Selva Oscura
Photographies d’Alan Guillou
p. 237-270
Texte intégral

À l’épreuve de l’arbre
Sur les empreintes d’Alan Guillou
1Allan Guillou est photographe et planteur d’arbres. Son biotope originel est la forêt du Finistère au cœur de laquelle, enfant, il accompagnait son père faire du bois. Depuis, la forêt ne l’a pas quitté, elle prospère dans son imaginaire d’artiste et à travers son activité de militant. À la suite d’un bac STAE1 et d’un BTS « Aménagements paysagers » à Montreuil, un emploi jeune fait un temps de lui le responsable du conservatoire botanique de Seine-et-Marne. À temps perdu ou dans le cadre professionnel, de manière spontanée ou planifiée, il plante des arbres, renouant avec un geste qu’il a vu son père réitérer maintes fois, et déplace cette pratique, notamment au Maroc, dans le cadre d’une coopération participative et d’opérations de gestion forestière. Actuellement, c’est dans le Nord-Pas-de-Calais, en une zone la moins boisée de France qu’il met en terre de tout jeunes charmes, tilleuls, érables, chênes : 4 265 arbres ont ainsi été plantés entre novembre 2011 et mars 2012. Il œuvre, cette fois-ci, pour une association2 qui pratique le reboisement participatif et fédère dix groupes de planteurs volontaires.
2Sa démarche de photographe recoupe un militantisme en faveur des feuillus qui trouve toujours un nouveau terrain où s’exercer, quels que soient les lieux où il est amené à se fixer. Dans l’articulation de l’art à cette cause, il s’inscrit dans le sillon ouvert par d’illustres prédécesseurs. Aussi, avant d’en venir aux épreuves d’arbres d’Alan Guillou, ne saurait-on passer sous silence la lignée des planteurs d’arbres devant l’éternel que sont certains personnages de roman et les défenseurs de la forêt que furent les peintres d’arbres, à laquelle, à n’en pas douter, il appartient. En homme de l’art et homme de l’arbre.
Mots pour maux
3Ainsi dans la littérature, deux figures sont incontournables. Il s’agit tout d’abord, dans la pièce de théâtre de Tchekov, Oncle Vania, d’Astrov, médecin désabusé quant à sa capacité d’apporter secours à une société rurale extrêmement abîmée, mais passionné lorsqu’il s’agit de limiter le ravage de la forêt3 russe en plantant partout où il peut de jeunes arbres . La fin du XIXe en Europe voit la disparition de manteaux forestiers pour le bois de chauffage, les charbonnières qui se sont multipliées, l’industrialisation que rien n’arrête. « Les forêts russes retentissent de coups de hache. Des milliards d’arbres périssent. Les tanières des bêtes sauvages, les nids des oiseaux se vident ! Les rivières s’ensablent et se dessèchent. Des paysages merveilleux disparaissent pour toujours, uniquement parce que l’homme n’a pas le courage de ramasser le combustible à ses pieds ! […] Mais quand je longe un bois que je viens de sauver, ou j’entends bruire une jeune forêt plantée de mes propres mains, j’ai le sentiment d’être un petit peu maître du climat… et si dans mille ans, l’homme est plus heureux, j’y serai peut-être pour quelque chose ! »4. Voilà ce qu’écrit Tchekov en 1897, attelant Astrov, qui n’est autre qu’un double de lui-même – Tchekov exerçait d’abord la médecine – à la réalisation d’une carte qui « montre la dégradation progressive et indubitable qui n’a peut-être que dix ou quinze ans pour devenir totale ». « Vous me direz là que c’est un phénomène de civilisation, que les anciennes formes de vie doivent naturellement laisser place aux nouvelles. […] mais voilà, ici rien de semblable ! […] Nous avons à faire ici avec la dégénérescence – résultat de la lutte implacable pour la vie. Dégénérescence causée par l’inertie, l’ignorance. »5 ajoutait Astrov, incarnant un combat qui tint à cœur et toute sa vie à Tchekov. Comme en témoigne sa correspondance, défenseur pionnier de l’écosystème, il plantait des arbres où qu’il résidât. La carte d’Astrov pointe alors les effets dévastateurs de la marche du monde moderne sous le règne du Tsar Nicolas II.
4Le second planteur d’arbres est Elzéard Bouffier, L’Homme qui plantait des arbres de Giono, écrit dans la nuit du 24 au 25 février 1953. « Il en avait planté cent mille. Sur les cent mille, vingt mille étaient sortis. Sur ces vingt mille, il comptait encore en perdre la moitié […]. Restaient dix mille chênes qui allaient pousser dans cet endroit où il n’y avait rien auparavant »6. Revenu sur les lieux après la guerre de 14, le narrateur est impressionné par la métamorphose des lieux, les chênes de 1910 ont alors 10 ans, et l’« on comprenait que les hommes pourraient être aussi efficaces que Dieu dans d’autres domaines que la destruction »7… Cette zone des Alpes de Haute-Provence fort anciennement fertile car arborée, progressivement vouée à la stérilité par l’incurie de l’homme, retrouvait sa couverture végétale et avec elle le murmure de ses sources, de nouveaux habitants et la restauration de ses villages…
Par l’art, pour la forêt
5Tchekov a-t-il eu l’occasion d’apprécier de son vivant les magnifiques tableaux de son contemporain, l’artiste russe Ivan Chichkine surnommé le « Géant de la forêt russe » ? Sa façon de dépeindre l’intimité du milieu forestier, quoique dans une manière plus léchée et illusionniste, rejoignait celle développée par une communauté de peintres français un demi-siècle plus tôt. L’une des communications du colloque La Forêt romantique8 évoque à ce titre la figure de Théodore Rousseau (1812-1867), peintre emblématique de l’École de Barbizon (1830-1870), qui consacra sa vie à se saisir des vénérables chênes de la forêt de Fontainebleau et de ses milieux naturels ou humanisés. « La voix des arbres, les surprises de leurs mouvements, leurs vérités de forme et jusqu’à leur singularité d’attraction vers la lumière m’avaient tout d’un coup révélé le langage des forêts »9, écrivit-il. À la tâche, au cœur de la nature, « on sent et on traduit un monde réel dont toutes les fatalités vous enlacent »10. Ce faisant, l’artiste prit conscience des menaces que représentait l’action des forestiers : d’abord l’abattage dans des zones abritant les arbres les plus remarquables, plus tard, la dénaturation de ses landes et désert, à coups de plantation de pins maritimes par milliers, à l’exemple l’usine à bois des Landes de Gascogne, enfin la surfréquentation de la forêt mise à la mode et aménagée. Chaque tableau devint dès lors un argument en faveur de la protection de la forêt et du maintien de sa physionomie. En 1853, l’inspection des forêts envisagea enfin la création d’une zone forestière protégée de 1 100 hectares hors exploita- tion tandis qu’une commission réunissant artistes et forestiers parvenait « à sauver de l’aménagement forestier 624 hectares. C’était la première décision au monde de protection d’un site naturel, soit 19 années avant la création du célèbre Parc national de Yellowstone aux USA (1872) »11. Sur la lancée, la Commission d’aménagement de la forêt remit un rapport stipulant d’épargner les futaies et les sites les plus pittoresques pour les artistes et les promeneurs, décidant l’État, par le décret du 13 avril 1861, à créer la « série artistique ». 1 097 hectares étaient désormais protégés en tant que « site d’intérêt artistique ». Un comité se constituera par la suite à l’instigation des grands intellectuels du moment, dont Georges Sand et Victor Hugo qui prononça à cette occasion l’une des sentences dont il avait le secret : « Un arbre est un édifice, une forêt est une cité, et entre toutes les forêts, la forêt de Fontainebleau est un monument »12.
La photographie s’en mêle
6Dans le processus de cette patrimonialisation inaugurale, la photographie, inventée depuis peu, n’est pas en reste. Ainsi, le peintre Jean-François Millet, établi lui aussi à Barbizon,signalera dans une lettre à Théodore Rousseau qu’Eugène Cuvelier lui « a fait voir quelques photographies très-belles, prises dans son pays et d’autres dans la forêt. C’est pris avec goût et dans les plus beaux endroits destinés à disparaître »13. À partir de 1849, alors que le calotype a relayé le daguerréotype, des opérateurs, fuyant le choléra qui sévit dans la capitale, débarquent à Barbizon avec leurs chambres noires et les installent face aux spécimens remarquables de la forêt. Il s’agit du fleuron des photographes dit primitifs, non seulement parce que, formés aux Beaux-Arts, ils produisirent de superbes épreuves, mais aussi, parce que chercheurs acharnés et empiriques, ils apportèrent des perfectionnements décisifs à la nouvelle technique. C’est le cas par excellence de Gustave Le Gray (1820-1884) et, au même moment, de ses camarades d’atelier et collègues Charles Nègre et Henri le Secq14. Il n’est pas impossible qu’ils aient opéré de concert, tant de profondes similitudes ressortent de la confrontation de leurs épreuves. Puis s’agrègent, au début des années 1850, Eugène Cuvelier et Charles Marville. À tel point que l’on pourrait parler d’une « académie photographique » de l’arbre, tout comme Jean-Claude Lemagny parle des « feuillagistes » faisant référence à la fréquence de ce motif dans l’art photographique15.
7L’attention de Le Gray se concentre sur les arbres isolés ou en groupe, les chemins creux qui frayent leur trouée dans la profusion végétale, ou encore la fuite poudreuse du Pavé de Chailly, pour en tirer « des études où l’architecture de l’image et les jeux de lumières sont primordiaux ». En artiste il soumet les paramètres techniques à l’expression de l’effet ou au sentiment de la nature qu’il vise, convaincu que « la beauté d’une épreuve photographique consiste au contraire presque toujours dans le sacrifice de certains détails, de manière à produire une mise à l’effet qui va quelquefois jusqu’au sublime de l’art »16. La notion de sacrifice du détail lui vient de sa formation picturale. Chère au grand Delacroix, elle consiste à atteindre l’effet d’ensemble plutôt que la forme et la mise en relief des parties, à dire à demi-mot plutôt qu’à broder dans le détail, à ombrer de mystère pour parler à l’imaginaire plutôt qu’à éclairer toute chose de manière égale. Il suffit pour cela d’attendre la lumière opportune, celle qui orchestre des ombres vives ou celle, chaude et rasante, qui redessine le galbe des troncs. La complicité entre les arbres et la photographie est celle d’un motif puissamment photogénique. À la photographie comme écriture de lumière, répondent les branches nues ou leurs frondaisons comme écriture de la nature sur la page du ciel. La lumière est aussi essentielle à la première qu’aux seconds : la vision synthétique de Le Gray comme la photosynthèse de l’arbre sont l’expression dynamique d’un monde qui se révèle et se déploie à l’appel de l’astre. La lumière est la sève de l’image comme de son référent.
Des journées entières dans les arbres. Et des nuits
8Les œuvres d’arbres produites par Alan Guillou résultent d’une immersion prolongée dans la forêt, diurne et nocturne, bivouac aidant par temps de neige. L’immersion favorise l’écoute et l’intensité de l’expérience, la possession du sujet, le corps à corps dont semble témoigner certaines épreuves. Cette confrontation physique à l’architecture végétale est confortée par des références. Les œuvres de Le Gray ont marqué le jeune photographe et l’on amené, en une époque qui a l’image facile grâce au numérique, à rechercher au contraire un certain archaïsme dans le rendu photographique. Nous retrouvons dans ses épreuves la minéralité que revêtent par exemple Paysage à Fontainebleau, Roche à Cabat, Carrefour de l’Épine ou Route du Mont-Girard datant de185217. La traduction argentique des corps ligneux, dévoilant le grain du négatif papier, y rivalise avec l’épiderme granuleux des blocs de grès. Cette sensation est exacerbée dans certains tirages, par exemple Sous le hêtre s’arrête le vent et se blottit la neige ou En forêt on est personne tourments – Forêt de Fontainebleau, 2000-2006. De même, il privilégie largement la nudité et le temps couvert hivernaux pour accentuer le lyrisme ou l’onirisme des ramures les plus tortueuses. À rigueur du climat, folles arabesques et excès baroques qui, au mépris du cadrage, prolifèrent hors champ dans la rêverie des regards disponibles. Ainsi de C’est dans la pierre que s’enracinent les tourments – Forêt de Fontainebleau, 2000-2006. Cadre plutôt que cadrage. Car fasciné par les négatifs sur plaques de verre de la période héroïque du collodion humide puis sec aux bords oxydés, A. Guillou retrouve par un compromis chimico-pictural à en reproduire l’impact sur le pourtour de ses épreuves. Il intervient directement sur des plaques de verre qu’il superpose au papier photo au moment de l’insolation, frayant alors avec la technique du photogramme, image par contact. Chaque épreuve, comme fossilisée par ces signes renouant avec une poïétique artisanale révolue, fait venir à l’esprit l’expression jungienne, d’« image primordiale »18 et celle, naturaliste, de forêt primaire19. « Car l’œil ne fabrique pas : il reconnaît (éprouve, approuve) ».20
9L’ensemble que recouvre Selva Oscura donne parole aux réseaux des branches, à l’ombre scarifiée de l’écorce, à l’ombre propre du corps de l’arbre à contre-ciel, rarement à ces ombres portées fantaisistes qu’arrache le soleil et qui sèment la confusion. En cela, il rejoint le parti pris d’Henri Le Secq et de la somptueuse série des Chênes dénudés en hiver21. La lumière qui nimbe les arbres photographiés par Alan est aussi celle du ciel bas et atone ; elle ne s’éparpille pas en miroitements, mais donne à toute forme qu’elle rencontre une intensité, une densité métaphysiques. Le choix de cette occurrence lumineuse rappelle à certains égards celui des photographes de la Commission des monuments historiques, tel Séraphin Médéric Mieusement qui, dans les années 1870, menait ses campagnes photographiques en hiver, les jours de lumière étale. On pense aussi à Bernd et Hilla Becher qui firent de cette dernière, à partir de 1960, l’un des points forts de leur protocole de prise de vue pour sauvegarder par l’image l’architecture industrielle désaffectée.
10Travailler la nature de l’arbre revient finalement à enregistrer les traces du temps, la matière photographique de l’arbre en est le poème. Le flux lumineux quant à lui, par son accroche ou son amenuisement, stimule l’imaginaire ramenant à la « conscience imageante » les arbres latents de nos expériences enfuies.
« Toute conscience pose son objet mais chacune à sa manière »22
Que poussent les arbres !
Selva Oscura
Nel mezzo del cammin di nostra vita mi ritrovai per una selva oscura, ché la diritta via era smarrita. La divina commedia, Inferno, Canto I
Dante Alighieri
11Mon travail de recherche sur le motif de la Selva Oscura participe d’un processus lent, amorcé il y a plus de dix ans. L’utilisation des appareils à soufflet des années 1960-1970 a permis de ramener de mes vagabondages les photographies argentiques qui constituent une part de ce travail. Simples d’utilisation, robustes, compacts (car pliables), présentant des aberrations optiques, n’excluant ni le hasard, ni l’accident, ils sont tout indiqués pour filtrer le réel et servir la vision archaïque recherchée.
12Le tirage des épreuves en chambre noire appelle un faire artisanal et expérimental avec un agrandisseur de type Krokus des années 70. Un filtre supplémentaire, plaque de verre travaillée à l’encre, est appliqué au moment du tirage sur le papier sensible. Ce bricolage « alchimique » conduit au tirage d’un petit ou moyen format. L’épreuve de tonalité très sombre tente de capter « le soleil souterrain, le noir de source, qui fait de la lumière le miroir des formes et des couleurs23 ». Une épreuve résultante, unique et non reproductible, est élue, les autres détruites. Parallèlement ou indépendamment de la prise de vue, le rituel se poursuit ou se concentre autour de la collecte d’objets : fémur, baguette de sourcellerie, bois pétrifié, excroissance sur cèdre, totem en merisier, totem en cagette, profil de Sylvain sculpté, cheveux et poils de barbe « donnés à manger » aux arbres, herbier primitif, bouteille d’alcool de frêne trouvée, moignon de branche. Des fétiches.
13Le besoin se fait également sentir de me métamorphoser, me rendre invisible en arborant un costume ou un « masque de paysage », réalisé avec les éléments trouvés in situ.
14C’est avant tout tester ce que signifie être sur terre, une expérience de vie, « ne pas mourir sans avoir compris pourquoi j’avais vécu »24. Il s’agit tout d’abord de « vivre » la forêt pendant plusieurs jours en autonomie totale, d’en ressentir la puissance évocatrice par immersion, suffisamment longtemps. C’est être en sympathie avec l’esprit de la forêt, rechercher son âme, sa vibration. Le craindre aussi. C’est aussi se recréer, en libérant sa part animale. Courir les bois, tenter de connaître les plantes, manger ce que l’on trouve, écouter la forêt qui pousse, négliger le temps historique, revenir à un temps primordial – vivre la perte, le dépouillement, comme une épreuve, une initiation, pour dépasser l’angoisse de la mort.
15Et, à la nuit tombée, à la recherche d’écorce sèche de bouleau pour allumer le feu, « se demander quels mystères dissimulent leurs plus lointaines profondeurs »25, et alors se bâtir un monde de possibles : une « géopoétique »26 de la forêt.
16Cette démarche pose plusieurs questions.
À propos des photographies elles-mêmes
17La manipulation des photographies participe-t-elle dans ce cas à la théâtralisation du réel ? Peut-on parler d’une mystique de la lumière ? Ce travail de superposition d’un sfumato accentue-t-il ou dessert-t-il la question du monde de l’invisibilité ? L’aspect d’objet ancien de ces images peut-t-il être une tentative pour que le « maintenant devienne du passé »27 et permettre la dérive volontaire de l’instant vers un passé abstrait ? Ces images au rendu intemporel connaîtront-elles alors l’influence du temps ? Sont-elles non-temps ? Ne se rattachant à aucun repère spatial ou temporel, l’image reste-t-elle encore photographie ? A-t-elle valeur d’archétype ? La visibilité manifeste de la forêt s’y double-t-elle d’une visibilité secrète, écho, intuition sensible que les « objets mnémoniques » nous offrent d’appréhender ?
À propos d’une linguistique du récit
18Comment et pourquoi la collecte de ces objets et images tend à composer un langage – de l’âme et/ou du rêve ? Est-ce qu’à l’instar du conte primitif, ce travail ne s’inscrit pas dans une tradition animiste, où l’initiation et la révélation revalorisent « l’expérience sensible en la rendant capable d’appréhender le sacré »28, réveillant par là-même la « pensée sauvage »29 ? Comment donner une cohérence à tout cela et faire que les images et les objets entrent en résonance les uns par rapport aux autres et deviennent les matériaux d’une narration ?
À propos des notions d’inventaire et de collecte
19Peut-on recenser, collecter l’invisible ? Chaque spécimen, prélèvement, devient-il un vestige ? Est-ce là l’inventaire d’une disparition, celle programmée de la forêt physique et métapho- rique ? Les objets collectés le sont-ils parce qu’ils ne peuvent être photographiés ? Et les photographies, ne sont-elles pas juste l’illusion d’une collecte ?
« Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure. Ah ! qu’il serait dur de dire combien cette forêt était sauvage, épaisse et âpre, la pensée seule en renouvelle la peur, elle était si amère, que guère plus ne l’est la mort ; mais pour parler du bien que j’y trouvai, je dirai les autres choses qui m’y apparurent. »
Dante Alighieri, La divine comédie
En Forêt on n’est personne.


« Il ne fait pas nuit sur la terre ; l’obscurité rôde, elle erre autour du noir. Et je sais des ténèbres si absolues que toute forme y promène une lueur et y devient le pressentiment, peut-être l’aurore d’un regard. Ces ténèbres sont en nous. Une dévorante obscurité nous habite. »
Joë Bousquet, L’hirondelle blanche
Sous le hêtre s’arrête le vent et se blottit la neige.

C’est dans la pierre que s’enracinent les tourments.

Insaisissable être de l’eau, aussi fluide que des ombres mouvantes.


« Dans les vals profonds qu’elles habitaient toutes les choses étaient plus anciennes que l’homme et leur murmure était de mystère. »
Cormac McCarthy, La route


« Debout sur le rocher, face à l’univers, je compris toute l’histoire. Et l’histoire la voici : la vie est un songe. Un songe que nous nous contons à nous même. Les choses sont des rêves, rien que des rêves, lorsqu’elles n’apparaissent pas, tangibles, sous nos yeux. Et ce que nous voyons maintenant, ce que nous pouvons appréhender et toucher à cet instant même, se transforme inéluctablement en songe. Seuls nos contes nous empêchent de nous dissoudre dans les nuées. Ils nous confèrent un nom, un lieu d’existence – et nous permettent de garder le contact avec le Monde. »
Tom Spanbauer, L’homme qui tomba amoureux de la lune
Le tombeau des géants.


« C’était bien là, en vérité, l’un des lieux perdus, inconnus, de la terre ; mon regard avait traversé sa surface obscure ; et je sentais que le lendemain, lorsque je l’aurais quitté à jamais, il perdrait toute sa réalité et ne vivrait plus que dans mon souvenir – jusqu’au jour où je tomberais moi-même dans le monde de l’oubli. »
Joseph Conrad, Lord Jim

« Et voici que la forêt marche vers le château. »
Shakespeare, Macbeth
Axis Mundi.

Axis Mundi.

Les arbres souvent meurent deux fois : quand la sève les quitte et quand la mémoire où la légende de leur présence s’efface.


« Tu feras ton paradis avec des figures, des pierres et des arbres que tes regards auront élevés sur des profondeurs fermées à la démarche légère. Dans le jardin que tu habiteras voisinerons tous les arbres qui ne t’ont jamais pris à leur ombre. »
Joë Bousquet, D’un regard l’autre
Où s’enfonce dans l’ombre la légende oubliée de l’arbre.


« Une fois les vestiges de la forêt disparus, le poète sombrera dans l’oubli. » Robert Harrison, Forêts, essai sur l’imaginaire occidental

Noir et blanc, mort et vie…
C’est aux portes du mystère que les contraires se marient.
Nuit et jour ne sont plus ennemis.

« Je marche au milieu de mes déesses et de mes sources mères, j’avance à travers mes génies libérés vers la révélation entr’aperçue, en me dépouillant de mes misérables offrandes, je ne puis rien présenter d’autre que mes seuls souvenirs, le monde des visages et des paysages que je contiens et plus encore celui des formes inventées, toutes ces œuvres nées de la piété et qui par moi y retournent et que je restitue maintenant après les avoir reçues et partagées ; je les rapporte devant cet autel en préférant d’abord celles de ses formes que le temps a presque abolies, celles dont l’âme particulière s’est assoupie sous le masque uniforme des siècles, celles issues d’une roche floue et grumeleuse qui peu à peu se lisse et s’organise sur une falaise pour qu’en sortent la proue d’un navire et ses nautoniers ou un homme – dieu géant assis sur un trône ou la statue pudique que la mer a bercée et polie et qui ressemble au corps à peine certain que les mains cherchent dans la brume émerveillée du sommeil ou le visage songeur qui est non pas une pierre devenue aussi vivante qu’un homme mais par l’autre bout du chemin un homme devenu aussi indestructible et aussi ancien que la pierre –, tout le troupeau d’œuvres peu à peu apprivoisées et de souvenirs capturés que maintenant je libère et dépose devant toi, forêt. »
Pierre Moinot, Le Guetteur d’ombre

Notes de bas de page
1 Bac « sciences et technologie de l’agronomie et de l’environnement ».
2 Pocheco Canopée Reforestation, association fondée en décembre 2009.
3 Tchekov, Oncle Vania, Le livre de poche, Paris, 1996.
4 Idem, p. 32-33.
5 Ibidem, p. 64.
6 Jean Giono, L’homme qui plantait des arbres (1953), Gallimard, 1983, p. 18-19.
7 Idem, p. 22-23.
8 Voir Hélène Saule-Sorbé, « Peinture d’arbres autour de Barbizon, panthéisme romantique et photogénie de la forêt » in La Forêt romantique, Eidôlon n° 102, Presses universitaires de Bordeaux, 2012.
9 Propos de Th. Rousseau rapporté par Sensier, cité par P. Miquel, dans Pierre Miquel, Le paysage français au XIXe siècle, t. 3, p. 434.
10 Propos cité in André Parinaud, Barbizon. Les origines de l’impressionnisme, Adam Biro-Bonfini, Paris, 1994, p. 34.
11 Jean-Jacques Guéant, Robert Lindeckert, « Fontainebleau : Forêt périurbaine et réserve de biosphère : réenchanter le monde ? », Communication au XIIe Congrès forestier mondial, Quebec City, Canada, 2003.
http://www.fao.org/DOCREP/ARTICLE/WFC/XII/0340-B5.HTM
12 Hugo, Correspondance, 1872, p. 341.
13 Correspondance adjointe à la correspondance Millet/Sensier au Louvre, datée du 30 décembre 1861.
14 Tous trois firent leur apprentissage dans l’atelier de Paul Delaroche, peintre fort en vue au moment de l’officialisation par Arago de l’invention de la photographie. Il serait rentré de la présentation à l’Académie des sciences en déclarant à ses élèves : « la photographie est née, la peinture est morte ».
15 Conférence sur la photographie donnée au Musée national du château de Pau, lors de l’exposition Pyrénées en images, de l’œil à l’objectif 1820-1860, 21 oct. 1995-17 janvier 1996.
16 Le Gray, Photographie : Nouveau traité, 1852, p. 1-2.
17 Voir les reproductions dans Gustave Le Gray 1820-1884, Sylvie Aubenas dir., Bibliothèque nationale de France / Gallimard, Paris, 2002.
18 La notion première d’image originelle ou image primordiale apparaît dans l’œuvre de Jung avec Wandlungen und Symbole des Libido (1912). Les images primordiales conditionnent l’imaginaire et la représentation.
19 On entend par forêt primaire, une forêt vierge ou intacte, de haute naturalité, non infléchie par l’homme ; pour l’écologie, c’est là que la biodiversité est la plus élevée.
20 Alain Coulange, « Se perdre », in Arbres. Jean-Luc Tartarin, catalogue d’exposition, Musée départemental d’art ancien et contemporain, Épinal, 15 décembre 1995 - 25 février 1996, s.p.
21 Une part importante de l’œuvre photographique de Le Secq est conservée au Musée des arts décoratifs à Paris, on peut apprécier leur reproduction dans le catalogue raisonné : Henri Le Secq photographe de 1850 à 1860, Musée des arts décoratifs / Flammarion, Paris, 1986.
22 Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire, Gallimard, coll. Idées, Paris, p. 29-30.
23 Joë Bousquet, Lumière noire, in D’un Regard l’autre, Éditions Verdier.
24 René Daumal, Le mont analogue, Gallimard, Paris, 1952.
25 Henri David Thoreau (trad. André Fayot), Les forêts du Maine, [ « The Maine Woods »], José Corti, coll. « Domaine romantique », Paris, 2002.
26 Kenneth White, Le plateau de l’Albatros. Introduction à la géopoétique, Grasset, Paris, 1994.
27 Susan Sontag, Sur la photographie (trad. française), Christian Bourgois éditeur, Paris, 1982.
28 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1957.
29 Claude Lévi-Straus, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
Auteurs
Professeur d’arts plastiques et sciences de l’art Bordeaux 3
Professeure d’arts plastiques à l’UFR Humanités de Bordeaux 3, mène de front enseignement, recherche et pratique artistique personnelle souvent étroitement liés. L’instrumentalisation du regard au XIXe siècle, l’expérience sensible et physique du paysage notamment montagnard et, plus largement, les relations entre art et territoire, sont à la source d’ouvrages et de nombreux articles. La pratique de l’aquarelle sur le motif est une respiration en même temps qu’un moyen de réfléchir le rapport à la nature et au paysage. Elle appartient à l’EA CLARE, Bordeaux 3, et est associée au laboratoire SET-CNRS, UPPA Pau.
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