantastique.
6En d’autres termes, l’inspiration ou l’inclinaison fantastique de ces écritures ou réécritures modernes du temps est responsable de ce que l’on peut appeler leur parasitage mimétique, lui-même à la source de ce soupçon fantastique qui caractérise leur « monde » et leur « temps » respectifs.
7Mais qu’est-ce au juste qu’un temps fantastique ? Pour Paul Ricœur, toute temporalité représentée puis projetée par un récit littéraire n’en est pas une. Cette définition générale est particulièrement appropriée dans le cadre du fantastique, que Ricœur n’étudia jamais. Le genre fantastique, c’est là sa raison d’être, repose sur une contradiction mimétique de principe, d’où son appartenance large à la fiction dite anti- ou non-mimétique. En matière de figuration du temps en fiction, cela revient à ne pas rendre compte des valeurs qui lui sont habituellement associées, c’est-à-dire la linéarité, la successivité, la finitude et enfin l’irréversibilité. Les récits du fantastique, de l’étrange, de la science-fiction et de la fantasy reposent par conséquent sur les concepts contraires d’involution, de circularité, de répétition, de réversibilité et enfin d’infini, ou de « délai infini »6 pour reprendre Borges dans sa préface fictive de La Métamorphose de Kafka.
8À la fin des années 1980, Jean-Pierre Mourey posait la question suivante dans Borges, Vérité et univers fictionnels :
Dans quelle mesure, un texte peut-il produire l’illusion d’un univers qui nie la foi fondamentale du [temps] humain, c’est-à-dire la linéarité ? [T]el est l’un des problèmes posés par les espaces circulaires, redoublés, inclusifs, infinis construits par Borges7…
9On pourrait en dire autant de n’importe quel écrivain associé de près ou de loin au genre fantastique, qui aurait choisi de structurer le temps de son récit et celui de son « monde » fictif autrement que selon un principe de linéarité réaliste.
10Si l’on devait tenter une définition, le temps fantastique serait une structure littéraire stratégique visant à produire un effet et un sentiment d’étrangeté. Une structure et une stratégie à la fois romanesques, narratives, linguistiques et syntaxiques propres à instaurer un rapport nouveau entre l’individu et la temporalité. L’originalité de ce rapport étant en fait à terme la condition sine qua non de notre évasion imaginaire de la réalité actuelle. C’est la raison pour laquelle des événements exceptionnels, irrationnels voire surnaturels sont narrés. Au fil des pages, on rencontre des êtres immortels, éternels ou bien morts-vivants – des êtres dont on doute qu’ils soient totalement morts ou bien totalement vivants. On expérimente des réalités fictives doubles, parallèles ou bien encore figées dans le flux temporel. Plus que tout, on voyage dans le temps, la destination variant d’un genre et d’un auteur à un autre. Ce peut être un futur imaginé, ce que privilégie la science-fiction. Ce peut être un passé imaginé, le passé révolu d’un homme, d’une famille, d’une civilisation ou bien encore d’une tradition mythique – ce que privilégient cette fois le fantastique et la fantasy. Pour ce qui est de l’étrange et des fictions de Kafka et de Borges, on se retrouve surtout prisonnier des mailles d’un filet temporel fait d’un « temps arrêté », d’un « présent d’éternité » où les êtres et les choses semblent être sortis de la successivité temporelle naturelle et figés pour toujours dans un état de stagnation perpétuelle. Une situation imaginaire à propos de laquelle la culture magico-religieuse employait le terme de « stase », moins dépréciatif que celui de « stagnation ».
11Toutefois, Kafka et Borges ne sont pas en reste en matière de retours du passé dans l’actualité du présent, puisque leurs histoires mettent souvent en jeu des figures et des scénarios inspirés de sources anciennes, mythologiques et/ ou métaphysiques, notamment celles de la tradition hébraïque. En 1931 parut ainsi à titre posthume un récit de Kafka intitulé « Le Buisson ardent » (« Der Brenendiker Dorn »), présenté dans le recueil La Muraille de Chine et autres récits. Cette étrange histoire détourne de façon absurde et grotesque l’épisode biblique éponyme (Exode, 3, 1-12) qui raconte comment Dieu, par l’intermédiaire d’un ange, interpella Moïse depuis l’intérieur d’un buisson magique, capable de brûler sans jamais se consumer. Dieu lui intima alors l’ordre de partir en Égypte libérer les Hébreux tenus en esclavage puis lui révéla le tétragramme constituant son Nom sacré. Agnostique ou athée d’origine juive, Kafka était non seulement un auteur connu pour son amour de l’humour noir et de l’ironie, mais également un homme entretenant des rapports problématiques voire conflictuels avec son père, la religion du père et plus largement des Pères, c’est-à-dire avec la filiation et la tradition hébraïques8. Ce n’est donc pas par hasard que l’écrivain tchèque jette son dévolu parodique sur cet épisode fondamental pour l’Ancien Testament et le judaïsme, puisqu’il narre l’une des « hiérophanies » les plus importantes de cette culture religieuse – ce terme faisant référence à l’irruption du sacré dans le quotidien profane, le Buisson servant ici à matérialiser la révélation divine. Voici comment Kafka réécrit cet épisode mythique, en faisant disparaître Dieu, son ange et son messie, et en ôtant au Buisson toute son ardeur et sa fonction hiérophanique :
J’étais tombé dans un inextricable buisson. À grands cris, j’appelai le garde du jardin. Il accourut mais ne put m’atteindre.
- Comment avez-vous pu vous fourrer là-dedans ? cria-t-il. Revenez donc par le même chemin !
- Impossible, lui répondis-je, il n’y a pas de chemin. Je me promenais tranquillement perdu dans mes pensées et tout d’un coup me voici là ! Comme si le buisson avait poussé autour de moi. Je n’en sors plus, je suis perdu !
- Enfant ! dit le garde. Vous commencez par prendre un chemin défendu, vous entrez dans ce terrible buisson et puis vous vous plaignez… Vous n’êtes pourtant pas dans une forêt vierge ! C’est ici un jardin public. On vous en tirera. [M]ais il vous faut patienter un peu, il me faut d’abord chercher des ouvriers pour frayer un chemin et, auparavant, il me faudra quérir la permission du Directeur. Alors, un peu de patience et de courage, je vous prie.9
12D’une façon générale, la matière temporelle mythologique et/ou métaphysique des récits de Kafka et de Borges, et par extension de toutes les fictions de l’imaginaire, se résume à quelques concepts fondamentaux10. Il y a d’abord le temps des origines, celui de la création du monde ; il y a ensuite le temps cyclique et circulaire, qui engendra, entre autres mythes, celui des âges et celui de l’éternel retour ; il y a enfin des êtres surnaturels aux attributs existentiels singuliers telles que la longévité exceptionnelle, l’immortalité voire, dans le cas du dieu biblique, l’éternité.
13Prenons un exemple de cette triple inspiration chez Borges, qui fait se confondre les imaginaires temporels du mythe, de la métaphysique et du fantastique. Dans sa nouvelle intitulée « L’Aleph » (« El Aleph »), du nom du recueil éponyme paru en 1949, Borges raconte l’histoire d’un homme qui est amené à faire une découverte sensationnelle dans les escaliers d’une cave appartenant à l’une de ses connaissances.
À la partie inférieure de la marche, vers la droite, je vis une petite sphère aux couleurs chatoyantes, qui répandait un éclat presque insupportable. Je crus au début qu’elle tournait ; puis je compris que ce mouvement était une illusion produite par les spectacles vertigineux qu’elle renfermait. Le diamètre de l’Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l’espace cosmique était là, sans diminution de volume. Chaque chose (la glace du miroir par exemple) équivalait à une infinité de choses, parce que je la voyais clairement de tous les points de l’univers.11
14Les curiosités fantastiques qui jalonnent les récits de Borges font le plus souvent figures d’infini(s) et de totalité(s). Outre son Aleph, on peut citer sa Bibliothèque de Babel, édifice de taille infini, symbole de la mémoire universelle, qui se compose exclusivement de salles hexagonales tapissées de livres ayant tous le même nombre de pages, ou bien son Livre de sable, ouvrage qui ne possède ni première ni dernière page et constitue en cela à lui seul une sorte de Bibliothèque absolue et infinie.
15L’Aleph borgésien n’est pas seulement une sphère magique cachée au cœur d’une cave argentine. C’est aussi et surtout pour un lecteur averti la lettre initiale de l’alphabet hébreu, que la métaphysique juive a toujours pensée comme un symbole d’unité et comme un outil de création dont Dieu se serait servi pour donner forme au monde – cette interprétation découlant du fait que l’aleph est associé au chiffre un dans la tradition kabbalistique. Il en va de même chez Borges, à cette différence près que le conteur argentin en fait un point d’origine et un point de fuite de l’univers lui-même. Cette fenêtre donne en effet à voir à celui qui y regarde le déroulement du temps universel, et ce en simultané. Autrement dit, l’Aleph nous donne à lire ce que la tradition biblique avait coutume d’appeler le Livre du Monde. Un Livre que Borges fait ici sien, et qu’il transforme en une formidable machine à voyager dans le temps passé, présent et à venir. C’est pour cette raison que l’Aleph est l’une des métaphores choisies par Borges pour incarner l’image que l’écrivain se fait du temps.
16Pourquoi « l’une des métaphores » ? Car l’écrivain argentin, comme son modèle tchèque, métaphorise volontiers le temps sous une autre forme : celle d’un cosmophore plus célèbre qui est le labyrinthe. À l’entrée du même nom dans Le Dictionnaire des mythes littéraires, André Peyronie écrit que
la figure du labyrinthe n’a pas toujours eu dans la littérature la présence multiple qu’on lui suppose aujourd’hui. Époque labyrinthique, le XXe siècle voit des labyrinthes même là où l’idée en est tout à fait absente.12
17Cette omniprésence supposée du labyrinthe est particulièrement frappante dans le cas des littératures de l’imaginaire, puisque le labyrinthe y est autant représenté en termes matériels que symboliques, sous la forme de dédales tant spatiaux que temporels. Kafka et Borges ont pareillement usé et abusé du labyrinthe, jusqu’à en faire le symbole de leurs « mondes fictionnels », de leurs livres et du temps que l’on passe à les lire13.
18Le recueil Fictions compte pléthores de lieux labyrinthiques, tantôt au sens propre comme avec « Les Ruines circulaires »14 où un sorcier s’isole pour créer un homme à partir de ses propres rêves, tantôt au sens symbolique comme avec la mémoire absolue d’un jeune homme paralytique dans la nouvelle « Funes ou la mémoire »15. Le recueil L’Aleph contient quant à lui « La Demeure d’Astérion »16, « Abenhacan el Bokhari mort dans son labyrinthe »17, publiée la même année que « Les Deux rois et les deux labyrinthes »18. Compte tenu de la brièveté de sa vie, Kafka n’eut quant à lui le temps d’édifier, sans les achever vraiment, que quelques labyrinthes grandioses qui témoignèrent tous de son génie du temps. Pour ne prendre que ses deux (anti) romans les plus célèbres, Le Procès et Le Château, citons le tribunal et la cathédrale du premier, un épisode au cours duquel on lit :
K. se sentait un peu perdu en traversant sous les yeux du prêtre ces longues rangées de bancs vides ; la taille de la cathédrale lui semblait juste à la limite de ce que l’homme peut supporter. […] K. s’arrêta net[.] [Provisoirement] il était encore libre, il pouvait encore avancer et s’échapper par l’une des trois petites portes ténébreuses qu’il découvrait à quelques pas de lui. […] [S]’il se retournait, c’était fini, il était pris.19
19Comme c’était le cas pour « L’Aleph », ce passage atteste de l’étrangeté virtuose avec laquelle Kafka façonna son espace et son temps, jusqu’à en faire une sorte de labyrinthe fantastique. Dans cet extrait, on trouve un substantif qui résume la source du problème existentiel majeur de K. : « Fortschreiten »20, du verbe du même nom signifiant « progresser/avancer ». Cette action de base qu’est l’évolution de l’individu dans l’espace et le temps est précisément l’impossibilité sur laquelle repose le curieux destin de K. ; ce dernier éprouve le plus souvent une grande difficulté à progresser, au sens propre, et ce malgré ses efforts pour réaliser les gestes les plus évidents pour le commun des mortels. Par exemple dans Le Château, alors que K. pénètre dans l’auberge du village, il se cogne aux murs du fait d’une obscurité qu’il est le seul à voir. Surtout, il n’atteint jamais le Château qui l’a employé et auquel il est censé se présenter. La principale raison de cet échec et de cette quête éternellement recommencés étant que la bâtisse paraît s’éloigner au fur et à mesure que K. tente de l’approcher. L’espace-temps dans lequel K. évolue ou plutôt tente d’évoluer devient donc toujours, à un moment donné, un milieu hostile étendu ou dilaté, à tel point que l’individu finit par s’y perdre. On lit dans Le Procès : « [D]as alles bewegte sich um K. als um seinen Mittelpunkt »21 ; ce qu’Alexandre Vialatte traduit par cette phrase : « Ce petit univers dont K. était le centre évoluait autour de lui »22.
20Cette extension-contraction, de nature circulaire et apparemment infinie, est également de mise chez Borges, à cette différence près qu’elle est moins insidieuse et moins dévastatrice pour l’individu qu’elle ne l’est chez Kafka. L’étrangeté de ces expériences fictives est donc provoquée par un même type d’événement, par un événement-type : la « métamorphose » ou « mutation » du monde. Ici le mot « monde » renvoie à deux acceptions bien différentes, pour ne pas dire opposées. Le « monde » est d’abord l’environnement extérieur aux personnages qui contient la réalité collective que ces derniers expérimentent au quotidien. Mais le « monde » que les récits de Kafka et de Borges métamorphosent peut aussi être cet environnement intérieur et intime, cette réalité spatio-temporelle singulière qu’appréhendent les consciences fictives des personnages de façon toute personnelle – sur le modèle de n’importe quelle conscience humaine.
21Le temps fantastique n’est donc pas nécessairement le temps tel que le réinvente, tel que le recommence le genre au sens classique du terme23. Loin de ne renvoyer qu’à des inventions imaginaires, l’expression peut aussi en appeler à la définition du temps que nous a léguée le XXe siècle, depuis, en somme, Bergson et l’idée que le temps ne serait qu’invention, et Einstein, selon qui l’espace et le temps sont relatifs et à relativiser selon la « position » de celui qui les appréhende et selon le « moyen » que l’on choisit d’employer pour les appréhender – un cadran solaire, un chronomètre sophistiqué et plusieurs consciences humaines donneront tous une appréhension différente. Cette nouvelle appréhension du temps, subjective, multiple et chaotique, est aujourd’hui une chose que nous expérimentons tous au quotidien. Chacun de nous sait, sent, que « le temps ne passe pas » de la même façon pour l’enfant et pour l’adulte, pour celui qui s’ennuie et pour celui qui s’amuse, pour celui qui est en vacances, en retard ou amoureux, pour celui qui attend ou celui qui travaille, pour celui qui écrit, qui lit ou relit un livre.
22Gunther Anders disait que l’art de Kafka consistait à condamner son lecteur et son personnage à rester « enfermé[s] en dehors », sous-entendu en dehors du « monde de l’œuvre » : « La vie s’accomplit sous la forme de la répétition. Le vivant est négativement prisonnier : non pas enfermé, mais ’’enfermé dehors’’ »24. Dans l’un des chapitres de son Mythe de Sisyphe, intitulé « L’Espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka », Camus disait quant à lui que tout l’art de Kafka était « d’amener le lecteur à le relire »25. Camus nous exhorte à adopter un temps de lecture cyclique au sein duquel la relecture a deux fonctions essentielles : comprendre que la répétition peut être source de différence(s) et apprécier à sa juste valeur notre errance au sein de cette fiction. Lecture et relecture deviennent ainsi les sources d’un plaisir de « l’errance pour l’errance », plaisir si caractéristique des récits qualifiés d’anti-romans, d’où sont bannies les notions romanesques traditionnelles d’intrigue, d’identification ou encore de progression. Ce qui correspond tout autant à la fiction inventée par le vieux mythopoète argentin. On retiendra donc pour finir que les œuvres de Kafka et de Borges sont d’étranges invitations au voyage et que leurs « mondes imaginaires » sont d’étranges territoires où le plaisir de l’évasion rime paradoxalement avec celui de l’échec, de la répulsion et de la répétition. Des œuvres-univers où l’immersion semble finalement n’être qu’une éternelle reconduite du lecteur aux frontières du temps et de la fiction.
Notes de bas de page
1 Jorge Luis Borges, « Le Temps », Conférences, trad. par Françoise Rosset, Gallimard, 1999, p. 206-207.
2 La fascination de Borges pour le concept d’éternité a donné lieu en 1936 à un recueil d’essais intitulé l’Histoire de l’éternité (Historia de la eternidad).
3 Jorge Luis Borges, Enquêtes, « Les Précurseurs de Kafka », trad. par Roger Caillois, Gallimard, 2005, p. 134.
4 Paul Ricœur, Temps et récit, La configuration dans le récit de fiction, 2, Seuil, Paris, 1984, p. 189.
5 Michel Picard, Lire le temps, Éditions de Minuit, « Critique », 1989, p. 113-114.
6 Jorge Luis Borges, Le Livre des préfaces, trad. par Michel Seymour Tripier, Gallimard, Paris, 2001, p. 159.
7 Jean-Pierre Mourey, Borges, Vérité et univers fictionnels, Pierre Mardaga, « Philosophie et langage », Liège, 1988, p. 55.
8 Voir le texte réquisitoire que Kafka, âgé de trente-six ans, adressa à son père, simplement intitulé « La Lettre au père » (« Brief an den Vater »).
9 Franz Kafka, « Le Buisson ardent », La Muraille de Chine et autres récits, trad. par Alexandre Vialatte, Gallimard, Paris, 2007, p. 214-215.
10 Voir à ce sujet ma thèse de Doctorat dirigée par le Professeur Denis Mellier et soutenue à l’Université de Poitiers en 2007 sous la présidence du Professeur Jean Bessière, Le Temps recommencé. Fictions du mythe et écritures fantastiques dans les œuvres de Gautier, Kafka, Ray, Lovecraft, Tolkien et Borges.
11 Jorge Luis Borges, « L’Aleph », L’Aleph, trad. par René L.-F. Durand, Gallimard, 2006, p. 207-208 : « En la parte inferior del escalón, hacia la derecha, vi una pequeña esfera tornasolada, de casi intolerable fulgor. Al principio la creí giratoria ; luego comprendí que ese movimiento era una ilusión producida por los vertiginosos espectáculos que encerraba. El diámetro del Aleph sería de dos o tres centímetros, pero el espacio cósmico estaba ahí, sin disminución de tamaño. Cada cosa (la luna del espejo, digamos) era infinitas cosas, porque yo claramente la veía desde todos los puntos del universo. », « El Aleph », El Aleph, Alianza Editorial, « Biblioteca Borges », 1995, p. 192.
12 André Peyronie, « Labyrinthe », Dictionnaire des mythes littéraires, Éditions du Rocher (éd. augm.), 2003, p. 915. Il est également l’auteur de l’entrée « Dédale » (2003 : 420-426).
13 Voir à ce sujet mon article « Julius Corentin Acquefacques. ’’Autres mondes’’ et autres rêves de Marc-Antoine Mathieu », paru dans la revue Otrante. Art et Littérature fantastiques (n° 24 « Mondes imaginaires », dirigé par Nathalie Dufayet, Éditions Kimé, automne 2008).
14 « Las Ruinas circulares » (1940).
15 « Funes el memorioso » (1944).
16 « La Casa de Asterión » (1949).
17 « Abenjacán el Bojarí, muerto en su laberinto » (1949).
18 « Los Dos reyes y los dos laberintos » (1949).
19 Franz Kafka, Le Procès, trad. par Alexandre Vialatte, Gallimard, « Folio », 1994, p. 258-259 : « K. fühlte sich ein wenig verlassen, als er dort vom Geistlichen vielleicht beobachtet zwischen den leeren Bänken allein hindurchgieng, auch schien ihm die Größe des Doms gerade an der Grenze des für Menschen noch Erträglichen zu liegen. […] K. Stockte und sah vor sich auf den Boden. Vorläufig war er noch frei, er konnte noch weitergehn und durch eine der drei kleinen dunklen Holztüren, die nicht weit vor ihm waren, sich davon machen. […] Falls er sich aber umdrehte, war er festgehalten. », Der Proceß, Philipp Reclam, « Universal-Bibliothek », Stuttgart, 2003, p. 192-193.
20 Op. cit., p. 192.
21 Op. cit., p. 182.
22 Le Procés, édition de 1994, p. 251.
23 Voir à nouveau à ce sujet Le Temps recommencé. Fictions du mythe et écritures fantastiques dans les œuvres de Gautier, Kafka, Ray, Lovecraft, Tolkien et Borges, op. cit.
24 Gunther Anders, Kafka. Pour ou contre, trad. par Henri Plard, Circé, Strasbourg, 1990, p. 59.
25 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, « L’Espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka », Gallimard, 2004, p. 171.
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