Soixante-quinze milliards d’êtres humains sur terre : le rêve ou le cauchemar des Monades urbaines (1971) de Robert Silverberg
p. 143-164
Texte intégral
1Comme chacun sait, l’utopie, genre littéraire né sous la plume de Thomas More en 1516, connut de nombreux avatars au cours des siècles qui suivirent. Avec le temps, les auteurs prenant conscience que l’utopie deviendrait de plus en plus difficilement réalisable, des textes anti-utopiques ou dystopiques apparurent, tout particulièrement au XXe siècle. Ce siècle est aussi – dans le sillon des œuvres de H.G. Wells et de Jules Verne – le témoin de la naissance de la science-fiction, genre qui fit ses premières armes dans les pulps américains, magazines bon marché édités sur de la pâte à papier recyclée. Si j’ai choisi un texte de science-fiction, c’est parce que, en plus de l’intérêt universitaire que je porte à ce domaine, je pense avec Darko Suvin que « utopia is a sub-genre of SF1 », tout comme les récits de voyage dans le temps, le space opera ou le cyberpunk, sous-genre étant à prendre au sens du mot branche, sans aucune connotation péjorative. L’utopie est évidemment bien plus que cela, car « It is also one of the formal and the foremost among the ideological ancestors of SF […]. For all its adventure, romance, science popularization, wondrousness […] SF can finally be written only between the utopian and the anti-utopian horizon2. » De plus, comme Suvin l’a remarqué, l’utopie est un « comme si » (« as if ») qui présente de nombreuses similitudes avec les extrapolations – les « Et si ? » (« What if ? ») – de la science-fiction. Ce genre semble plus attiré par les mondes possibles de la dystopie que de l’utopie, tout particulièrement après les horreurs des deux Guerres mondiales et l’avènement de l’Ère nucléaire. Selon Raymond Williams, « Most direct extrapolation of our own conditions and forms […] has been in effect or in intention dystopian : atomic war, famine, overpopulation, electronic surveillance have written 1984 into millenia of possible dates3. ». Et si un récit de science-fiction nous présente un monde utopique, comme dans The World Inside (Les Monades urbaines, 1971) de Silverberg ou That Perfect Day d’Ira Levin (Un Bonheur insoutenable, 1970), l’utopie finit souvent par montrer de telles limites qu’elle pourrait tout aussi bien être qualifiée de dystopie.
2Né en 1935, Robert Silverberg est un des auteurs américains de science-fiction les plus renommés. Après une première partie de carrière au cours de laquelle il fit ses armes en écrivant des centaines de textes courts, il s’est ensuite consacré au roman. L’habile artisan est devenu un grand écrivain, auteur de textes « ambitieux, sobres, parfois joueurs, souvent pessimistes » qui « n’ont guère de points communs avec les aventures vite écrites et vite lues dont celui-ci inondait les revues populaires4 ». Des textes qui placent l’Homme au cœur de ses préoccupations, au travers de thèmes tels que la communication, l’identité, l’altérité, la solitude, le libre-arbitre, le destin, la mort, l’immortalité. Dans Les Monades urbaines, il s’intéresse au destin de l’Homme à une grande échelle, puisqu’il aborde la question de sa place, de son identité et de son épanouissement dans la nouvelle société qu’il a été contraint de créer après une longue période de désordre social. Les Monades urbaines aborde le problème de la surpopulation et ses principales conséquences, le manque de logement et de nourriture, un fléau social qui pour les masses est synonyme d’exclusion et de souffrance, voire d’extermination, un cauchemar dystopique qui se traduit aussi bien dans les mondes imaginaires que réels.
3À partir du milieu des années soixante et dans les années soixante-dix, quand certains auteurs de science-fiction ont commencé à exprimer des inquiétudes sociales et politiques, reflets des craintes de l’époque et d’une nouvelle maturité du genre, ce problème de surpopulation fut aussi abordé, dans des livres tels que Make Room !, Make Room ! de Harry Harrison (Soleil vert, 1966)5 ou Stand on Zanzibar et The Sheep Look up de John Brunner (Tous à Zanzibar, 1968, Le Troupeau aveugle, 1972). Ces romans sont de parfaits exemples des dystopies que la science-fiction peut créer, mais pas parce qu’on y est confronté à un état policier à la 1984 d’Orwell (1949), ou à une société conditionnée, à la manière du Brave New World d’Huxley (Le Meilleur des mondes, 1932) ou Nous autres de Zamiatine (1921)6. Les univers que décrivent ces romans sont dystopiques car ils sont marqués au fer rouge du sceau de l’absence et de la négligence : manque d’eau, de nourriture, de soins médicaux, d’énergie, de logement, négligence de la santé, de la solidarité, de la dignité humaine. Pour les individus, le cauchemar a des causes sociales, politiques et urbanistiques. Vivant dans des villes polluées, dans des immeubles à l’abandon, ils souffrent de toutes sortes de maux. Il y a trop de gens sur Terre, et une majorité d’entre eux vivent comme les habitants des bidonvilles brésiliens ou indiens de notre monde réel. De ce point de vue, ces romans ne ressortissent même pas de la science-fiction.
4J’ai préféré traiter ce problème à partir des Monades urbaines7 parce que Silverberg – contrairement à ses confrères, ou aux prédictions d’Huxley8 – décrit une société future qui, malgré sa population démesurée, semble paradisiaque, ayant résolu les problèmes démographiques qui l’avaient transformée en « carte de l’enfer9 ». La surpopulation n’est plus un problème, car l’auteur a imaginé une solution architecturale à cette question économique, démographique et humanitaire, et de ce fait, une nouvelle société dont le credo quasiment biblique est « de prospérer et se multiplier » (MU, 4610). Au début du roman, qui se déroule au XXIVe siècle, il semble que la dystopie appartient à un passé lointain, et que les gens vivent dans un état de félicité permanent. Mais lorsque nous sommes invités à partager les pensées les plus intimes de certains personnages, nous nous rendons compte que c’est un bonheur de façade, et que l’harmonie sociale peut dissimuler de nombreux cauchemars personnels. En effet, si ce monde est prospère, c’est aussi un monde de devoirs et d’interdits qui ne tolère aucun manquement à ses règles.
5Selon Fredric Jameson, « la grande idée, le grand souhait utopique […] est toujours conçu comme la résolution, propre à une situation déterminée, d’un dilemme historique concret11 ». C’est ainsi que la société de Silverberg est présentée, comme étant la seule solution viable au chaos. Mais à mesure que nous nous familiarisons avec cette société, qui est vue à travers différents personnages, une question s’élève : à quel prix le chaos a-t-il été évité ? Nous réalisons alors que le roman oscille constamment entre utopie et dystopie, tout en prenant conscience du flou et de la porosité de la frontière séparant ces deux pôles. En apparence, une ère de paix a fait place à une violente époque de crise, mais au fond des cœurs, les sentiments réprimés sont trop nombreux pour prendre cette sérénité pour argent comptant. En ayant recours à une narration à focalisations multiples, Silverberg démontre que le bonheur est avant tout question de point de vue, selon que l’on accepte ou pas les règles du monde dans lequel on vit, selon que l’on considère son environnement quotidien comme une prison ou un cocon, selon que l’on se contente du peu que l’on a ou que l’on aspire à mieux.
I. De la crise à la sérénité
Le recours à la distanciation temporelle et géographique
6Afin de bien différencier son monde imaginaire et le nôtre, Silverberg utilise deux procédés classiques du genre utopique. D’abord, il place sa société idéale dans un « futur temporel12 » qui lui permet, a) de créer une distance historique qui rend les changements radicaux crédibles aux yeux des lecteurs contemporains, b) d’évoquer une période dystopique située à mi-chemin entre le présent du lecteur et celui des personnages, un futur antérieur vecteur de tous les possibles. Ce passé cauchemardesque permet d’expliquer pourquoi l’homme du XXIVe siècle a adopté un mode de vie que la plupart d’entre nous estimeraient aberrant. Silverberg a également créé une distance géographique particulière. Son utopie n’est située ni sur une île lointaine de la Terre, ni sur une autre planète – un pays de nulle part bien difficile à localiser, comme le suggère l’étymologie du terme utopie inventé par More – mais c’est l’ensemble de la Terre elle-même qui peut être regardée comme un endroit exotique. En effet, les hommes ont colonisé d’autres planètes où les sociétés sont organisées selon des règles qui nous sont familières (les vastes espaces vierges de ces nouvelles frontières permettant d’y reproduire le modèle du monde occidental du XXe siècle), alors que la Terre a tellement changé que sa population ressemble à une civilisation étrangère. Ce choix d’une double distanciation, à la fois temporelle et géographique, est révélateur d’une certain ambiguïté, puisqu’en règle générale l’utopie est située dans un pays lointain (L’Utopie de More, La Nouvelle Atlantide de Bacon), alors que la dystopie est située dans le futur (1984, Le Meilleur des mondes). Bien qu’un des personnages principaux soit historien, il y a très peu d’informations sur le passé, ce qui correspond à une tendance soulignée par Jameson, à savoir « une “fin de l’histoire” inhérente aux textes utopiques13 ».
7C’est à peine si nous sommes informés que ce passé fut un âge de ténèbres, le XXe siècle étant connu pour être la période où les « les graines du chaos » (MU, 109 ; « seeds of the collapse », WI, 71) furent semées. Les références les plus explicites à l’effondrement qui s’ensuivit – vaguement situé au cours du XXIe siècle – renvoient aux « pilleurs de nourriture », aux « années de famine » (MU, 104 ; « the food bandits », « the famine years », WI, 68), à « l’insécurité, la confusion » (MU, 95 ; « The insecurity. The confusion. », WI, 62), à « l’atroce période pré-monadiale » (MU, 41 ; « the agonies of the pre-urbon days », WI, 23). Tout cela sonne comme un roman apocalyptique à la Edmund Cooper. L’Histoire n’est pas réécrite, comme dans 1984, elle semble juste lointaine, lacunaire. Cette absence d’information peut être due au souhait d’oublier un passé douloureux, à moins qu’elle soit orchestrée afin d’éviter toute comparaison peu flatteuse avec un présent qui n’est pas forcément aussi rose que la communauté le prétend. Il est également intéressant de noter que pour travailler, Jason l’historien doit descendre de six cents étages pour consulter les archives, comme si l’Histoire était littéralement enterrée et ensevelie sous le poids du présent, symbolisé par l’imposante monade. Mais là encore l’ambiguïté demeure, car s’il est un principe bien établi, « Historical amnesia leads us to Anti-Utopia », aucun personnage n’éprouve ce sentiment commun aux héros des dystopies, à savoir « a nostalgia for the past14 ».
Une nouvelle organisation de l’espace, une nouvelle société, de nouvelles mœurs
8Pour apprécier cette visite guidée de l’utopie de Silverberg, il est nécessaire de souligner avec Darko Suvin que « toutes les utopies sont des projets en réaction à la désorganisation, au chaos moral et souvent matériel qui règnent autour de l’auteur15 ». En tant que contre-projets, ces utopies n’ont donc pas à décrire un monde absolument parfait, mais se doivent plutôt de développer « une société meilleure, en ce sens où ses principes seraient parfaitement adaptés à la vie et au futur qu’elle envisage16 », c’est-à-dire apporter la meilleure réponse à un problème, à une époque donnée, dans une société donnée. Les Monades urbaines remplit ce rôle, à la nuance prêt qu’en tant qu’auteur de science-fiction, Silverberg amplifie les problèmes de son époque pour anticiper les crises qui auront lieu demain17. Dans cette optique, rappelons l’influence de Le Corbusier sur l’urbanisme jusqu’à la fin des années soixante : conquête de la verticalité, habitations collectives toujours plus vastes (les « barres » à présent tant décriées), « Cités radieuses » de plus de trois millions d’habitants, triomphe de l’habitat urbain sur la ruralité Dans le monde imaginaire de Silverberg – futur possible d’une société en constant essor démographique qui aurait poussé ces principes urbanistiques à l’extrême – c’est dans l’architecture que les humains ont trouvé la solution à la surpopulation. C’est ce que nous révèle le premier récit, où un visiteur – et donc le lecteur, lui aussi candide – se voit expliquer le fonctionnement de ces tours gigantesques appelées Monades urbaines. Haute de mille étages, chaque monade est une ville verticale qui abrite huit cent mille habitants, et ces monades sont regroupées en noyaux de quarante millions d’âmes. Aussi vertigineuses que les tours, les données chiffrées sont d’une précision et d’une rigueur qui contribuent à l’effet de réel.
9Depuis la mythique tour de Babel, l’architecture a souvent été au cœur des projets utopiques, qu’ils soient motivés par une ambition démesurée ou par pure nécessité, comme chez Silverberg. Puisque l’humanité n’était plus en mesure de s’étendre horizontalement, elle s’est développée verticalement, au cours d’un long processus de métamorphose de l’espace qui a donné à la surface de la planète une configuration totalement inédite. Pour dégager de l’espace pour une nouvelle civilisation, les pouvoirs en place ont détruit les infrastructures et les habitations d’autrefois, dont ne subsistent que des enregistrements en trois dimensions. Il est ainsi fait table rase du passé, au sens propre comme au sens figuré. Les cités et les monuments d’antan sont vus comme des « endroits bizarres, romantiques, complètement étrangers » (MU, 153 ; « bizarre, romantic, alien places », WI, 104), tandis que pour les « monadiens » qui passent leur vie entière dans la même tour, voyager est une « lubie » (« a fantasy ») du passé. Une grande quantité d’espace ayant été libérée, 90 % de la surface terrestre sont à présent consacrés à l’agriculture, ce à quoi s’ajoute la production des fermes marines. Comme dans les utopies, la nature fournit à l’homme tout ce dont il a besoin, même si ici la terre doit être travaillée. À l’époque, les auteurs de SF n’avaient pas envisagé les possibilités offertes par les OGM. En revanche, les problèmes de surpopulation les inspiraient beaucoup, et les solutions outrancières – pour mieux mettre en garde – ont été nombreuses. Richard Matheson propose d’éliminer les personnes âgées (« Le test », « The Test », 1954), Philip José Farmer suggère que rendre stérile la population mondiale amènerait la Terre à un nouvel âge d’or (« Soixante-dix ans de decpop », « Seventy Years of Decpop », 1972), Richard Wilson propose de loger les excédents de population dans des cavernes souterraines (« Huit milliards d’hommes à Manhattan », « The Eight Billion », 1965), tandis que James G. Ballard octroie généreusement trois mètres carré habitables à chaque habitant (« Billenium », 1961).
10Chez Silverberg, une fois dissipées les peurs de surpopulation ou de pénurie alimentaire, s’ensuivit une frénésie de procréation qui peut être considérée comme une réaction naturelle à la peur non-naturelle de donner la vie. Mais contrairement au baby-boom d’après-guerre, cette frénésie perdura, jusqu’à changer complètement les mœurs et les mentalités, tant et si bien qu’en 2381, la contraception n’est plus nécessaire, pour ne pas dire interdite, la procréation illimitée étant la règle, la surcopulation n’entraînant pas la surpopulation. Les gens se marient à douze ans et commencent à avoir des bébés à treize, afin d’avoir les familles les plus nombreuses possible. Tout comme l’idée d’une jeune fille enceinte à treize ans peut nous choquer, le contrôle de la fertilité est une obscénité aux yeux de cette société qui tient toute vie pour « sacrée » (MU, 27 ; « life is sacred », WI, 11). En dépit de cette position et de leurs constants remerciements à Dieu, les habitants des monades ne se réclament d’aucune religion en particulier, comme si un taux de natalité élevé était une fin en soi – à défaut d’une nouvelle religion – ayant supplanté toutes les anciennes croyances qui, remarque un des habitants, ont très peu d’adeptes18. Comme le note Suvin : « L’utopie est un Autre Monde immanent au monde des hommes et de leurs entreprises […] et qui n’est pas transcendantal au sens religieux du terme19 ». Conséquence de ce nouveau credo, la population mondiale est de soixante-quinze milliards d’êtres humains, et il y a de la place pour plus, bien plus encore.
11Ce monde surpeuplé fait écho aux peurs qu’Huxley exprimait sans détour : « Le contrôle des naissances dépend de la coopération d’un peuple entier. Il doit être pratiqué par d’innombrables individus dont il exige plus d’intelligence et de volonté que n’en possèdent la plupart des illettrés pullulant par le monde […]. De plus, il n’existe nulle part la moindre tradition religieuse en faveur de la mort illimitée, alors que celles en faveur de la reproduction illimitée sont des plus répandues20 ». Cependant, dans Les Monades urbaines, les contemporains de la nouvelle ère qu’un Huxley alarmiste prédisait comme « L’Âge de la surpopulation » (« The Age of Overpopulation ») ont su résoudre les problèmes inhérents à ses spécificités – logement et nourriture – et ont laissé derrière eux les temps dystopiques de trouble et d’insécurité. Avec le recul, la vision d’Huxley doit pourtant être nuancée, puisqu’avec la contraception, la norme est plus du côté du contrôle de la natalité que de la procréation illimitée, tout du moins dans les pays développés.
12Dans le futur de Silverberg, le contrôle n’est plus exercé sur la natalité, mais sur l’espace, qui est rationnalisé, comme pour compenser cette explosion démographique irrationnelle. En dépit de leur taille prométhéenne, les monades n’offrent pas à leurs résidents autant d’espace privé que les tours du XXe siècle. Paradoxalement – de notre point de vue – l’accroissement de l’espace est inversement proportionnel à l’accroissement des familles. Cette réorganisation de l’espace a engendré de nouvelles coutumes qui dépassent la notion d’intimité21. Des concepts tels que la nudité, l’intimité ou les tabous ont donc nécessairement disparu. La liberté sexuelle est complète, et même si l’on se marie toujours, on ne se refuse jamais à un partenaire, cette société fonctionnant selon ce principe : « À mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation22 ». La solution est simple, pacifique et économique : le sexe comme opium du peuple, plutôt que la religion, et comme exutoire, plutôt que les jeux du cirque.
13Comme l’essai d’Huxley, le livre de Silverberg doit être lu à la lumière de son contexte historique, puisqu’il a été écrit à la jonction de deux périodes majeures en matière mœurs et de sexualité, c’est-à-dire en pleine période de révolution sexuelle, époque où l’amour libre était prêché par les hippies, et à la veille de la légalisation de la contraception, puisque pour les femmes non mariées l’accès à la pilule contraceptive n’a été possible dans tous les états américains qu’à partir de 1972. De façon surprenante – ou ironique, de la part d’un auteur juif new-yorkais bourreau de travail – cette utopie pourrait être vue comme un mélange d’idéaux de la communauté chrétienne – qui encourage la procréation et accueille chaque naissance comme une bénédiction – et de la communauté hippie – qui s’est affranchie des tabous tels que la nudité ou l’amour libre. Silverberg, comme tout créateur d’utopie, n’est pas seulement influencé par son époque (que ce soit dans ses approbations ou ses rejets), mais il est aussi prisonnier de ce que Jameson définit comme « Notre incontournable situationnalité : situationnalité dans la classe, la race, le genre, la nationalité, l’histoire – bref, dans toutes sortes de déterminations23 ». Silverberg aurait-il écrit le même livre une fois le virus du SIDA et ses ravages découverts ? Il est permis d’en douter, pensons à ce sujet aux Chroniques de l’âge du fléau (Journals of the Plague Years) que Norman Spinrad a écrit en 1988.
II. Un bonheur illusoire ?
Des libertés bien encadrées
14La vie sur Terre aurait pu être un enfer, comme dans les dystopies de Brunner ou Harrison, mais les hommes pleins de ressources ont réussi à lui donner des airs de paradis, nous laisse entendre le discours dominant. Ainsi, tout au long du livre, les habitants apportent leur contribution au grand livre d’or propagandiste des monades. Quand ils expliquent leur mode de vie à des visiteurs étrangers, quand ils parlent entre eux ou même dans le secret de leurs pensées, ils produisent un discours uniforme, lisse, policé, quel qu’en soit le destinataire, une ode permanente à la gloire des tours qu’il convient de remettre en question, tant cette insistance ressemble à de l’autosuggestion. Les habitants des monades insistent à ce point sur l’harmonie de leur vie heureuse que l’on se prend à se demander si ce bonheur n’est pas « factice » (MU, 38 ; « spurious », 21). Quand Gortman le visiteur d’une autre planète arrive sur la Terre, ayant le sentiment d’être un étranger en terre étrangère, son hôte lui dresse un portrait idéal de sa monade. À la fin de cette présentation, le visiteur essaie de conclure : « vous avez rendu possible… euh… », mais soit il ne trouve pas le mot juste, soit il hésite à exprimer le fond de sa pensée, et c’est son interlocuteur qui finit sa phrase à sa place : « L’utopie ? » (MU, 24). Diplomate, le visiteur acquiesce24, sans que l’on soit persuadé que cela soit bien son avis. Fait troublant, c’est la seule fois où le mot utopie est prononcé dans le livre, et son emploi est pour le moins retors. Qui sait si Gortman ne voulait pas dire « enfer25 », puisque le terme utopie est mis de force dans sa bouche, comme en écho à la situation des monadiens, à qui ce style de vie a été imposé. Le fait que Gortman hésite à trouver le mot juste pour qualifier un monde qui lui a été pourtant si bien décrit en dit long de la perception partagée qu’il en a. Quant à l’empressement qu’a le résident de la monade de la qualifier d’utopie, il reste à démontrer si c’est le fruit de son enthousiasme ou de son endoctrinement. Il est par ailleurs intéressant de noter que la page de présentation de l’édition américaine commence avec cette phrase lourde de menaces : « Escape from Utopia ». Pourquoi diable voudrait-on s’échapper d’un monde quasi parfait ? C’est traditionnellement des enfers dystopiques que l’on cherche à s’enfuir.
15Ainsi, sous ce vernis de bonheur généralisé, nous prenons conscience que certains des habitants des monades ne sont pas si heureux que cela, et que leur liberté est restreinte par une longue liste de devoirs et d’interdits, ce qui, selon Jameson, correspond au « singulier phénomène de la frontière et de la limite qui inaugure la clôture utopique26 ». C’est un schéma que l’on voit déjà dans le texte fondateur de More, et dans la plupart des œuvres qui s’en sont inspiré, l’intertextualité entre textes utopiques et anti-utopiques étant courante. L’existence d’obligations et d’interdictions n’est pas surprenante en soi, car une utopie est tout sauf un lieu de non-droit. C’est plutôt la façon dont ce réseau de devoirs empiète sur les libertés individuelles qui donne à cette société l’amère saveur de la dystopie. De fait, toutes les libertés sont contredites par un système de restrictions qui leur donnent finalement l’allure de devoirs, à commencer par l’un des aspects centraux de la vie au sein des monades, la liberté sexuelle. Les gens peuvent avoir autant de partenaires qu’ils le souhaitent, mais ils ne peuvent se refuser à personne, étant donné que c’est un « péché » (MU, 101 ; « refusal is a sin », WI, 66). Ils peuvent avoir le partenaire de leur choix, mais les rapports entre habitants de différentes cités de la tour sont considérés comme le signe d’une « âme vile » (MU, 25 ; « a sloppy soul », WI, 10). Cette soi-disant liberté est en fait le résultat d’une règle : « L’accessibilité totale de tous à tous est la règle essentielle grâce à laquelle une civilisation comme celle-ci peut survivre. » (MU, 3527) C’est la seule règle mais il y en a une autre : « le refus de toute frustration est la règle de base » (MU, 1928). Il va sans dire que la frustration en question est d’ordre sexuel, tous les autres désirs réprimés – intellectuels ou artistiques – n’entrant pas en ligne de compte. Et pourtant, comme le ressent un des habitants, « il doit y avoir mieux » (MU, 157 ; « There must be more », WI, 106) que cette vie. Quant à la liberté de conception, elle est assujettie au même système coercitif qui la vide de sa substance. Les couples peuvent avoir autant de bébés qu’ils le souhaitent, mais des quotas les empêchent de choisir le sexe de leurs enfants. La contraception et l’avortement sont exclus, car « Empêcher l’éclosion de la vie est le pire des péchés » (MU, 2029).
16On remarque les mêmes contradictions pour d’autres aspects de la vie des monadiens. Ils ne quittent jamais leurs tours, cités interchangeables qui se suffisent à elles-mêmes. Cependant, quand un bâtiment arrive à saturation, certains sont arrachés à leur environnement familier pour migrer vers une autre tour, un déracinement douloureux pour ceux qui sont accoutumés à une sédentarité extrême. Des libertés existent, mais elles vont à sens unique, celui des règles sociales. De même, certains sentiments et comportements ne sont pas autorisés. Les gens doivent toujours être de bonne humeur et bien s’entendre entre eux, ne pas jalouser leur prochain car tout sentiment négatif est source de stérilité30. De toute évidence, dans cette société qui encourage un baby boom permanent, la stérilité est un des principaux facteurs de honte sociale, une tare physique et morale. Comme le remarque un des monadiens, sans prendre conscience de l’ironie de ses propres mots : « Nous nous imposons à nous-mêmes quelques légères restrictions […] pour ne pas nous lasser de nos libertés. » (MU, 2031). Ainsi, derrière l’atmosphère générale de bonheur obligatoire, nous découvrons peu à peu des individus frustrés qui répriment leurs sentiments, car exprimer son mécontentement ou refuser les règles n’est pas possible. En effet, les marginaux qui font preuve de « tendances antisociales pernicieuses » sont considérés comme « une menace à l’harmonie et à la stabilité » (MU, 21532). En conséquence de quoi, dans un mélange d’utopie libertaire et d’utopie autoritaire, dont l’ambigüité confine à la perversion, les gens sont libres tant qu’ils se soumettent à une lourde batterie de règles et de conventions, explicites ou implicites.
Comment s’accommoder de l’insupportable ?
17Comme de nombreux romans utopiques ou anti-utopiques, Les Monades urbaines peut se lire comme une tentative de répondre à ce problème posé par Platon : comment « déterminer de quelle façon une cité peut être fondée dans les meilleures conditions qui soient, et comment un particulier réglerait au mieux le cours de son existence33 ». L’organisation spatiale et sociale de ce monde n’étant pas susceptible de changer avant longtemps, la question principale pour les monadiens tourmentés est de savoir comment s’intégrer. Pour supporter l’insupportable, ils ont peu de solutions, dont aucune n’est satisfaisante. Ils peuvent dissimuler leurs sentiments, comme ce couple qui découvre que leur système de valeurs morales n’est pas en accord avec les préceptes des monades. Ils peuvent choisir le déni, comme Jason, qui se réfugie dans le travail pour oublier le fardeau d’une famille nombreuse. Il reste une solution pour les mécontents qui veulent malgré tout se couler dans le moule, car ils savent qu’« il n’y a pas de place pour les asociaux » (MU, 8834). Pour se réajuster à leur société, ils peuvent voir un « ingénieur moral » (MU, 56 ; « moral engineer », 33) qui leur prodiguera ses conseils, comme dans Nous autres de Zamiatine. Si besoin, ils pourront prendre des drogues qui les rendront plus heureux, comme le soma du Meilleur des mondes d’Huxley. C’est le cas d’Auréa, qui est sélectionnée pour quitter sa monade. Dans un premier temps elle refuse, mais elle est finalement convaincue qu’elle doit se soumettre aux exigences de la société si elle veut que celle-ci veille sur elle en retour. Une fois réadaptée, elle voit les choses sous une nouvelle perspective et accepte son sort de bonne grâce. Dans une société apparentée à une dictature de type soviétique – Orwell, Zamiatine – le lavage de cerveau – consenti ou imposé – pourrait bien être la clé du bonheur.
18Il reste le cas le plus problématique, celui des « anomos » (« flippos »), c’est-à-dire de dangereux déviants qui rejettent ouvertement les règles. Traiter de fou ou d’anormal celui qui refuse de se soumettre aux usages respectés par une majorité silencieuse – sans tenir compte de la validité de ces règles – a toujours été une façon efficace de discréditer les dissidents. Il y a par exemple cet homme qui a tellement en horreur sa vie de famille nombreuse qu’il finit par craquer et frapper en public sa femme enceinte d’un huitième enfant. Arrêté par la police, sa sanction est immédiate : « la chute ». Il y a aussi Michael, qui aspire à sortir de sa monade, à voir à quoi ressemble le monde extérieur, la nature. À son retour, après avoir cédé à la tentation, il est arrêté pour « sortie illicite du bâtiment, manifestation indésirable de tendance antisociales » (MU, 21535). Une seule sanction pour cette escapade : « dévaler la chute » (MU, 197 ; « go down the chute », 133). La chute, toujours brandie comme l’arme de dissuasion ultime contre les comportements déviants, c’est la peine capitale. Sans être jugé, tout « ennemi de la civilisation » (MU, 216 ; « enemy of civilization », 146) est jeté dans ce grand vide-ordures qui achemine les déchets solides aux chambres de combustion de la tour, fournissant le chauffage aux citoyens respectueux. Parmi ces déchets, on trouve des « rebuts de toutes sortes […] emballages et paquets divers, des cadavres, parfois des corps encore vivants » (MU, 21736). La vie est sacrée, mais pas celle des anomos. Encore un mais. Bien qu’elle puisse sembler caricaturale, la façon dont cette société traite ses dissidents rappelle les pires dictatures de l’Histoire, et correspond selon Jameson à une « perspective systémique qui tient pour acquis que tout ce qui menace le système en tant que tel doit être exclu ; telle est bien la prémisse fondamentale de toutes les anti-utopies modernes […] le système développe son propre instinct de conservation et apprend, sans tenir compte de la vie individuelle, à se montrer impitoyable avec tout ce qui menace son existence37 ». La sanction pour la désobéissance est la mort, et le slogan de ce monde pourrait être « la soumission ou la combustion ». S’ils ne sont pas capables d’aimer leurs chaînes, les mécontents doivent disparaître, ce qui signifie soit entrer dans la clandestinité, se suicider ou être exécuté. Un des meilleurs exemples de cette soumission nécessaire et de l’aptitude à supporter l’insupportable est fourni par Mattern, qui doit chanter les louanges de sa société au visiteur. À la fin de la visite guidée, le récit passe du dialogue au monologue intérieur, et nous comprenons que Mattern ne cesse de penser à son frère, ce marginal qui lui aussi a suivi le chemin de la chute. Une fois seul, l’enthousiasme de façade fait place à la détresse et au dégout, sans personne pour assister à ce bref moment de vérité. Le monde intérieur (The World Inside), c’est aussi celui de l’esprit, celui des secrets, des véritables opinions, un monde condamné au silence.
Utopie ou dystopie ? Une question de point de vue
19Des craintes, des crimes et des tabous du passé ont disparu, mais ont été remplacés par d’autres, inimaginables pour le lecteur contemporain. Même si cette société prône la liberté sexuelle et démographique, c’est une société castratrice dans laquelle les citoyens – comme Mattern – ont appris à développer « des réactions et des réponses plus souples, plus dociles aux événements » et à accepter « le joug de leur environnement » (MU, 9538), un environnement dont le caractère dystopique se dévoile au fur et à mesure que le texte nous distille des informations sur l’absence de diversité sociale et culturelle, l’absence de libre arbitre, notamment dans le choix de carrière professionnelle, l’incertitude quant au développement émotionnel de citoyens dont le seul horizon est de commencer à travailler et à avoir des enfants dès l’âge de treize ans. Une fois exposés les aspects les plus sombres de cette « utopie ambigüe39 », une question demeure : comment la majorité de la population peut-elle accepter ce mode de vie ? Pour différentes raisons. Parce que, comme l’a écrit Huxley, « c’est là […] qu’est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu’on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper40. » C’est peut-être aussi une question de conditionnement psychologique, d’adaptation sociale, ou même de modification génétique, comme le subodore Jason. Les habitants des monades acceptent leur sort parce qu’il n’y a pas d’autre solution à un problème dont l’ampleur écrase les aspirations individuelles. Il a souvent été noté que dans les utopies le bien-être de la communauté l’emporte sur celui de l’individu. C’est pourquoi ceux qui menacent la société sont éliminés comme des mauvaises herbes (Silverberg utilise le verbe « weed out », WI, 14). Et c’est peut-être bien la façon dont sont traités les dissidents qui fait la différence entre l’utopie et la dystopie. Affinant sans cesse son analyse du genre, la critique a proposé une sous-catégorie de l’utopie qui pourrait bien définir Les Monades urbaines : l’utopie défectueuse ou imparfaite (« flawed utopia41 »), catégorie qui regrouperait les œuvres qui finissent par mettre au grand jour la nature profondément dystopique de la perfection de surface, et qui insistent sur le prix à payer.
20Située quatre cents ans dans le futur, cette civilisation a peu de choses en commun avec la nôtre. C’est pourquoi, au lieu de la juger avec nos propres critères – qui pourraient bien être dystopiques aux yeux d’un visiteur du futur – il nous faut voir les choses avec le relativisme qui s’impose. C’est ce que l’auteur nous invite à faire, grâce à sa stratégie narrative. Au sens strict, Les Monades urbaines n’est pas un roman, mais un texte polyphonique qui regroupe sept histoires racontées à la troisième personne par un narrateur omniscient42. Chaque histoire est relatée d’un point de vue différent, un personnage secondaire d’un récit pouvant fournir le point de vue principal dans le suivant. Le chapitre 1 décrit la rencontre entre le visiteur en utopie et son hôte ; le chapitre 2 s’intéresse à un jeune couple qui doit changer de monade ; le chapitre 3 suit une star du rock – dans la veine Woodstock, époque oblige – qui fusionne avec son public ; le chapitre 4 un couple qui réalise avec horreur qu’il n’est pas fait pour ce monde ; les chapitres 5 et 7 mettent en avant un oligarque mal dans sa peau, ayant le sentiment de participer à une mascarade ; le chapitre 6 se concentre sur les affres d’un résident qui aspire à visiter le monde extérieur. Pour les besoins de notre sujet, nous nous arrêterons sur trois de ces récits, qui montrent à quel point le relativisme culturel est nécessaire quand il s’agit de juger de la nature utopique ou dystopique d’une société.
Un visiteur en utopie et son hôte
21Dans le premier récit, chapitre de présentation qui nous familiarise avec cette civilisation étrangère, Silverberg se sert de la figure traditionnelle du visiteur sur l’île utopique. L’étranger, Gortman, vient de Vénus, qui a été terraformée pour répondre aux besoins de la vie humaine, mais selon les critères de l’ancien temps, car il n’y a pas de problème de surpopulation sur cette planète, version science-fictionnelle de l’Ouest sauvage américain. La fonction de Gortman est de permettre à son hôte Mattern – c’est lui le point de vue de ce premier segment – de présenter la monade, ses caractéristiques techniques, les us et coutumes de ses habitants, mais aussi, implicitement, de faire des comparaisons. Au cours de cette visite guidée, très scolaire, ils croisent un instituteur et un groupe d’enfants, personnages qui reflètent la position de Mattern – détenteur de la connaissance – et Gortman – le candide – dans un monde dont il a tout ou presque à apprendre. Dans ce chapitre, nous nous identifions aisément avec le visiteur de Vénus, dont les conditions de vie sont semblables aux nôtres, alors que le terrien est à nos yeux le plus étrange des deux. Malgré la bonne volonté qu’ils mettent à accepter les valeurs de l’autre, nous sentons poindre l’incompréhension, l’immense fossé qui sépare la culture et la mentalité des deux hommes, faits de la même chair et du même sang, mais imprégnés de la culture et de la mentalité de deux mondes radicalement différents.
22Dans ce contexte, il faut saisir le sens précis des mots et de leurs nuances. Par exemple Mattern admet que les monades ont leur lot de « mécontents » (MU, 15 ; « malcontents », WI, 4), mais pas dans le sens habituel, ajoute-t-il sans être plus explicite à ce sujet. Gortman est vexé de voir ses articles très sérieux considérés comme de la « littérature d’évasion » (MU, 15 ; « escape literature », WI, 3) par son hôte, qui a besoin qu’on lui explique mieux cette expression. Des mots et des concepts sont détournés : « liberté » signifie plutôt « devoir » – tout comme dans le novlangue d’Orwell la liberté, c’est l’esclavage, ou comme dans Fahrenheit 451 de Bradbury les pompiers sont pyromanes –, les anomos (anormaux) sont ce qui se rapproche le plus de notre conception d’un homme normal. Les non-dits sont également importants, étant donné que les deux hommes hésitent à livrer leur opinion sans réserve. Par exemple Mattern craint que son visiteur regarde sa façon de vivre comme « répugnante ou hideuse » (MU, 24 ; « hideous and repugnant », WI, 9), mais il n’ose pas lui demander le fond de sa pensée. Il y a également cette phrase inachevée où le mot utopie est utilisé de façon tortueuse. Quelques opinions, bien qu’exprimées franchement, ne sont pas pour autant bien perçues. Quand Mattern s’extasie de savoir qu’à tel étage de la monade chaque famille a une moyenne de 9,9 enfants, Gortman le visiteur se demande s’il est ironique ou sincèrement enthousiaste. Mattern renvoie constamment aux coutumes de sa communauté, à ce qui est correct ou déplacé, alors que Gortman utilise souvent le terme « étrange » dans les deux cas. Aussi ouverts d’esprit soient-ils, ils ne peuvent s’empêcher d’exprimer des jugements de valeur basés sur des critères qui leur sont propres. Tour à tour, ils sont involontairement malpolis, et une certaine tension naît de l’accumulation de remarques maladroites. Le monadien parle grossièrement des « coutumes étrangères » (MU, 14 ; « alien customs », WI, 3) de son invité, telles que la chasse. Plus tard, comme pour rattraper ce manque de tact, il prend garde à ne pas le choquer avec ses habitudes en matière de nudité et de sexualité. Et bien que Gortman se félicite d’être un « relativiste culturel » (MU, 19 ; « a cultural relativist », WI, 6) qui sait s’adapter en toute circonstance, c’est lui qui commet la plus grosse maladresse quand il aborde la question du contrôle des naissances. Dans le contexte de la monade, c’est une question des plus choquantes, révélatrice de l’immense fossé socioculturel qui sépare les deux personnages. Gortman, même s’il s’habitue progressivement à cette terre inconnue, s’y sentira toujours comme un étranger. Après la première histoire, le visiteur disparait complètement du récit, qui se focalise ensuite sur des personnages qui vivent bon gré mal gré selon les lois des monades. Ce changement de ton et de point de vue renforce l’idée que le livre commence à la manière d’une utopie pour poursuivre sur un mode dystopique.
L’homme du monde clos et la femme du monde extérieur
23Afin de contrebalancer cette visite d’un étranger dans la monade, nous assistons ensuite à l’escapade d’un habitant du monde clos dans le monde extérieur (6e récit). À travers ce récit de voyage, ce chapitre marque le retour au mode utopique. Ce voyage en sens contraire, qui fait écho à la phrase d’accroche « Escape from Utopia », peut être vu comme une utopie à l’intérieur d’une utopie, où Michael le monadien joue le rôle du visiteur candide et la fermière qu’il rencontre celui de son hôte. Michael n’est pas à proprement parler un dissident, sa voix est plutôt celle de la raison, une voix/voie malgré tout condamnée, car c’est celle d’un impossible entre-deux. « On n’a pas besoin de vivre comme eux [autrefois], mais on n’est pas obligé non plus de vivre comme nous le faisons. Pas tout le temps. » (MU, 15743) Plus rêveur que rebelle, il veut juste une fois dans sa vie respirer un air pur, sentir le soleil sur sa peau. Curieusement, si l’on considère sa sortie comme un voyage vers une autre forme d’utopie, il est seul pendant les premières heures qu’il passe dans ce monde inconnu. Sans guide, il erre dans les grands espaces, ce qui lui donne tout loisir de s’abandonner avec délice aux sensations qu’il éprouve au contact de la nature inconnue. Quand il rencontre les fermiers qui vivent dans cet espace à ciel ouvert, il est effrayé par la bizarrerie de tout ce qui l’entoure et a l’impression d’être totalement étranger44 à ce monde qui nous parait pourtant bien familier. Comme dans la première histoire, le schéma de l’étranger en terre étrangère est reproduit, mais cette fois c’est l’habitant de la tour qui se retrouve dans un monde inconnu. La science-fiction regorge d’œuvres qui comparent les coutumes de deux civilisations (une humaine, une authentiquement étrangère, c’est-à-dire extraterrestre, comme dans Les Amants étrangers de P.J. Farmer, The Lovers, 1961), mais l’originalité de Silverberg – et surtout du mode utopique – est de rendre totalement étranges les habitudes d’êtres humains aux yeux d’autres humains vivant juste quelques kilomètres plus loin. Avec son « Homo urbmonadis » (MU, 98 ; « Homo urbmonensis », WI, 64) Silverberg fournit une réponse à la question de Jameson : « l’utopie […] propose-t-elle une mutation de la nature humaine et l’émergence d’êtres neufs45 ? ».
24Dans des passages qui prennent des allures d’étude anthropologique, Michael est à la fois fasciné et horrifié par les « coutumes barbares » (MU, 179 ; « barbaric customs », WI, 121) des fermiers qui vivent toujours selon les valeurs horizontales du passé, y compris celle du contrôle des naissances, un mode de vie qu’ils ont adopté par choix mais aussi par nécessité, puisqu’ils ne peuvent pas se permettre d’empiéter sur les terres qui nourrissent des milliards d’êtres humains. Après une brève période d’errance solitaire, Michael est accueilli par une femme du cru nommée Artha, de façon plus conforme aux canons de l’utopie. Une fois encore, la confrontation des points de vue met en lumière l’étendue de la relativité culturelle. Quand Michael se rend compte que les maisons ont des verrous, il a le sentiment d’être en prison, mais Artha réplique « Ne vous sentez-vous pas prisonniers ? Des milliers et des milliers d’individus qui s’activent comme des abeilles dans une ruche – comment peut-on le supporter ? » (MU, 19946). Elle ne comprend pas le sens de cette vie étriquée, compressée, qui revêtirait pour elle l’allure d’un cauchemar quotidien, alors que pour Michael la tour est « une matérialisation poétique des relations humaines, un miracle de civilisation » (MU, 20047). Bien qu’il se sente à l’étroit dans sa tour, Michael en fait l’éloge, car des années de conditionnement l’ont mené à considérer sa vie comme « L’unique solution à la crise démographique mondiale. L’héroïque et magnifique réponse à cet immense défi » (MU, 20148).
25En dépit de leurs désaccords, Michael est attiré par Artha, et se comporte avec elle comme s’il était dans son monde à lui. Il lui demande alors en toute simplicité de coucher avec elle, proposition rejetée avec virulence. Michael est choqué par ce refus inconvenant, passible de la peine capitale dans la monade, alors qu’Artha ne voit en lui qu’un animal dominé par ses instincts. Les bonnes manières en matière de cour et de sexualité diffèrent selon qu’on se situe à l’intérieur ou à l’extérieur des monades. Quant à la délicate question du contrôle des naissances, Artha est volontairement polémique : « Nous vous trouvons ignobles de ne pas vouloir contrôler vos naissances » (MU, 19349). Si l’opposition entre la ville et la campagne est un aspect fondamental de la réflexion sur l’utopie, Silverberg ne prend pas parti, mais se sert des deux modèles pour mettre en scène le choc de deux cultures qui ne peuvent trouver de terrain d’entente, que ce soit sur les questions d’organisation sociale, de logement, de mœurs, ou même sur la question du bien et du mal. Comme le dit Artha « Vous ne nous comprendrez jamais. Et je suppose que nous ne vous comprendrons jamais » (MU, 19550). Reconnaître ces différences ne signifie pas nécessairement les surmonter. Au contraire, Artha insiste lourdement sur le fait que leurs deux mondes doivent cohabiter à distance, comme deux partenaires économiques qui jamais n’établiront de passerelle culturelle entre eux : « Vous avez votre mode de vie, nous avons le nôtre […] nous mettons notre point d’honneur à ne pas vous ressembler » (MU, 19351). Comme l’écrit Suvin, « ce qui semble parfait aux yeux d’un homme peut être effrayant aux yeux d’un autre homme (ou d’une autre classe)52 ». Il est cependant ironique de noter que les habitants des monades ne pourraient vivre comme ils le font sans cette communauté agricole dont les coutumes leur sont si odieuses. Michael illustre bien notre tendance à être prisonniers de nos préjugés et de nos habitudes, c’est-à-dire à être conditionnés par notre environnement. Il sent que quelque chose ne va pas dans sa monade, mais quand il doit confronter ses vues à celles d’Artha, il défend les valeurs de sa société avec une telle ferveur qu’il devient lyrique alors qu’il doit justifier une vie de ruche dans une tour de béton impersonnelle. Au bout de ce bref voyage initiatique qui lui en apprend autant sur lui-même que sur le monde extérieur, Michael ne s’affranchit pas de la tour. Au contraire, il n’a qu’un désir, retourner là où il se sent vraiment chez lui, à ses racines. Ce sera le dernier vœu qu’il accomplira, avant d’être exécuté pour son accès de folie, si bien qu’au bout du compte l’utopie est un mot vain pour lui, car il ne la trouve ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Là encore le titre The World Inside fait sens, puisqu’au propre comme au figuré, la monade – terme emprunté à Leibniz53 – est un monde clos, fermé aux autres valeurs, qu’elles viennent du passé ou de l’extérieur. Il ne peut y avoir de voyage aller-retour, synonyme de sédition, mais aussi de contamination.
L’homme du XXIVe siècle et l’homme du XXe siècle : un dialogue imaginaire
26Une confrontation à laquelle le lecteur pourrait être encore plus sensible est ce dialogue bakhtinien au cours duquel Jason l’historien joue son propre rôle – un habitant bien adapté aux monades – et celui d’un homme du lointain passé (4e récit). S’efforçant de voir sa société avec les yeux d’un homme du XXe siècle, il la décrit comme « une sorte d’enfer où s’entassent des vies atrocement étriquées et barbares, où la prolifération démographique est diaboliquement encouragée […] où tout refus est formellement interdit et les dissidents impitoyablement détruits » (MU, 9754). Comme Edward James demande fort justement : « Est-ce que ce que les hommes tenaient pour une utopie il y a mille ans aurait la moindre chance d’être considéré comme tel au yeux de nos contemporains55 ? »
27En dépit de ses efforts pour considérer son monde sous l’angle le plus critique, Jason ne peut se résoudre à y voir une dystopie. À ses yeux, il était nécessaire de remplacer la société horizontale par la société verticale, et d’éliminer ceux qui ne pouvaient s’y adapter. Ce qui a pour nous des allures de cauchemar est le seul monde qu’il puisse concevoir, en toute logique. Pour lui, ce sont nos libertés et l’obligation de faire des choix qui sont terrifiants (MU, 95 ; « terrifying », « hideous », WI, 62). Dans une société où la propriété privée et le voyage n’existent pas, où l’espace vital personnel est réduit au strict minimum, notre mode de vie soulève des questions qui révèlent l’immense fossé entre les deux points de vue : « Où se dépêchent-ils ? Pourquoi vont-ils si vite ? Pourquoi ne restent-ils pas chez eux ? Ont-ils besoin de ce qu’ils achètent ? Où mettent-ils tout ça ? » (MU, 96-9756). Marx contre le Capital ? Une société collectiviste plutôt que la société de consommation ? Silverberg oppose les modèles et les valeurs avec plus de nuance. Pour l’homme du XXe siècle, il est préférable de limiter les naissances et de ne restreindre aucune autre liberté, alors que pour l’homme des monades, « seul un régime totalitaire » (MU, 98 ; « a totalitarian regime », WI, 64) peut imposer cette limite. Tout ce discours a des relents idéologiques, et sonne parfois comme un débat pour ou contre l’avortement (« pro-life VS pro-choice »), qui était déjà passionné à l’époque où fut écrit le livre57. Bien qu’il constitue un excellent exercice intellectuel, ce jeu de rôle sonne finalement comme un dialogue de sourds, ce que suggère la répétition des mêmes phrases révélant leur incompréhension mutuelle : « Mais ne voyez-vous pas ? », « Si seulement vous vouliez écouter » (MU, 10058). Tout est question de point de vue, d’usages, de croyances, qui sont eux-mêmes déterminés par un contexte sociohistorique, et quand le gouffre temporel et culturel est trop vaste, il devient à jamais infranchissable. Après quatre siècles de changement et d’adaptation à un nouvel environnement, la Terre et ses habitants sont devenus étrangers à eux-mêmes.
28Au fur et à mesure que l’homme modifie son environnement, sa mentalité et son mode de vie changent également, comme au cours du XXe siècle, qui a vu les populations migrer des campagnes vers les villes. Avec le temps, ces changements peuvent concerner jusqu’à sa conception du bonheur, du bien et du mal, opinions qui à leur tour influencent sa vision de l’utopie, à tel point que l’utopie d’une société à un siècle donné peut devenir dystopie dans une autre époque. Silverberg confirme qu’il n’y a pas de modèle immuable de société idéale ou cauchemardesque. Il illustre aussi le fait qu’une dystopie peut parfois être une utopie qui s’est égarée en chemin, étant donné que les deux modèles de société présentent des caractéristiques communes, comme la prépondérance du collectif sur l’individuel, le besoin de stabilité et de contrôle. Il peut y avoir des critères objectifs pour décider de la nature utopique ou dystopique d’une société, comme le sentiment général de souffrance ou de félicité (s’il n’est pas soumis à la prise de drogues), la façon dont sont traités les dissidents, le rapport à l’Histoire, mais Silverberg traite son sujet avec une ambiguïté qui empêche tout jugement tranché sur son monde imaginaire. Proposant de multiples points de vue, le récit oscille entre des parties descriptives – comme dans l’utopie – et des parties narratives centrées sur le sort des dissidents – comme dans la dystopie.
29Le monde des monades n’est pas officiellement le fruit d’une dictature, mais il est né de deux choses : a) une réponse à une période historique de chaos, b) le développement d’une nouvelle mentalité. La solution des cités verticales imaginée par Silverberg est un choix habile puisque comme le rappelle Jameson, « La ville qui, en tant qu’image mythique, oscille constamment entre la Nouvelle Jérusalem et le Pandémonium […] est donc tout aussi ouverte aux fonctions anti-utopiques et dystopiques qu’aux fonctions utopiques59 ». De plus, tout comme une utopie n’a pas besoin d’être absolument parfaite, une dystopie n’est pas toujours le plus effroyable des enfers, le texte hybride de Silverberg peut donc aussi bien être considéré comme une utopie étouffante que comme une dystopie feutrée. Ou pourquoi pas une « utopie faillible60 », autre sous-catégorie proposée par Suvin. Quand Jason et sa femme se rendent compte qu’ils ne sont pas faits pour vivre dans cette société, ils ont une question pertinente : « Moi, je n’appartiens pas à cette espèce. Toi tu n’y appartiens pas non plus. Eux, peut-être, quelques-uns d’entre eux. Mais combien ? Combien vraiment ? » (MU, 12861). Il n’y a malheureusement pas de réponse. Ceux qui ne supportent pas le seul mode de vie à leur disposition sont traités comme de dangereux parasites, des déséquilibrés, mais qui sont les plus fous ? Ceux qui acceptent l’insupportable, ou ceux qui le refusent ? C’est le sens de la réflexion d’Huxley quand il parle des masses insoupçonnées de victimes de troubles mentaux que nos sociétés modernes peuvent produire :
Ils sont normaux non pas au sens que l’on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport à une société profondément anormale, et c’est la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne la mesure de leur déséquilibre mental. Ces millions d’anormalement normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s’accommoderaient pas s’ils étaient pleinement humains et s’accrochent encore à « l’illusion de l’individualité », mais en fait, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés. Leur conformité évolue vers l’uniformité. Mais l’uniformité est incompatible avec la liberté62.
30Si, comme Huxley, l’on s’accorde la liberté de juger, et d’estimer que le monde des monades est anormal ou fou, on peut alors y voir une société totalitaire, dans la mesure où, comme l’explique Hannah Arendt, « Ce cas extrême d’une folie artificiellement fabriquée ne peut se présenter que dans un monde totalitaire » (l’artificiel étant les tours), où « La force de la propagande totalitaire […] repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel63 » (la propagande étant le credo « prospérer et multiplier » et le réel étant le monde extérieur). Cependant, on pourrait une fois encore relativiser ces propos en avançant que, aussi éclairé soit-il, Huxley se réfère à une norme qui est la sienne, ou du moins celle de son époque. Quant aux habitants des monades, prisonniers de leur situationnalité, ils semblent satisfaits de leur vie de confinement, qu’ils ne songeraient guère à qualifier de dystopique. Conditionnés par les valeurs et les impératifs de leur époque, par le manque d’alternative, écrasé par le poids de l’Histoire, ils sont dans leur grande majorité incapables d’imaginer un autre mode de vie, ni même de remettre en question ou tenter de changer le monde dans lequel ils vivent, mais n’est-ce pas là le lot de la plupart d’entre nous ?
Notes de bas de page
1 D. Suvin, Positions and Presuppositions in Science Fiction, London, Macmillan Press, 1988, p. 42, inédit en français, traduction de l’auteur, comme tous les textes qui seront suivis de cette précision. Soit : « l’utopie est un sous-genre de la SF ».
2 D. Suvin, Metamorphoses of Science Fiction, New Haven, Yale University Press, 1979, p. 61-62, inédit en français. Soit : « Elle est aussi, parmi les ancêtres idéologiques de la SF, un des plus importants et des plus sérieux […]. Pour tout ce qu’elle comporte d’aventure, de romanesque, de vulgarisation scientifique, de merveilleux […] la SF ne peut finalement s’inscrire que dans le cadre de l’horizon utopique ou anti-utopique ».
3 R. Williams, « Utopia and science fiction », dans P. Parrinder (dir.), Science Fiction. A critical guide, London, Longman, 1979, p. 63, inédit en français. Soit : « La plupart des extrapolations directement formulées à partir de nos propres conditions de vie […] furent de caractère dystopique, que ce soit dans l’intention ou la réalisation : la guerre nucléaire, la famine, la surpopulation, la surveillance électronique ont décliné 1984 en une infinité de dates possibles. »
4 P.R. Hupp, « Un Météore solitaire » (préface), dans P.R. Hupp (dir.), Le Livre d’or de la science-fiction : Robert Silverberg, Paris, Presses Pocket, 1979, p. 7.
5 Porté à l’écran en 1973 par Richard Fleischer, Soylent Green est un bon exemple de dystopie cinématographique de l’époque, à l’instar du Rollerball de Norman Jewison (1975), adaptation d’une nouvelle de William Harrison (« Meurtre au jeu de boules », « Rollerball Ball Murder », 1973).
6 Écrit en 1920-1921, interdit de publication en URSS, et publié en langue anglaise en 1924.
7 Pour la version française, il sera renvoyé au numéro des pages (précédé de l’abréviation MU) de l’édition suivante : R. Silverberg, Les Monades urbaines [1974], trad. M. Rivelin, Paris, J’ai lu, 1979. C’est à cette édition que je me réfère, en précisant ou remplaçant certains termes ou expressions manquants ou trop librement traduits. Les citations de l’original américain seront précédées de la mention WI : R. Silverberg, The World Inside [1971], New York, Bantam Books, 1983.
8 A. Huxley, Brave New World Revisited [1959], London, Vintage, 1994, voir le chap. 1, « Overpopulation (Surpopulation) », p. 3-14. L’édition utilisée pour les traductions de Denise Meunier est : Retour au meilleur des mondes, Paris, Pocket, 2006.
9 L’expression est de K. Amis, New Maps of Hell : A Survey of Science Fiction, New York, Harcour, 1960.
10 « to thrive and multiply » (WI, 26).
11 F. Jameson, Archéologies du futur, le désir nommé utopie, trad. N. Vieillescazes et F. Ollier, Paris, Max Milo Éditions, 2007, p. 254. Soit : « the grand Utopian idea or wish […] is always conceived as a situation-specific resolution of a concrete historical dilemma » (F. Jameson, Archaeologies of the Future. The Desire Called Utopia and Other Science Fictions, London, Verso, 2005, p. 145).
12 F. Jameson, Archéologies du futur, op. cit., p. 60. Soit : « a temporal future » (F. Jameson, Archaeologies of the Future, op. cit., p. 23).
13 F. Jameson, Archéologies du futur, op. cit., p. 318. Soit : « an “end of history” internal to the Utopian texts » (F. Jameson, Archaeologies of the Future, op. cit., p. 186).
14 Raffaella Baccolini, « Memory and Historical Reconciliation », dans R. Baccolini et T. Moylan (dir.), Dark Horizons, Science Fiction and the Dystopian Imagination, London, Routledge, 2003, p. 116 et 119, inédit en français. Soit : « l’amnésie historique nous conduit à l’anti-utopie », « la nostalgie du passé ».
15 Soit : « All utopias are counter-projects to the bad organization, the moral and often material chaos around the author » (D. Suvin, Positions and Presuppositions in Science Fiction, op. cit., p. 36).
16 Soit : « a more perfect society, in the sense of a more perfect principle for the life and type of horizons involved » (ibid.).
17 Anticiper et prévenir, c’est un des rôles de la SF, qui a traité de problèmes tels que le réchauffement climatique, la pollution, les pénuries de toutes sortes (eau, nourriture, pétrole) des décennies avant d’être des sujets d’actualité ou des enjeux politiques.
18 Voir WI, 158 (« the ancient religions have few followers »).
19 « Utopia is an Other World immanent to the world of human endeavour, dominion […] and not transcendental in a religious sense. » (D. Suvin, Metamorphoses of Science Fiction, op. cit., p. 42).
20 A. Huxley, Retour au meilleur des mondes, op. cit., p. 15. Soit : « Birth control depends on the co-operation of an entire people. It must be practised by countless individuals, from whom it demands more intelligence and willpower than most of the world’s teeming illiterates possess […] Moreover […] religious and social traditions in favour of unrestricted reproduction are widespread. » (A. Huxley, Brave New World Revisited, op. cit., p. 8).
21 Voir WI, 6 (« a post-privacy culture »).
22 A. Huxley, préface de 1946 au Meilleur des mondes, trad. J. Castier, Paris, Presses Pocket, 1977, p. 11. Soit : « As political and economic freedom diminishes, sexual freedom tends compensatingly to increase. » (A. Huxley, Brave New World [1932], London, Vintage, 1994, p. XXXVII).
23 F. Jameson, Archéologies du futur, op. cit., p. 293. Soit : « our inescapable situatedness : situatedness in class, race and gender, in nationality, in history – in short, in all kinds of determination » (F. Jameson, Archaeologies of the Future, op. cit., p. 170). Jameson utilise la notion développée par David Simpson, Situatedness, Durham, Duke University Press, 2003.
24 Soit : « you’ve turned [earth] into… – into… », « Utopia ? », « I meant to say that, yes » (WI, 10).
25 Ironiquement, Gortman vient d’Enfer (« Hell »), une cité de Vénus semblable aux villes du XXe siècle.
26 F. Jameson, Archéologies du futur, op. cit., p. 278. Soit : « that peculiar phenomenon of the boundary and limit which inaugurates Utopian closure » (F. Jameson, Archaeologies of the Future, op. cit., p. 160).
27 Soit : « The total accessibility of all persons to all other persons is the only rule by which our civilization can survive » (WI, 18).
28 Soit : « avoidance of frustration is the primary rule » (WI, 6).
29 Soit : « To prevent life from coming into being is the darkest sin » (WI, 7).
30 Voir « Conflict sterilizes » (WI, 5), « Brooding sterilizes » (WI, 33), « Striving sterilizes » (WI, 61).
31 Soit : « We do impose a few little restrictions on ourselves […] so that our freedoms don’t pall. » (WI, 7).
32 Soit : « dangerous countersocial tendencies », « Menace to harmony and stability » (WI, 145).
33 Platon, Les lois, Paris, GF Flammarion, 2006, III, 702b, p. 213.
34 Soit : « there is no room for the nonsocial person in an urban monad » (WI, 57).
35 Soit : « illicit departure and countersocial tendencies » (WI, 145).
36 Soit : « discards of all kinds, wrappers and packages, the bodies of the dead, occasionally the bodies of the living » (WI, 147).
37 F. Jameson, Archéologies du futur, op. cit., p. 348. Soit : « a systemic perspective for which it is obvious that whatever threatens the system must be excluded : this is indeed the basic premise of all modern anti-Utopias […] the system develops its own instinct for self-preservation and learns ruthlessly to eliminate anything menacing its continuing existence without regard for individual life » (F. Jameson, Archaeologies of the Future, op. cit., p. 205).
38 « a more pliant, a more acquiescent mode of response to events », « the yoke of the new environment » (WI, 62).
39 C’est Ursula Le Guin qui a employé cette expression, sous-titre de son roman Les Dépossédés (The Dispossessed : An Ambiguous Utopia, 1974).
40 A. Huxley, Le Meilleur des mondes, op. cit., p. 34-35. Soit : « that is the secret of happiness and virtue – liking what you’ve got to do. All conditioning aims at that : making people like their unescapable social destiny. » (A. Huxley, Brave New World, op. cit., p. 12).
41 L.T. Sargent, « The Problem of the Flawed Utopia : A Note on the Costs of Eutopia », dans R. Baccolini et T. Moylan (dir.), Dark Horizons, Science Fiction and the Dystopian Imagination, op. cit., p. 226, inédit en français. Soit : « the label “flawed utopia” […] fits two categories of works. The first shows the ultimately dystopian nature of apparent perfection. […] The other category […] poses the fundamental dilemma of what cost we are willing to pay or require others to pay to achieve a good life. »
42 Certains textes ont été publiés indépendamment (et dans le désordre) dans des revues comme Galaxie (1972-1973) ou des recueils de nouvelles comme Espaces inhabitables (Casterman, 1973) ou Le Livre d’or de la science-fiction : Robert Silverberg (Presses Pocket, 1979).
43 Soit : « We don’t have to live the way they did [in the past], but we don’t have to live this way [the urbmon way] either. Not all the time. » (WI, 106).
44 Voir « frightened by the strangeness of everything », « like a man from Mars » (WI, 120).
45 F. Jameson, Archéologies du futur, op. cit., p. 290. Soit : « a mutation in human nature and the emergence of whole new beings » (F. Jameson, Archaeologies of the Future, op. cit., p. 168).
46 Soit : « Don’t you feel like prisoners ? Thousands of you like bees in a hive – how can you stand it ? » (WI, 134).
47 Soit : « a poem of human relationships, a miracle of civilized harmonies » (WI, 134).
48 Soit : « The unique solution to the population crisis. Heroic response to immense challenge. » (WI, 135).
49 Soit : « We think the urbmon folk are wicked, for they will not control their breeding. » (WI, 130).
50 Soit : « You will never understand us. And I suppose we will never understand you. » (WI, 131).
51 Soit : « You have your way of life ; we have ours […] We pride ourselves on not being like you. » (WI, 130).
52 D. Suvin, Metamorphoses of Science Fiction, op. cit., p. 61. Soit : « one man’s perfection is another man’s (or class’s) terror ».
53 « Une monade, au sens leibnizien du terme, [est] un univers spirituel “sans fenêtre” et clos sur lui-même. », remarque Nathalie Labrousse sur http://www.noosfere.com/icarus/livres/niourf.asp?numlivre=-320975.
54 Soit : « a hellish place in which people live hideously cramped and brutal lives, in which uncontrolled breeding is nightmarishly encouraged, in which dissenters are ruthlessly destroyed » (WI, 64).
55 E. James, « Utopias and anti-utopias », dans E. James et F. Mendlesohn (dir.), The Cambridge Companion to Science Fiction, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 227. Soit : « Would what human beings recognized as utopia a millenium from now be recognizable as utopia by us at all ? ».
56 « Where are they all going ? Why so fast ? Why not stay home […] Do they need what they buy ? Where do they PUT it all ? » (WI, 63).
57 En 1967, le Colorado fut le premier état américain à légaliser l’avortement, sous certaines conditions. Le cas Roe v Wade s’est tenu en 1973, deux ans après la publication des Monades urbaines.
58 Soit : « But don’t you see – ? […] If only you would listen » (WI, 65).
59 F. Jameson, Archéologies du futur, op. cit., p. 279. Soit : « The city, which as mythic image oscillates back and forth between the New Jerusalem and Dis or Satan’s city Pandemonium, is thus available for anti-Utopian and dystopian functions fully as much as for more properly Utopian ones. » (F. Jameson, Archaeologies of the Future, op. cit., p. 161).
60 D. Suvin, « Theses on Dystopia 2001 », dans R. Baccolini et T. Moylan (dir.), Dark Horizons, Science Fiction and the Dystopian Imagination, op. cit., p. 195, inédit en français. Soit : « the Fallible Utopia, a new sub-genre of the U.S. 1960s-70s ».
61 Soit : « I don’t belong to the species. You don’t belong to the species. Maybe they do, some of them. But how many ? How many, really ? » (WI, 85).
62 A. Huxley, Retour au meilleur des mondes, op. cit., p. 31-32. Soit : « They are normal not in what may be called the absolute sense of the word ; they are normal only in relation to a profoundly abnormal society. Their perfect adjustment to that abnormal society is a measure of their mental sickness. These millions of abnormally normal people, living without fuss in a society to which, if they were fully human beings, they ought not to be adjusted, still cherish the “the illusion of individuality”, but in fact they have been to a great extent de-individualized. Their conformity is developing into something like uniformity. But uniformity and freedom are incompatible. » (A. Huxley, Brave New World Revisited, op. cit., p. 28).
63 H. Arendt, Le Système totalitaire [1951], trad. J.-L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy, Paris, Le Seuil, 1972, p. 80-81.
Auteur
Université de Reims Champagne-Ardenne
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