Pouvoir et dystopies temporelles chez Philip K. Dick
p. 41-55
Texte intégral
1Lorsque Dick commence à publier des nouvelles de science-fiction en 1952, il s’inspire des thèmes les plus conventionnels du genre : la guerre, les dictatures, les rencontres extraterrestres, les mutants, les mondes parallèles, et bien sûr les voyages temporels. Quand il aborde le thème protéiforme du temps, il le fait selon les codes de la science-fiction d’alors, et quelques exemples donneront un aperçu de sa production dans ce domaine. À l’image d’un Silverberg, passionné par ce thème depuis qu’il a lu Wells, Dick a beaucoup joué des possibilités offertes par ce sujet. Il s’intéresse aux paradoxes temporels dans « Le Crâne » ou « Un Auteur éminent », aux vaines tentatives de changer le cours d’un destin que l’on sait funeste dans « Interférence », aux visions des futurs possibles dans « Le Monde de Jon », à la boucle temporelle ou au circuit fermé dans « Pitié pour les temponautes »1. Le voyage dans le temps a été aussi au cœur de romans alimentaires, comme Docteur Futur2, où un médecin du 21e siècle est arraché à son époque pour atterrir en 2405, car il est le seul à pouvoir sauver la vie d’un leader rebelle, argument pour le moins tiré par les cheveux. Notons que Dick équipe parfois ses personnages d’une « pelle temporelle », instrument fort pratique qui permet d’arracher des objets à leur époque quand on ne peut s’y déplacer soi-même. Comme l’écrit Daniel Fondanèche, « Le temps rôde dans toute l’œuvre de Dick »3, et cet article ne prétendra donc pas à l’exhaustivité.
2Les œuvres les plus intéressantes sont les romans où l’auteur s’empare du motif temporel pour le lier et le plier à ses propres préoccupations, ainsi résumées : « En un certain sens […] le temps n’est pas réel. Ou peut-être est-il réel, mais pas de la façon dont nous en faisons l’expérience ou dont nous l’imaginons »4. Partant de ce postulat typiquement dickien, cet article sera fondé sur deux grands axes. Nous verrons d’abord, à travers différentes représentations du temps chez cet auteur, en quoi le temps « n’est pas réel », puisque selon Dick, qui balaie les principes de linéarité et de causalité, le temps peut être truqué, illusoire, à rebours, multiple. Conjointement, nous verrons de quelle manière ces temps « autres » sont liés à l’exercice d’un pouvoir, qu’il soit individuel, politique ou militaire, puisqu’il s’avère que cette manipulation du temps n’est jamais un exercice gratuit. Ensuite, nous analyserons en quoi cette maîtrise du temps est somme toute très relative, et s’avère être un instrument de pouvoir à double tranchant. En effet, ces manifestations d’un « temps incertain » concourent à créer des univers dystopiques, en proie à tous les maux et les spasmes du monde, au totalitarisme, au chaos, aux conflits et à l’entropie.
Truquer le temps de l’histoire
3On le sait, dans le monde selon Dick, de « Colonie » à « La Fourmi électrique »5, on truque beaucoup : la réalité, les êtres, les objets, et le temps n’échappe pas à cette règle. On découvre ainsi les mécanismes d’un temps truqué dans Le Temps désarticulé et La Vérité avant-dernière6. Le terme « truqué » ne nous est pas seulement soufflé par une célèbre nouvelle de l’auteur7, mais parce que dans ces deux romans, on construit l’illusion d’une époque historique grâce à des moyens réalistes qui pouvaient déjà être mis en œuvre à l’époque où ils ont été écrits, et encore plus de nos jours grâce aux progrès de la technologie et à l’avènement de l’ère numérique. L’action du Temps désarticulé8 se déroule en 1998, dans un monde en guerre, mais on ne l’apprend qu’aux deux tiers du roman, puisque tout est organisé pour faire oublier cette information au héros et principal point de vue du récit, Ragle Gumm. Écho du Berkeley des jeunes années de Dick9, la ville tranquille où se déroule l’action est un village carton pâte à la Truman Show10, animé par une troupe d’acteurs dont le rôle consiste à se comporter comme s’ils vivaient en 1959. Dans cette île hors du temps, le quotidien se déroule selon des repères qui renvoient à une conception cyclique et routinière du temps : les impôts, la mode, la météo, les saisons, le livre du mois à acheter, selon un principe simple : « tout change et rien ne change ». Ce truquage du temps, artificiellement figé dans une époque révolue, a une raison précise : grand stratège militaire, Gumm a fini par craquer et s’est retiré mentalement dans l’époque paisible de son enfance, avant la guerre. Pour continuer à utiliser ses talents, les autorités ont recréé ce monde paisible, où Gumm joue au concours du journal local « Où sera le petit homme vert demain ? ». Sans le savoir, en participant à ce jeu, inoffensive transposition d’un véritable jeu de guerre, il continue à localiser les frappes des missiles ennemis et contribue à sauver des vies. En ne cherchant pas à soigner Gumm, mais en entretenant une amnésie judicieusement exploitée, les autorités font en sorte qu’il remplisse au mieux ses fonctions dans l’époque qu’il a pourtant chassée de sa mémoire. Instrument de pouvoir militaire et stratégique, cette construction d’une époque factice vise comme tant d’autres à exploiter un sujet, mais dans les textes de notre corpus, ce truquage du temps a ceci d’unique qu’il ne s’impose pas à son sujet. Au contraire, il se construit autour de ce sujet, et se met au diapason de sa propre régression mentale et temporelle, le dehors s’adaptant aux névroses du dedans.
4Depuis les théories d’Einstein – sur la relativité – et de Minkowski – sur le continuum espace-temps – il est courant de parler du temps comme de la quatrième dimension, qui s’ajoute aux trois dimensions de la géométrie euclidienne. Pourtant, c’est uniquement avec les possibilités offertes par ces trois dimensions spatiales (hauteur, largeur, profondeur) qu’est créée l’illusion d’une époque dans Le Temps désarticulé, avec cette ville factice mais tangible. Et c’est une manipulation en deux dimensions que propose La Vérité avant-dernière, par le biais d’images, à la télévision et dans les journaux. Dans ce roman inspiré de la nouvelle « Les Défenseurs »11, le mensonge historique est l’inverse de celui mis en œuvre dans Le Temps désarticulé, puisque l’illusion entretenue est celle d’un temps de guerre, alors que la réalité est celle d’un temps de paix. Enfermées dans des abris souterrains, les populations sont abreuvées d’informations sur les ravages d’un conflit soi-disant sans fin, alors que celui-ci est terminé depuis treize ans. Cette désinformation vise à faire croire aux hommes que la Terre est un désert post-atomique – ce qu’elle est réellement dans d’autres romans dickiens comme Dr Bloodmoney (1965) ou Deus Irae (1976) – et permet ainsi de les garder sous contrôle. La manipulation se fait aussi par le verbe, des spécialistes du discours mettant dans la bouche du leader virtuel Yancy des propos tout aussi efficaces que ces visions d’apocalypse un rien hollywoodiennes. Pareille supercherie peut se justifier parce qu’il faut mettre fin au chaos, réparer ce qui a été détruit, dissuader les hommes de recommencer, puisqu’on le sait, l’histoire est un éternel recommencement, même des plus graves erreurs12. Il n’en reste pas moins vrai que, comme dans toute bonne dystopie sociale13, l’élite qui truque la vérité historique a tous les pouvoirs et tous les privilèges, puisqu’elle profite des avantages d’un monde restauré alors que la populace en est privée, vivant en total décalage sur le plan spatial – parquée sous terre alors qu’elle pourrait retrouver la surface – et sur le plan temporel – figée dans un faux-semblant historique qui a treize ans de retard sur le cours réel des choses.
5Si le temps qui passe se mesure à l’aune des événements historiques, ces deux récits truquent le temps, l’un en créant une société non-événementielle au beau milieu d’un monde en proie au chaos, et l’autre en inventant une spirale d’événements catastrophiques, alors qu’en réalité la paix et l’ordre sont revenus. Dans les deux cas – ville carton pâte ou manipulation médiatique – le trucage du temps est dans l’ordre du réalisable. On peut notamment penser aux mal-nommés ministères de l’information des différents régimes dictatoriaux de l’Histoire. Comme le souligne Hannah Arendt, « les faits dépendent entièrement du pouvoir de celui qui peut les fabriquer »14. La manipulation des médias, la fabrication de décors, de personnages, voilà des moyens qui peuvent contribuer à créer l’illusion d’une époque hors du temps, et ce faisant, entraîner une négation partielle ou locale de l’histoire, pour mieux asseoir un pouvoir. Le propos de Dick est clair, puisque le maître des images de La Vérité avant-dernière est un réalisateur allemand du nom de Gottlieb Fischer, révisionniste selon qui ce sont les Anglais qui ont provoqué Buchenwald.
6Dans ces textes dickiens, l’Histoire, petite ou grande, est perpétuellement sous influence, mais les moyens mis en œuvre pour la manipuler sont plus élaborés que le simple discours15. La reconstruction de l’histoire, c’est un principe que l’on retrouve à plus grande échelle dans Le Maître du Haut Château16, un modèle d’uchronie où le temps de l’Histoire a dévié du cours que nous lui connaissons, puisque dans ce récit les Allemands et les Japonais ont gagné la Deuxième Guerre mondiale. Mais est-ce là la vérité historico-temporelle ultime ? Peut-être pas, et les personnages du roman se posent la question, cette vérité étant mise en doute dans un petit livre qui circule sous les manteaux, « La Sauterelle pèse lourd », qui est une uchronie à l’intérieur de l’uchronie, puisque ce récit postule que ce sont au contraire les Alliés qui ont gagné la guerre. La place fait défaut pour consacrer à ce roman toute l’attention qu’il mériterait, mais il a déjà été largement commenté, en particulier par Daniel Tron17, qui analyse la construction de l’uchronie et ses différents niveaux, et Laura Campbell18, qui insiste sur les problèmes de chronologie, des clefs qui laissent à penser que toutes les données du roman sont sujettes à caution, même les plus factuelles. Ici, mon propos est de souligner que le meilleur moyen de soumettre un peuple une fois pour toutes, en cessant de recourir à la violence ou à la terreur19, c’est de l’amener à croire qu’il est vaincu, en l’écrivant partout, dans les journaux et les livres d’histoire. La subversion du temps historique – un temps réel, respectant des faits objectifs dans une chronologie non altérée – est un instrument de pouvoir, le rêve de reconstruction de tout Goebbels en herbe. « La force de la propagande totalitaire […] repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel20. », souligne H. Arendt. Les couper de la vérité historique fait partie de cette stratégie, un principe qu’Orwell applique dans 1984, où celui qui a la main mise sur le passé – c’est-à-dire l’histoire – possède le pouvoir.
La linéarité temporelle en question
7Contrôler le temps, le ralentir ou l’accélérer à sa guise, est un des fantasmes les plus répandus après celui du voyage dans le temps. Dick remet en question la linéarité temporelle dans certains récits, comme Ubik (1969), où le temps est sous contrôle grâce aux miracles de la cryogénie. La vie des personnes sur le point de mourir est suspendue, et les quelques heures qui leur restent s’étirent sur de longues années de silence, silence seulement interrompu à l’occasion des « Heureux Jours de Résurrection », pour leur annoncer de grandes nouvelles ou les consulter sur des questions d’importance. De manière littérale, Ubik illustre l’idée que « la quatrième dimension introduit à l’idée d’une possible conquête technologique du domaine des morts »21. Voir le temps suspendre son vol, c’est un fantasme vieux comme le monde, que nul n’a mieux exprimé que Lamartine. C’est le rêve de contrôler l’horloge biologique, tant et si bien qu’il est en notre pouvoir de repousser l’heure de la mort, et mieux encore, de provoquer à souhait des retours à la vie. « Mon heure est venue », dit-on lorsqu’on sait que la fin est proche. Il s’avère que ces héros dickiens nommés les « semi-vivants » (half-lifers) ne sont plus en mesure de prononcer cette phrase, même si « en reculant l’horloge de la mort, on ne l’empêche pas de sonner »22. Mais là encore, on le verra, ce contrôle du temps est tout relatif.
8Dans une scène de À Rebrousse-temps23, un protagoniste prend une drogue qui ralentit le temps, mais pas pour tout le monde, ce qui créé un décalage dans la perception du temps et dans les déplacements. On voit alors ce personnage remplir une mission d’espionnage, aussi rapide que le super héros Flash, ou que les héros de la nouvelle de Wells, « Le Nouvel accélérateur »24, alors qu’autour de lui les autres ont l’air de statues immobiles. Là encore, avoir l’emprise sur le temps confère un pouvoir considérable, celui d’avoir littéralement une longueur d’avance sur les autres. Il est en revanche des situations où le temps échappe à tout contrôle. Dans À Rebrousse-temps, l’ensemble du récit est structuré par un phénomène qui malgré son appellation scientifique (« l’effet Hobart ») n’en est pas moins miraculeux : le flot du temps inverse subitement son cours. Résultat attendu, on voit les morts revenir à la vie comme autant de Lazare25. Les « moratoriums » (chambres funéraires) se transforment en « vitariums », lieux où l’on prépare le retour à la vie des « anciens nés » (old-borns), étrange néologisme qui évoque le nouveau né septuagénaire du « Curious Case of Benjamin Button » de Fitzgerald (1922), et qui rend compte d’un phénomène pour le moins déstabilisant. En effet, cette inversion du temps biologique a des conséquences inattendues, dont certaines ne sont pas du meilleur goût ou d’une grande logique. Les adultes rajeunissent, certes, mais les nouveaux-nés rejoignent le ventre de leur mère pour y redevenir embryon. Au quotidien, les hommes se collent des poils de barbe au petit matin, les personnages fument des mégots qui se transforment en cigarettes intactes ou dégurgitent leur nourriture…
9Dans ce cas, une impossible logique n’exigerait-elle pas qu’ils marchent et parlent aussi à l’envers ? Si l’effet est facilement réalisable au cinéma, et ce pour de courtes scènes, à l’écrit l’exercice de style est plus difficile à accomplir face à des lecteurs qui vivent toujours selon une chronologie linéaire. Dick se heurte ainsi à un obstacle noté par Ricœur : « Le temps du roman peut rompre avec le temps réel : c’est la loi même de l’entrée en fiction. Il ne peut pas ne pas le configurer selon de nouvelles normes d’organisation temporelle qui soient encore perçues par le lecteur comme temporelles »26. Ici, « l’échec » de Dick est double27, non seulement il ne va pas au bout de sa propre logique, mais le monde à rebours est le plus souvent dépeint selon les modalités d’un monde au temps linéaire – une contradiction qui pourrait contribuer à l’atmosphère chaotique du roman. Dans l’œuvre plus aboutie qu’est Glissement de temps sur Mars, Dick parvient à casser cette linéarité narrative, en répétant plusieurs fois la même scène à plusieurs personnages, en la replaçant à différents moments de la narration, nous ramenant en arrière sans que l’on puisse savoir lequel d’entre eux revit cette scène, qui devient un épisode psychotique central du roman.
10Dans le contexte de À Rebrousse-temps, il est hors de question de contrôler le flot du temps. En revanche, s’emparer des ressuscités les plus célèbres ou les plus charismatiques, rallier ces « anciens nés » à sa cause et en faire des symboles, voilà qui confère un surcroît d’influence ou d’autorité, et voilà pourquoi le leader religieux nommé l’Anarque Peak est la proie de toutes les convoitises. Enrichi de son expérience de la mort et de son retour d’entre les morts, il est en mesure d’attirer des millions de fidèles, et même de fonder une nouvelle religion où le concept de résurrection n’est pas un vain mot.
Voir le futur
11Un autre fantasme ancré dans l’imaginaire collectif est de pouvoir lire l’avenir, ce qui est une façon de voyager dans le temps, ne serait-ce qu’en esprit. En bon disciple de Van Vogt, Dick a peuplé son univers de mutants, parmi lesquels on trouve les précognitifs, ou précogs, des êtres capables de savoir de quoi demain sera fait. Leur talent est très demandé, en particulier par les hommes de pouvoir. Dans Glissement de temps sur Mars, un jeune garçon du nom de Manfred Steiner vit mentalement dans une trame temporelle en avance sur celle de ses contemporains. En raison de ce décalage permanent, il ne peut communiquer verbalement avec ses semblables et est diagnostiqué comme autiste. Capable de « lire l’avenir », puisqu’il y vit déjà, il communique ses visions par des dessins. Un homme puissant dénommé Arnie Kott le prend sous sa coupe, mais ce n’est que pour exploiter son talent à des fins commerciales, hors de toute considération humaniste, en digne représentant de « l’horreur économique ».
12Dans « Rapport minoritaire »28, les précogs sont sous la tutelle de la police, au service d’une noble cause peut-on penser, puisque leurs talents sont utilisés pour empêcher des crimes d’être commis. Mais l’enfer étant, on le sait, pavé de bonnes intentions, le système mis au point marche si bien que les camps de travail sont remplis de criminels… en intention, punis aussi sévèrement que s’ils étaient passés à l’acte. Certains criminels sont rattrapés par leur passé, ceux de cette nouvelle le sont par leur futur, hantés par des crimes qu’ils ne commettront jamais.
13Les Chaînes de l’avenir met en scène un précognitif qui se rapproche plus du prophète que ses congénères. Grâce à sa capacité à voir un an dans le futur, Jones accède au pouvoir, passant du statut de diseur de bonne aventure à celui de dictateur idéologue. Dick multiplie les points communs entre Jones et Hitler : Jones a du charisme, des talents d’orateur, il sait manipuler les foules, qu’il dresse face à un ennemi imaginaire. Il a écrit un livre qui s’intitule « Mon combat moral », et sa chute se conclut par un suicide. Faisant le lien entre les deux hommes, un des personnages se demande si Hitler lui aussi n’était pas un précog, un « mauvais mutant » en quelque sorte. Spectateur attentif de la montée du Nazisme et des événements de la Deuxième Guerre mondiale pendant son adolescence, Dick fera plus tard de nombreuses recherches sur le thème pour l’écriture du Maître du Haut Château, cultivant ce mélange de fascination et de répulsion pour le tyran suprême29.
14Pensons enfin au mutant de « L’Homme doré », qui peut pré-voir exactement ce qui va lui arriver dans les dix prochaines minutes, et entrevoir les variables de la prochaine demi-heure. Mais dans un monde où les mutants sont traqués, parqués dans des camps ou euthanasiés30, ce don ne lui sert qu’à fuir et à échapper à ses poursuivants, dont il visualise les actions comme un joueur d’échecs devinant où son adversaire va déplacer ses pions. Malgré sa foi en « l’humain authentique », Dick n’a jamais fait preuve d’un grand optimisme dans ses récits, et il semble que, volontairement ou non, la possibilité de lire l’avenir n’est jamais exploitée à des fins altruistes et n’est jamais suivie de conséquences heureuses. Si l’on peut voir l’avenir chez Dick, on ne le voit jamais en rose.
Le temps multiple
15On trouve aussi chez Dick des couloirs spatiotemporels multiples, dans En Attendant l’année dernière et Coulez mes larmes, dit le policier, deux romans qui soulignent la frontière ténue entre récit de voyage dans le temps et histoire de mondes parallèles. Ici, les voyages se font au moyen de drogues temporelles31, un thème que développera Michel Jeury avec la « chronolyse » dans Le Temps incertain (1973). Dans Coulez mes larmes, Alys, un personnage secondaire exerce son contrôle sur le héros Jason Taverner, en manipulant sa réalité spatiotemporelle, et en l’entraînant dans un monde où cette star de la télévision n’est rien ni personne. Il en résulte que le héros dépend de Alys, la seule à pouvoir l’aider une fois qu’il est passé de l’autre côté du temps. C’est un pouvoir strictement individuel et éphémère, un rêve érotomane devenu réalité jusqu’à ce que les effets de la drogue se dissipent.
16Dans En Attendant l’année dernière, dont les paradoxes sont annoncés dès le titre, la maîtrise des couloirs du temps est, une fois encore, un instrument de pouvoir politique. En effet, le chef d’état Molinari pérennise son règne de dictateur bienveillant en fondant une dynastie constituée de doubles de lui-même, piochés à différentes époques, où il n’a pas connu un destin aussi prestigieux. L’incertitude règne quant à savoir si ces doubles viennent d’un futur ou d’un présent alternatifs, mais il est établi qu’il existe de multiples « lignes temporelles ». Molinari affirme ne pouvoir se déplacer que dans des présents parallèles, mais il a toujours des intuitions très fines de l’avenir, ce qui en fait un grand stratège. Si l’Histoire n’est pas écrite, si les futurs sont multiples, si le temps se présente « non pas comme une ligne droite, mais comme un arbre […] où se trouveraient représentés tous les univers possibles »32, il est possible d’influer sur le devenir d’une société ou d’un individu, tout particulièrement s’il est possible d’avoir un aperçu de ces différents futurs, comme dans « Rapport Minoritaire » ou « L’Homme doré ».
Des représentations dystopiques
17De ces représentations du temps, il ressort des constantes, la première étant que « le temps est dissocié de son cours habituel »33. Tout comme la réalité n’est pas une et peut être manipulée, le temps n’est pas une donnée stable et définitive. Ce n’est pas un long fleuve tranquille qui va d’un point A dont on aurait oublié l’origine à un point B dont on ne sait dans quel futur lointain il se situe. On l’a vu, qui contrôle le temps ou l’illusion d’une époque a le pouvoir. À présent, ce qu’il faut ajouter, c’est que d’une façon ou d’une autre, toutes ces représentations du temps prennent une tournure dystopique. Ce caractère dystopique des récits dickiens – souligné par Darko Suvin34 – se manifeste à travers une autre série de représentations : le totalitarisme, le chaos, les conflits, l’entropie, la déchéance, l’autisme.
18Certains romans présentent des sociétés dont le caractère totalitaire est évident : dictature nazie dans Le Maître du Haut Château, qui contient des pages d’une extrême noirceur consacrées à la « solution finale » en Afrique ; dictateur démagogue dans Les Chaînes de l’avenir ; dictateur bienveillant, mais dictateur quand même dans En attendant l’année dernière, dictature sociale d’une caste de privilégiés dans La Vérité avant-dernière, état policier et camps de travail dans Coulez mes larmes et « Rapport minoritaire »35. Dans d’autres textes, les représentations du temps s’accompagnent de phénomènes entropiques – Ubik, Glissement de temps sur Mars – ou de manifestations de conflit et de chaos – Le Temps désarticulé, À Rebrousse-temps. Ces textes illustrent à divers degrés que l’exercice de ce pouvoir grâce à la manipulation du temps implique un contrepouvoir, une lutte pour s’emparer de ce pouvoir ou pour s’en affranchir. Et cette lutte passe par le rétablissement de la réalité temporelle ou de la vérité historique. Il arrive parfois que ce pouvoir soit si pesant, ou si difficile à contrôler que celui qui l’exerce finit par faillir et rendre les armes.
Un contrôle vacillant
19Les éléments qui remettent en question l’exercice de ce pouvoir sur la réalité spatiotemporelle sont multiples. Dans Le Maître du Haut Château, nous avons ce livre qui inverse le postulat historique de la diégèse principale, et qui sème l’espoir ou le doute dans l’esprit de ses lecteurs, selon qu’ils se situent du côté des opprimés ou des oppresseurs. Le vainqueur devient, paradoxalement, le vaincu, remarque P. Warrick36. Que la thèse de « La Sauterelle pèse lourd » soit vérifiée ou non, cela reste vrai tant la régression morale des tyrans est grande. On notera aussi qu’il existe un important commerce de contrefaçon d’antiquités et d’objets historiques, ce qui contribue à brouiller des repères essentiels tels que l’authenticité et l’historicité des artefacts. Dans Le Temps désarticulé, ce sont des objets qui ne sont pas censés exister, ou qui ne sont pas à leur place, dans l’espace ou dans le temps, qui, de curiosités, deviennent des indices puis des preuves d’une époque inconnue, par exemple un journal qui a en couverture Marilyn Monroe, une star inconnue dans la petite ville coupée du temps. Et lorsque le héros découvre la vérité, l’atmosphère paisible du début du roman vole en éclats pour faire place au chaos, à la guerre. La bulle hors du temps est crevée, et rien ne peut plus la préserver des contingences du temps réel. Des erreurs dans le temps truqué, il y en a aussi dans La Vérité avant-dernière, comme ces images d’hôpitaux militaires en activité alors qu’il n’y a plus de blessés à soigner. Et si les manipulateurs considèrent ces faux-pas comme une fatalité, ces erreurs donnent aux manipulés les plus sceptiques le courage d’aller voir de leurs propres yeux ce qui se passe à la surface. Fatalisme d’un côté et volontarisme de l’autre, ces deux attitudes amèneront au rétablissement de la vérité temporelle pour tous les reniés de l’Histoire, avec les risques de tension et d’explosion qu’une telle révélation et qu’un tel retour au temps réel impliquent.
20Dans À Rebrousse-temps, l’inversion du cours du temps est à la fois une cause et un reflet du chaos généralisé qui règne dans une société à la dérive, voire anarchique. Tout comme dans le domaine commercial, les leaders politiques ou religieux de premier plan seront ceux qui auront intégré la nouvelle donne temporelle pour s’en faire une arme, qu’elle soit stratégique ou symbolique. À proprement parler, il n’y a pas de tyran dans cette société, car pas de contrôle possible, mais comme dans Fahrenheit 451 de Bradbury (1953) on y brûle les livres, en vertu d’une logique révélatrice de la folie de ce monde : le temps est revenu à une date antérieure à celle de leur parution. Là encore, nous sommes dans un contexte dystopique, celui d’un monde violent et chaotique, dénué de règles et de justice, un monde où règne la loi du plus fort, un monde en perte de repères, à commencer par le repère chronologique. Dans cette optique, le roman peut être lu comme la « métaphore d’un monde qui fonctionne à l’envers »37, où la causalité des événements obéit à de nouvelles lois pour le moins déstabilisantes.
21Dans Ubik, autre sombre roman38 où réalité et temporalité se disloquent, on constate un curieux phénomène de temps à rebours. Les objets ou les décors se transforment et prennent l’apparence qu’avaient leurs incarnations antérieures : les pièces de monnaie représentent le portrait de George Washington, une boutique d’ordinateurs se transforme en officine vieillotte, une voiture moderne en Ford T, un ascenseur en sa version rococo de 1910. La raison de cette régression est que l’effort est trop grand pour Jory, celui qui manipule la réalité du monde des semi-vivants plongés en stase cryogénique. Peu à peu, il perd le contrôle de son univers fictif, qui se dégrade. Jory est une force entropique qui se nourrit de la force vitale des autres39, mais faute d’énergie, il voit à son tour sa création tomber victime de l’entropie. Et c’est en constatant ce phénomène temporel a priori inexplicable que les héros se rendent compte qu’ils sont pris au piège d’un monde illusoire.
22La maîtrise des couloirs spatiotemporels au moyen de drogues est tout aussi fragile ou éphémère. Dans Coulez mes larmes, dit le policier, Alys Buckman prend au piège la star de télévision dont elle est éprise grâce au KR-3. Mais la coexistence des différentes réalités spatio-temporelles apporte tellement d’informations au cerveau de la jeune femme que celui-ci finit par s’épuiser et mourir de vieillesse en deux jours. Deux jours de pouvoir dont le prix disproportionné se mesure à des dizaines d’années de vie. Dans En attendant l’année dernière, Molinari doit prendre un antidote au JJ-180, drogue dangereuse dont il faut contrôler les effets. Sans ce contrepoison, d’autres « voyageurs imprudents » sont condamnés à osciller de façon erratique entre le passé et l’avenir, isolés dans des limbes temporels qualifiés d’effrayants (dreadful).
Don ou malédiction ?
23D’autres textes démontrent que ce pouvoir – en particulier celui de précognition – est un fardeau, et qu’il existe d’autres malédictions que celle de Cassandre. Comme le remarque Robinson40, Dick inverse les données de l’Âge d’or de la science-fiction où, de façon positive, tout nouveau pouvoir vous transforme en surhomme. Dans Les Chaînes de l’avenir (titre infidèle à l’original mais révélateur de l’impasse dans laquelle se retrouve le héros), Jones parvient au sommet de l’état grâce à ses visions de l’avenir, mais c’est un don qui l’a ostracisé et qui a transformé sa vie en un cauchemar proleptique, le condamnant à vivre perpétuellement deux fois les mêmes scènes. Avant de devenir ce tyran éphémère, il considère déjà ce talent comme un fardeau. Une fois au pouvoir, ce don finit par le tétaniser, par le rendre incapable de toute initiative, car il a la vision de sa future déchéance et de sa mort. À ses yeux, le futur est déjà écrit, il ne sert à rien de vouloir infléchir le cours des événements, et l’idée de libre-arbitre lui est étrangère.
24Quant aux précogs de « Minority Report », s’ils permettent d’influer sur le sort d’autrui, ils n’ont aucune maîtrise de leur destin. Physiquement difformes et retardés, réduits à une fonction, menant une vie végétative, ils sont aveugles à la réalité qui les entoure, destinés à voir un monde qui n’existe pas et n’existera sûrement jamais. Leur pouvoir, surhumain, les condamne à une vie de « moins qu’humains ». Le mutant de « L’Homme doré » est bien plus avantagé physiquement, mais malgré son aspect de Dieu grec, ce n’est qu’un animal séducteur et reproducteur sans cervelle. Il agit, mais ne pense pas, n’a pas le don de parole, et sa faculté de lire l’avenir n’est qu’une fonction réflexe, comme sauter haut ou courir vite. Son pouvoir, s’il ne l’handicape nullement, est en revanche une malédiction pour l’homo sapiens, qui voit peu à peu toutes les femelles de l’espèce être séduites et enfantées par ce représentant de « la race à venir », qui finira par régner sur la planète.
25Ce talent de précognition est l’équivalent d’une prison mentale pour Manfred Steiner dans Glissement de temps sur Mars, qui vit son pouvoir comme une souffrance. Le jeune autiste est constamment plongé dans les terribles visions d’un avenir obscurci par l’entropie, aussi bien d’un point de vue personnel que collectif. Lorsqu’Arnie Kott se sert de lui pour savoir où construire son futur complexe immobilier, Manfred s’exécute, mais il ne voit déjà plus que les ruines de bâtiments qui ne sont pas encore construits, témoignage de la vanité de toute entreprise humaine. Et, plus terrible encore, l’image qu’a de lui l’enfant est celle du vieillard mourant qu’il sera un jour. Une vision de « ce qui n’est plus » partagée par un autre personnage dickien : « jadis la vie, aujourd’hui l’agonie, demain un cadavre fait de poussière »41. Quel est l’intérêt de voir le futur, si ce n’est que pour entrevoir la fin de toute chose, à commencer par la nôtre ?
26Dans En attendant l’année dernière, Molinari assied sa dictature grâce à la maîtrise des couloirs spatiotemporels, mais ce pouvoir est synonyme de devoir et de fardeau. Au mieux, c’est un moyen d’expier sa faute, l’erreur politique qui a mené son peuple à la guerre. Molinari est un tyran malade qui souffre en permanence, dans son corps et dans son âme, un martyr que Dick a imaginé comme un composé de Mussolini, de Lincoln et du Christ. Son corps est le réceptacle de toutes les souffrances, il meurt et il revient à la vie, selon les règles d’un cycle qui, s’il est immuable, n’en est pas pour autant naturel. Et toujours il cherche la rédemption, non pas pour lui-même mais pour son peuple. Contrairement à Hitler, qui estimait sa nation indigne de lui survivre, il ne souhaite pas entraîner son pays dans sa chute, et contrairement à Roosevelt, il ne mourra pas en plein mandat, avant la fin de la guerre. Et c’est son contrôle sur le temps, le temps de sa mort ultime et définitive, qui le différencie de ces autres hommes de pouvoir, qu’ils soient du côté du bien ou du mal.
27Avoir le contrôle sur l’heure de la mort de ses proches, et la repousser, simuler le miracle de la résurrection, c’est aussi un pouvoir que possèdent les héros de Ubik, grâce à la stase cryogénique. Mais c’est un pouvoir tout relatif, voire illusoire, puisque les semi-vivants développent une existence autonome dont personne ne soupçonne la richesse, et que les frontières entre vraie vie et semi-vie s’estompent pour créer un univers instable et inquiétant où la question principale est « Suis-je vivant ou suis-je mort ? ». Ubik baigne ainsi dans une atmosphère crépusculaire et déstabilisante, où les repères majeurs sont abolis, à commencer par le clivage que l’on croyait jusque là insurmontable entre le temps de la vie et le temps de la mort. Il y a confusion, voire fusion, entre ces deux temps, et la trame narrative du roman s’achève par une phrase révélatrice de cette temporalité dont les séquences n’obéissent plus aux règles linéaires : « Tout ne faisait que commencer »42. Dans À rebrousse-temps il y a juste – si l’on peut dire – inversion, puisqu’à mesure que la régression chronologique suit son chemin, le temps de la mort devient le temps de la renaissance, et le temps de la naissance celui du retour à « l’avant vie ».
Conclusion
28Si le temps peut-être contrôlé ou détourné, ce n’est que de façon provisoire, car il s’ensuit généralement un dérèglement du temps. Les royaumes qui peuvent être construits grâce au contrôle du temps finissent toujours par se déconstruire, pas uniquement par le phénomène du temps linéaire qui passe inexorablement, mais par les effets de contrecoup d’un « temps incertain » qui finit par se décomposer ou se déchirer, sous la pression du temps universel. Pour s’expliquer sur sa fiction, Dick avait écrit un article intitulé « Comment construire un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard »43, ses personnages despotiques pourraient aussi se demander « Comment construire une illusion temporelle qui ne finit pas se décomposer ? ».
29Le temps, c’est aussi l’entropie, un rouleau compresseur auquel il est impossible de se soustraire. Sous la pression de l’entropie, tout finit par retourner au désordre et à la poussière, comme dans les visions de Manfred Steiner, où le monde croule sous le poids du « gubbish », terme proche de « rubbish » (ordures)44. C’est en partie pour cette raison qu’il y a une constante chez Dick : le contrôle, l’ordre, la manipulation de la réalité spatiotemporelle, qui tournent parfois à la dictature, ne durent jamais longtemps. Quels que soient les moyens utilisés, après une période de doute, de déni, de résistance, l’ordre imposé de force fait place au chaos, duquel naîtra un nouveau monde avec de nouvelles règles, jusqu’au jour où tout sera remis en question, une fois de plus. Cette alternance, souhaitée par l’auteur, est peut-être ce qui se rapproche le plus d’un ordre naturel ou d’une temporalité cyclique chez Dick qui, comme le souligne Patricia Warrick, est réfractaire à toute forme de pouvoir trop bien en place45. On se souvient par exemple des grandes thèses paranoïaques de l’écrivain lors de la présidence de Nixon46.
30Ces représentations d’un temps manipulé et parasité dont il faudrait toujours se défier peuvent aussi déboucher sur un sentiment étrange, celui que le présent n’existe pas. Fredric Jameson note ainsi « l’absence du présent » et « la nostalgie du présent » que l’on peut éprouver à la lecture de ces récits dickiens, dont la perspective historico-temporelle propose une façon totalement différente de réfléchir au temps et à l’histoire47. Nous remarquerons enfin que, tous les récits étudiés étant conjugués sur la modalité du doute et de la suspicion, nous avons là une représentation du temps typiquement dickienne, relativiste et paranoïaque. Mais c’est aussi, comme l’affirme Christopher Palmer, une représentation postmoderne, en raison de ces frontières floues entre passé, présent et avenir, de la coexistence chaotique de différents plans temporels ou historiques, et de l’omniprésence d’un temps fabriqué, détraqué ou disloqué48. En multipliant ces représentations, toutes plus suspectes les unes que les autres (on doute de l’époque, de l’Histoire, de la mort…), Dick rend encore plus insaisissable un concept qu’il était déjà bien difficile d’appréhender.
Notes de bas de page
1 « The Skull » (1952), « Prominent Author » (1954), « Meddler » (1954), « Jon’s World » (1954), « A Little Something for Us Tempunauts » (1974).
2 Doctor Futurity (1959), originellement sorti sous le titre Le Voyageur de l’inconnu (Le Masque SF, 1974).
3 Daniel Fondanèche, « Dick, prophète libertaire » (1988), in Regards sur Philip K. Dick, Hélène Collon ed., Paris, Encrage, 2006, p. 108.
4 P.K. Dick, « In some certain important sense, time is not real. Or perhaps it is real, but not as we experience it to be or imagine it to be. », in « How to Build a Universe That Doesn’t Fall Apart Two Days Later » (1978), in The Shifting Realities of Philip K. Dick, Lawrence Sutin ed., New York, Vintage Books, 1995, p. 269. Traduction extraite de « Comment construire un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard », in Le Crâne, Paris, Denoël, Présence du Futur, 1986, p. 25.
5 « Colony » (1953), « The Electric Ant » (1969).
6 Time Out of Joint (1959), The Penultimate Truth (1964).
7 « Le Père truqué », « The Father-Thing », (1954).
8 Time Out of Joint emprunte son titre à un vers du Hamlet de Shakespeare, Acte I, Scène V : « The time is out of joint. O cursed spite / That ever I was born to set it right ! ». Dans le roman de Dick, tout finit par s’articuler quand le temps régressif cède la place au temps actuel sous la pression du réel.
9 Dans un autoportrait Dick parle d’atmosphère monotone (« the dull quality of the society around me »), « Self Portrait » (1968), in The Shifting Realities of Philip K. Dick, op. cit, p. 11-17. Ambiance que l’on retrouve dans ses romans mainstream, comme Voices from the Street (Les Voix de l’asphalte, [1953] 2007)
10 Le film de Peter Weir (The Truman Show, 1998) offre de nombreux parallèles avec le roman de Dick : une ville studio de cinéma, une population d’acteurs et un personnage principal qui découvre qu’il était à son insu l’objet de toutes les attentions.
11 « The Defenders » (1953).
12 Dick en donne une illustration radicale dans « Mission d’exploration » (Survey Team, 1953), où les hommes fuyant la Terre réduite à un champ de mines et de ruines, débarquent sur Mars… pour constater que leurs lointains ancêtres y ont déjà causé les mêmes dégâts.
13 De Soleil Vert de Harry Harrison (Make Room !, Make Room !, 1966) aux Monades urbaines de Robert Silverberg (The World Inside, 1971) en passant par Un Bonheur insoutenable de Ira Levin (This Perfect Day, 1970).
14 Hannah Arendt, Le Système totalitaire (The Origins of Totalitarianism, 1951), Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 76.
15 Nous pensons au discours dans le sens où l’entend Benveniste, un discours où le locuteur cherche à influencer son auditeur, en opposition à l’histoire, où le locuteur n’est pas impliqué, comme si l’histoire s’écrivait d’elle-même. Émile Benveniste, « Les relations du temps dans le verbe français », inProblèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 237-250.
16 The Man in the High Castle (1962).
17 Daniel Tron, « La reconstruction de l’histoire, de Philip K. Dick au cinéma coréen contemporain », in Cycnos, vol. 22, n° 2, La science-fiction dans l’histoire, l’histoire dans la science-fiction, décembre 2005. URL (2006) : http://revel.unice.fr/cycnos/document.html?id=583.
18 Laura Campbell, « Dickian Time in The Man in the High Castle », in Extrapolation, vol. 33, n° 3, The Kent State University Press, Kent, Ohio, spring 1992. URL (2004) : http://www.nineroses.com/pkd/article.html.
19 Puisqu’il est question de dystopie, on peut rappeler ces propos d’Aldous Huxley, qui estimait qu’une dictature basée sur la violence et la terreur à la manière du 1984 de Orwell avait moins de chances de fonctionner sur le long terme qu’une dictature basée sur la suggestion, le conditionnement et la manipulation, dont un des modèles est évidemment Le Meilleur des mondes. Voir Brave New World Revisited (1958), London, Vintage, 2004.
20 Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit., p. 80.
21 Gérard Klein, « La quatrième dimension et au-delà… », préface à Histoires de la 4e dimension, Paris, Le livre de poche, 1983, p. 7.
22 Jacques Goimard, « Le terminus et après », préface à Histoires d’immortels, Paris, Le livre de poche, 1983, p. 21.
23 Counter-Clock World (1967), construit à partir d’une autre nouvelle temporelle, « Rendez-vous hier matin », (« Your Appointment Will Be Yesterday », 1966).
24 « The New Accelerator » (1901), où une drogue confère à ses utilisateurs le pouvoir d’agir et de penser mille fois plus vite que le commun des mortels. Un principe repris par Serge Brussolo dans Baignade accompagnée (1994).
25 Postulat que développe Brian Aldiss dans Cryptozoïque (An Age, Cryptozoic, 1967), où la naissance serait la finalité de notre vie et la mort son commencement.
26 Paul Ricœur, Temps et récit II. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1987, p. 43.
27 Les limites du roman ont été notées par les critiques de l’époque, notamment par Bruce Gillepsie et George Turner, voir B. Gillepsie, Philip K. Dick : Electric Shepherd, Melbourne, Norstrillia Press, 1975.
28 The Minority Report (1956).
29 Voir Lawrence Sutin, Divine Invasions. A Life of Philip K. Dick, New York, Harmony Books, 1989, chap. 2 et 5.
30 Réflexe de peur ségrégationniste qui sera un grand thème de séries SF, en littérature (la série Mutants de Karen Haber, 1989-1992), en bande dessinée (X-Men, 1962-…), ou à la télévision (Heroes, 2006-2010).
31 À ce sujet, voir le chapitre « Chronolytiques », in François Rouiller, Stups et Fiction. Drogue et toxicomanie dans la science-fiction, Paris, Encrage, 2002, p. 156-165.
32 Jacques Goimard, « Temps, paradoxes et fantaisie », préface à Histoires de voyages dans le temps, Paris, Le livre de poche, 1975, p. 27.
33 « Time is cut away from its usual flow in Dick’s novels. », Christopher Palmer, Philip K. Dick. Exhilaration and Terror of the Postmodern, Liverpool, Liverpool University Press, 2003, p. 16.
34 « Dick could be characterized as a writer of anti-utopian SF in the wake of Orwell’s 1984 and of the menacing world-war and post-Bomb horizons in the pulp “new maps of hell” ». Darko Suvin, « Philip K. Dick’s Opus : Artifice as Refuge and World View » (1975), in D. Suvin, Positions and Presuppositions in Science Fiction, London, Macmillan Press, 1988, p. 119.
35 Dans son adaptation cinématographique (Minority Report, 2002), Spielberg a bien souligné l’aspect totalitaire de la nouvelle.
36 « The winner paradoxically is the loser. », Patricia Warrick, Mind in Motion, The Fiction of Philip K. Dick, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1987, p. 57.
37 Kim Stanley Robinson, Les Romans de Philip K. Dick (The Novels of Philip K. Dick, 1984), Lyon, Les moutons électriques, 2005, p. 157.
38 « If there is a dominant mood to his novels of the late sixties, it is that of a dark night of the soul. » (S’il est une atmosphère qui domine dans ses romans de la fin des années 60, c’est celle d’une âme plongée dans la nuit et les ténèbres.), note Lawrence Sutin, in Divine Invasions, op. cit., chap. 7, p. 151. On serait tenté de décoder dans ces séquences à rebours le désir de Dick de remonter le cours du temps vers une période plus heureuse de sa vie – des envies clairement exprimées par nombre de ses personnages, comme Barney Mayerson dans Le Dieu venu du Centaure (The Three Stigmata of Palmer Eldritch, 1964, ch. 7) ou Charles Freck dans Substance Mort (A Scanner Darkly, 1977, ch. 8).
39 À ce sujet, voir H. Lagoguey, « Les vampires psychiques de Philip K. Dick, écrivain de science-fiction », in Le Vampirisme et ses formes dans les Lettres et les Arts, Natalie Noyaret éd., Paris, L’Harmattan, 2009.
40 K.S. Robinson, Les Romans de Philip K. Dick, op. cit., p. 67.
41 En attendant l’année dernière, Paris, Le livre de poche, 1977, p. 335. « the once-was : alive in the past, perishing in the present, a corpse made of dust in the future. » Now Wait for Last Year, London, Panther Books, 1975, p. 220.
42 Ubik, Paris, J’ai lu, 1975, p. 250. « This was just the beginning. », Ubik, London, Panther Books, 1984, p. 191.
43 « How to Build a Universe That Doesn’t Fall Apart Two Days Later » (1978), op. cit.
44 On peut également penser à l’attardé mental John Isidore dans Do Androids Dream of Electric Sheep ? (Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, 1968), pour qui « kipple » (« bistouille ») désigne tout ce qui a trait à l’entropie, de l’entassement des ordures ménagères à l’extinction de toute vie.
45 « Any kind of institutionalized power is anathema to Dick. », P. Warrick, Mind in Motion, op. cit., p. 32.
46 Voir Paul Williams, Only Apparently Real, New York, Arbor House, 1986.
47 F. Jameson, « Dick’s historico-temporal perspective here constitutes a whole new way of thinking about time and history », « History and salvation in Philip K. Dick » (p. 363-383), in F. Jameson, Archaeologies of the Future, London, Verso, 2005, p. 380.
48 C. Palmer, Philip K. Dick. Exhilaration and Terror of the Postmodern, op. cit., voir chap. 1, « Philip K. Dick and the Postmodern », p. 3-29.
Auteur
Université de Reims
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