Précédent Suivant

« Deux arbres au bord du fleuve de l’histoire » : l’alternative utopique et science-fictionnelle de Pierre Bordage et Maurice G. Dantec

p. 165-176


Texte intégral

1Dans un ouvrage collectif consacré aux diverses formes que peut prendre l’utopie, littéraire ou artistique, s’interroger sur la filiation entre la littérature dite utopique et la science-fiction apparaît comme légitime tant les frontières génériques entre ces deux formes des littératures de l’imaginaire apparaissent « floutées » par les pratiques des écrivains depuis la création du récit utopique par Thomas More1. Mélangeant fiction romancée et critique politique, le récit de More vise à « faire croire que l’impossible, une société heureuse, a été réalisé ailleurs et qu’il suffit de le vouloir, en créant les conditions historiques pour que l’impossible devienne réalité ici et maintenant2 ». Dans cette citation tous les ingrédients du genre de l’anticipation sont présents, en projetant le lecteur dans un temps nécessairement fictif, imaginaire et conçu par l’écrivain selon ses désirs ou ses craintes.

2En 1977, l’universitaire canadien Darko Suvin avait consacré au sein d’un numéro spécial de la revue Europe une réflexion synthétique sur le sujet3. C’est à lui que nous empruntons cette belle métaphore de deux arbres poussant au bord de l’histoire : l’appartenance de l’utopie et de la science-fiction à la galaxie de l’imaginaire ne fait aucun doute. Le critique doit cependant déterminer quel type d’imaginaire permet d’instituer une veine littéraire, voire un héritage entre ces deux versants d’une riche et ancienne littérature, celle que Pierre Versins nomme dans son Encyclopédie la littérature « conjecturale4 ». Ce dernier va durablement fonder un courant critique de la science-fiction, héritière de l’utopie faisant remonter la création de cette dernière aux mythologies de l’Antiquité, comme l’Epopée de Gilgamesh (IIIe millénaire av. J.-C.) où le personnage d’Utanapishtim est mis en parallèle avec le Jack Barron de Norman Spinrad5. Cette parenté apparaît comme féconde à partir du moment où les œuvres romanesques s’articulent à deux fonctions : une fonction critique souvent radicale dans sa négation d’un présent insatisfaisant et une fonction constructive, positive, projective où des solutions alternatives sont recherchées et proposées. C’est une des raisons pour lesquelles la dimension religieuse tient une part tout à fait essentielle dans l’imaginaire social et utopique. Les liens entre le christianisme et l’utopie sont fondateurs des représentations du messianisme6, figure qui revient en force à la fin du XXe siècle. Les représentations d’une utopie religieuse ou spirituelle à la fin du XXe siècle intègrent la dimension de l’alternative utopique alors que ce type d’utopie avait disparu dès le début du siècle, pour des raisons politiques, idéologiques et structurelles. Au désenchantement politique du monde doit correspondre un réenchantement spirituel et mystique7. La littérature utopique passe ici dans une autre dimension de l’alternative, du pouvoir temporel au pouvoir spirituel qui lui seul permettra de sauver la société future. Dès lors certains écrivains français appartenant à la science-fiction vont s’emparer de cette « religiosité post-moderne8 » pour renouveler leur vision d’un monde réenchanté sur le terrain littéraire du post-apocalyptique : c’est l’objectif de Pierre Bordage dans Les Derniers hommes (2000), L’Évangile du Serpent (2001), Les chemins de Damas (2003) et de Maurice G. Dantec dans Cosmos Incorporated (2005) et Grande Jonction (2006).

I. De l’utopie à la science-fiction

3Ainsi l’utopie et la science-fiction peuvent se rejoindre sur deux terrains : politique, par des propositions d’ordre civilisationnelles et sociales mais aussi scientifique car le progrès social est envisagé par les utopistes comme dépendant des avancées scientifique et technologique. La science a apporté aux esprits utopiques des données qui leur ont fait imaginer un monde meilleur où les techniques suppléeraient l’homme pour lui apporter le bonheur. Pour Irène Langlet,

La science-fiction naît donc d’une interaction, neuve au moment où la Révolution industrielle commence, entre la science, la technique et l’industrie bourgeoise. Aucun de ces trois pôles ne peut se comprendre en dehors de cette intrication, dont le 19ème siècle est l’aboutissement. Les historiens des sciences et des techniques insistent tous sur ce processus qui a mis peu à peu en contact deux patrimoines de connaissances : les corpus de savoir-faire des artisans (c’est la technique) et les sommes spéculatives des savants (c’est la science)9.

La science-fiction apparaît comme infiltrée d’utopie en ce sens qu’elle se situe aux confins des connaissances du moment, entre ce qui est vrai et ce qui est vraisemblable. Gérard Klein circonscrit d’ailleurs la vraisemblance de la science-fiction comme une donnée « plus interne que contextuelle », c’est-à-dire qu’en se rapprochant du Principe Espérance de l’utopie, elle ne se définit pas en fonction de limites génériques précises, toujours mouvantes, mais par rapport à des attentes, des désirs, des craintes ou des fantasmes : « la science-fiction est une peinture réaliste de nos avenirs possibles, elle est le résultat d’un état d’esprit [curiosité, inquiétude sociale ou métaphysique], c’est-à-dire d’une tentative de saisir le présent à travers l’avenir ou une certaine image de l’avenir10. » Cette littérature de l’imaginaire nourrit une réflexion sociologique, historique et politique : la science-fiction semble complètement épouser le concept utopique car elle transfère ailleurs des préoccupations réelles pour mieux les questionner. Les procédés de l’anticipation et de la spéculation intellectuelle aidant, la science-fiction offre un champ illimité au déploiement de l’imagination des auteurs inspirés par le besoin et le concept utopique. D’ailleurs pour Gérard Klein, qui préfère le terme d’eunomie, bonne loi en grec, à celui de l’utopie11, quatre types d’eunomies font écho dans la science-fiction : l’Atlantide ou le mythe des âges d’or, l’utopie littéraire proprement dite, l’anticipation et les dystopies. Ainsi,

L’eunomie a intégré la science-fiction depuis la phase archaïque de cette dernière en s’appropriant les éléments génériques et narratologiques essentiels que sont l’anticipation et le récit romanesque : le basculement des sociétés idéales dans un futur potentiellement réalisable et non plus virtuel, le développement de l’intérêt du lecteur par le biais du romanesque rend l’utopie littéraire dynamique, la métamorphose dans le même temps et l’assimile définitivement au genre de la science-fiction12.

4Un des points nodaux entre la littérature utopique et la science-fiction semble passer par le renouvellement littéraire d’une esthétique post-apocalyptique caractéristique de la science-fiction : chez les auteurs français contemporains (pour ne donner que quelques exemples tant ils sont nombreux) comme Georges-Jean Arnaud et son cycle de La Compagnie des glaces (1980-2000), Jean-Christophe Rufin dans Globalia (2004), Jean-Marc Ligny dans Jihad (2000) ou Exodes (2012), Pierre Bordage dans Wang ou dans la Trilogie des Prophéties et Maurice G. Dantec dans Cosmos Incorporated et Grande Jonction, de nombreux passages récurrents concernent la description de paysages dégradés, abîmés par l’industrialisation massive, des changements climatiques brutaux, une Troisième Guerre mondiale, une guerre européenne contre le monde musulman. Peu importe les raisons de cette dégradation. C’est en partant de ces territoires livrés à la destruction, suivant en parallèle une disparition de l’humanité, que les auteurs français Pierre Bordage et Maurice G. Dantec réécrivent ou inscrivent dans ces espaces les ébauches d’une nouvelle humanité, une alternative utopique fondée sur un syncrétisme religieux mystique.

II. Utopie religieuse et science-fiction : le fondement de nouvelles valeurs ?

5Le mysticisme et le sacré tiennent une place essentielle, structurelle et structurante dans la narration de la Trilogie des Prophéties, Les Derniers hommes ou dans le dyptique Cosmos Incorporated et Grande Jonction. La volonté de renouvellement eschatologique et de recréation du monde livré à l’apocalypse humaine, machinique, politique ou technologique est consubstantielle des personnalités de Pierre Bordage, chrétien convaincu, ou de Maurice G. Dantec, chrétien fervent (l’écrivain s’est fait baptiser en 2004, suite à la lecture de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin, et il remet en usage les écrits du théologien du XIIIe siècle John Duns Scot, annonciateur selon lui du monadisme de Leibniz et s’opposant à la conception « numérique » de la logique aristotélicienne que l’auteur français s’amuse à récuser depuis la lecture du Monde des Ā d’Alfred Van Vogt). Le dyptique de Dantec est un livre-univers13 caractérisé par sa propre cohérence narrative, descriptive et conceptuelle. Se définissant lui-même comme un « catholique futuriste », écrivant des romans comme un western cyberpunk14 afin d’incarner « sa foi et son espérance », l’action où se situe Grande Jonction est le « Territoire » : un espace entremêlant les éléments caractéristiques du désert, faune et flore, climat, aux ruines du cosmodrome, traces dégradées de la chute technologique de l’homme, à des communautés survivantes dont la dénomination donne la clé référentielle de l’intrigue. « Heavy Metal Valley », « Junkville », « Deadlink », « Neon park » ou encore « Grand funk railroad » relient l’espace narratif au déroulement chronologique de l’intrigue, chaque chapitre reprenant le titre d’une chanson ou le nom d’un groupe de rock du XXe siècle. Son personnage principal, Gabriel Link de Nova, christique, porteur de l’espérance utopique et religieuse, se découvre des pouvoirs mystiques, dont celui de communiquer avec l’entité divine dont il est issu à travers les fréquences produites par une guitare électrique ; relier ontologiquement les codes esthétiques du rock à un code divin, permet à Dantec de créer une utopie religieuse personnelle : dépasser l’âge de la machine, détruire l’humanité dépendante de la technologie par une apocalypse machinique, par un dieu « décréant » l’homme pour le recréer en dépassant le phénomène de la mort, car « la structure luminique de l’homme passait sur un tout autre plan quantique15 » ; Grande jonction est un roman réalisant l’utopie religieuse de Dantec : « Là ou tout est unifié dans la lumière de tous les infinis16 ». La puissance, parfois décriée, de l’écriture épique de Dantec ou de Pierre Bordage révèle la seconde dimension incontournable de la renaissance de l’utopie dans la science-fiction française contemporaine : l’utopie d’une nouvelle spiritualité.

6La Trilogie des Prophéties et Les Derniers hommes de Pierre Bordage peuvent s’interpréter à l’aune de la religiosité postmoderne, comme une tentative utopique et science-fictive pour réenchanter une société que la science et la rationalité instrumentale ont tendance à rendre de plus en plus problématique. La religiosité discrète, inquiète, vagabonde et personnelle de ses personnages est très distante de la religion organisée et intellectualisée que pratiquaient ou rejetaient les générations précédentes. La position de Pierre Bordage sur les religions monothéistes éclaire tout à fait cette spiritualité nouvelle et utopique, utopique parce qu’elle se veut créatrice d’un monde nouveau, régénéré :

Je m’intéresse plus particulièrement à la religion chrétienne parce que je suis chrétien. J’essaie de trouver le chemin avec mes personnages d’une spiritualité libre, dégagée de toute structure hiérarchique, à mon sens indispensable à l’être humain. Je suis intéressé par la vision non dualiste, où Dieu (quel que le soit le nom qu’on lui donne) n’est pas séparé de ses créatures, mais présent dans chacune, reflet de chacune17.

7L’œuvre quasi métaphysique de Maurice G. Dantec, moins lisible et plus complexe use cependant du même principe. Cosmos Incorporated et Grande Jonction sont pour lui de la spéculative fiction, à la manière de James G. Ballard :

[Je voulais] devenir un romancier nord-américain de langue française, être capable de maintenir les grands paradigmes de la littérature européenne dans le cadre littéraire né du nouveau Monde, établir la « synthèse disjonctive » entre divers genres nés de la « pop culture » et oser les catapulter en direction de la transcendance, de la métaphysique, voire de la théologie18.

8La proposition utopique et religieuse de Pierre Bordage trouve son origine dans le nomadisme qu’il considère comme la seule alternative à la société de consommation. Le message christique, invitant ses fidèles à ne plus se soucier du bien matériel, de la possession, à compter sur la nature pour subvenir à leurs besoins, se retrouve modernisé dans L’Évangile du serpent, Les Chemins de Damas et dans Les Derniers hommes. Les fidèles du Christ de l’Aubrac, l’avatar littéraire et moderne du Christ créé par Bordage, refusent le système capitaliste, se remettent à vivre plus ou moins nus et délaissent leurs possessions matérielles pour le suivre, mettant ainsi à mal le dogme dominant qu’est le matérialisme de consommation de nos sociétés. Dans la France post-apocalyptique des Derniers hommes, le personnage du « donneur », Solman, être humain mystique et christique, découvre qu’une élite fondée sur le pouvoir, la connaissance et l’argent se réclamant d’une utopie eschatologique (d’où le nom simplifié et mystérieux d’« Eskato ») a provoqué volontairement l’empoisonnement nucléaire de la planète pour y installer, après la mort de toutes les populations terrestres, des humains sélectionnés génétiquement, considérés comme « parfaits ». Solman a la révélation que les « derniers hommes » sont les survivants de ce génocide qui ne porte pas son nom. Pierre Bordage mêle habilement dans son récit science-fiction, fantastique et mythologie biblique en créant le personnage immatériel du « Verbe », sorte d’entité informatique et psychologique de l’Eskato qui tente de s’emparer de l’esprit de Solman. Les intrusions discursives du Verbe permettent à Solman de comprendre qu’ils se sont appropriés les paroles de l’Apocalypse :

Le Verbe avait renoncé aux notions telles que la compassion et, pourtant, il avait établi sa légitimité sur un livre qui prônait la compassion. Il n’en avait retenu que la partie finale, cette prophétie apocalyptique qu’il avait interprétée à la lettre, sans jamais l’éclaircir à la lumière des paroles de Jésus de Nazareth : Ils avaient refroidi ce feu originel dont ils se prétendaient les enfants uniques19.

La dimension mystique de l’œuvre se crée à partir de ce traitement singulier d’un réseau sémantique consacré au renouvellement des références bibliques. Maurice G. Dantec va plus loin encore puisque les Écritures saintes sont un élément structurant de la narration ; pour lui

[…] on ne peut comprendre la Technique-Monde sans comprendre la Fin de l’Homme, on ne peut comprendre notre avenir sans comprendre à quel point l’humanité et les machines « biocybernétiques » seront liées ontologiquement, jusqu’à leur mort, et on ne peut comprendre le sens de ce dévoilement constant de toutes choses, cette réification générale, la « numérisation du monde », sans la lecture des Saintes Écritures, sans ce qu’enseigne la Révélation, et les auteurs Patristiques qui ont su en cristalliser la gnose authentique20.

9L’alternative spirituelle de Pierre Bordage passe outre les considérations institutionnelles et politiques pour créer une utopie liée à l’avenir environnemental de notre planète. Cette représentation s’incarne dans des personnages mystiques et pragmatiques, porteurs d’un renouvellement messianique. Les héroïnes du Chemin de Damas, le roman qui clôt la Trilogie des Prophéties, Jemma une mère partie à la recherche de sa fille Manon qu’elle croit enlevée, sont exemplaires d’un cheminement initiatique menant à la voie de la révélation pour l’une, et à la dimension prophétique pour l’autre. Manon, une petite fille occidentale de dix ans, vivant avec sa mère divorcée dans une Europe dominée par les mouvements évangéliques après une grande guerre contre les nations musulmanes, répond à un appel mystérieux, intérieur, et disparaît. Sa mère Jemma, persuadée de son rapt, décide de partir à sa recherche au Proche-Orient en compagnie d’un journaliste, Luc. Elle aura la révélation par l’avatar immatériel de sa propre fille d’un départ volontaire des enfants vers un autre plan, une autre fréquence que le monde réel d’où ils sont issus, une dimension mystique ouverte par la « porte de Damas », une brèche vibrante entre deux mondes se superposant, l’un donnant accès à l’utopie spirituelle prônée par le Christ de l’Aubrac dans l’Évangile du Serpent : « […] en renvoyant chaque homme et chaque femme à sa liberté intérieure, à son nomadisme, il abolissait le temps linéaire, la peur et donc la structure même de la société [… ]21. »

III. Le message utopique de la science-fiction

10Même si elle n’est autant détaillée que dans le dyptique de Dantec, la projection d’une Europe Occidentale, repliée sur elle-même, paralysée par la peur du monde musulman et par la métamorphose de l’homme en création post-humaine, connectée en permanence, renonçant à la vie organique, est la toile de fond des romans de Pierre Bordage et l’argument principal de la recherche utopique. Ces messages utopiques, « messianico-révolutionnaires » pour Français Laplantine, sont présents dans L’Évangile du Serpent et Les Chemins de Damas. La trajectoire de l’imaginaire utopique qui conduit de l’effervescence prophétique à la réalisation millénariste trouve toujours sa force d’inspiration dans « une situation d’injustice et de frustration telle que ce qui est désiré, ce ne sont pas les réformes parcellaires de secteur, mais […] la consomption du vieux monde22. » Cosmos Incorporated et Grande Jonction à l’instar des précédents romans de Dantec, flirte avec plusieurs genres : le roman noir, le thriller technologique urbain très ancré dans notre réalité politique, sociale et économique du début de ce siècle et la science-fiction. L’écrivain français, naturalisé au Canada, utilise ce roman hybride pour nous offrir la dissection terrifiante d’une réalité contemporaine qu’il projette dans un futur apocalyptique, celui de la fin du XXIe siècle et du début du XXIIe siècle, une terre mondialisée appelée l’UnimondeUni, unifiée par un réseau numérique omniprésent et omnipotent, la Métamachine23. Mais ce monde va être ruiné politiquement dans un premier temps par le « Grand Djihad » en Europe, une guerre de civilisations entre l’Occident et le monde musulman (cette donnée est par ailleurs récurrente chez Bordage dans l’Ange des Abîmes, second volet, le plus sombre de la Trilogie des Prophéties, et dans Jihad de Jean-Marc Ligny), puis ontologiquement par un virus informatique déclenchant un phénomène irréversible de « dévolution » ou d’involution des machines électroniques et électriques et, enfin, par une mutation de ce virus qui touche alors les êtres humains et les fait mourir en transformant le langage et le cerveau humain en code binaire (ce que Dantec appelle « la dévolution alphanumérique24 », c’est-à-dire la transformation de l’être humain en modem).

11L’intrigue de L’Évangile du serpent se déroule à l’époque contemporaine et présente toutes les facettes insupportables du monde occidental. Pierre Bordage fait de son personnage mystique du Christ de l’Aubrac, le représentant de son regard critique sur notre société postindustrielle ; il dénonce par exemple « la sédentarité, le temps linéaire, séquentiel, unidirectionnel, générateur de ce progrès “horloger” sur le point d’anéantir la race humaine [… ]25. » À ce temps de prise de conscience particulièrement aigu sur les systèmes de domination à l’œuvre dans notre société contemporaine, va succéder alors le temps de l’alternative, du renouvellement d’une spiritualité métamorphosée par la modernité : « C’est le temps où l’espérance prend forme en se cristallisant sur des leaders-fétiches, en se constituant en forme d’Église ou de Parti. C’est le temps de l’exaltation collective marquée par des rassemblements communiels et sacrificiels26. »

12Dans le futur dramatique des Derniers hommes, c’est le personnage de Solman qui supporte cette étape. Cette figure de prophète est confrontée à l’incompréhension de son peuple, à l’hostilité, aux médisances populaires, aux manipulations des notables visant à détruire son influence. Solman, comme Moïse ou le Christ, reste un étranger aux yeux de son peuple qui ne comprend pas l’origine surnaturelle de ses prémonitions. Dans L’Évangile du serpent les temps de rassemblement sous la forme de raves prouve que le nomadisme spirituel est la seule réponse négative à opposer à la société de consommation, aux pouvoirs économiques occultes et tentaculaires. Les « néo-nomades », de plus en plus nombreux, abandonnent leurs propriétés, qu’ils marquent du symbole du serpent double (symbole sur lequel nous reviendrons un peu plus bas) pour vivre leur nomadisme spirituel et rejoindre le Christ de l’Aubrac à chacun de ses déplacements. L’Évangile du serpent propose un nouveau mode de vie, une utopie à la fois spirituelle et matérielle, qui permettrait de lier la sauvegarde environnementale et le renouveau de certaines valeurs, comme la solidarité, le partage, la compassion. La profession de foi de Vaï Ka’i tient d’abord à l’explication du mythe du serpent choisi par Pierre Bordage. Il n’est évidemment pas question ici du serpent biblique de la Genèse, mais plutôt du symbole des chamanes, de la mythique orientale du serpent, symbole de vie, de renaissance, lié à la conception cyclique de la vie. Notre auteur tient à réhabiliter l’image du reptile par sa similitude avec la structure de l’ADN, avec sa forme de serpent double entrelacé. L’ADN, pour Pierre Bordage, c’est l’incarnation d’un pacte écologique permettant de se sentir davantage relié à la nature, c’est un concept réconciliant l’image du serpent avec une idée nouvelle de la spiritualité27, alors que Dantec sacralise l’ADN en argumentant scientifiquement sur sa structure cachée qui serait trinitaire ; l’ADN de son héros Link de Nova est une « antenne », il est son « métacode », un personnage quasiment divin puisqu’il est capable d’assembler et réassembler les quarks et autres particules élémentaires. Dans ce roman,

Link de Nova est un « Saint-Jean Baptiste », il annonce la venue du Christ, il est un « prophète », c’est à dire qu’il est un « médecin du Logos ». Il est aussi le représentant premier de la méta-humanité concurrente à celle qui dévolue numériquement. C’est par le Verbe qu’il exerce ses pouvoirs sur les particules subatomiques, c’est par le Verbe qu’il redonne vie aux machines, c’est par le Verbe qu’il peut ressusciter le langage28.

13S’accordant avec les étapes initiatiques théorisées par François Laplantine, cette nouvelle spiritualité, représentée par les personnages de Pierre Bordage réconciliant l’homme avec la nature ou dépassant le post-humain dans le dyptique de Dantec, ne peut se réaliser que dans « […] le temps de l’avènement messianique tant attendu […]. C’est l’apothéose glorieuse qui vient mettre fin à la tension épuisante entre l’angoisse et la consolation. C’est la révolution victorieuse ou la théocratie réalisée29. » Nulle théocratie dans nos romans mais bien la vision mystique30 des trois personnages « messies » qui se réalisent à travers l’émoi de ceux qui les approchent, témoignant par là de la bienveillance de leur pouvoir charismatique. Le don total de ces personnages mystiques est symbolique de l’alternative visée dans les projets messianiques représentant « […] une force inouïe de subversion. Leur illogisme apparent est souvent on ne peut plus cohérent et leur irréalisme, réalisateur et dynamisateur31. » Dans Cosmos Incorporated, Sergueï Plotkine, le personnage servant de révélateur à la volonté divine, est un être re-fabriqué, re-programmé qui se sacrifiera pour que naisse Gabriel Link de Nova, le sauveur christique des restes de l’humanité. Durant son odyssée dans cet univers abîmé, Plotkine se révèle à lui-même, se laisse envahir par d’autres idées, jusqu’à se donner une autre finalité à la mission qui lui a été confiée. Link de Nova est le premier « cyborg de la néonature », créé jamais né, « né avec la mort du monde32 » sauf par l’intermédiaire de la narration divine. L’utopie mystique de Dantec est anthropocentriste, se fondant sur les conséquences de la formation d’une post-humanité, une hybridation entre l’homme et la machine de laquelle naîtra une nouvelle phase de l’espèce humaine. Cette dernière est considéré par l’écrivain comme un peuple élu, révélé par le second avènement du Christ à la fin de Grande Jonction

[…] deux humanités concurrentes vont naître de la fin de ce Monde : la néo-humanité numérique, devenue organe collectif non individué, immortel, sous la forme de clones […] et la micro-humanité de la Lumière et du Vaisseau de l’Infini, ceux qui partiront de cette Terre dominée par la néo-humanité, à l’exception du « Territoire » devenu « Sanctuaire », pour y revenir lors du Second Avènement du Christ33.

Pour Dantec la rareté de l’humanité dans le cosmos « est aussi le signe que nous avons effectivement un rôle bien précis à jouer dans la dynamique évolutionniste de l’Univers, et que nous ne sommes pas seulement des grains de sable jetés au vent du hasard34. »

14À chacune de ces utopies mystiques tentant de renouveler certaines valeurs humaines à défaut d’être humanistes, correspond dans les romans choisis la découverte d’une « néo-humanité », pour reprendre le néologisme de Dantec, correspondant à une mutation organique et psychique se fondant sur la mise en réseau des capacités du cerveau humain. Ces nouvelles communautés d’humains, présentes notamment dans le cycle de Wang ou la Trilogie des Prophéties chez Pierre Bordage, utilisent la nanotechnologie pour créer un réseau psychique et abandonner la dimension organique de leur corps. Si nous rajoutons à cela les manipulations génétiques évoquées dans Les Derniers hommes, un thème si cher à Pierre Bordage qu’il y a consacrera un recueil de nouvelles en 2004, Nouvelle vie™, nous sommes bien dans l’univers de la science-fiction, dans la projection anticipatrice d’un être humain surnaturel au sens littéral. Mais paradoxalement, la littérature de science-fiction permet de réinventer une culture singulière en dehors des sociétés technologiques, en visant avant tout à l’intégration de tous les individus et en fournissant les mythes et les croyances qui contribuent à l’élaboration sociale des individus, donnant sens à leur existence, sens sacré, religieux pour certains auteurs qui renouvellent alors l’utopie mystique. C’est justement en partant de l’apocalypse elle-même ou du contexte post-apocalyptique que certains écrivains français ont décidé d’inscrire leurs récits dans un optimisme discret, mesurant par là même la résurgence du Principe espérance de l’utopie, qui a intégré la science-fiction au XXe siècle. L’utopie comme source de régénération de la science-fiction ? Certes, mais une utopie individualisée, passée au prisme des personnalités fortes de Pierre Bordage, de Maurice G. Dantec et déclinée à l’aune de la postmodernité.

Notes de bas de page

1 Voir à ce sujet l’article de Peter Kuon dans le présent volume.

2 Th. More, L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de Gouvernement [1516], trad. M. Delcourt, prés. et notes S. Goyard-Fabre, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1987, p. 3.

3 Darko Suvin soutenait notamment que « L’utopie [était] un sous-genre de la SF, c’est de la SF sociale ou de la SF restreinte au champ des rapports sociopolitiques ou aux constructions sociopolitiques perçues comme cruciales pour la destinée humaine. », dans D. Suvin, « Science-fiction et utopie, deux arbres au bord du fleuve de l’histoire », Europe, n° 580-581, août-septembre 1977, p. 69.

4 La perspective de définition de la littérature conjecturale posée par Versins consiste à élargir le champ d’identification des œuvres, appartenant selon lui à l’anticipation et à la science-fiction et se rattachant à l’utopie ; l’Encyclopédie n’a pas la prétention d’en donner une définition, mais de proposer un corpus international très vaste s’arrêtant en 1970 montrant par là-même qu’elle est « un univers plus grand que l’univers connu. Elle dépasse, elle déborde […] elle est sans cesse au-delà d’elle-même, […] elle est le rêve d’une réalité […] elle est l’homme dans tout ce qu’il a d’instable, de mal défini, de vivant et grommelant sur le chemin tortueux de l’éternité. » (P. Versins, L’Encyclopédie de l’utopie, de la science-fiction et des voyages extraordinaires, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 1972, p. 7)

5 Voir l’article que j’ai coécrit avec Marc Atallah, « Pierre Versins et L’Encyclopédie de l’utopie, de la science-fiction et des voyages extraordinaires », publié en juillet 2012 sur Les Carnets de Res Futurae : http://resf.hypotheses.org/977.

6 Nous rappelons que le terme de Messie vient de l’hébreu mashiah, l’« oint » : « Lorsque Israël tombe, au VIème siècle avant J. C., dans des mains étrangères, le messie devient une personne du futur, l’homme qui entretient l’espoir d’une libération du peuple élu, le messianisme supposant un mouvement de l’histoire qu’il est loisible d’anticiper […]. Bien au delà du monde juif, cette littérature est appelée, directement ou par l’intermédiaire de l’apocalytique chrétienne, à exercer une influence à long terme dans l’histoire de l’Occident, par exemple dans le thème du roi Sauveur si prégnant encore à l’âge de la sécularisation, dans le modèle absolutiste des Temps Modernes ou bien, au XIXème siècle, dans les ressorts eschatologiques des révolutions sociales ou nationales. » (M. Riot-Sarcey, Th. Bouchet et A. Picon (dir.), Dictionnaire des utopies, Paris, Larousse, 2002, p. 38)

7 La situation contemporaine concernant la croyance est aujourd’hui très différente des philosophies des trois derniers siècles qui assimilaient spiritualité et religion. Les observateurs les plus lucides de notre époque ont bien montré combien il n’est plus possible actuellement d’identifier la spiritualité à une religion organisée. Il est même possible de les opposer. Une spiritualité vivante transcende les dogmes et ne se laisse pas enfermer dans aucune organisation. La spiritualité implique un mode d’accès direct à la présence du Divin, une véritable expérience intérieure ou mystique conférant à une approche spirituelle et non intellectuelle.

8 D. Jeffrey, Jouissance du sacré. Religion et postmodernité, Paris, Armand Colin, 1998, p. 18.

9 I. Langlet, La science-fiction. Lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin, 2006, p. 220.

10 G. Millet et D. Labbé, La Science-fiction, Paris, Belin, coll. « Sujets », 2001, p. 13.

11 G. Klein, « Science-fiction », dans M. Riot-Sarcey, Th. Bouchet et A. Picon (dir.), Dictionnaire des utopies, op. cit., p. 202.

12 N. Vas-Deyres, Ces Français qui ont écrit demain. Utopie, anticipation et science-fiction au XXème siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Littérature générale et comparée », 2012, p. 28.

13 La notion de « livre-univers » est une spécificité de la science-fiction : pour Laurent Genefort, le livre-univers peut être défini par « par sa taille importante qui le rapproche du “roman-fleuve”, par la réception critique qui le célèbre comme un événement littéraire, par son succès auprès du lectorat amateur. Le livre-univers présente un monde structuré, dense et original dans ses composants, dont plusieurs lectures n’épuisent pas l’intérêt. […] Le livre-univers puise à de nombreuses sources : le space opera et la romance planétaire, les thèmes de l’histoire du futur et de l’empire galactique, la hard science. » (L. Genefort, Architecture du livre-univers dans la science-fiction, à travers cinq œuvres : Noô de S. Wul, Dune de F. Herbert, La Compagnie des glaces de G.-J. Arnaud, Helliconia de B. Aldiss, Hypérion de D. Simmons, thèse de doctorat sous la direction de D. Terrel, Université de Nice-Sophia Antipolis, 1997, consultable sur http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/04/58/96/PDF/tel-00004119.pdf)

14 Dans une interview proposée par Eric Holstein en 2006 sur le site d’ActuSf, Dantec revendique l’appartenance de son roman au genre du western : « C’est drôle parce que moi j’ai eu plutôt l’impression de faire un western. Quand d’ailleurs ça s’est imposé à moi, je me suis même décidé à carrément essayer de faire de Grande Jonction une sorte d’hybris synthétique de tous les grands westerns, de Fort Alamo à Il était une fois dans l’Ouest. Si vous regardez bien, tout y est : l’attaque de la diligence, les duels au pistolet, le shérif, etc. » (consultable sur http://www.actusf.com/spip/Interview-de-Maurice-G-Dantec-2006.html)

15 M. G. Dantec, Grande Jonction, Paris, Livre de poche, 2006, p. 37.

16 Ibid.

17 L’Évangile du serpent est une « exploration d’une facette du prophète, lumineux et novateur. [L’Ange de l’abîme, le second volet] en est une autre, noire et archaïque. Le troisième tome sera plutôt un affranchissement de tout précepte religieux, de toute loi, un retour à l’état divin, à cet état de rêveur de monde, de créateur de monde ou de source du monde que nos sens, notre perception de l’espace et du temps nous ont fait oublier. » (Interview de Pierre Bordage par Laure Ricote, consultable sur http://www.actusf.com/spip/Interview-de-Pierre-Bordage-2004.html)

18 Entretien avec Maurice G. Dantec par Elias Lévy dans la revue Voir en novembre 2006, consultable sur http://www.mauricedantec.com/article/article.php/article/entretien-voir-2006.

19 Pierre Bordage, Les Derniers hommes, Paris, Librio, 2000, p. 91

20 Entretien avec Maurice G. Dantec par Elias Lévy, art. cit.

21 P. Bordage, Les Chemins de Damas, Paris, Le Livre de Poche, 2007, p. 327.

22 F. Laplantine, Les trois voix de l’imaginaire : le messianisme, la possession et l’utopie, Paris, Éditions universitaires, coll. « Je », 1974, p. 91

23 Sur la singularité lexicale du dyptique de Maurice G. Dantec, voir mon article « La science-fiction : litté-rupture paradigmatique et référentielle ? L’exemple de Daniel Drode et Maurice G. Dantec dans la science-fiction française et francophone », dans Marc Arino, Gérard Peylet et Antony Soron (dir.), En quête d’une litté-rupture : imaginaire et modernité. Mélanges offerts à Marie-Lyne Piccione, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Eidôlon », 2010.

24 M. G. Dantec, Cosmos Incorporated, Paris, Le Livre de Poche, 2007, p. 344.

25 P. Bordage, L’Évangile du serpent, Vauvert, Édition Au Diable Vauvert, 2001, p. 144.

26 F. Laplantine, Les trois voix de l’imaginaire, op. cit., p. 136.

27 Il faudrait par ailleurs, montrer la méfiance de Pierre Bordage à l’égard des manipulations actuelles autour de l’ADN. Bien que ce genre de découverte ne soit pas d’actualité, le personnage de Mathias manipulé par la police anti-terroriste française, « […] était l’un des cobayes d’une expérimentation destinée, dans le futur, à implanter des désirs, des impulsions ou des ordres dans le cerveau de ceux à qui on aura injecté le même genre de puce. C’est à la fois une voie publicitaire radicale […] et l’avènement d’un totalitarisme à la Big Brother, insidieux, odieux. Je donnerai plus tard [raconte Marc] les détails de ces recherches basées sur la fréquence des ondes cérébrales et l’extraordinaire capacité de l’ADN à gérer les informations (revoilà le serpent double et une utilisation abusive de ses incomparables richesses). Quand j’aurai précisé qu’on projetait de nous inoculer les multivaccins par le biais de ces puces biologiques, on comprendra rapidement quel terrible filet nos chers dirigeants s’apprêtaient à déployer au-dessus de nos têtes – à l’intérieur de nos têtes – et l’on remerciera encore une fois Vaï-Ka’i de nous avoir redonné le goût de l’errance de la liberté. » (P. Bordage, L’Évangile du serpent, op. cit., p. 553).

28 Entretien avec Maurice G. Dantec par Elias Lévy, art. cit.

29 F. Laplantine, Les trois voix de l’imaginaire, op. cit., p. 137.

30 W. James, dans L’Expérience religieuse, définit ainsi le mysticisme : « L’extase du mystique rend sa volonté plus énergique pour atteindre l’idéal auquel il aspire […]. Tout en renonçant à nous décrire le détail de leurs visions, les mystiques manifestent un penchant bien marqué pour certaines conceptions proprement philosophiques, dont l’une est l’optimisme et l’autre le monisme. Le passage de la conscience normale à la conscience mystique se fait du petit à l’immense, et de l’agitation au repos. On entre dans l’harmonie, dans l’unité sereine où l’infini absorbe toutes les limites. Quand les mystiques repoussent toutes les épithètes pour caractériser la vérité ultime, cette apparente négation recouvre une affirmation plus profonde. […] Si l’Absolu ne supporte point de déterminations, ce n’est pas qu’elles le dépassent, c’est qu’il leur est infiniment supérieur. Il est supra-lumineux, supra-essentiel, supra-existant. » (W. James, L’Expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, Paris, Éditions de la Bibliothèque de l’Homme, 1999, p. 456-457)

31 F. Laplantine, Les trois voix de l’imaginaire, op. cit., p. 226.

32 M. G. Dantec, Cosmos Incorporated, op. cit., p. 366.

33 Entretien avec Maurice G. Dantec par Elias Lévy, art. cit.

34 Ibid.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.