Introduction
p. 11-15
Texte intégral
1« Dieu merci, le Limousin ne manquait pas de bosquets, de châtaigneraies, de chemins creux bordées de chênes et de hêtres, de telle sorte que je pouvais m’y promener – sans risquer… l’insolation – d’un pas dont on pouvait croire la lenteur due à ma nature méditative. D’ailleurs, c’était vrai, je méditais. »1 Ainsi s’exprime Georges-Emmanuel Clancier dans son roman autobiographique, Un jeune homme au secret, qu’il publia en 1989. Né à Limoges le 3 mai 1914, et bien qu’il vive à Paris depuis 1955, Georges-Emmanuel Clancier n’a jamais rompu ses attaches avec le Limousin, la terre nourricière de son inspiration littéraire, le matériau premier de son imaginaire, le point névralgique de sa poétique. Sans jamais s’enfermer dans le passé, il puise dans ses racines natales les forces de son renouvellement, ne serait-ce que pour élargir l’horizon de sa création et l’ancrer dans le temps présent. Aussi émerveillé soit-il par la féerie géographique, aussi sensible soit-il à l’histoire des vies minuscules ou aux luttes sociales sublimement orchestrées dans Le Pain noir, sa plume a toujours trempé dans l’encre de l’universalité. Son œuvre doit être considérée comme un legs précieux pour ceux qui s’intéressent aux questions de l’identité et des relations entre terroir et céleste.
2Intitulé « Le Limousin et ses horizons dans l’œuvre de Georges-Emmanuel Clancier », cet ouvrage résulte d’une heureuse coïncidence : la réalisation d’un programme de recherche universitaire sur l’attache des écrivains à leurs régions et la tenue d’une exposition consacrée à l’auteur dans le hall de la Bibliothèque francophone multimédia (Bfm) de Limoges2. Une occasion formidable de rappeler combien ce « passager du temps » a toujours puisé sa créativité dans son Limousin natal.
3La question du « pays » comme source des origines et comme voie – ou voix – littéraire a déjà fait l’objet d’une étude, lors d’un événement précédent3, où plusieurs auteurs avaient été convoqués : Marcel Jouhandeau, George Sand, Jean Colombier, Pierre Bergounioux, Marcelle Delpastre et Pierre Michon, auxquels sont venus s’ajouter des « polareux » intéressés par le Limousin. Dans la continuité de ces réflexions, un hommage au « paysan céleste » coulait de source. Toutefois, celui-ci s’inscrit dans l’héritage des manifestations culturelles qui furent déjà dédiées à l’auteur et dans le prolongement des précédents travaux critiques4. À ce titre, nous saluons l’apport fondamental de Jeanne-Marie Baude5 dont les nombreuses recherches et publications ont permis de rendre à Georges-Emmanuel Clancier la place qu’il mérite dans le champ de la littérature française.
4Le présent ouvrage, composé de sept contributions, se propose ainsi d’apporter un regard nouveau sur ses récits et poèmes en partant d’une réflexion autour de cet « appartenir ». Pour ce faire, certains ont choisi d’examiner les sources de sa création littéraire, et notamment les paysages et lieux saints, à travers le filtre de la spiritualité qui accompagne constamment l’univers de Clancier ; d’autres ont préféré orienter leur regard sur les liens qui unissent les paysages de l’enfance à l’écriture poétique ; d’autres encore ont souhaité s’intéresser à l’histoire de la ville et à celle de son auteur pour comprendre comment ce dernier rend compte d’une singulière sociabilité locale. Mais pour tous, comme on le verra, le Limousin dissimule un trésor caché que Clancier parvient admirablement à partager avec ses lecteurs.
5D’après Jeanne-Marie Baude, Georges-Emmanuel Clancier met en évidence le Limousin, sa terre et ses paysages, comme un « lieu spirituel » – à entendre ici à la fois comme un rapport avec le sacré et une « tradition religieuse s’inscrivant dans un contexte régional, social et politique ». Pour mieux cerner la spécificité de la démarche de l’auteur, elle rapproche la description de Clancier avec un poème d’André Frénaud (inspiré également par la ville de Limoges) où le rapport entre violence et religion représente un acte iconoclaste. Or, le rejet du catholicisme par Frénaud ne trouve pas le même écho dans l’œuvre de Clancier. Cette différence de position s’explique sans doute par l’enfance « double » que l’auteur limougeaud revendique. Cette prise de conscience de ses origines plurielles fonde sa curiosité, son ouverture d’esprit, sa tolérance et lui permet, en même temps, d’exprimer son indignation contre toute forme de cruauté dont l’humanité donne toujours de nouvelles preuves. En jouant avec « la diversité des personnages romanesques pour mettre en scène les points de vue opposés », il exprime subtilement cette dialectique entre le ressentiment de la classe ouvrière et une certaine vision chrétienne du monde provincial.
6À partir de là, on comprend mieux l’importance accordée par l’écrivain limougeaud aux lieux saints et à l’imagerie chrétienne. En examinant Le Pain noir, Thierry Ozwald montre combien la fresque romanesque témoigne d’un geste de révolte contre un ordre inique et inacceptable, et dépasse toute forme d’idéologie bien-pensante. La tétralogie est jalonnée de renvois ou de mentions aux lieux saints « institutionnels ». Il faut toutefois distinguer les lieux sacrés des lieux saints : les premiers deviennent des étapes symboliques dans la construction de l’aventure familiale, les seconds représentent en revanche des temps privilégiés pour se recueillir. À travers le portrait de l’héroïne Catherine Charron – double de la grand-mère de l’auteur –, Clancier ne revendique pas seulement son identité mais explore aussi un monde, celui des siens, celui auquel il appartient, pour mieux restituer toute la grandeur de l’humanité. Sa quête éperdue, son appartenir « propre », est en définitive ce lien à sa terre, à son histoire, à toute une tradition paysanne, qu’il cherche à magnifier.
7Ce retour aux racines personnelles pour transfigurer l’Homme anime également sa poésie. Élodie Bouygues, à ce sujet, tente de comprendre pourquoi Clancier revient en 1991, avec Passagers du temps, sur son enfance alors qu’il est âgé de soixante-dix-sept ans et que son œuvre autobiographique est déjà fort consistante. Fruit d’une longue « rêverie » sur la poésie et la vie passée, ce recueil serait vraisemblablement une « naissance de l’être à la poésie ». Le choix du pluriel dans le titre est en soi énigmatique : « s’agit-il d’une conscience individuelle ou d’un destin collectif ? » s’interroge-t-elle. À cela s’ajoute le sous-titre du recueil, « poème », au singulier et sans majuscule : Passagers du temps, un poème qui relate des enfances, des enfances qui se condensent en un poème ? En s’intéressant plus particulièrement à la première section de l’œuvre, « Enfances », Élodie Bouygues souligne l’importance du pacte d’appartenance entre l’enfant et la terre limousine, puis entre le poète et ce terroir fertile. La représentation de l’enfance, féconde en rêves et en « promesses », est pour lui l’occasion de « s’inventer » comme sujet lyrique.
8La « mémoire au travail », comme le titre Aude Préta-de Beaufort, permet une incessante réécriture, un possible remodelage des paysages en fonction « des circonstances et des affects qui accompagnent » chacun de ses souvenirs. Dans son œuvre poétique, les paysages (village, tour, donjon, ferme, châtaigneraie, etc.) se présentent comme une « constellation de motifs », fragments à la fois fragiles et vifs, que le poète « s’efforce de capter malgré la distance et l’épaisseur du temps accumulé ». C’est à partir de ces éclats que Clancier opère ses réaménagements poétiques : l’enfance perdue représente un véritable trésor à l’image du kaolin blanc qu’on trouve dans la terre noire. Mais au-delà des paysages qu’il convient de commémorer – un acte de « co-naissance » ? –, Clancier ne s’attache-t-il pas davantage à saisir les « visages » de ces lieux marqués par le passage et le travail des hommes ?
9L’étude des divers recueils de poésie de Clancier permet de souligner la singularité alchimique de ses vers, notamment dans sa façon de transcender les lieux de son enfance. La terre natale, Saint-Yrieix ou Châlus, infuse littéralement dans une œuvre réellement cosmique explique ainsi Maryse Arrigoni-Malabou. Le Limousin, dépeint à la fois comme un pays de pierre et de légendes, un pays vert et bleu, est aussi une terre des hommes où les morts vénérés doivent accéder à l’éternité. Le poète cherche à sauver un monde voué à la disparition, il s’insère dans la continuité d’une histoire, d’une transmission, d’un héritage à recevoir et à faire passer. Cet ancrage fonde sa propre aventure poétique, faite de versants d’ombre et de lumière, qui ne saurait exclure « l’ouverture au monde » et l’appel « au sentiment de la simple merveille ».
10Si les lieux sont chargés de souvenirs pour Georges-Emmanuel Clancier, le recours à l’histoire et aux réalités sociales permet d’autant mieux d’en appréhender la création romanesque. En s’intéressant à l’année 1905, Claude-Gilbert Dubois tente de montrer que les événements qui se sont produits à Limoges à ce moment-là constituent une date historique et symbolique importante. La grève des ouvrières de la société de porcelaine Haviland, accusant le contremaître Penaud de harcèlement sexuel, est le début d’un mouvement social qui se soldera par la mort d’un jeune ouvrier : Camille Vardelle. Cet épisode fait partie de la mémoire historique du Limousin que Clancier romance d’une admirable façon. Le point fort, ici, est de préserver la personnalité des personnages sans les réduire « à un étiquetage d’ordre politique, social ou idéologique » explique Claude-Gilbert Dubois. Par ailleurs, deux motifs travaillés par l’écrivain limougeaud jouent un rôle-clé dans la compréhension de ces événements : l’« automobile folle » et le « locoute ». L’habileté de Clancier réside alors dans sa façon de relier les événements à l’histoire interne de la famille Charron, où chacun des membres apporte son propre point de vue. Si le romancier veut d’abord exprimer le caractère spécifiquement limousin de ce qu’il décrit, on entend cependant de façon plus générale la colère des travailleurs de France défendant la dignité de leur classe et leurs conditions de travail.
11D’autres lieux, plus intimes et moins connus, structurent l’œuvre romanesque de Clancier. En s’attachant à la question du sport dans le récit autobiographique Un jeune homme au secret, Thomas Bauer apporte un éclairage sur la vie de l’auteur et perce le secret d’un homme fragilisé dans sa jeunesse. Car derrière l’apparence d’un adolescent en pleine possession de ses moyens, tour à tour gymnaste, athlète et tennisman, se cache la maladie – une « épreuve » qu’il doit affronter pendant quatre longues années. Les évocations de ces activités physiques, renvoyant à la vitalité du narrateur, expliquent en partie l’importance accordée au « souffle » de son écriture. C’est un véritable cheminement par lequel Clancier verbalise son expérience de tuberculeux pour mieux s’en affranchir. Aussi, l’étude de certains sites, comme le préau du Petit Lycée, le gymnase privé de Marcel Lalu, le stade de Montjovis ou encore la Clinique du Square des Emailleurs, permet d’approcher, un peu plus, l’étendue sa géographie intérieure.
12Ce plongeon dans l’œuvre romanesque, poétique et autobiographique de Georges-Emmanuel Clancier permet de mettre en exergue deux grandes thématiques qui constituent, si l’on peut dire, la « carte génétique » de son œuvre. D’une part, celle d’une quête permanente de son identité profonde qui, au carrefour des cultures et des idéologies, le conduit à retracer l’aventure familiale au sein des traditions paysannes et des revendications ouvrières. D’autre part, celle des rencontres, plus ou moins capitales, avec des paysages, des écrivains ou le sport. Comme tout un chacun, Clancier a été soumis aux aléas de la vie et a su tisser des liens entre différents mondes pour élargir le champ de ses possibles. Nous laissons le soin au lecteur de les découvrir en l’invitant à suivre ce « regard » si sublime de Clancier :
Au bout de mes doigts calmes qui pensent,
Des visages caressent leur élan passé
Et, lentement,
De cette prairie volée, et par delà mes yeux,
Plus loin que mon regard emporté
Entre les berges,
Il naît pour l’attente de ces visages
Une tendre pulsation
Vie offerte où s’écoule le ciel.6
Notes de bas de page
1 Georges-Emmanuel Clancier, Un jeune homme au secret (1989), Paris, Omnibus, 2008, p. 533.
2 Un colloque fut organisé le 11 avril 2013 à la Bfm de Limoges. Il a été assuré par l’équipe FRED de la Faculté de Lettres et de Sciences Humaines, l’IUFM du Limousin, le programme « L’Appartenir » de l’Université Bordeaux 3 (Gérard Peylet et Hélène Sorbé), la ville de Limoges et son Député-Maire Alain Rodet. Nous tenons également à remercier la collaboration d’Étienne Rouziès et d’Olivier Thuillas, les organisateurs de l’exposition Georges-Emmanuel Clancier, passager du temps, dont le catalogue a été publié aux éditions de La Table Ronde (2013).
3 Voir l’ouvrage dirigé par Thomas Bauer, L’Écrivain et son Limousin. Études sur L’Appartenir, PULIM, 2013.
4 On pense entre autres aux textes suivants : Arlette Albert-Birot et Michel Décaudin (dir.), Georges-Emmanuel Clancier, passager du siècle, actes du colloque de Cerisy (2000), PULIM, 2003 ; Marie-Claire Bancquart et Max Alhau, Du côté de chez G.-E. Clancier, Marseille, Cahier trimestriel Autre Sud, n° 3 ; Michel-Georges Bernard, Georges-Emmanuel Clancier, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1967.
5 Voir Création poétique et création romanesque dans l’œuvre de G.-E. Clancier, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1997 et Georges-Emmanuel Clancier, de la terre natale aux terres d’écriture, PULIM, 2001.
6 Georges-Emmanuel Clancier, « Regards », Le Paysan céleste (1943), Paris, Gallimard, 2008, p. 53.
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