Des bois de Combourg aux forêts américaines, transfigurations du modèle sylvestre dans l’œuvre de Chateaubriand
p. 19-28
Texte intégral
Du bois à la forêt : la double Muse
1« C’est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité »1. Ainsi Chateaubriand présente-t-il l’expérience sylvestre de Combourg dans ses Mémoires d’outre-tombe comme une double expérience de naissance de l’être et de naissance de la Muse. Car c’est là qu’il a senti son souffle premier, selon la légende qu’il aime à entretenir, là, dans ce qu’il appelle le « grand bois », qu’il s’est pour la première fois lové dans le « berceau de [ses] songes »2. Mais un bois n’est pas une forêt : il lui fallait un espace plus démesuré et plus sauvage pour mesurer toute l’amplitude de son être et de ses capacités poétiques. Cet espace, ce sera celui de la forêt américaine où il connaît à la fois un retour aux sources euphorique aux premiers âges de l’humanité et le sentiment d’une toute-puissance galvanisante : « Liberté primitive, je te retrouve enfin ! […] Me voilà tel que le Tout Puissant m’a créé, souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux […] les forêts courbent leur cime à mon passage »3. Le « Journal sans date » contenu dans le Voyage en Amérique devient le bréviaire d’une nouvelle naissance poétique, égrenant les poèmes en prose comme autant de petites esquisses, galerie fugace de « tableaux de la nature » nés d’un nouveau génie descriptif qui expérimente sa Muse renouvelée dans la confrontation au sublime naturel.
2Mais l’expérience de la forêt ne dessine pas simplement un itinéraire existentiel, ontologique, qui préside à l’épanouissement progressif de l’écrivain des grands espaces. Notre propos tendra à montrer que le modèle sylvestre est transfiguré au fil de l’œuvre de Chateaubriand en dépassant la tradition par l’établissement d’une nouvelle esthétique descriptive.
3La forêt, carrefour des traditions antiques, bibliques et celtiques, est pour Chateaubriand le lieu de tous les syncrétismes car l’essentiel est de la constituer comme un laboratoire descriptif qui, sous l’angle des harmonies, associe les arts (architecture, peinture et musique).
La forêt, carrefour des traditions
4La première tradition dans laquelle s’inscrit le jeune Chateaubriand est celle de la poésie descriptive de Delille, lorsqu’il évoque le moment où il se mit à « bégayer des vers » et à « composer une foule de petites idylles ou tableaux de la nature »4. Parmi ces « tableaux de la nature » figure déjà un poème tout entier consacré à l’univers sylvestre, intitulé « la forêt ». Mais cette tradition première rejoint avant tout un goût de l’esthétique classique formulé dans la préface d’Atala, comme le rappelle Jean-Claude Berchet5, en déclarant : « Peignons la nature, mais la belle nature »6. La forêt devient alors le lieu par excellence où vont se concentrer les motifs d’une triple tradition que Chateaubriand ne distingue pas, mais qu’il mêle harmonieusement, faisant de l’espace forestier un creuset des influences.
La forêt antique
5La particularité de l’art descriptif de Chateaubriand en matière de paysage est de ne pas céder au clivage : la forêt n’échappe pas à la règle. Ainsi, tout se fédère sous l’œil de l’esthète qui conjugue les traditions ou les déplace à l’envi dans des lieux inattendus. Ainsi, la tradition bucolique du lieu doux et ombragé s’applique autant à l’Amérique d’Atala, où les personnages sont placés « sous l’ombrage des bois »7 qu’au cadre des Martyrs où l’espace se trouve « ombragé de bosquets »8. Cette translation des modèles n’efface pas pour autant la prépondérance de l’imaginaire : si la forêt américaine est, nous le verrons, le lieu des origines de la Création divine du monde, l’espace méditerranéen reste hanté par le modèle de la forêt antique. Les Martyrs, épopée de la conversion du paganisme au christianisme, se fait le théâtre d’une traversée des forêts qui spatialise l’évolution spirituelle du héros. Celle-ci reproduit en effet toutes les étapes de son cheminement spirituel : « antique forêt » aux « arbres centenaires » au livre V9, « bois de Vénus », vallées « plantées de myrtes, d’aunes et de sycomores »10 constituent un espace traditionnel du monde Antique réactivé par la fiction épique, avec ses dangers tapis dans les « épaisses forêts peuplées d’ours, de cerfs, d’ânes sauvages et de monstrueuses tortues, dont l’écaille servait à faire des lyres »11. Dès le début des Martyrs, la forêt est à la fois présentée sous le charme de Vénus et sous les dangers de la séduction lyrique derrière laquelle se cache le visage d’Orphée. Car la forêt enchante : ça n’est pas l’un de ses mérites les moins essentiels dans Les Martyrs. Méditerranéenne, elle se peuple des fantômes des grands hommes de l’Antiquité. Chateaubriand y transpose son panthéon intérieur : espace onomastique relevant d’une véritable jouissance évocatoire, elle est tour à tour représentée par les « forêts d’Anémose et de Phalante »12, se cristallise dans les « bois du Pinde », « les forêts d’Erminsul »13, dessinant une trajectoire intérieure qui relie l’épopée aux récits de voyages puisque Chateaubriand se plaira à voir dans l’île de Fano celle de Calypso, y rêvant la forêt d’Homère et de Fénelon à grand renfort de citations dans Itinéraire de Paris à Jérusalem14. Dans le Voyage en Italie, il méditera sur les « arbres de la magique forêt du Tasse »15. En Orient, la rêverie sur les noms prestigieux devient processus compensatoire : le prestige antique a fui et doit être rétabli par la mémoire à l’image de la Morée « presque entièrement dépourvue d’arbres »16.
6On le voit, la forêt antique de Chateaubriand n’est pas qu’une illustration de la douceur et des ombrages idylliques, elle se peuple de l’univers mythologique mais aussi fantasmatique réactivé par les grands noms des auteurs épiques. L’espace forestier des Martyrs représente aussi le versant sombre des combats, où la forêt devient épreuve, peuplée de « difficultés insurmontables »17, une « forêt armée » d’« inflexibles rameaux »18 lorsqu’Eudore, le héros de l’épopée antique de Chateaubriand, fait son apprentissage de guerrier, affrontant un paysage hostile à l’image des combats à livrer, se manifestant par les « flèches rougeâtres des sapins »19. Au-delà de ces représentations, la forêt méditerranéenne figure une synthèse des traditions à l’image de l’itinéraire spirituel du héros de Chateaubriand comme de Chateaubriand lui-même à travers son héros.
La forêt païenne et celtique
7Eudore, personnage principal des Martyrs, voyage dans la forêt des représentations intérieures de son auteur : il se confronte à la fois aux « bois de l’Arcadie » où gambadent les nymphes20, aux « forêts de l’Alphée »21 mais aussi, en Gaule celtique, aux « forêts des Druides » et aux « bois sauvages »22. Là lui apparaîtra Velléda, la druidesse tentatrice qui menace de le détourner du cheminement spirituel qui le mène vers Cymodocée, représentant les séductions du paganisme sauvage. Cette expérience de la forêt des origines païennes se cristallise dans la personnification de l’arbre en divinité barbare, témoignage d’un espace épique, envers exact de la forêt apaisée de la latinité, « forêt d’Albunée où les rois du Latium consultaient des dieux champêtres »23 :
À quelque distance du château, dans un de ces bois appelés chastes par les druides, on voyait un arbre mort que le fer avait dépouillé de son écorce. Cette espèce de fantôme se faisait distinguer par sa pâleur au milieu des noirs enfoncements de la forêt. Adoré sous le nom d’Irminsul, il était devenu une divinité formidable pour les barbares, qui dans leurs joies comme dans leurs peines ne savent invoquer que la mort. Autour de ce simulacre, quelques chênes, dont les racines avaient été arrosées du sang humain, portaient suspendues à leurs branches les armes et les enseignes de guerre des Gaulois ; le vent les agitait sur les rameaux, et elles rendaient, en s’entre choquant, des murmures sinistres24.
8Ce « locus horridus » celtique des barbares, lieu de mort et de sacrifice, est une figuration des dangers du paganisme desquels doit se préserver le héros. Dans le système binaire des représentations sylvestres de l’univers des Martyrs, la forêt obscure est cheminement vers l’erreur et l’horreur qui peuvent être fatals alors que l’espace enchanté de l’Arcadie représente un autre espace de séduction, qui ne fait plus passer la brutalité sanguinaire pour de la chasteté, comme les druides celtiques dénoncés ci-dessus, mais qui se présente sous des dehors agréables pour envoûter le spectateur. C’est que Chateaubriand est sensible à la poésie des forêts mythologiques : dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, symboliquement, la trajectoire qui le conduit, en nouveau pèlerin, à Jérusalem, la ville sainte du chrétien fervent, est aussi un renouement avec le culte des figures païennes antiques ; en Grèce, il perçoit avec amertume « le reste vénérable d’une forêt sacrée »25, et constate la « vieillesse » de la « forêt », rêvant sur les origines et renouvelant l’hypothèse selon laquelle elle pourrait provenir d’un « olivier que Minerve fit sortir de la terre »26. C’est que Chateaubriand fait là un dernier adieu aux divinités païennes qui ont enchanté sa jeunesse pour se tourner résolument vers le christianisme, qu’il a jadis rêvé sous les accents de la Sybille. Dans le Génie du Christianisme, il se plait ainsi à entendre résonner le chant de la corneille comme celui de « l’antique Sybille des déserts » articulant des « syllabes prophétiques » dans des bois désenchantés27, se prenant à rêver d’un sanctuaire qui « mugit comme l’antre de l’ancienne Sybille »28. C’est que l’imaginaire antique, païen et biblique partagent une même caractéristique fondamentale : la vieillesse auguste de la forêt qui en fait un espace de communication avec les premiers âges. Investie de l’imaginaire biblique, la forêt se ressource alors au contact de l’univers primitif qui, pour Chateaubriand, trouve son illustration dans l’espace américain.
La forêt biblique : de la divinité en Amérique
9On le sait, l’Amérique de Chateaubriand est un espace primitif hérité de Rousseau, où il herborise comme lui et se plaît à se retrouver comme un nouveau sauvage bon par nature, hors de la société qui l’a corrompu. Les textes américains de l’auteur n’ont de cesse de chanter les « forêts natales »29, « forêts éternelles arrosées par des fleuves immenses »30, ces « champs primitifs de la nature »31 qui se cristallisent dans le nom donné à ce territoire : « Nouveau-Monde ». Là, Chateaubriand y rejoue le mythe du nouvel Adam transposé en terre exotique dans des « bois aussi vieux que le monde »32. Il y place ses créatures de fictions, René, Atala ou Chactas, contemplant, émerveillés, cet « antique désert »33, dépourvu de présence humaine, où la forêt règne dans sa toute-puissance, animée par la main de Dieu. C’est que l’on perçoit dans le silence qui y règne, et singulièrement la nuit, comme l’a bien montré Jean-Claude Berchet34, le souffle divin qui s’y révèle à l’oreille attentive du promeneur. Il ne s’agit plus simplement d’herboriser et de rêver sur une nature libératrice qui enferme le « moi » dans un narcissisme méditatif, mais bien davantage de s’ouvrir aux champs de la vastitude : en Amérique, selon Chateaubriand, le nom de Dieu sort « de toutes les forêts »35 et si l’on y perçoit une « sainte horreur »36 ou de « mystérieuses horreurs »37, c’est en vertu des lois impénétrables du sublime, qui fascinent et renvoient tout à la fois à la toute puissance angoissante de Dieu dans ses œuvres. Entre le Dieu vengeur et le Dieu rémunérateur, l’espace de la forêt américaine se livre dans toute son ambivalence, celle d’un « océan de forêts » qui renvoie l’homme à sa petitesse et à sa faiblesse, « seul devant Dieu »38. La forêt est la voix de Dieu, le vent à travers les arbres représentant la tentation d’un panthéisme fasciné qui mime l’ivresse d’un auteur rejouant, par l’écriture, le mythe du Déluge et de la Création.
10Le prologue d’Atala figure les forêts américaines renversées dans la boue des origines, signifiant l’instabilité de ce monde primitif en proie à la toute puissance divine. Retrempée dans l’encre originelle, la plume de Chateaubriand ne décrit pas que les « premier[s] balancement[s] » des forêts39 évoqués dans le Génie du Christianisme : elle fait de l’expérience de la forêt les origines d’une refondation de l’art de la description, annexant d’autres arts pour mieux forger une poétique renouvelée que nous allons à présent envisager.
La forêt, laboratoire d’un nouvel art descriptif
11Si Chateaubriand est fils de Rousseau, il est aussi héritier de Bernardin de Saint-Pierre : grand lecteur des Harmonies de la Nature, des Études de la nature et surtout de Paul et Virginie, qu’il connaissait par cœur, il s’inspire de la théorie des harmonies dans le Génie du Christianisme pour la dépasser par le renouveau des modèles descriptifs et la naissance d’un nouveau langage. Pierre Fortassier l’avait déjà remarqué40, et Jean Mourot également sous l’angle de l’étude de style41, Chateaubriand forge un nouveau langage pour dire le monde naturel selon une triple modalité : architecturale, picturale et sonore.
La forêt : un « temple » aux « vivants piliers »42
12Le début du sonnet des « Correspondances » de Baudelaire témoigne de la manière dont la description de la forêt par Chateaubriand a fait école et a signé un véritable renouveau dans la manière d’appréhender l’espace sylvestre. La forêt est bel et bien devenue un « temple » sous sa plume, animant de « vivants piliers ». C’est dans Génie du Christianisme qu’il théorise cette nouvelle vision de la forêt : « les forêts ont été les premiers temples de la divinité »43. Bien plus, l’apologiste de la religion chrétienne prouvée par les merveilles de la nature ajoute : « les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l’architecture »44. Il est donc évident que la forêt soit décrite comme un édifice architectural en annexant le vocabulaire qui est le sien pour le transférer dans le domaine de la description des espaces naturels. Les forêts étagées en terrasses décrites dans Atala n’ont ainsi d’égales que les « voûtes » et « portiques » ou autre ponts de lianes dépeints dans son fameux prologue45 : l’arbre devient colonne, même dans l’espace oriental de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Figurant symboliquement le lit de Chactas et Atala dans la fiction du même nom46, la forêt cocon, représentation traditionnelle du repli dans le sein maternel, se fait aussi tombeau, « tombes inconnues » pour les indiens qui se trouvent dans les forêts comme sous « le péristyle de ce temple de la mort »47. Le « temple de la nature » qu’est la forêt aligne « colonnes » et « portiques »48, déploie « pyramides », « ruines » et « plinthes » dans Voyage en Amérique49 où l’onomastique exotique empruntée au goût de l’herboriste Rousseau ou du biologiste Bernardin n’a d’égale que l’imaginaire géométrique et architectural. C’est que, pour peindre les « monuments de la nature » comme les nomme Chateaubriand50, il faut opérer une translation de l’imaginaire où le papaya et la magnolia prennent la forme d’urnes antiques de même que les « palmiers isolés » en Orient figurent les « colonnes » et « portiques » d’un palais oublié et en ruine51. Si la nature imite l’art, l’art peut imiter la nature, inversant le fameux aphorisme d’Oscar Wilde si bien que la ruine peut en venir à prendre les aspects de la forêt dans Voyage en Italie : « À peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s’élèvent des ruines d’aqueducs et de tombeaux ; ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d’une terre composée de la poussière des morts et des débris des empires »52. Si l’architecture fige dans l’indistinction la ruine et le monument de la nature qu’est la forêt, la peinture l’anime par les teintes et les jeux de lumière.
La forêt, un tableau en mouvements
13Fort de l’adage qui est le sien – « c’est la lumière qui fait le paysage »53 – fortement influencé par l’art du Lorrain et par l’esthétique descriptive des espaces exotiques de Bernardin, Chateaubriand conjugue peinture et écriture pour devenir « peintre-poète » selon l’expression de Marc Fumaroli54. Sa palette, c’est celle de la confluence des sens et, au premier chef, la vue qui distingue les infinies nuances du spectre comme « la vapeur bleuâtre au carrefour des forêts » dans les Mémoires d’outre-tombe55, les « ombres flottantes » ou les « gazes pâles » dans les « forêts solitaires » produites par les effets de la lune56 et son « gris de perle » si bien célébrés dans Atala57. Le « jour bleuâtre et velouté de lune »58 anime ainsi les forêts, qui forment un « magnifique revêtement » célébré dans le périple oriental59 et lui donne une vie intense sous la forme de tableaux en actes.
14C’est que les forêts en viennent souvent à se libérer de leur imaginaire architectural pour épouser le mouvement vitaliste du renouveau : Chateaubriand est sensible à leur animation, lorsque la « chevelure de forêts » des Natchez60 est traversée par le vent, « toute la forêt venant à se courber à la fois »61 comme dans le Génie du Christianisme, décrivant la « cime ondoyante des pins »62, image du souffle divin traversant l’espace de la Création. Mais ce vent sort des forêts « tout parfumé »63 car il représente l’espace idéal du paradis retrouvé, celui des forêts où Chateaubriand a placé « les premières illusions de [sa] vie »64. La forêt américaine est une forêt odorante, et ses « cimes roulantes »65 témoignent d’une « brise embaumée », d’une « fraîche haleine »66. La « senteur des pins »67 revient comme un leitmotiv dans l’œuvre de Chateaubriand, comme un idéal de « brise embaumée »68 qui se conjugue au balancement des cimes, reprenant l’image de l’encensoir.
15L’arrière-plan divin est toujours prégnant et la dernière dimension – sonore – de la forêt de Chateaubriand n’échappe pas à la règle.
La forêt sonore : la voix de Dieu
16Comme l’a bien montré Nicolas Pérot69, la musique et les sons sont essentiels dans l’écriture de Chateaubriand. Son art descriptif trouve une part de son dynamisme et de son originalité dans sa capacité suggestive sur le plan sonore. La forêt devient ainsi un catalyseur, une caisse de résonnance ou, au contraire, selon les circonstances et la visée descriptive, une source d’atténuation euphémistique des sons de la terre. Suivant le régime épique, la forêt amplifie les bruits du combat : lorsqu’elle s’associe au tonnerre et au roulement du Meschacebé, comme dans Les Natchez, elle signale l’imminence du danger et de la mort tout comme la présence du Dieu vengeur ou du Diable, à l’ombre des grands espaces. La forêt mugissante d’Atala résonne ainsi des cris des bêtes sauvages qui menacent le couple en fuite mais c’est que s’y fait entendre la voix confuse de Dieu, souvent à travers le silence.
17Poète du silence, Chateaubriand est aussi celui de la confusion harmonieuse qui ne révèle pas mais confirme le mystère divin : la forêt américaine, à l’image de la forêt du Paradis décrite dans le Génie du Christianisme, est le lieu d’un concert de sonorités, qui se fait inaccessible et indistinct pour le fils d’Adam : ce « chœur unique » qui résonne entre les arbres n’est fait que de « bruits vénérables », de « voix magiques »70, et c’est quand « les forêts se taisent par degrés »71 que le voyageur en Amérique peut accéder au secret mystérieux de l’incommunicable, c’est-à-dire à la communion et au recueillement avec Dieu. Les sons de la forêt ne recréent pas simplement une atmosphère solennelle et grandiose, elles manifestent une voie d’accès au divin derrière les apparences, en suivant le fil conducteur ténu des sonorités. Si les serpents du lac Érié reproduisent, dans leurs entrelacs diaboliques, les sons dérangeants du « froissement des feuilles dans une forêt »72, c’est que Chateaubriand privilégie le « calme formidable » des grands espaces73, où il entend les « forêts » qui « mugissent »74. Il demeure sensible à ces étranges « harmonies »75, embarqué sur un canot à la dérive dans ce temple des sons où il cherche sa voie vers Dieu : les « grandes voix de l’automne » qui résonnent dans la forêt76 s’opposent alors au « calme universel »77 comme le Dieu ombrageux au Dieu pacificateur. Le contraste est fertile et anime tout l’espace des représentations sonores dans la forêt de Chateaubriand, aboutissant à une rêverie inversée sur l’océan qu’il entend souvent mugir dans les branches animées par le vent. Les « retraites enchantées » célébrées dans Les Natchez78 font de la magie sonore une des modalités d’accès au merveilleux divin où le ciel, la terre et l’océan se confondent, comme aux origines de la Création, dans une même poésie de la fusion et de la communion.
La forêt, synthèse et dépassement
18Le dépassement des traditions et leur entrecroisement fertile font de Chateaubriand le nouvel Orphée des forêts littéraires au début du XIXe siècle : le syncrétisme religieux qui s’y développe en fait le creuset d’un esprit où paganisme et christianisme ne sont pas pensés de manière contradictoire. Le christianisme réenchante les espaces païens et la conjonction des deux imaginaires, qui lui a souvent été reprochée par les critiques à l’époque de la parution du Génie du Christianisme, nous semble le fondement même d’une pensée de la synthèse harmonieuse. Adaptant la forêt à la visée descriptive qui est la sienne, Chateaubriand en fait un espace catalyseur, lieu d’exercice de sa virtuosité stylistique.
19Loin d’être simplement un inconscient réactivé, un lieu de régression vers la barbarie ou de réunion avec les origines premières, la forêt semble bien davantage un espace polymorphe, qui trouve cependant son unité dans la synthèse des arts à laquelle se livre Chateaubriand. Réenchantant sa plume à l’aune de la Muse des bois, qui précède la « muse des champs » invoquée dans le Génie du Christianisme79, il en fait le lieu d’unification d’une esthétique qui prend en charge l’héritage de ses prédécesseurs pour mieux en offrir un dépassement fertile. La forêt chez lui est bien carrefour : carrefour des religions et des croyances (entre paganisme et christianisme), carrefour des arts (entre architecture, peinture et musique), carrefour harmonieux d’une nouvelle esthétique qui reluit de tous les ors d’un style renouvelé. Il produit chez le lecteur le même effet que « la lumière de la lune » sur « les forêts du désert » : une impression de « calme » et de « sérénité »80. On ne peut donc qu’accompagner Chateaubriand dans sa remémoration d’une nuit en Amérique lorsqu’il conclut : « ce fut comme un enchantement »81.
Notes de bas de page
1 Mémoires d’outre-tombe, t. I, Paris, Classiques Garnier / Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », 1989-1998, Livre troisième - Chapitre 14, p. 223.
2 Ibid.
3 Voyage en Amérique, « Journal sans date », in Œuvres complètes, vol. VI-VII, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 194.
4 Mémoires d’outre-tombe, t. I, op. cit., p. 205.
5 Dans son article intitulé « Chateaubriand et le paysage classique », in Chateaubriand e l’Italia, Rome, Acad. Naz. dei Lincei, 133, 1969, p. 76.
6 Atala, « préface de 1801 », in Atala - René, Paris, Le Livre de Poche, 2007, p. 39.
7 Ibid., p. 100.
8 Les Martyrs, Livre XIV, in Œuvres romanesques et voyages, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 322.
9 Ibid., Livre V, p. 192.
10 Ibid., Livre II, p. 132.
11 Les Martyrs, op. cit.
12 Ibid., Livre XII, p. 301.
13 Ibid., Livre XXIV, p. 482.
14 Itinéraire de Paris à Jérusalem, « Première partie - Voyage de la Grèce », Paris, Gallimard, « Folio », 2005, p. 81.
15 Voyage en Italie, « Patria ou Literne », in Œuvres romanesques et voyages, t. II, op. cit., p. 1471.
16 Itinéraire de Paris à Jérusalem, « Première partie - Voyage de la Grèce », op. cit., p. 155.
17 Les Martyrs, Livre VI, op. cit., p. 195.
18 Ibid., Livre XI, p. 283.
19 Ibid., Livre VII, p. 224.
20 Les Martyrs, op. cit., livre XIII, p. 313.
21 Ibid.
22 Ibid., Livre IX, p. 249.
23 Ibid., Livre XVIII, p. 396.
24 Ibid., Livre X, p. 263.
25 Itinéraire de Paris à Jérusalem, « Première partie - Voyage de la Grèce », op. cit., p. 103.
26 Ibid., p. 166.
27 Génie du Christianisme, « Fragments du Génie du Christianisme primitif », « Histoire naturelle », in Essai sur les Révolutions - Génie du Christianisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 1305.
28 Génie du Christianisme, ibid., IIIe partie, Livre I, chapitre VIII, p. 802.
29 Les Natchez, Suite, in Œuvres romanesques et voyages, tome I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 464.
30 Itinéraire de Paris à Jérusalem, « Troisième partie - Voyage de Rhodes, de Jafa, de Bethléem, et de la mer Morte », op. cit., p. 332.
31 Atala, op. cit., p. 65.
32 Ibid., p. 100.
33 Ibid., p. 115.
34 Dans son article intitulé « Chateaubriand, poète de la nuit », in Actes du Congrès du Wisconsin, Genève, Droz, 1970, p. 45-63.
35 Atala, op. cit., p. 139.
36 Génie du Christianisme, op. cit., Ire partie, Livre IV, chapitre V, p. 556.
37 Atala, op. cit., p. 103.
38 Génie du Christianisme, op. cit., Ire partie, Livre V, chapitre XII, p. 592.
39 « Fragments et variantes du Génie du Christianisme », « La Genèse », op. cit., in Essai sur les Révolutions - Génie du Christianisme, p. 1301.
40 Dans son article intitulé « Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et la palette de Chateaubriand », in Bulletin de la Société Chateaubriand, n° 31, 1988, p. 6-16.
41 Dans son ouvrage intitulé Le Génie d’un style - Chateaubriand, Rythme et sonorités dans les Mémoires d’outre-tombe, Paris, Armand Colin, 1969.
42 Charles Baudelaire, « Correspondances », in Les Fleurs du Mal, Paris, Flammarion, GF, 2006, p. 62-63.
43 Génie du Christianisme, op. cit., IIIe partie, Livre I, chapitre VIII, p. 801.
44 Génie du Christianisme, op. cit.
45 Atala, op. cit., p. 61-65.
46 Ibid., p. 103.
47 Génie du Christianisme, « Fragments et variantes du Génie du Christianisme », « Fragment d’un épisode », op. cit., p. 1363.
48 Itinéraire de Paris à Jérusalem, « Sixième partie – Voyage d’Égypte », op. cit., p. 461.
49 Voyage en Amérique, « Lacs du Canada », in Œuvres complètes, VI-VII, op. cit., p. 191.
50 Itinéraire de Paris à Jérusalem, « Troisième partie – Voyage de Rhodes, de Jafa, de Bethléem, et de la mer Morte », op. cit., p. 333.
51 Ibid., « Quatrième partie – Voyage d’Égypte », p. 461.
52 Voyage en Italie, « À M. de Fontanes », op. cit., p. 1477.
53 Mémoires d’outre-tombe, t. II, Livre trente-cinquième - Chapitre 16, op. cit., p. 614.
54 Dans son article « Ut pictura poesis : Chateaubriand et les arts », in Chateaubriand et les Arts, sous la direction de Marc Fumaroli, Paris, De Fallois, 1999, p. 32.
55 Mémoires d’outre-tombe, t. I, Livre troisième - Chapitre 10, op. cit., p. 213.
56 Essai sur les Révolutions, in Génie du Christianisme - Essai sur les Révolutions, IIe partie, chapitre LVII, « Nuit chez les Sauvages de l’Amérique », op. cit., p. 446.
57 Atala, op. cit., p. 79.
58 Génie du Christianisme, Ire partie, livre V, chapitre XII, « Deux perspectives de la nature », op. cit., p. 592.
59 Itinéraire de Paris à Jérusalem, « Partie I - Voyage de la Grèce », op. cit., p. 112.
60 Les Natchez, Livre premier, op. cit., p. 174.
61 Génie du Christianisme, Ire partie, livre V, chapitre X, « Amphibies et reptiles », op. cit., p. 586.
62 Ibid., chapitre VI, « Nid des oiseaux », p. 569.
63 Mémoires d’outre-tombe, t. I, Livre septième - Chapitre 8, op. cit., p. 376.
64 Itinéraire de Paris à Jérusalem, « Sixième partie - Voyage d’Égypte », op. cit., p. 462.
65 Génie du Christianisme, « Fragments et variantes du Génie du Christianisme », « Histoire naturelle », p. 1307.
66 Ibid., Ire partie, livre V, chapitre XII, « Deux perspectives de la nature », p. 592.
67 Atala, op. cit., p. 79.
68 Mémoires d’outre-tombe, t. I, Livre septième - Chapitre 7, op. cit., p. 374.
69 Dans son essai intitulé Discours sur la musique à l’époque de Chateaubriand, Paris, P.U.F., « Écritures », 2000.
70 Génie du Christianisme, Ire partie, livre IV, chapitre V, « Jeunesse et vieillesse de la Terre », op. cit., p. 556.
71 Ibid., Ire partie, livre V, chapitre V, « Chant des oiseaux », p. 566.
72 Voyage en Amérique, « Lacs du Canada », in Œuvres complètes, VI-VII, op. cit., p. 188.
73 Ibid., « Journal sans date », p. 196.
74 Ibid., p. 197.
75 « Alexandre Mackenzie », in Mélanges Littéraires, Cd-Rom Chateaubriand, Les Itinéraires du Romantisme, Paris, Acamédia, 1997, p. 100.
76 Mémoires d’outre-tombe, t. I, Livre troisième - Chapitre 11, op. cit., p. 214.
77 Atala, op. cit., p. 100.
78 Les Natchez, Livre III, op. cit., p. 205.
79 Génie du Christianisme, IIe partie, Livre IV, chapitre III, op. cit., p. 725.
80 « Young », in Mélanges Littéraires, op. cit., p. 31-32.
81 Ibid., p. 32.
Auteur
Université Blaise Pascal Clermont-Ferrand II
Professeur agrégé de Lettres modernes, docteur-ès-Lettres et professeur en Classes Préparatoires aux Grandes Écoles. Ses travaux portent essentiellement sur la littérature du premier XIXe siècle, le paysage littéraire et la description.
Il a publié Poétique du paysage dans l’oeuvre de Chateaubriand (Paris, Classiques Garnier, 2011) et prépare actuellement une édition scientifique de l’Essai sur la Littérature anglaise de Chateaubriand (à paraître aux éditions STFM/Garnier début 2013).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Dieux cachés de la science fiction française et francophone (1950- 2010)
Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay et al. (dir.)
2014
C’était demain : anticiper la science-fiction en France et au Québec (1880-1950)
Patrick Bergeron, Patrick Guay et Natacha Vas-Deyres (dir.)
2018
Ahmadou Kourouma : mémoire vivante de la géopolitique en Afrique
Jean-Fernand Bédia et Jean-Francis Ekoungoun (dir.)
2015
Littérature du moi, autofiction et hétérographie dans la littérature française et en français du xxe et du xxie siècles
Jean-Michel Devésa (dir.)
2015
Rhétorique, poétique et stylistique
(Moyen Âge - Renaissance)
Danièle James-Raoul et Anne Bouscharain (dir.)
2015