Valérie muse ou nymphe ?
La médiation de l’art dans Valérie de Mme de Krüdener
p. 123-134
Texte intégral
1Voici ce que Mme de Krüdener écrit des mythes et des fables dans son roman inachevé Algithe :
Ayant besoin de penser et de m’attendrir sur des sentiments vrais, je pris un dégoût réel, et que j’ai toujours éprouvé, pour la fable. Les nymphes, les dryades, les amours, les bergers me paraissaient ridicules, et les vilaines injustices des dieux de la fable me faisaient haïr la mythologie.
2Mythologie et vérité des sentiments se retrouvent ainsi clairement mises en opposition pour dénoncer les fables et ses nymphes comme un artifice qui ne saurait entrer a priori dans les conceptions romanesques de Mme de Krüdener. Tous ses romans doivent dire les passions et leurs vérités sans recourir aux illusions « ridicules » des fables. Aussi les fables ne peuvent-elles guère évoquer, selon l’écrivain même, la sensibilité de son héroïne. Ne commettrait-on donc pas un contresens en évoquant Valérie en nymphe ou en muse ?
3La différence d’un roman à l’autre, entre une œuvre achevée (Valérie) et une autre inachevée (Algithe) – différence importante puisqu’on peut admettre que les deux romans ont été écrits concurremment –, réside dans le fait que, contrairement à Algithe, Valérie ne compose qu’une seule lettre, et encore est-elle citée par Gustave, mais aussi dans le fait que Valérie est l’objet même de l’écriture de sa correspondance pour Gustave de Linar, au-delà du récit de voyage fait à l’ami Ernest resté au pays, en Suède. Aussi Valérie peut-elle s’appréhender comme muse de Gustave, et paraître ainsi au cœur même de l’écriture du roman. Simplisme, dira-t-on, d’un côté, que de regarder Valérie en muse ? Contresens, de l’autre, que de traiter de la mythographie du roman ? La contradiction est un peu forte si l’on songe de surcroît à toutes les allusions littéraires et mythologiques (Homère, Galatée, Niobée…) qui traversent l’œuvre. Mais pour la résoudre, encore faut-il que l’inspiration ne soit pas recherchée du seul côté du personnage épistolier. Tout roman épistolaire suppose un éditeur des lettres, que met en scène la « Préface », et, faut-il le rappeler, cet éditeur est, à bien des égards, une figuration de l’instance auctoriale. Dans cette perspective, la figure de Valérie fonctionnant comme une articulation entre le récit de sa passion fait par Gustave et le dispositif narratif – à preuve, le titre de l’œuvre – met en cause la raison d’être de l’écriture.
4Le trajet qui mène alors de l’illusion de la passion – pour le personnage de Gustave – à l’illusion romanesque – qui commande à l’écriture – mérite par conséquent d’être retracé pour qu’apparaisse avec plus de netteté une représentation mythographique de l’art romanesque en abyme dans l’œuvre : peut-être pourra-t-on tirer de là un enseignement susceptible de dire quelque chose de la muse de Mme de Krüdener, en dépit des allégories conventionnelles qu’elle refuse, mais dont aussi, de toute évidence, elle use.
Une nymphe dans sa chrysalide
5Il est difficile de reconnaître en Valérie une nymphe. Si elle en a la beauté, on ne saurait dire qu’elle en possède tous les caractères, et Gustave n’a rien d’un… faune ! Bien au contraire, Valérie serait même une sorte d’anti-nymphe.
6Dans la perspective d’un roman de l’âme, Valérie ne saurait avoir les qualités charnelles de la nymphe. À vrai dire, même sa beauté est mise en cause. Un homme comme son époux, qui est bien plus proche des réalités que Gustave, ne lui décernerait pas la palme de la séduction ; il pense que c’est une femme qu’on ne remarque pas :
Au moins, lui dis-je, on ne peut refuser à la comtesse le prix des vertus et de la beauté de l’âme. – Ah ! sans doute, c’est une excellente femme : ce sera une femme bien essentielle, et quand elle aura été plus dans le monde, elle sera même extrêmement aimable (XXVI, 122).
7Un distinguo capital porte sur la valeur que chacun des personnages attache au monde. D’une génération à l’autre, représentées par le comte et Gustave qui pourrait être son fils, un renversement s’est opéré qu’atteste aussi un roman comme Delphine. Un des paradigmes importants oppose ainsi un point de vue mondain et un point de vue idéaliste : à la beauté du corps que le monde finit de façonner par l’éducation des manières et la politesse répond la beauté de l’âme, indépendante des valeurs mondaines, relevant de la nature de l’être.
8Par ailleurs, une telle présentation ouvre la voie à une réflexion sur le désir et la passion. L’ambiguïté de leurs significations respectives fonde le roman de Gustave. L’expérience de Bianca lui montre quelle différence il y aurait entre désir et passion :
Ce n’est rien de ce trouble céleste qui mêle ensemble tout mon être, et me fait rêver au ciel, comme si la terre ne pouvait contenir tant de félicités ; c’est une flamme qui ne brûle pas, qui n’a rien de ce qui consume, et que j’appellerais désir, si je ne savais pas si bien ce que c’est que désirer (XLIII, 145-146).
9Bianca n’est pour Gustave qu’une illusion de Valérie ; de là viennent les comparaisons. Le terme de désir est en quelque sorte troublé par la représentation : Bianca n’est pas Valérie et le désir éprouvé pour elle n’est aussi que l’illusion du désir, désir qui est loin de ce que nous entendons aujourd’hui. Il faut songer peut-être aux œuvres d’un illuministe comme Saint-Martin, à son Homme de désir, pour entrevoir quelque chose de ce désir dont parle Gustave. Il y a donc place, dans cette béance qui voudrait circonscrire la passion pour ainsi dire hors du champ du désir – ce que Gustave appelle « félicités » –, pour une figuration à tout le moins mythifiante de Valérie, à la croisée de l’art et du songe, par opposition à Bianca dont la voix enchante pourtant Gustave :
Jusqu’à présent elle [Valérie] avait passé devant mes yeux comme une de ces figures gracieuses et pures, dont les Grecs nous dessinèrent les formes, et dont nous aimons à revêtir nos songes.
10Certes, Mme de Krüdener évite prudemment les mots de nymphe, de muse ou de déesse, mais que sont « ces figures gracieuses et pures » de l’art grec – songeons à ce qu’en disait Winckelmann dont Mme de Krüdener ne pouvait ignorer les ouvrages –, sinon des représentations de la beauté – comme le sont toutes les nymphes par elles-mêmes ou toutes les muses pour ce qu’elles enseignent ?
11Cette ambiguïté, on le voit, tient à une sorte d’aveuglement où la romancière maintient son personnage. Par la suite, mais sans vouloir y croire, Gustave devinera chez Valérie une « vanité », entendons un besoin de séduire. Les scènes de fête mettent ce trait en lumière. Or, le comte lui-même contribue à éveiller ce désir de plaire en offrant une robe de Paris à son épouse. Et dans la célébration des époux à laquelle se livre Gustave, la beauté de la décoration n’est pas sans effet sur l’amour-propre de la jeune femme.
12Il ressort de cette première saisie de Valérie que son être tient tout à la fois de la nymphe en ce qu’elle est idéalisée comme un être de nature susceptible de provoquer le désir, mais qu’elle s’en éloigne par le fait que son charme ne relève pas vraiment des séductions de la chair. L’opinion du comte est, à cet égard, plus révélatrice que celle de Gustave, dans la mesure où, marquant une limite toute franchissable entre l’état de nature et l’état de société, réduit en fait à l’éducation mondaine, il saisit ce que Valérie pourrait devenir. Mais, pour le moment, la nymphe demeure dans sa chrysalide…
Désir et désincarnation : de la nymphe à la muse
13C’est précisément ce qui plaît à Gustave. C’est la raison pour laquelle il cède à l’empire d’une idéalisation. Sacraliser l’amante, lui conférer le statut d’une déesse intouchable est à la fois un processus inhérent à une psychologie particulière et à la nature même du sens qu’à cette époque, on cherche à donner à l’amour. Le processus de la double cristallisation stendhalienne est ainsi décrit avant l’heure dans toutes ses phases1. C’est du moins ainsi que les lettres de Gustave présentent le charme particulier du personnage. Désir et désincarnation sont les moteurs d’une narration qui doit mener le personnage vers la mort et révéler par cet itinéraire une conception du roman. On n’oubliera pas que l’œuvre, d’abord diffusée par des lectures, fut saluée comme tout à fait originale au moment de sa publication.
14Le premier stade de ce processus, lequel s’étend sur les sept premières lettres, est celui de la reconnaissance qui passe par le nom. Nommer, c’est déjà prendre possession : « il me présenta à Valérie (c’est ainsi qu’elle se nomme, et que je l’appellerai désormais) » (I, 72). Aussi, quand la révélation de la passion se fait sentir à l’épistolier, il ouvre sa lettre VII par ces mots qui manifestent tout le pouvoir attaché désormais à la nomination2 et à sa sacralité, pouvoir souligné par la réticence :
Je suis bien sûr, mon ami, que la crainte seule d’aimer celle que je n’ose nommer (car je dois la respecter trop pour associer son nom à une idée qui m’est défendue) m’a fait croire… (p. 82).
15D’autre part, ce stade de la nomination s’accompagne d’un mouvement de rapprochement, ici double, qui permet à la passion de s’épanouir : les deux héros sont proches par l’âge – Valérie est regardée par Gustave comme « trop jeune » pour le mariage – et par la situation : « elle veut que je la regarde comme une sœur » (I, 72) – ce qu’elle n’est pas. On comprend ainsi pourquoi le roman se place dès la « Préface » sous les auspices de Paul et Virginie.
16Puis vient le moment de signaler la force de l’imagination : à la manière de Rousseau, Gustave rêve d’un « être idéal », censé « remplir le vague de [s]on cœur » (II, 74). Aussi investit-il l’espace de son fantasme, comme pour lui conférer la force d’un mouvement naturel : « partout je crois voir le génie et l’amour » (III, 75). De l’espace aux êtres qui le peuplent, le pas est franchi dans cette même lettre : « On dirait, à la voir si délicate, si svelte, que c’est une pensée » (p. 76).
17Ce qui est intéressant dans cette étape, c’est la manière dont Gustave désincarne Valérie à partir de détails touchant à sa physionomie. Cette dématérialisation fait de Valérie une nature idéelle, sinon idéale, qui, plus tard, deviendra un « ange » – et le mot aura son sens littéral pour Gustave –, en somme un être de vision, une illusion d’autant plus croyable qu’elle est, soit dit sans paradoxe, réelle, tangible.
18La déréalisation s’achève dès la lettre IV où il avoue : « Ce n’était pas pour moi une femme avec l’empire que pouvaient lui donner son sexe et mon imagination : c’était un être hors des limites de ma pensée » (p. 76). Les lettres V à VII sont consacrées à la « cristallisation » de cette passion qui a transformé l’être de chair en créature idéale : « Ah ! qu’elle ne change jamais ! qu’elle soit toujours cet être charmant que je n’avais vu jusqu’à présent que dans ma pensée ! » (V, 80). La profondeur narcissique de cette cristallisation affleurait dès la lettre II : « Je me crée des êtres comme moi » (p. 75) ; elle se confirme dans la lettre VII, où s’enracine l’image de Valérie dans l’esprit du personnage : « Il me semblait que mon cœur épuré ne contenait plus que ces heureuses affections, qui se réfléchissaient doucement sur Valérie » (p. 83).
19À partir de ce moment, le roman de la passion devient fondamentalement roman de l’âme, et Valérie sert ainsi de vecteur au développement narratif. Image de soi plus que réalité de l’autre, Valérie devient la muse de l’épistolier, dans la mesure où passion et écriture se trouvent désormais liées et que l’image de Valérie, désincarnée, permet de passer de la passion à l’écriture – il parle aussi du « souffle de Valérie » (XXX, 129). Il ajoute : « il est un langage vivant au-dedans de nous-mêmes qui nous fait entendre tous ces secrets langages », entendons : ceux de la nature et de ses harmonies (p. 128). N’est-ce pas le propre de la muse de faire accéder à de tels secrets ? On reconnaît là une conception orphique de la voix.
20C’est pourquoi, disais-je, il y va aussi d’une psychologie particulière. Non que le roman soit vraiment un roman psychologique, sinon par l’égotisme qui le traverse, mais ce versant psychologique de l’œuvre tient également au fait que Mme de Krüdener a donné une épaisseur à Gustave en le dotant d’une personnalité encline au platonisme. Ce qui peut paraître un caractère général de l’esprit septentrional – encore que le cas d’Ernest offre un tempérament à cette représentation exacerbée de l’âme nordique – ou une affection pathologique – on parle même de « folie » – relève, en réalité, d’une identité. C’est ce qu’atteste un des fragments du journal de la mère de Gustave retraçant les « longues rêveries » (p. 203) de l’adolescent de quinze ans :
J’ai été avec un être idéal, charmant ; je ne l’ai jamais vu, et le vois pourtant ; mon cœur bat, mes joues brûlent ; je l’appelle ; elle est timide et jeune comme moi, mais elle est bien meilleure (ibid.).
21Voilà qui fait, avant l’heure, le portrait de Valérie et explique profondément la passion de Gustave pour elle. Cet aveu a pour corollaire, ce que sept ans plus tard, il écrit en commençant sa correspondance avec Ernest : « Mon imagination me peint cet être idéal après lequel je soupire » (II, 74). Sans verser dans la psychocritique, reconnaissons que Gustave nous donne lui-même la raison d’être de cette disposition morale par la relation qu’il a établie avec sa mère, si l’on en croit les fragments du journal :
Vous réalisez pour moi l’idée de Platon, qui pensait que si la vertu se rendait visible, on ne pourrait plus lui résister. Il faudra que la femme qui sera ma compagne vous ressemble, pour qu’elle ait toute mon âme (p. 204).
22On ne fera pas de commentaire plus avancé sur la conformité à admettre entre la mère de Gustave et Valérie, et l’interdit psychique (Valérie elle-même est devenue mère) qui s’ajoute ici à l’interdit religieux (mariage). Disons néanmoins que cet état d’esprit se manifeste dans la distribution des lectures : si entre douze et quatorze ans, il préfère Homère et Linné, il s’adonne à la lecture d’Ossian à quinze ans, ce qui, rétrospectivement, fait de Valérie une héroïne ossianique.
23En somme, le naturel d’une âme mélancolique et la nature d’un climat sauvage se sont rencontrés pour produire les élans passionnels et funestes qui écrivent en « terre mythologique » (p. 141), l’Italie, un roman moral dont l’héroïne, sorte de nymphe dans les limbes, endosse progressivement le rôle d’une muse, lorsque l’écriture devient le réceptacle de la passion interdite.
Imagination et illusion, puissances de la Muse
24Qu’est-ce qui, sur le plan de la narration et non plus seulement du récit, entrave ou favorise alors une représentation de Valérie en muse ? Qu’est-ce qui donne, pour dire les choses plus simplement, accès à une représentation de l’art qui passerait par le personnage de Valérie ? Si elle n’est pas encore la poétesse que sera Corinne, le roman de Mme Krüdener partage avec ceux de Mme de Staël une foi dans la puissance de l’imagination3. Dans le cas précis du roman, le traitement de l’imagination délivre une leçon sur l’illusion romanesque.
25Aussi convient-il donc tout d’abord d’en saisir les présupposés définitoires. Dans Valérie, ce concept s’incarne tout d’abord par sa puissance comme une faculté de vie, « qui prend dans l’avenir de quoi augmenter encore la félicité présente » (p. 71). De fait, la mort s’annonce, lorsqu’il constate : « J’ai cherché à rassembler les traits de Valérie, je n’ai pu réussir ; ils sont si bien là ; il a montré son cœur : mais déjà mon imagination est morte » (p. 208). L’image de Valérie est l’aune à laquelle Gustave mesure le pouvoir de son imagination. Elle est symbole de l’imagination ou muse de cette faculté qui, aux yeux de Mme de Krüdener, recouvre tous les arts de sa puissance créatrice.
26Aussi imagination et illusion ont-elles maille à partir avec le sens de l’existence pour Gustave, et partant avec le sens religieux, voire eschatologique, de l’œuvre. Si le récit de voyage se change en un roman de l’âme, c’est que l’itinéraire physique devient un cheminement métaphysique – la mort devant assumer le rôle d’une rematérialisation de l’idée de Valérie. C’est là ce qui explique ce mot de la fin : « la mort n’est qu’une illusion » (p. 209). Ce que signifie Gustave, c’est qu’il existe bien un au-delà où les êtres se retrouvent, et cette foi est attestée par le choix du cantique de Gellert sur la résurrection.
27C’est donc l’imagination qui permet aussi d’expliquer les épreuves d’un roman de l’âme. Il est une illusion de la passion qui peut plaire à l’amant désespéré et qui s’incarne dans les doubles de Valérie4. L’idée vient très probablement du poème L’Imagination de l’abbé Delille, cité dans la lettre VI (p. 80-81), et notamment de l’épisode d’Azélie et Volnis au chant II. À la fin de ce chant, Azélie meurt, mais bientôt un sosie d’Azélie s’offre à l’imagination de Volnis qui la pare de toutes les qualités de l’amante perdue ; les derniers vers disent cette transfiguration :
L’Amour montrait de même à ses yeux éperdus,
Et celle qui respire, et celle qui n’est plus :
Tant, avec ce penchant toujours d’intelligence,
L’Imagination lui prête de puissance !
28En l’absence de Valérie, Bianca offre un succédané à Gustave. Mais ce dernier fait aussi, au contraire de Volnis, l’épreuve de l’impossible accès à la réalité : il ne laisse pas de remarquer ce qui sépare les deux femmes.
29À vrai dire, ce jeu des doubles permet à Gustave de lire son propre destin, et des doubles de lui-même, tout aussi infortunés, s’offrent alors dans ses dernières lettres comme tout naturellement à sa méditation, une fois l’expérience de l’irréductibilité de l’être accomplie. Il en est ainsi de l’histoire du mal nommé Félix, le religieux qui, après Rousseau et surtout après Colardeau, La Harpe et Bernardin de Saint-Pierre5, récrit le mythe du solitaire Abélard (p. 174-176) ou encore du récit du matelot pèlerin, sorte de fable sur la puissance d’un remords qui « ramène à la vérité » (178), i. e. à Dieu. Toutes ces figures de la frustration insufflent au désespéré le poison d’une mélancolie qui va s’approfondissant.
30L’imagination procède ainsi par comparaison, contraste, parallèle, allégorie ou analogie6, renvoyant le personnage vers son destin. On retrouve les leçons du chant I du poème de Delille qui analyse avec précision les vertus et effets de l’imagination :
L’imagination a plus d’un caractère ;
Dépendante des ans, des climats, de nos mœurs,
Le jouet, le tyran et des sens et des cœurs ;
Des objets tour à tour esclave ou souveraine,
Elle prend leur empreinte ou leur donne la sienne.
31L’imagination est pour Mme de Krüdener comme pour Delille une puissance créatrice : Gustave agence un tableau qui rappelle ses jeunes années à la comtesse, et l’effet est réussi puisque, nous dit-il, « Valérie se reconnut dans cette scène naïve de sa jeunesse » (XX, 108). De reste, on entrevoit ici en quoi la conception du roman est encore redevable à une théorie de l’imitation, puisque plus encore qu’elle ne crée, l’imagination est, dans cette perspective qu’il faut bien appeler néoclassique, vouée à recréer.
32On aperçoit mieux la tension que produit le « miroir magique » de l’imagination, qui, par son énergie, alimente la nostalgie. En ce sens, écrire des lettres revient à redisposer les tableaux dont Valérie est à la fois le sujet – comme dans celui d’Angélica – et, pour le héros, l’unique inspiratrice. L’imagination est donc un concept central qui ouvre la question de l’illusion. Le roman est, en effet, d’abord celui des illusions, illusion de la passion mais aussi de la création, dont la définition restreinte est celle, pour parodier Chénier, d’une invention imitatrice. N’est-ce pas en somme ce qu’il faut comprendre lorsque s’instaure dans la préface le jeu de distanciation attendu entre témoignage apocryphe et fiction – on remarquera l’ironie fine de cette transposition qui ne laisse pas d’affecter toutes les instances du récit authentique pour mieux en faire une fiction :
L’histoire d’un jeune Suédois, d’une naissance illustre, me fut racontée par la personne même qui avait été la cause innocente de son malheur. J’obtins quelques fragments écrits par lui-même : je ne pus les parcourir qu’à la hâte ; mais je résolus de noter sur le champ les traits principaux qui étaient restés gravés dans ma mémoire. J’obtins après quelques années la permission de les publier ; je changeai les noms, les lieux, les temps ; je remplis les lacunes, j’ajoutai les détails qui me parurent nécessaires (p. 69-70) ?
33Outre le rappel d’un topos préfaciel bien usé avec lequel il convient désormais de savoir jouer, on notera ce fait à notre sens plus important : Valérie finit par être la voix de Gustave.
Valérie muse du Roman ?
34Valérie, comme le laisse présumer le titre de l’œuvre, peut-elle être alors vraiment considérée comme muse du roman ? Cette question demande que soient éclairés plus précisément les principes de la poétique qui permettent de relire dans le roman les représentations conventionnelles de l’inspiration, leur réécriture, et de saisir à travers le personnage un roman de l’art.
35Reconnaissons tout d’abord que Mme de Krüdener n’est pas aussi insensible qu’elle le dit à ces termes allégoriques qui figurent une relation originelle à l’écriture. Il convient pour elle d’inscrire la poésie dans le récit – ce qui consiste à se déprendre de certaines facilités. Dans cet esprit, elle use aussi des mythes et des figures mythiques : Galatée et Niobé.
36Mais ce sont avant tout les procédés de la poésie bucolique, son appareil mythologique notamment, qui permettent de saisir dans quelle perspective les allégories conventionnelles sont récrites. Notons tout d’abord que si le terme de nymphe est employé deux fois (XVI, 96 et XXXV, 142), il ne l’est jamais par Gustave, qui, de ce point de vue-là, représente une tendance fortement polarisée de la poétique du roman. Pour faire le tour de cette poétique, il importe, par conséquent, de voir ce que les autres personnages font de la matière allégorique, des nymphes et des « fables ».
37La première occurrence du mot nymphe figure, en effet, sous la plume d’Ernest qui évoque le temps de la jeunesse. La seconde apparaît dans le « Fragment de la lettre du comte à Gustave ». Il manifeste une sensibilité à l’atmosphère du pays : pour le comte, ont migré de Grèce en Italie les « modèles enchanteurs de l’art ». Les nymphes comme les Grâces ont trouvé sous ce ciel leur patrie d’élection. Or n’est-ce pas en Italie que le comte fait peindre Valérie en portrait ? Le roman ne fait pas que se structurer à partir d’un système de tensions d’ordre idéologique – Nord et Sud, état de nature et état de société, ancienne et nouvelle générations. Il donne voie à une dialectique des temps primitifs et des temps modernes, marqués par une foi dans la mort, une espérance dans la passion et un dénigrement plus ou moins sensible de la vie – toutes caractéristiques annonciatrices du mal du siècle.
38Les lectures de la jeunesse sont marquées par la pastorale ancienne, comme Ernest aime à le rappeler à son ami : « Je passai d’abord par le bocage des Nymphes, que nous avions nommé ainsi, parce que nous aimions à y lire Théocrite » (XVI, 96). Ce bucolisme qui irrigue le roman renouvelle la pastorale en l’inscrivant dans la trame de la passion, entre un temps où la passion était encore inconnue au personnage, temps où les illusions de la fable avaient une vie, temps antérieur de la prime jeunesse ou d’un siècle passé, et un temps où elle s’informe dans le cadre du roman pour traduire le manque. À ce sujet précisément, le récit des deux jeunes gens qui vont se marier, et que Gustave épie derrière un buisson, est affecté d’une dimension bucolique (locus amoenus, amours champêtres). Cette seule situation évoque celle que Gustave occupe dans le couple de Valérie et du comte. Il n’y a plus là ni nymphes ni grâces, mais une poésie de l’arcadie perdue, que représente symboliquement en fin de fragment, comme une ekphrasis psychologique, le tableau de Poussin Et in Arcadia ego. Le décor était d’ailleurs tracé dans le fragment précédent, reflétant un Éden possible pour celui dont « le cœur est resté près de la nature » (p. 180) :
Je me promène dans ces montagnes parfumées par la lavande et le chèvrefeuille […] des millions de créatures ont vécu et vivent encore sur ces feuilles tendres et veloutées […] si l’homme fier et sensible pénètre ici, beau de jeunesse, heureux d’amour, dans la pompe des espérances, dans l’ivresse des désirs permis, oh ! quel paradis il trouve ici ! (ibid.).
39En Italie, Valérie est ainsi rendue par Gustave à un temps originel, impossible à reconquérir, mais sur un mode bucolique nouveau qui intègre à la poésie du cadre la mélancolie du désespoir et ses raisons profondes. En cela, le bucolisme contraste à peine avec certains traits gothiques qui émaillent le récit, favorisant une perspective tragique, voire providentialiste – le mot « pressentiment » est un des plus fréquents de l’œuvre.
40À vrai dire, par l’abondance des références et allusions à la littérature et aux arts, le roman ne propose pas seulement une mythologie renouvelée, un bucolisme trempé aux fontaines d’un sentimentalisme pudique, dégagé des afféteries galantes et contrebalancé par une propension au gothisme : par là, l’œuvre devient aussi roman de l’art, du fait que « la peinture, la poésie et la musique, s’[y] t[iennent] par la main comme les Grâces » (XXXV, 140). La figure de Valérie joue dans ce concert des arts un rôle tout particulier, qu’il nous faut considérer de près.
41Les œuvres convoquées ne fournissent pas nécessairement un accès direct à une vérité, voire à une vérité de l’art ou du roman. Elles ne sont pas toujours commentées. Mais elles apparaissent souvent en bouquets, et les accords qui s’harmonisent de cette façon révèlent l’âme d’un esthète : dans la « Préface », incarnant l’opposition névralgique du nord et du sud, sont associés Hamlet et Paul et Virginie. C’est dire sans doute que ce qui vaut, de ce point de vue-là, pour le personnage, vaut métonymiquement pour l’ensemble de l’œuvre. La deuxième lettre, par exemple, propose de lier Le Tasse, Pétrarque et Pergolèse. On comprend aisément que ce qui est ainsi suggéré, c’est le pouvoir enharmonique du lyrisme. Gustave aime la musique, qu’il pratique. Et de ce point de vue, Valérie ne saurait tout à fait évoquer une muse : si elle joue du piano ou de la guitare, son jeu n’est pas celui d’une experte, et l’amant, comme souvent dans les romans (songeons seulement à Saint-Preux), se fait le maître de sa bien-aimée, disposant ses doigts sur l’instrument. Elle aime la peinture, mais c’est sans s’y connaître, avoue-t-elle, contrairement à son époux et à Gustave. Si elle n’est donc ni Euterpe ni Érato, elle est plus proche de Terpsichore. Elle est douée pour la danse, mais ce n’est pas un don aussi naturel qu’il semble, puisque Gustave la surprend un jour à la fin d’une leçon. En vérité, Valérie cultive les arts comme il en est de toutes les jeunes femmes de son rang, sans être forcément bien douée. Ce qui la rapproche de Gustave amateur d’art, ce sont plutôt les lectures. Si les muses sont avant tout des compagnes d’Apollon, elles ne sont pas forcément douées pour l’art qu’elles représentent. Ainsi, à travers Valérie passe pour Gustave une relation médiate à la passion qui emprunte les formes de l’art.
42Mais il est un art qui donne à Valérie le rôle principal, c’est le chant. La voix apparaît comme l’organe même de la fascination esthétique, et le chant comme son expression naturelle. La voix est ce qui traduit sensiblement la profondeur d’une âme. C’est une qualité d’émotion passant par la voix qui distingue la fausse Valérie qu’est Bianca de la véritable. Si la nymphe peut séduire par la danse et même par le chant, une qualité particulière de timbre cause l’émotion et lui confère sa force. Il n’est pas nécessairement besoin d’être la Banti ou David, représentant un chant moins naturel, plus technique. Le lyrisme qu’impose la voix de Valérie est plutôt l’expression d’une nature, au-delà des artifices et des techniques. À cet égard, le timbre comme empreinte de la voix n’est pas sans effet sur l’interprétation.
Mes oreilles furent surprises par une ravissante mélodie. D’abord je ne comprenais pas ce qui produisait sur moi cet effet ; ensuite je me rappelai une romance que Valérie chantait souvent. Je m’arrêtai, et livrai mes sens à cette muette extase qui ne peut être connue que des âmes que l’amour a habitées. […] cette singulière Bianca n’a pas seulement beaucoup de ressemblance avec la comtesse, elle a aussi beaucoup de sa voix. […]
Elle a, de Valérie, presque tout ce qu’on peut séparer de son âme : il ne lui manque que ses grâces, que cette expression qui trahit sans cesse cette âme profonde et élevée, et qui est si dangereuse pour ceux qui savent aimer. […]
Il en est de la voix de Bianca comme de ses traits ; elle a des sons de Valérie, mais aucune de ses inflexions : et où les aurait-elle prises, ces inflexions, ces leçons que donne l’âme, qu’on reçoit sans s’en apercevoir, et qui prouve l’excellence du maître ? (XXXVI, 144-145)
43Or rappelons-nous, pour comprendre cette importance de la voix, qui n’est pas seulement une donnée psychologique du roman, cette circonstance d’époque : Valérie, comme beaucoup d’œuvres, a d’abord passé l’épreuve des cercles où on en lisait des passages, avant de connaître l’impression. La voix est ce qui fait vivre les œuvres. Par ailleurs, le roman de Gustave est originellement passé par Valérie – c’est elle qui conte l’histoire à l’éditeur des lettres –, et ce qui compte, ce n’est d’ailleurs pas tant la matière narrative, qui a subi nombre de modifications, que « la langue simple et passionnée » ainsi que « des émotions qui valent mieux que ce que le monde peut nous offrir » (p. 70). Or, à tout le moins, cette langue a une voix et une incarnation, c’est Valérie, et c’est une incarnation de nature, création par conséquent inimitable. En Italie, Valérie peut enfin assumer ce rôle : « Et vous aussi, Grâces, qui n’êtes point vêtues, qui ne pouvez point l’être, que feriez-vous dans des climats rigoureux ? » (p. 142). La nudité n’est ici que l’allégorie d’une création puisée dans la nature, dans un temps originel, partant d’une création originale, et que représente Valérie.
44De la nymphe à la muse, il y a une sorte de continuité quand on considère le personnage de Valérie : la passion qu’elle inspire comme jeune femme saisit à travers les lettres de Gustave une représentation de l’écriture, dont la poétique repose sur l’imagination, concept encore partiellement pris dans les rêts d’une théorie de l’imitation. C’est là ce qui explique que, quoi qu’en dise Mme de Krüdener, les accents d’une poésie bucolique se mêlent avec équilibre à des représentations gothiques, caractéristiques de l’esthétique du temps. Or, pour saisir cette fusion et la manière dont s’émancipe l’imagination d’une esthétique (néo) classique, encore faut-il rendre à toutes les allusions qui nourrissent le roman d’une tradition artistique, leur fonction essentielle : faire du personnage féminin une allégorie de la création originale et d’une médiation de l’art qu’est seule susceptible de produire l’imagination. À travers Valérie passe un roman de l’esthète, voire un roman esthétique.
45Mais pour en arriver là, encore fallait-il que le roman se libérât d’une conception qui le vouait aux gémonies. Il ne pouvait incarner cette élévation de l’art sans que le reproche d’immoralité, qui pesait encore sur lui au XVIIIe siècle, se fût retourné en une visée moralisatrice. À preuve ce qu’écrit Auger dans l’édition d’un volume comprenant les œuvres de Mme de Tencin, à propos des Mémoires du comte de Comminges : « Nul roman n’offre des leçons de vertu et de conduite, plus fortes et en plus grand nombre », car il voit dans le dénouement de l’œuvre « le plus beau triomphe de la religion sur l’amour »7. Avec Mme de Krüdener, c’est l’amour qui s’épure et se fait religieux par la passion et le sacrifice qu’elle exige. La culpabilité atteste ce « triomphe de la religion ».
46Mais au-delà de cette historicité, le roman se construit peut-être plus profondément comme un roman du roman. La figure de la muse ne peut, à cet égard, se saisir à travers le seul personnage de Valérie. Il lui faut encore la médiation de l’art. N’est-ce donc pas parce que le roman de Mme de Krüdener, et c’est ce qui expliquerait la valeur emblématique de son titre, serait plus encore qu’un roman autoréflexif, un roman mettant en cause les voies de la création à travers une conception tendue de l’imagination, entre invention et imitation ? Dès lors, et si l’on veut bien se rappeler que, dans la tradition la plus ancienne, les muses formaient un trio composé d’Aoidè pour le chant et la voix, de Mélétè pour la méditation et de Mnémè pour la mémoire, Valérie ne serait-il pas un des plus inspirés romans de la muse ?
Notes de bas de page
1 Rappelons que De l’amour est composé en 1820.
2 La « Préface » marque, d’ailleurs, l’importance de ce processus dans la transposition romanesque à laquelle l’éditeur est censé avoir assujetti la correspondance réelle : « Je changeai les noms, les lieux, les temps » (p. 69). Le comte, pour sa part, n’est désigné que par une initiale – procédé également traditionnel.
3 On ne dira rien des aspects proprement biographiques de la question, mais on notera que, dans une perspective historique, c’est aussi précisément la notion qui permet de battre en brèche une conception ornementale de la poésie. « Le roman a permis à l’auteur une réflexion sur son excessive imagination et ce qu’il faut bien appeler son goût de la difficulté », écrit Janine Rossard dans Pudeur et romantisme (Paris, Librairie A.-G. Nizet, 1982, 125p., p. 36).
4 Le comte propose à Gustave d’épouser la sœur de Valérie (p. 205), et, d’un certain point de vue, Ida n’est pas non plus sans ressemblance avec la comtesse.
5 Songeons, outre à la Nouvelle Héloïse, à Héloïse et Abélard de Colardeau, au Camaldule de La Harpe et au Vœu du solitaire de Bernardin de Saint-Pierre.
6 Tout le chant I est consacré à ce développement.
7 Nous empruntons ici les analyses d’Anne Coudreuse dans Le Goût des larmes au XVIIIe siècle (PUF, 1999, coll. écriture, 314 p., p. 184-185).
Auteur
Université de Bretagne occidentale
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