L’utopie et ses monstres : images du corps et perspectives des nouvelles technologies
p. 185-199
Texte intégral
1Le corps et ses représentations ont souvent constitué un terrain d’action et d’expression privilégié pour l’utopie. De fait, il existe une proximité millénaire entre l’image du corps et la société dont elle reflète, à toute époque, les aspirations, les valeurs fondamentales et les travers. Ainsi les rêves de perfection de notre société occidentale ont-ils souvent travaillé le corps à l’image d’un idéal. Réciproquement, la quête de la société idéale a fréquemment été décrite comme la recherche d’un corps équilibré, lisse et parfaitement proportionné1.
2De l’Antiquité à nos jours, en passant par d’autres périodes clefs telle que la Renaissance et le XIXe siècle, l’art figuratif a gardé l’empreinte de ce désir plus ou moins incarné de progresser vers un monde parfait et ordonné. Un monde où s’articuleraient harmonieusement les principaux membres et organes de la société, dans lequel nos besoins et désirs essentiels seraient comblés, tout en privilégiant des rapports humains équilibrés et fraternels.
3En quelques décennies, notre société a connu de profondes mutations, engendrées par une vague d’innovations technologiques sans précédent. Celles-ci ont réactivé de nombreux rêves de perfection, ouvrant la voie à de nouvelles utopies, lesquelles inspirent de nouvelles images. Sur la scène de l’art, au milieu des visions de corps hyper-idéalisées qui envahissent notre quotidien, et des monstres engendrés par le numérique et le multimédia, des figures se distinguent par leur ambivalence entre corps rêvé et corps redouté, entre idéal et monstrueux. Comment expliquer que de telles images prolifèrent et s’exposent partout dans nos institutions ? De quels aspects de la société actuelle sont-elles le reflet ? En tant que produits de l’ère technologique et de ses aspirations nouvelles, quelle vision de l’utopie du virtuel nous livrent-elles ?
I. Jean-Paul Goude : l’androgyne, figure d’un idéal total ?
4C’est en interrogeant une image publicitaire, étendard par excellence de la beauté idéale dans notre société actuelle, que nous débutons notre enquête [III. 17]. En l’occurrence, c’est le photographe Jean-Paul Goude qui lui donne forme dans une affiche réalisée pour les Galeries Lafayette en 2003. À première vue, rien d’inhabituel dans cette image semblable aux nombreuses autres icônes hyper glamours et charmeuses dont on croise quotidiennement le regard sur les supports publicitaires. L’affiche montre le portrait en buste d’un élégant jeune homme au port altier, installé sur un fond blanc uniforme, cadré de manière harmonieuse et équilibrée. Le torse orienté de trois-quarts, la tête tournée vers l’objectif, il nous observe comme si nous venions de l’interpeller. Son regard pénétrant confère à l’image un puissant effet de réel. Le charme du modèle agit instantanément sur nous comme si nous étions en présence d’une authentique photographie. Cependant, passés les premiers effets envoûtants de cette rencontre, quelques détails interpellent : les lèvres du modèle paraissent étrangement pulpeuses, leur couleur et leur texture évoquent la bouche d’une femme. Malgré quelques signes incontestables du type masculin – à commencer par le titre : « l’Homme » avec un grand « H », harmonieusement disposé dans la partie haute de l’affiche – le genre sexuel du modèle semble étrangement indécis. Soudain, l’évidence saute aux yeux, confirmée par une petite inscription en bas à gauche de l’image : « Laetitia Casta vue par Jean-Paul Goude ». Notre merveilleux dandy s’avère être une pure fiction conçue de toutes pièces par synthèse numérique de différents visages masculins avec celui de la célèbre égérie féminine des Galeries Lafayette.
5L’androgynie, érigée en critère de beauté, est très tendance dans les campagnes publicitaires depuis les années 1980. Grâce à ce visage ambivalent, Jean-Paul Goude parvient en quelque sorte à donner une vision de l’élégance et de la beauté qui transcende les clivages sexuels habituels. Loin d’être neuve, l’idée ressuscite tout un corpus de croyances attachées à cette figure fabuleuse.
6L’androgynie est attestée dans un grand nombre de représentations collectives, de récits et de croyances, comme caractérisant l’ancêtre mythique parfait de l’Homme. Dans le Banquet de Platon, Aristophane évoque un genre distinct d’êtres humains « tenant à la fois du mâle et de la femelle2 » De là leur force terrible, leur perfection et leur vigueur, responsables aussi de l’orgueil immense qui les perdra. On a souvent rattaché ce mythe à la tradition biblique de la Chute, interprétée comme une dichotomie de l’humain des premiers temps. L’idée selon laquelle Adam était initialement un être androgyne, parfait et complet, avant d’être diminué par la différenciation sexuelle, revient souvent. On la trouve développée aussi bien dans certaines gnoses chrétiennes, que dans des recueils de textes issus de l’exégèse herméneutique de la bible judaïque (Midrash Rabbah). Suivant ses traductions, le texte sacré3 nous livre la création simultanée de l’Adam mâle et de l’Adam femelle : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il les créa ; mâle et femelle il les créa » (nous soulignons). Le récit, marqué par une confusion du singulier et du pluriel, met au jour une androgynie supposée d’Adam, s’appuyant sur le constat simple qu’avant la Chute, le monde du paradis était un monde de non-partage et de non-distinction, une unité primordiale sans fissure, dépourvue d’accidents.
7Nombre d’utopies littéraires tirent leur inspiration de ces mythes d’un âge d’or à jamais perdu, temps de l’unité originelle, synonyme de perfection, d’abondance et de bien-être. Quoi de plus naturel, donc, que de voir un publiciste puiser dans ces références pour donner corps à un être humain idéal !
8Mais comment expliquer que tant d’artistes actuels mettent eux aussi en scène cette figure de l’androgyne ? Pensons à Matthew Barney, Lawick et Müller, Valérie Belin, ou Arnaud Delrue. Et la liste est encore longue.
9D’après les différentes analyses existant sur le sujet, on pourrait voir dans la figure de l’androgyne l’expression d’utopies contemporaines liées à la cyberculture. Pour le critique Neville Wakefield, « le corps refusant de se soumettre à la loi de la différenciation devient un marqueur, non pas de séparation, mais de potentiel et de connexion4 ». Dès lors, l’androgyne apparaîtrait comme une figure emblématique de la cyberculture, symbole des nouvelles formes de liens sociaux tissés grâce au virtuel et au Web en particulier ; des liens basés non plus sur les stratégies et les résolutions oppositionnelles, mais sur l’interrelationnel, la connexion, la fusion, la circulation des flux de savoirs et d’affects. Dans la figure de l’androgyne, s’exprimerait l’utopie de l’unité retrouvée dans le « paradis asexué et communicationnel5 » de la cyberculture.
10Fardée de ces interprétations mythiques et sociétales, l’image créée par Goude n’en demeure pas moins inquiétante par certains aspects. Tout d’abord en ce qu’elle constitue une démonstration parfaite de la manière dont la représentation de la réalité peut être falsifiée et rendue trompeuse, invitant chacun à reconsidérer la mutabilité de l’information visuelle et son action sur les consciences. Ensuite, parce qu’elle démontre encore une fois que notre conception de l’idéal est souvent fondée sur une moyenne plutôt que sur le particulier. Derrière la façade lustrée de ce bel androgyne, se profile l’idée que la société technologiquement refondée tend de plus en plus à effacer nos signes distinctifs au profit d’une identité de groupe parfaitement homogénéisée, comme si la quête d’un idéal collectif impliquait la négation de l’individu, le renoncement du moi, amené à se fondre dans le nous.
11Une telle image nous rappelle également combien l’homme en quête de sa propre perfection – ici traduite en représentation – peut être insatisfait de ce que la réalité et la nature ont à lui offrir, et être ainsi tenté de devenir son propre Pygmalion en usant des moyens à sa disposition. Si l’on compare souvent les pixels de l’image numérique aux gènes contenus dans nos cellules, il est dans l’air du temps d’imaginer que très vite, la génétique, avec l’appui d’autres technologies, rendra aussi aisée l’amélioration scientifique de l’être humain que ne l’est aujourd’hui la manipulation de son image. Une utopie est en germe, celle d’un eugénisme curatif porteur de nombreux espoirs, accompagnée du risque de la voir pervertie par glissements successifs. « L’homme commençait à savoir comment il est programmable par l’effet des contraintes sociales et culturelles, il découvre maintenant qu’il est fabricable sur commande, qu’un ordre insidieux peut le façonner ou l’interroger dans ce qui est sa condition biologique6 ».
12Notre époque considère de plus en plus le corps, ses représentations et sa mise en scène, comme si l’Homme parfait n’existait pas à l’état de nature, et qu’il fallait, comme Jean-Paul Goude, le transformer ou le recréer. Les images publicitaires entretiennent et alimentent cet étrange mouvement culturel qui consiste à inventer sans cesse de nouveaux moyens de perfectionner le corps. Ces dernières décennies, tout semble se passer comme si les progrès scientifiques dans ce domaine se rapprochaient véritablement des potentiels de manipulation par l’image. De là à imaginer qu’un jour, le produit de toutes les tentatives des hommes et chercheurs pour approcher cet être parfait, serait un humain androgyne, il semblerait qu’il n’y ait qu’un pas.
II. L’utopie du corps malléable selon Nicole Tran Ba Vang
13Depuis la fin des années 1990, Nicole Tran Ba Vang s’approprie des photos de mode trouvées au hasard de ses lectures, puis les retravaille grâce à un logiciel de retouche d’images. Le résultat, ce sont des images de corps nus, à la fois vêtus et dévêtus, nus et habillés d’étranges vêtements de peau et de curieuses greffes cutanées : une « nudité réinventée qui oscille entre le vrai et le faux7 », l’idéal et le monstrueux.
14La photographie Sans titre n° 6 est extraite d’une série intitulée Collection Printemps/Eté 2001 [III. 18]. Son titre renvoie à l’univers de la mode, auquel Tran Ba Vang a d’abord appartenu en tant que styliste, avant de réorienter sa pratique de l’autre côté du décor. L’image présente le corps d’un top model à la plastique parfaite, à la fois nu et recouvert d’une seconde couche de peau parfaitement lisse et soyeuse. Présentée de dos, devant un mur blanc immaculé, la jeune femme esquisse un mouvement d’ouverture de ce sous-vêtement étrange, comme s’il s’agissait d’un simple corset qu’elle s’apprêtait à enlever. On croirait presque que sa peau est élastique, ce qui est pour le moins déroutant. Le cadrage serré concentre notre regard sur l’étrangeté de cet habit qu’un lacet permet de fermer et de nouer le long de la colonne vertébrale. L’artiste a soigneusement retouché à l’ordinateur le rendu de l’épiderme et l’incrustation du lacet, de sorte que l’image ne laisse entrevoir aucune suture numérique. Conséquence : une vraisemblance troublante et assez ambivalente.
15Devant une telle image, on pense avant tout à l’érotisme, au corps sexué et sexuel qui se dénude avant l’acte. On retrouve le leitmotiv du sous-vêtement pour l’ensemble de la Collection Printemps/Eté 2001, sous la forme du corset, des bas ou du soutien-gorge, associés au cliché érotique des talons aiguilles. La photographie apparaît donc tout d’abord très esthétique et fortement marquée par les codes de la photographie glamour. Mais ici, la sensualité s’assortit d’un malaise. L’image idéalisée et érotique du corps se trouve associée à une forme de violence exercée sur la chair, dès lors que le rendu évoque l’incision et la suture, opérations plus ou moins traumatisantes associées au domaine de la chirurgie. La référence au corset renforce cette idée d’une violence faite au corps : rappelons qu’il s’agit d’un sous-vêtement utilisé pour affiner la taille par compression des chairs, un véritable instrument de torture, dont on sait qu’il provoquait des traumatismes douloureux et des déformations irréversibles des côtes. Au XVIe siècle, Ambroise Paré avait ainsi constaté, après dissection d’un cadavre de femme à la taille très fine et ayant porté un corset toute sa vie, que ses côtes se chevauchaient. L’ironie voulut d’ailleurs qu’il en fasse un compte rendu dans son traité « des monstres ».
16Nicole Tran Ba Vang met donc en scène un corps paradoxal, à la fois dénudé et vêtu ; idéal et sensuel, mais monstrueux dans le même temps ; parfait comme l’exigent les modèles médiatiques, mais maltraité par ces greffes contre-nature. Les autres photographies issues de la même série montrent d’autres corps affublés d’épingles à nourrices ou de fermetures éclair. L’expression du visage des modèles trahit également une certaine ambivalence, tantôt glamour et érotique, tantôt marquée par la douleur.
17« Être ou ne paraître ? Mon travail se définit par ce jeu de mots », insiste Nicole Tran Ba Vang. Ses photographies font référence à cette expérience subjective du corps qu’il faut parer, préparer, exhiber, mais aussi cacher pudiquement, même sous une seconde peau. Un corps que l’on est prêt à faire souffrir pour le faire entrer dans un moule idéal, à dénaturer pour le conformer aux critères de perfection en vigueur, et ainsi mieux le situer dans le regard de l’autre, celui de la société. C’est l’expression de ce glissement qui est en jeu dans la photographie de Tran Ba Vang, traduisant de manière esthétique une perversion de l’utopie du corps idéal en dystopie de violence faite au corps. Tout semble se passer comme s’il était devenu aussi simple de se faire charcuter l’enveloppe corporelle, que d’enlever ou remettre un vêtement. En mettant sur le même plan ces deux activités, Tran Ba Vang crée un malaise chez le spectateur qu’elle pousse à s’interroger. Notre culture du paraître, relayée par les avancées de la science, donne à penser le corps comme une matière plastique devenue merveilleusement malléable, un « brouillon à corriger » avec bonheur8. Il ne s’agit plus d’un objet vécu comme un destin, mais comme une décision. L’idée est alimentée par les progrès incessants de la science, laquelle tend à présenter les transformations par la chirurgie esthétique comme un recours de plus en plus banal et accessible. Si un écart est éprouvé entre soi et soi, soi et son image, la chirurgie plastique se propose de le réduire. Transformer son corps semble être devenu aussi simple que d’en retoucher l’image par les moyens de l’infographie, comme si un bistouri pouvait faire autant de miracles qu’une souris ou qu’une palette graphique dans le bloc opératoire d’un graphiste.
18Pourtant, derrière cette miraculeuse liberté dont chacun pourrait disposer pour re-façonner son corps à sa guise, il semblerait que la quête moderne du corps idéal présente de nombreux aspects négatifs : incitation au mépris de notre héritage naturel jusqu’au pathologique ; soumission à un conformisme quasi dictatorial imposé par les medias ; introduction de la technologie dans le corps, au risque de voir cette réalité faire de chacun de nous la proie d’un contrôle pervers. Car l’image se présente aussi comme une invitation inquiétante à pénétrer le corps, et ce, malgré l’absence de sang. Dans l’imaginaire de chacun, la plaie ouverte est ce qu’il faut refermer au plus vite. Mais dans l’œuvre de Tran Ba Vang, l’écran/interface de l’épiderme, cette frontière entre moi et le monde, ne remplit plus son rôle protecteur. Le corps merveilleusement malléable que nous montre l’artiste est un corps devenu vulnérable, perméable, et donc potentiellement exposé à des intrusions et investigations contre-nature.
19Etant donné que c’est par le biais de la technologie que Tran Ba Vang dénature l’image du corps, il paraît légitime de replacer l’analyse de son œuvre dans la perspective de ce que les technologies vont faire du corps humain. Ces images paradoxales d’habillage/déshabillage brouillent les frontières entre le naturel et l’artificiel, poussant à s’interroger sur le devenir post-humain de notre chair, de plus en plus investie artificiellement et hybridée à la machine. « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau », nous dit Paul Valéry9, l’homme ne pourrait en changer sans perdre son humanité. Depuis le XXe siècle, les nouvelles technologies colonisent de nombreux domaines qu’elles modifient en profondeur au rythme de leurs avancées. Le corps semble aujourd’hui plus concerné que jamais par cette intrusion. Les nouvelles technologies ont franchi la barrière de la peau, cette limite symboliquement protectrice, sacrée et dont la transgression demeure taboue. Dans des pays d’Amérique Centrale et du Sud où la psychose de l’enlèvement et de l’attentat est particulièrement développée, certaines sociétés commercialisent l’introduction de micropuces RFID (Radio Frequency Identification) dans le corps d’individus, leur garantissant ainsi d’être facilement identifiés et localisés par satellite en cas de problème. Dans le domaine des neurosciences, on sait qu’on est capable de commander les mouvements d’une personne depuis un ordinateur, grâce à des implants électroniques miniatures. Ces mêmes implants sont à l’origine d’expériences récentes menées pour développer une sorte de sixième sens proche de la télépathie (voir, à ce sujet les expériences du scientifique américain Kevin Warwick). De nombreux autres exemples de pénétration de la technologie dans le corps existent et voient régulièrement le jour.
20Ces développements révolutionnaires, censés servir l’homme et lui apporter plus de commodités et de sécurité, inspirent des sentiments contradictoires. Entre fascination et rejet, il semble que nous ayons beaucoup de mal à nous positionner. Car rien ne semble nous garantir que ces technologies, qui s’invitent dans notre corps au nom de rêves de perfection et de sécurité, ne se retourneront pas un jour contre nous, et principalement contre nos libertés individuelles.
21En cherchant à faire résonner ces questionnements à une autre échelle, on s’aperçoit que les corps incertains de Nicole Tran Ba Vang pourraient apparaître comme la métaphore d’une société devenue, elle aussi, vulnérable dans sa quête de perfection. Ces images pourraient exprimer les craintes que nous inspirent les risques encourus par notre monde, en proie à des mutations considérables depuis que les technologies le pénètrent de toutes parts. L’histoire nous a montré combien l’utopie du corps transparent – qui aurait livré tous ses secrets à la science – pouvait être liée à l’utopie d’une société rendue elle aussi transparente10. Or la perspective de les voir monstrueusement perverties, l’une et l’autre, grâce aux technologies actuelles, est très préoccupante. À la dystopie de violence faite au corps humain que met en scène Tran Ba Vang, pourrait malheureusement correspondre une dystopie réalisée à l’échelle de la société. Le rapprochement semble d’autant plus significatif que les mises en garde actuelles concernant l’utopie du corps idéal, présentent de nombreux points communs avec celles qui agitent les esprits au sujet de la société dans sa globalité.
III. Les monstres lisses d’Antony Aziz et Samy Cucher
22Les figures incertaines que Nicole Tran Ba Vang met en scène témoignent d’un état d’esprit empreint de paradoxes et de contradictions, que l’on retrouve exprimé dans une série d’œuvres réalisées par les américains Antony Aziz et Samuel Cucher.
23Partant du constat que la retouche électronique de la photographie est devenue monnaie courante, et que l’industrie conventionnelle de la beauté nous inflige chaque jour ses modèles truqués (qui peuvent même, comme nous l’avons vu avec Jean-Paul Goude, résulter d’un assemblage de morceaux de corps différents), Aziz et Cucher s’approprient les outils d’idéalisation de l’image culturelle du corps, et les détournent de leur usage en prenant le parti de la surcharge et du débordement. Man With a Gun et Woman With a Child, de la série Faith Honor and Beauty (1992) [III. 19], figurent ainsi des corps lumineux et aseptisés, installés sur des fonds de couleurs vives, tels des jouets dans leur boîte. Les personnages se présentent de face, nus, mais asexués : leurs sexes et leurs mamelons ont été remplacés par une peau lisse, sans orifice, ni poil, ni nombril, ni pli. Transformé par les retouches numériques, leur corps apparaît sain, hygiénique, châtré. Figés dans une lumière glorieuse, replacés dans des rôles sociaux stéréotypés, l’homme et la femme adoptent une stature fière caricaturale, et leurs visages sont rayonnants. Tel un compagnon de Barbie qui se serait enrôlé dans l’armée, l’homme est presque au garde-à-vous, une arme de gros calibre dans les mains, qu’il plaque contre son corps tout en la relevant. Comme l’écrit très justement Didier Valhère, on ne peut s’empêcher d’y lire une « métaphore virile, qui semble d’ailleurs compenser ce qui lui fait défaut. La femme se tient droite, le menton relevé, le regard vers l’horizon. Son enfant […] devant elle, dont la tête arrive juste à hauteur de ce qui devrait être son pubis, nous désigne le lieu de la conception, gommé pour éviter toute impureté, nettoyé jusqu’à l’éviction11 ».
24Mais comment cette femme aurait-elle pu concevoir ce petit garçon, si tant est qu’il en soit un ? Et dans quelle mesure pourrait-elle mettre au monde le deuxième enfant qu’elle porte ? Autant d’incohérences qui évoquent aussi bien l’Immaculée Conception, que l’hyper médicalisation qui entoure aujourd’hui la procréation.
25Les monstres lisses d’Aziz et Cucher s’inscrivent avant tout dans cette tradition de figuration des corps chastes qui prenaient forme sous le pinceau vorace et purificateur des peintres les plus illustres. De Sandro Botticelli à Jean-Auguste Dominique Ingres et bien d’autres après lui, on ne compte plus les exemples d’œuvres témoignant d’un attachement des artistes à gommer ou schématiser la représentation des parties génitales ou de la pilosité, préférant purifier, satiner, pâlir et adoucir l’apparence de la surface épidermique des modèles, rendue souvent bien plus proche de la sculpture de marbre blanc poli que de la réalité.
26Dans les photographies d’Aziz et Cucher, « l’endroit [du] sexe, réduit à une surface lisse et étincelante, signe et souligne [une fois de plus] l’obsession [de cette] idée du mal qui plane depuis des siècles sur les mêmes géographies du corps, et que nos conditions de développement exceptionnel n’ont toujours pas endigué ou fait évoluer12 ». Devant un tel degré de censure et de chasteté, on repense à l’utopie du roman de Gabriel de Foigny13, à la description que le héros fait de ses habitants au « corps parfait et fermé qui ne rejette pratiquement pas d’excréments », méprisant toute action rappelant en eux l’animalité, et dont la procréation est exempte de sang et de sperme – « une procréation pour laquelle ils n’éprouvent d’ailleurs que répugnance14 ». À l’instar de cette société d’hermaphrodites, les corps chastes de nos artistes incarnent de façon spectaculaire l’utopie d’un arrachement de l’homme à la bestialité, celle d’un homme complet dont les différences sexuelles ont été gommées, un homme total, reflet du dépassement tant espéré du désir et de ses contraintes. Mais cette utopie s’accompagne d’un paradoxe : l’animalité, tout autant que l’élément de souillure que représente le sang, ressurgissent sous les traits de l’élan guerrier, symbolisé par l’arme fièrement portée. On retrouve d’ailleurs la même contradiction dans la société de Foigny, qui associe sa volonté de purification, à l’élimination pure et simple, en périphérie, de ceux qui ne répondent pas à la définition hygiéniste de l’humain.
27Une tension troublante entre réel et artificiel émane des corps trop lisses d’Aziz et Cucher. Les manipulations opérées sur l’image privent en partie les personnages de leur naturalité et de leur humanité. Entre allégorie et prophétie, la nouvelle race humaine proposée par les artistes se réfère également à la statuaire nazie et laisse percer un eugénisme sous-jacent, avec son lot de fantasmes et de frayeurs. Les dérives et l’hypocrisie de notre culture hygiéniste obsédée par la perfection, la pureté, la maîtrise du corps et de ses pulsions, sont la principale cible de nos artistes.
28Avec la série Dystopia (1994) qui nous présente de grands portraits aveugles, la monstruosité prend définitivement le pas sur l’idéalisation, l’opération de gommage débouchant sur l’éviction pure et simple des yeux du modèle. Le regard, élément par excellence qui donne au portrait toute son humanité, disparaît sous une épaisse couche de chair, donnant la sensation d’un autisme et d’une asphyxie totale. Ainsi défigurés, les visages semblent enfermés dans un cocon impénétrable, repliés sur eux-mêmes sous une peau qui les prive d’échange avec l’extérieur. Leur identité est dissoute, décomposée. On pense cette fois au Pantagruel rabelaisien du Cinquième Livre, et au destin incertain de la société hermétique qu’il décrit en la situant dans « un monde figé, aux îles closes sur elles-mêmes, sans bouche et sans orifice ». Symboliquement, les portraits hermétiques d’Aziz et Cucher nous confrontent à l’aspect grotesque d’un désir de société purgée de l’animalité de l’homme sous le vernis de la civilisation, en nous montrant la mutation fatale de cette même société, privée de liberté et d’échanges avec l’extérieur, et littéralement asphyxiée.
29Dans Untitled, After Man Ray [III. 20], la tête d’une jeune femme repose allongée, l’oreille collée sur ce qui aurait pu apparaître comme une sorte de bureau de métal blanc si la surface n’avait pas été anormalement rugueuse. La silhouette se découpe sur un fond uniforme évoquant un milieu hospitalier. La nudité du personnage et ses cheveux mouillés font penser à une salle de bain, mais rien ne le confirme. À côté de son visage incliné comme si elle cherchait à entendre un bruit venu d’outre-monde, figure un objet étrange qu’elle tient de la main gauche. De prime abord, on dirait un rasoir au manche de cire blanc gonflé et déformé. Mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’en lieu et place de la lame, figure une prise péritel. L’objet replace la série dans le contexte de la cyberculture.
30Tout se passe comme si le visage était connecté à un autre monde, virtuel, relié au cyberworld incarné par cette prise. Il semble que cette nouvelle connexion ait réussi et que désormais le monde entier soit à portée de main. Mais ici la métaphore prend une tournure inquiétante et morbide. La cyberculture a levé de nombreuses barrières qui existaient jusque là entre les individus. Mais à en croire ce portrait, le phénomène ne serait pas sans conséquence pour l’individu lui-même. Le sujet est entièrement absorbé, englouti, néantisé par « l’échange avec l’ordinateur qui efface le visage et transforme la face en interface15 ». À travers la connexion et le couplage homme-machine qu’elle nécessite, se jouent non seulement la disparition du corps, mais aussi la perte des caractéristiques individuelles. Les yeux et la bouche sont effacés, leur clôture est définitive.
31Quelques détails particularisent encore le visage, mais le gommage de ce qui fait son humanité et sa singularité lui confère un aspect angoissant totalement improbable. L’effacement des yeux, des sourcils, des cils et de la bouche est dérangeant au plus haut point. Derrière le mutisme de la peau qui le recouvre totalement et le bâillonne, le visage silencieux devient impersonnel. L’identité du portrait, comme celui des autres œuvres de la même série, est dissoute, décomposée.
32Avec ses grands portraits fermés sur eux-mêmes comme des fœtus, Dystopia interroge la gestation fantasmée et redoutée d’une société nouvelle qui pourrait bien s’épanouir au détriment de l’individu et de ses particularités. Untitled, After Man Ray, met aussi en évidence l’angoisse de la déréalisation, la crainte de voir disparaître le réel devant les possibilités qui surgissent de l’écran, de ses simulacres, de ses virtualités ; phénomène qui aboutirait sans nul doute à l’aliénation et à l’« aveuglement » du plus grand nombre. Edmond Couchot nous explique que ces « êtres appartiennent à un cyber-monde, un univers virtualisé aux infinies possibilités, où l’engagement du corps est devenu obsolète. Téléprésence, téléactivité, cybersex, la prothèse technologique appelle la disparition des organes et des sens. De là ces êtres qui ne sont pas amputés mais dont les yeux, la bouche et en partie le nez, ont disparu suivant un processus qui semble presque naturel, la peau ayant repris ses droits sur des orifices devenus inutiles. Ce constat terrifiant sous-tend la nécessaire réappropriation du corps face au corps virtuel et bouleverse les conventions du portrait. La vision de la peau se substitue à celle du visage16 ».
33La position de la tête et l’absence d’orifices évoquent aussi bien le sommeil d’un foetus que l’idée de mort – notamment en raison de la disparition de parties du visage liées à des fonctions vitales. Le visage repose, inerte, comme vidé, sur la surface blanche clinique. Toute l’activité semble concentrée dans la main et l’étrange objet-matière qu’elle tient et semble modeler. Les sens de la vue, du goût, de l’odorat sont absents, mais le toucher reste présent et vivant du bout de la prise. À côté de cette figure monstrueuse plongée dans un sommeil mortuaire, « la main paraît animée d’une vie presque autonome, connectée à ce qui se passe au delà du regard, dans le dedans du visage […]. L’œuvre parle d’une vie intérieure masquée derrière la surface du visage et de la dimension du rêve et de l’inconscient au-delà du regard clos17 ». L’image tisse un lien entre monde virtuel et monde intérieur. La forme blanche que maintient la main de la femme évoque une sculpture assez informe, un visage ébauché ou un sexe masculin. C’est une forme étrange presque chimérique, sorte de sculpture surréaliste qui apparaît malléable et changeante, en cours de transformation. Elle pourrait avoir surgi de la prise péritel ; toute la vie semble d’ailleurs s’être réfugiée dans cette prise qui relie la créature à un monde de possibles et de virtualités infiniment modelable, aux contours indéfinissables. La main fine et sensuelle de la femme semble douée d’un pouvoir de création. Derrière le silence de l’écran de peau s’ouvre un monde d’une extrême malléabilité. L’être humain, dans cette relation avec la machine, ne devient-il pas un Pygmalion tout puissant, concepteur de créatures nouvelles chimériques ? La femme, assistée par ordinateur, est-elle en train de re-créer l’homme ? Cette forme étrange témoigne des possibilités données au photographe de transformer et de composer l’image numérique à sa guise comme pourrait le faire un peintre ou un sculpteur.
34Dans les photographies d’Aziz et Cucher, la manipulation est évidente. Les visages semblent fermés sur un cri silencieux. De cette façon les artistes mettent l’accent sur tout un tas de questions liées à l’identité : la possibilité de cloner un jour d’autres êtres humains, l’angoisse qui peut surgir des manipulations génétiques et la perte d’identité de l’homme dans sa relation et son association avec la machine :
Nul n’échappe […] à l’altération radicale qu’il subit, autant en lui-même que dans ses relations intersubjectives, en s’interfaçant avec des processus computationnels. Cette métamorphose a été soulignée par beaucoup d’observateurs. Les uns ont remarqué d’abord les possibilités de duplication du sujet que permet la simulation. Le clone en a été la figure principale, comble du simulacre, avec son cortège de frayeurs sacrées, sa désincarnation, son immatérialité diabolique, clone numérique redoublé par le clone biologique, manifestant les mêmes symptômes : dissolution de toute individualité, de toute différence, de toute altérité, bref de toute humanité, dans une mécanisation impitoyable, objet de toutes les manipulations, mutations, dénaturations possibles18.
IV. Michaël Najjar ou le « Meilleur des mondes » revisité
35La pratique plastique d’Aziz et Cucher est en quelque sorte réactualisée aujourd’hui par celle de Michaël Najjar. Celui-ci figure des humains aux corps tout aussi hermétiques et aseptisés, posant comme des mannequins de cire à la gestuelle limitée et au regard vide de toute expression. Dans la série des anges bioniques (2006-2008), l’artiste américain joue sur un effet de pâleur exacerbée qui semble littéralement vider les corps de leur vitalité et de leur humanité. Les corps démultipliés sont parfois présentés allongés, disposés comme des produits de la grande distribution, ou suspendus dans un espace immaculé semblable à une matrice aseptisée, raides comme des cadavres ou des partenaires de Barbie, inanimés comme des automates en attente d’être activés par quelque maître potentiel. On repense alors à cette citation de Marshall Mac Luhan, qui, en 1964, écrivait : « L’appareil photographique tend à transformer les gens en objets, et la photographie étend et multiplie l’image humaine au point d’en faire une marchandise produite en série19 ». À travers ses photographies numériquement travaillées, Najjar semble non seulement confirmer les dires de Mac Luhan, mais aussi montrer que le phénomène concerne aujourd’hui tout autant la sphère de l’image avec le numérique, que le corps réel lui-même avec les nouvelles technologies, devenu un objet que l’on appréhende de plus en plus comme une marchandise. Vous désirez un nouveau visage, un nouveau corps ! Il n’y a qu’à choisir parmi les clones glamour proposés dans les catalogues de l’industrie culturelle. Tel visage magnifique pourrait être le vôtre si vous faites le bon choix à l’achat d’un article ou d’un service. Le corps devient un rêve que l’on peut se payer, et l’on pourra bientôt l’acquérir avec quantités d’options préprogrammées au plus profond des gènes. C’est en tout cas ce qu’illustre une autre série de portraits réalisés antérieurement par Najjar, intitulée nexus project (1999-2000) [III. 21 et 22] :
Le développement rapide des « g-r-i-n Technologies » (Genetics, Robotics, Information and Nano-technologies) est en train de transformer nos corps, mais aussi notre esprit, nos mémoires et notre identité actuelle. La progression de ces recherches aura à plus ou moins long terme un impact sur notre progéniture20.
Toutes ces technologies convergent vers un processus inquiétant d’amélioration des performances humaines, lequel est au centre des préoccupations de Najjar. La détermination génétique prénatale telle que l’avait imaginée Huxley, et telle qu’Andrew Niccol la réactualise dans son Film de 1998 Bienvenue à Gattaca, est réellement à portée de main. Lorsque les barrières éthiques auront été levées au nom de prétextes thérapeutiques divers, cette science permettra de planifier complètement le développement physiologique d’un individu sur toute une vie.
36Michaël Najjar s’intéresse également à la prochaine étape de perfectionnement du cerveau, lorsque les microprocesseurs seront implantés directement dans les structures neuronales. Les nouveaux corps s’adapteront aux nouvelles vitesses imposées par le monde de l’instantanéité et la transmission rapide d’informations qui poursuit son développement. Les créatures de Najjar semblent être dotées de la capacité d’enregistrer des megabits d’information, de filmer, de photographier ou encore de répandre de la lumière. Najjar anticipe en quelque sorte une évolution dystopique. Pour cet artiste, les recherches scientifiques basées sur les algorithmes génétiques et stimulations neuronales semblent nous indiquer que nous nous acheminons vers un contrôle total de l’évolution biologique de l’espèce. Ces développements marqueraient l’entrée dans une nouvelle ère, celle d’une forme d’existence humaine, certes supérieure en ce qu’elle serait exempte des maladies et autres fragilités congénitales et mieux armée pour résister à son nouvel environnement industriel et technologique, mais soumise dans le même temps à un déterminisme et à un contrôle extérieur très préoccupants, celui des experts scientifiques et de leurs investisseurs. De tels scénarios évoquent évidemment quelques-uns des récits dystopiques apparus dès le XVIIe siècle qui nous mettaient déjà en garde contre la main-mise totale des scientifiques sur tous les aspects de la vie humaine.
37Pour Najjar, les actes de transgression auxquels s’adonne la science actuelle, sont déjà implicitement formulés dans les images idéalisées de la mythologie grecque telles que la Renaissance italienne les adopte. D’où les nombreuses références qu’il fait dans certaines de ses œuvres. L’évolution actuelle des pratiques liées au perfectionnement du corps apparaît comme la suite logique de tout un processus culturel de transformation et d’étude du corps engagé très tôt en Occident. Se référant à ces corps idéalisés de l’Antiquité et de la Renaissance, le travail de Najjar sur la Série des Anges Bioniques emprunte des thèmes liés à la métamorphose tirés de la mythologie classique grecque, et en particulier des textes d’Ovide. Des mises en scène de personnages mythiques, en proie à une transformation physiologique, s’articulent ainsi avec le thème de l’inéluctable re-création technologique et génétique de l’homme par lui-même. Le thème de la métamorphose appuyant de manière métaphorique l’idée d’une transformation importante en cours, le spectateur est amené à s’interroger sur l’importance de ce phénomène qui semble nous conduire lentement mais sûrement vers une existence post-humaine encore incertaine.
38Najjar articule ces problématiques avec la présentation d’un travail axé depuis 2002 sur la critique des médias américains, et notamment sur la tromperie dont ils se sont rendus complices dans leur manière de relater la guerre en Irak. Dans ses expositions récentes, l’artiste place sur un même plan (utilisant le même médium, le même format, et les mêmes modes de présentation) des images numériquement retouchées de corps parfaits et exagérément lisses, et la fausseté des images léchées et optimistes des médias montrant le plus souvent des visages de soldats et de prisonniers assurés et bienveillants, plutôt que la réalité cruelle du terrain. Par un effet de correspondance, le spectateur est invité à se méfier tout autant des images médiatiques à la réalité brouillée ou idéalisée, que de l’image utopique de l’humain que la science esquisse depuis quelques années, l’une et l’autre pouvant masquer une réalité autrement moins positive et radieuse que celle qu’on lui présente.
39Ainsi les photographies d’Aziz et Cucher et celles de Michaël Najjar agissent-elles comme un récit d’anticipation contre-utopique qui nous mettrait en garde contre d’hypothétiques mutations fatales de l’humain et de la société, technologiquement refondés. À l’instar des réalisations de Tran Ba Vang, ces œuvres agissent de façon métaphorique comme des avertisseurs, appuyant visuellement sur nos craintes, en nous montrant des figures redoutées, comme une diseuse de bonne aventure nous montrerait le plus effroyable avenir qui soit.
40Un mouvement général de transformation du réel par les technologies est en marche. Le corps, la société, mais aussi notre environnement naturel, se trouvent profondément affectés par ce phénomène en expansion rapide. La plupart des utopies technoscientifiques des décennies passées sont en train de devenir des « faits accomplis21 », ouvrant la voie à de nombreux espoirs, tout autant qu’à de potentielles dérives.
41Il y a quelques années, par exemple, la perspective de voir reproduire artificiellement la nourriture relevait encore de la fiction. Aujourd’hui, un groupe d’artistes réunis sous l’appellation de Symbiotica, est à l’origine d’une inquiétante installation réalisée en collaboration avec des scientifiques, proposant des sculptures mangeables réalisées à partir de cultures de muscles de grenouilles. Dans un tel contexte, on ne devrait pas s’étonner de voir les monstres de Tran Ba Vang, Aziz et Cucher, Najjar et bien d’autres, s’exposer un peu partout. En temps que signes et symptômes22, ces figures de corps ambivalentes mons-treraient et désigneraient un état d’esprit qui tendrait à se généraliser. Partagées entre rêve et cauchemar, elles deviendraient symptomatiques d’une expression ambiante de l’incertitude, ou, pour reprendre les mots de Georges Balandier, de la « difficulté de savoir23 », de se positionner face aux utopies actuelles. Les mutations qui affectent la société, impliquent de nouvelles approches du corps, de la vie en communauté, de l’espace et du temps. Les fondements matériels de l’expérience humaine ont changé et instaurent un nouveau rapport à soi-même, à l’autre et au monde. « L’homme [lui-même] est devenu un sujet mal identifiable24 », et aveugle quand au devenir dans lequel il se trouve engagé, physiquement et socialement. Les nouvelles valeurs de la modernité, ses repères brouillés, ceux du changement perpétuel, du mouvement, du virtuel, des simulacres, de l’éphémère et de l’obsolescence, suscitent le doute et l’inquiétude. Pour beaucoup d’artistes, il s’agit donc d’anticiper, de prévenir, voire d’exorciser, dans la crainte peut-être de voir ce sentiment ambiant d’incertitude converti en désir impatient et pervers de certitude et de remise en ordre25.
Notes de bas de page
1 L’idée est exprimée au Ve siècle dans ces lignes célèbres de saint Augustin extraites de la Cité de Dieu : « La paix du corps, c’est l’agencement harmonieux de ses parties. […] La paix de la cité, c’est la concorde bien ordonnée des citoyens dans le commandement et l’obéissance ; la paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est la disposition des êtres égaux et inégaux, désignant à chacun la place qui lui convient. » (Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre XII, chap. 28, dans Œuvres de Saint Augustin, t. XXXIII-XXXVII, éd. B. Dombart et A. Kalb, trad. G. Combès, Paris, Desclée de Brouwer, 1959-1960, t. XXXV, p. 109-111).
2 Platon, Le Banquet, 189 e, trad. P. Vicaire et éd. F. L’Yvonnet, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 59.
3 Genèse 1.27 (version de la TOB).
4 Neville Wakefield, dans catalogue Matthew Barney : Pace Car for the Hubris Pill, CAPC Musée d’art contemporain de Bordeaux, Museum Boymans Van Bruningen de Rotterdam et Kunsthalle de Berne, 1996.
5 L. Pearl, « Considération sur des beaux monstres », dans L. Pearl (dir.), Corps Art et Société, Chimères et Utopies, Paris, L’Harmattan, coll. « Nouvelles Etudes anthropologiques », 1998.
6 G. Balandier, Le désordre. Éloge du mouvement, Saint-Amand-Montrond, Fayard, 1988, p. 172.
7 P. Vidal, « Nicole Tran Ba Vang », in Art Press, 335, juin 2005.
8 Voir David Le Breton, L’Adieu au corps, Paris, Métailié, 1999.
9 P. Valéry, L’Idée fixe, dans Œuvres, éd. J. Hytier, 2 vol., Paris, NRF Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. 2, p. 215-216.
10 Voir L’homme de verre de Franz Tschakert, sculpture transparente exposée à Dresde en 1930 au cours d’une exposition universelle de l’hygiène faisant la promotion de l’eugénisme.
11 D. Valhère, « La photographie virtuelle de l’ambivalence », dans B. Lafargue (dir.), Figures de l’art n° 6, Anges et Chimères du virtuel, Pau, Publications de l’Université de Pau, 2002, p. 307-308.
12 L. Louppe, « Les stratégies sexuelles de l’art en occident », Interview de Régis Michel à propos de l’exposition Posséder et détruire, dans Art Press, 256, avril 2000, p. 20.
13 G. de Foigny, La Terre Australe connue, 1676, cit. d’après F. Lestringant, dans Utopie, la quête de la société idéale en Occident, Paris, BNF/Fayard, 2000, p. 180.
14 Ibid.
15 C. Fontaine, « Le corps, l’image, les nouvelles technologies », dans www.ac-rennes.fr, Accueil/Portail humanités/Arts plastiques.
16 E. Couchot, La technologie dans l’art. De la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1998.
17 C. Fontaine, « Le corps, l’image, les nouvelles technologies », art. cit.
18 E. Couchot, La technologie dans l’art, op. cit..
19 M. Mac Luhan, Le village global, transformations de la vie sur terre et des médias au 21e siècle The Global Village, Transformations in World Life and Media in the 21th Century, œuvre posthume avec Bruce R. Powers, New York, Oxford University Press, 1989.
20 M. Najjar sur son site internet www.michaelnajjar.com ; voir la description de la série des anges bioniques et celle de nexus project.
21 Th. Paquot, Utopies et utopistes, Paris, Éditions La Découverte, 2007, p. 10.
22 Le mot monstre vient de monstrum, hérité de monere, qui peut aussi signifier faire penser à, avertir, désigner, montrer.
23 G. Balandier, Le Désordre, op. cit., 1988, p. 12.
24 Voir ibid.
25 Voir, au sujet de la conversion du sentiment d’incertitude en certitude, ibid. (chap. « Formes de la réponse au désordre »).
Auteur
EA 4593 CLARE Université Bordeaux Montaigne
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Dieux cachés de la science fiction française et francophone (1950- 2010)
Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay et al. (dir.)
2014
C’était demain : anticiper la science-fiction en France et au Québec (1880-1950)
Patrick Bergeron, Patrick Guay et Natacha Vas-Deyres (dir.)
2018
Ahmadou Kourouma : mémoire vivante de la géopolitique en Afrique
Jean-Fernand Bédia et Jean-Francis Ekoungoun (dir.)
2015
Littérature du moi, autofiction et hétérographie dans la littérature française et en français du xxe et du xxie siècles
Jean-Michel Devésa (dir.)
2015
Rhétorique, poétique et stylistique
(Moyen Âge - Renaissance)
Danièle James-Raoul et Anne Bouscharain (dir.)
2015