Précédent Suivant

Le monde des accusés (1950) de Walter Jens ou les soubresauts d’un genre

p. 131-141


Texte intégral

1Le roman de Walter Jens Le monde des accusés1, publié en 1950, fait partie des récits anti-utopiques classiques de la première moitié du XXe siècle. Tout comme dans 1984 d’Orwell (1949), dont la version allemande parut également en 1950, les citoyens du monde sont dominés par un État totalitaire qui a placé leur vie sous haute surveillance. L’œuvre de Walter Jens dépeint la destruction des dernières manifestations d’humanité dans les rapports humains ou – selon la perspective adoptée – la réalisation ultime du bonheur universel :

« Alle sind glücklich », sagte der Richter.« Sie haben zu essen, und je mehr sie arbeiten, desto mehr haben sie zu essen. Sie brauchen nicht allein zu schlafen, und man sorgt für die Kinder. Sie wissen, was sie zu tun haben, denn wir haben es ihnen gesagt. Sie brauchen sich keine Gedanken zu machen. Wir haben es ihnen abgenommen. Sie machen sich keine Gedanken. Es ist alles geregelt. Es wird mehr gearbeitet, und sie werden immer glücklicher. » (NWA, 276)2

Les similitudes entre 1984, Le monde des accusés et d’autres œuvres dystopiques des années trente et quarante du XXe siècle sont frappantes3. D’après les critiques, Walter Jens ne connaissait ni Orwell ni Huxley ou Koestler lorsqu’il rédigea son livre4. En dépit du grand nombre d’analogies entre ces récits anti-utopiques, une question en particulier est restée jusqu’ici dans l’ombre et nous semble donc mériter d’être posée, celle de la facture de ce roman. Différents thèmes déjà traités par les critiques, tels que l’Histoire, la chute du IIIeReich, le présent immédiat et la création de la RDA, ou encore le style du roman, ne seront ainsi pas le sujet de cette contribution5. La question de la contextualisation ayant déjà été maintes fois abordée, nous envisagerons essentiellement la structure formelle de l’œuvre.

2Le roman de Jens, qui a aujourd’hui presqu’entièrement sombré dans l’oubli, ne manque pas d’intérêt car, tout en menant la critique de la société de consommation à son terme, il fait apparaître les limites du genre dont il relève et annonce en quelque sorte sa mutation. Dans son ouvrage Die antiutopische Tradition, Stephan Meyer constate en effet qu’à partir des années 1950, l’anti-utopie classique est remplacée par des « sous-genres de l’utopie », en particulier par des films ou des bandes-dessinées de science-fiction6. L’essor des nouveaux médias semble y être pour beaucoup, mais la cause de la disparition de l’anti-utopie classique nous paraît également liée à sa structure même. Tout se passe comme si la structure narrative de la dystopie classique avait fait son temps.

3Cette hypothèse sera ici illustrée par l’étude du roman de Walter Jens. La première partie de l’analyse portera sur la conduite de l’intrigue, au sens traditionnel du terme, puis du récit dans sa modernité apparente. Pour la deuxième partie, consacrée au programme narratif, l’interprétation s’appuiera sur les recherches sémiotiques de Greimas et Courtés7. Dans une troisième partie, le monde de la fiction tel qu’il apparaît dans le dernier chapitre du roman mais aussi dans le cinquième (le chapitre central du récit) sera analysé afin de tirer les conséquences, en termes de genre littéraire, du basculement définitif de ce monde dans la dystopie.

I. Intrigue et structure du récit

4L’intrigue du roman est simple et se laisse résumer rapidement. L’ouvrage, de trois cents pages, comporte onze chapitres répartis en trois livres. Le premier livre, ayant pour titre « L’accusé », dresse en cent trente pages (quatre chapitres) le portrait du protagoniste, Walter Sturm, qui vient de recevoir une assignation à comparaître au tribunal. Le Juge Suprême, qui est le dictateur secret du monde, apprend à ce dernier, ancien professeur des Universités, que l’humanité est désormais divisée en trois classes : accusés, témoins et juges. Il l’informe qu’il cherche un successeur. Après cette première comparution, Sturm est relâché jusqu’à la prochaine convocation.

5Le second livre, intitulé « Témoins » est aussi long que le premier. On y voit le protagoniste visiter le tribunal et ses cellules de détention sous la houlette d’un geôlier. Un film qui retrace ses activités au quotidien, tourné sans qu’il s’en aperçoive plusieurs années auparavant, lui est montré. Sturm vient en effet de passer du statut d’accusé à celui de témoin, en « récompense » pour avoir trahi sa maîtresse que le juge soupçonnait de félonie à l’égard du régime. À l’issue de la deuxième confrontation, le juge le libère une fois de plus pour quelques heures, lui permettant de retrouver temporairement son ancienne vie.

6Le troisième livre, « Juge », d’une trentaine de pages, ne comporte que trois chapitres. Sturm refuse catégoriquement de prendre la succession du Juge Suprême et est exécuté. Le tout dernier chapitre, décrit le monde trente ans après sa mort, en trois pages seulement.

7Si l’intrigue se déroule de façon linéaire, classique, on peut noter toutefois ici et là quelques tentatives pour assembler les éléments du récit sous une forme caractéristique du roman moderne, le montage.

8Dans le premier paragraphe du premier chapitre du roman, par exemple, les univers des deux protagonistes sont présentés de manière symétrique : Sturm est montré chez lui, le juge au tribunal. Tous deux sont assis à leur bureau, attendant le lendemain, jour de leur première confrontation, ce qui donne au lecteur une impression de simultanéité.

9Sans transition s’ensuit une courte chronique du passé qui relate la disparition du monde d’antan et son basculement dans la dystopie. Le narrateur raconte la destruction des églises, la fermeture des universités, l’interdiction d’exercer pour tous les artistes et la persécution des opposants au nouveau régime. La chronique s’achève sur l’actualité : l’arrestation des derniers dissidents est en cours.

10Dans les paragraphes suivants, on a tour à tour une analèpse et une prolèpse. L’errance de Sturm à travers la ville après réception de son assignation à comparaître est tout d’abord résumée en quelques phrases par le narrateur, puis, sans transition, commence le journal intime « du dernier homme ». Le personnage principal décrit lui-même la journée écoulée et le chemin parcouru. À l’issue de ce premier chapitre les univers des deux protagonistes, juge et accusé, sont à nouveau mis en parallèle.

11À notre sens, cette tentative de montage du récit n’est pas vraiment convaincante sur le plan esthétique. Dans les chapitres suivants toutefois, les changements de perspectives sont employés de manière plus percutante. La sortie de Sturm du tribunal, sa dernière discussion avec sa maîtresse et la prise de service des gardes chargés de l’arrêter sont racontées l’une après l’autre, ce qui offre au lecteur une vision de ce qui a lieu en coulisse. À la fin du premier livre, les pensées des dissidents prisonniers et de fidèles employés du régime sont résumées sur deux pages. En voici un extrait :

Sie dachten nicht an den Regen und nicht an den Mond und an die seltsamen Wolkenformen wie jener Angeklagte Paul Willers, den man zu Recht angeklagt hatte. Und wenn sie nicht an ihren Dienst dachten, dann dachten sie an die Häuser, die man denen versprochen hatte, an das große Stück Fleisch an den Sonntagen, an den Tabak in ihren einförmigen Pfeifen und an die Frauen in ihren Betten, an ihre Gesichter und an ihre Körper. (NWA, 135)8

Les pensées de l’un et des autres sont systématiquement mises en opposition par le recours à la négation. Il ressort de cette énumération que la dystopie domine le monde dans lequel les personnages évoluent. Le rêve du prisonnier – le propre de l’homme – n’apparaît ainsi qu’en creux dans le roman. De plus, sa source est disqualifiée par la prise de position qui, puisqu’il s’agit de la perspective des citoyens ordinaires, est à attribuer au plus grand nombre. Les « rêves » et conversations des hommes « libres », robots au service du pouvoir, tournent uniquement autour du travail et du sexe. L’emprise du système sur les individus est telle qu’aucun contact d’ordre privé ne peut plus être pris, qu’aucune sphère intime ne peut voir le jour. Il n’est ainsi jamais question de responsabilité morale ou de plaisir esthétique. L’adverbe « puis9 » qui dans les récits traditionnels accompagne les avancées de l’action en introduisant une nouvelle étape, met ici l’accent sur le statu quo : la description prend le pas sur la narration.

12La texture particulière du roman, qui a l’air parfaitement structuré au premier abord (trois livres, trois étapes), annonce le basculement ultime de l’utopie dans la dystopie. La pauvreté du style sur le plan rhétorique et la redondance marquée des répétitions ne sont d’ailleurs pas seulement l’apanage du dernier chapitre. Lorsque l’anti-utopie a définitivement vaincu, que reste-t-il à raconter ?

II. Le programme narratif

13Dès lors que l’on se penche sur la structure narrative de base, il apparaît cependant que l’auteur a exploité ses potentialités de manière fort intéressante. Le monde dysphorique de la fiction est représenté comme la réalisation d’une utopie du point de vue du maître du monde. Dans son avant-dernière confrontation avec Walter Sturm, le Juge Suprême décrit l’univers ainsi créé en ces termes :

« Es ist sehr einfach. Die Menschen sind glücklich geworden. An ihrer Arbeitsleistung, die sich ja in allen ihnen gewährten Zuteilungen ausdrückt, können sie ihr Glück genau abmessen. Aber sie wissen es nicht. Sie werden angeklagt, sie werden Zeuge, und sie werden Richter. Aber sie wissen es nicht. Sie denken nicht an Gott, sie lieben nicht, sie machen alle die gleichen Bewegungen, und sie haben alle gelernt, was sie in den Stunden zu tun haben, in denen sie nicht arbeiten. Aber sie wissen nicht darum. Sie haben alle die gleichen Gedanken, gebrauchen die gleichen Gesten. Aber sie wissen es nicht. Sie führen alle nur noch Selbstgespräche. Doch sie wissen es nicht. Nur wir beide »– der Richter ließ seine Rechte vom Handgelenk aus mehrmals zwischen sich und Walter Sturm hin und her pendeln –, « nur du und ich wissen es noch. » (NWA, 279-280)10

Le zèle, la consommation, l’ignorance, la monotonie et la solitude sont ici thématisés comme étant les conditions du bonheur. A contrario, la culture, la religion, la philosophie et les rapports humains, les dimensions essentielles de la vie, sont ici niées. Enfin, les personnages du juge et du « dernier homme » sont certes réunis dans leur savoir mais opposés dans la relation de pouvoir, dissymétrique, qui les lie.

14C’est de cette opposition que procède le programme narratif du roman. Les visions du monde, utopique et dystopique, trouvent leur expression dans les formules sémiotiques suivantes, la première conjonctive, la seconde disjonctive : PN = F [S1 à (S2 ∩ O)] ; PN = F [S1 à (S2 ∪ O)]11. Le « Destinateur » est dans ce programme narratif [PN] le juge qui tente d’instrumentaliser le « Sujet » Sturm (S1). Le Sujet (S1) doit relier le monde (S2) avec l’« Objet » (O), le « bonheur » imaginé par le juge, à savoir la robotisation de la vie, la disparition de l’humain. (Le signe ∩ symbolise la conjonction). Sturm refuse de se plier à ce programme et se révèle ce faisant comme un anti-sujet. De la disjonction naît l’anti-programme : Sturm, le « dernier homme » rejette les valeurs qui lui sont proposées. Le programme utopique du Juge Suprême, qui devait mener à la conjonction avec l’objet « bonheur », est dénoncé comme étant en réalité contraire à l’humain, dystopique.

15Avec sa structure en trois livres, Le monde des accusés a été construit pour épouser la perspective du juge. Les trois phases relevées coïncident avec le « schéma narratif canonique12 ». Dans le premier tome a lieu la « manipulation », dans le deuxième l’« action » et dans le troisième intervient la « sanction ». L’axiologisation, qui donne le la en matière d’interprétation, ne laisse en revanche aucun doute sur la façon dont il convient d’apprécier l’entreprise du juge : seuls les personnages de dissidents, tout particulièrement du « dernier homme », ont réellement part à la dimension thymique du récit. On ne sait que fort peu de choses des sentiments du juge, et les sensations exprimées par les personnages de geôliers, dépourvues de toute intellectualité, relèvent de l’instinct animal.

16En termes sémiotiques, l’« action » se décompose par ailleurs en deux phases : l’« acquisition de compétences » et la « performance ». C’est là que le juge échoue, alors même qu’il avait conscience que le « dernier homme », au vu de ses caractéristiques, ne pouvait être « converti » :

Der Richter sagte: « Ich nannte Sie den letzten, weil eine längst versunkene Zeit im Augenblick Ihres Todes endgültig Vergangenheit wird. So darf ich doch sagen, nicht wahr? Sie werden das bald verstehen. Alle kann man bekehren, Sie aber nicht, mein Freund. Sie wissen es selbst zu gut, sonst stünden Sie nicht hier. Wenn Sie nicht mehr sind, brauchen wir niemanden mehr zu bekehren. » (NWA, 193)13.

La raison pour laquelle Sturm ne peut se laisser endoctriner réside dans son métier d’historien et d’écrivain : l’essence même de la dictature est l’objet de réflexion dans son ouvrage sur Néron. Si le protagoniste n’a pas connaissance des rouages de la machinerie mise en place par le système totalitaire dans lequel il vit, il est pourtant en mesure de réfléchir à ses conséquences sur le plan éthique, grâce à son savoir et à sa capacité à sentir les choses. Aussi la stratégie du juge consiste-t-elle à tenter de le briser afin que l’humanité soit définitivement éradiquée à temps, à savoir avant que lui-même, le dernier artisan de la déshumanisation, ne meure.

17Si l’on relit le roman à partir de la fin, toute la complexité du programme narratif apparaît. Elle réside dans la combinaison des dimensions conjonctive et disjonctive. La « sanction » signale en réalité l’échec du Destinateur, le Sujet ayant refusé d’obtempérer. La mort de Sturm ne coïncide en effet qu’en apparence avec la réalisation du programme du Juge Suprême. La flamme de l’utopie se ravive une dernière fois ici, parce que le savoir sur la réalité du système disparaissant avec Sturm la victoire du juge est dénuée de sens, mais aussi parce que la mort du dissident est présentée comme un acte de résistance. Choisie délibérément et non subie, elle paraît préférable à la « vie », à l’acceptation du legs du juge. Il s’est donc passé quelque chose, ce qui est la condition première de toute narration, alors même que, paradoxalement, les limites de la narration semblaient atteintes.

18La lecture du cinquième chapitre du roman montre par ailleurs que le programme du juge était devenu réalité depuis longtemps. Le système totalitaire s’était déjà imposé définitivement à tous, ou presque, les derniers dissidents bénéficiant jusque là d’un sursis. La réalisation de l’anti-programme par le sujet Sturm (le choix de la mort plutôt que de la soumission) ne change ainsi rien au fait que le monde post-humain rêvé par le juge soit fermement établi. C’est cette maîtrise du schéma narratif qui donne au roman sa particularité. L’examen de ce monde fictif dans l’épilogue nous livre plus de détails à ce sujet.

III. Le monde de la fiction

19Le monde d’après, une fois le « dernier homme » disparu, est décrit de la perspective d’un Sujet devenu Objet, non-humain. Le onzième et dernier chapitre s’ouvre ainsi : « Dreißig Jahre, nachdem der Großrichter den letzten hatte erschießen lassen, am zwanzigsten November, stand der Arbeiter Tommy Croydon morgens um 5 Uhr auf. » (NWA, 296)14 Ce compte rendu, qui semble marquer le commencement d’un nouveau récit, est suivi de quelques notes sur le personnage qui vient d’être introduit. On remarque tout de suite qu’il s’agit d’une esquisse schématique : origines (Manchester), lieux de séjour (Bordeaux, Braunsberg) et curriculum vitae du personnage (formation, profession, situation familiale) n’ont en fait que peu d’importance. C’est un spécimen commun de la population terrestre qui nous est présenté. L’universalité de sa condition – il s’agit ici d’une dictature d’ordre mondial – et le caractère anonyme de son existence sont soulignés, bien qu’il se soit vu attribuer un nom et une identité à la manière des récits réalistes15. Puisque dans ce système dystopique il n’y a plus d’actant au sens sémiotique du terme – ni maître ni hommes, pas de héros potentiels donc – les rôles thématiques ne peuvent pas être habités par des personnages dans ce monde de fiction-là. En témoigne la description du quotidien du personnage :

Tommy Croydon wusch und rasierte sich. Er stellte das Radio an, Musik kam. Tommy Croydon aß drei Scheiben Brot mit Butter und Marmelade. Als er den Mantel anzog, sah er aus dem Fenster in den Hof. In fast allen Wohnungen brannte Licht. Sie machten sich fertig zur Arbeit. (NWA, 298)16

D’un point de vue narratif, la répétition du nom et l’énumération des activités du personnage n’ont pas la moindre importance. Nous n’avons pas affaire à une narration de style minimaliste mais à une description de base. Sans intériorité, il ne peut naître de personnage. La même scène se joue partout au même moment ; les individus ayant été définitivement mis au pas, le monde de l’humain est réduit à néant.

20Le mot « satisfait » décrit l’état dans lequel se trouve le personnage. Son quotidien est fait uniquement de tâches et d’occupations vitales (manger, dormir, travailler, se distraire). Plus aucune trace de nostalgie ou de rébellion, encore moins de dissidence ou de déviance quelle qu’elle soit n’apparaît. Les dimanches se déroulent toujours selon le même schéma :

Tommy Croydon dachte: Es wird schön werden morgen. Und Sonntag würde er länger schlafen. Dann würde er an der Sonntagsversammlung teilnehmen. Nachmittags zum Fußball. Abends mit Hedwig ins Kino. Wie jeden Sonntag. Länger schlafen und Versammlung und Fußball und das Kino. Es würde schön werden. (NWA, 299)17

21Le discours rapporté, parataxique, par lequel sont rendues les pensées du personnage souligne la vacuité de son état. Être heureux signifie tourner en rond, végéter. Rien ne différencie plus les habitants de la terre les uns des autres. Dans leur existence monotone, il ne se passe rien. Tommy Croydon est devenu un témoin, nous dit le narrateur, mais il ne le sait pas encore. Puisque la possibilité d’un changement dans l’état de fait décrit plus haut par l’introduction d’une capacité à faire est rendue nulle par le processus de réification de l’être humain, il ne peut y avoir de situation initiale sous la forme d’une confrontation entre actants. Il ne se passe absolument plus rien. Dans ce monde post-humain, il ne peut y avoir ni destinateur, ni destinataire relevant d’un programme narratif au sens sémiotique du terme puisque le système a été entièrement automatisé et que plus aucune individuation n’est possible.

22Une comparaison entre le onzième et le cinquième chapitre du roman s’impose ici. Walter Sturm, qui est lui aussi devenu témoin sans le savoir, se voit projeter un film au tribunal. Neuf ans avant le début de l’action à proprement parler, il a été, comme tous les citoyens du monde, filmé dans son quotidien. La description du film commence ainsi :

Walter Sturm sitzt am Frühstückstisch. Er rollt die Serviette zusammen und macht ein zufriedenes Gesicht. Ein halbes Marmeladenbrot liegt auf dem verkrümelten Teller vor ihm. Anna Sturm, die sehr jung aussieht, tritt ins Wohnzimmer, an dessen Tisch der Sohn frühstückt. (NWA, 158)18

Contrairement à la citation précédente sur le même thème (se lever, prendre son petit-déjeuner et partir travailler), ce paragraphe qui décrit des actions passées est au présent. La description se détache ainsi du texte qui l’entoure : les commentaires (actuels) du greffier sur les activités de Sturm à l’époque sont au passé, ainsi que les protestations de ce dernier, auquel on impose cette projection et qui se plaint à plusieurs reprises car il ignorait avoir été filmé. Il nous est en effet vraiment raconté quelque chose, à savoir la manière dont le protagoniste prend subitement connaissance de l’essence véritable du régime. Le terme « satisfait » et le motif de la « tartine de confitures » renvoient ici à l’aliénation du héros avant sa convocation au tribunal.

23Les explications du greffier qui commente les différentes séquences du film aux spectateurs sont toujours les mêmes. Elles soulignent le caractère anodin et répétitif des activités. Le greffier réduit à néant toute tentative de faire de la journée filmée un jour singulier et répond ainsi d’un ton péremptoire à l’officier chargé de piloter le « témoin » dans le tribunal :

« Was kümmert uns die Sonne? Es ist ein Tag wie alle. Irgendein Tag aus dem Leben dieses Mannes da, ein Tag, der für alle steht. »Sehr freundlich sagte der Schreiber: « Nicht wahr, lieber Sturm, es ist ein Tag, der für alle steht? »« Ein Tag wie alle »wiederholte Sturm gedankenlos und ganz abwesend. (NWA, 169)19

24La redondance a ici une autre fonction que précédemment, lorsqu’elle servait à décrire la monotonie ambiante. Elle souligne le caractère inouï du système ainsi que la stupéfaction du protagoniste. Le visionnage du film est un élément décisif dans sa longue prise de conscience : le personnage est sur le point d’acquérir une nouvelle compétence.

25Il n’y a que peu de différences entre le Walter Sturm qui a été filmé et Tommy Croydon. Avant son arrestation, jusqu’à ce qu’il soit mis à l’épreuve, le personnage s’arrangeait en effet de ce régime qu’il ne pouvait pourtant cautionner. Walter Sturm, qui est décrit dans le film comme un homme intelligent et courageux par ses étudiants, s’aperçoit alors qu’au fond il ressemble à tous les autres :

« Wie leicht sie mich filmen konnten! »dachte Sturm.« Ein Tag wie der andere – jeder gleich. Seit Jahren. Seit Jahren… »Da wußte der Zeuge Sturm, daß er sich nicht sehr unterschied von dem Wächter, von dem Offizier, von dem Schreiber, von dem Weißhaarigen, von dem Portier. Sie taten alle das gleiche. Sie schritten die Tage im ständig wiederholten Rhythmus ab, und irgendwo wurden die Tage gezählt, ein Schreiber zog gleichmütigen Gesichts einen Strich, und die Summe war berechnet. Für kleine Abweichungen blieb eine Spalte neben der Zahlenkolonne frei. Es gab keine Überraschung mehr. (NWA, 180)20

Le discours rapporté témoigne ici d’une activité cognitive dont Tommy Croydon est incapable. Walter Sturm passe en revue les personnages qui l’ont accompagné depuis sa convocation au tribunal et tire ses propres conclusions. Du point de vue narratif, ses adversaires, l’officier et le greffier, sont sans le vouloir ni le savoir, devenus ses auxiliaires : grâce à eux, il a acquis une compétence nouvelle pour déchiffrer le monde. D’un point de vue sémantique et figuratif21, le personnage principal est donc doté peu à peu par le narrateur de qualités, qui, si elles ne le transforment pas en héros au sens traditionnel du terme, en font pourtant le protagoniste d’une histoire. Tommy Croydon, le personnage du dernier chapitre, ne possède pas ces qualités. Dans son monde, il n’y a définitivement « plus de surprises possibles », il ne peut donc y avoir d’histoire.

26Dans l’épilogue comme dans le film, il n’y a pas d’action. La situation ne peut évoluer : les personnages sont « satisfaits » et ignorent tout de la machine qui les broie. Cet « énoncé d’état » qui ne peut plus être opposé à un « énoncé de faire22 » a pour conséquence la fin de la narration : il ne peut plus y avoir de transformation.

27Orwell voulait à l’origine intituler son roman 1984 « The Last Man in Europe ». Le titre du manuscrit du Monde des accusés de Jens était « Weltuntergang23 » (« Fin du monde »). La parenté mentionnée en introduction entre les œuvres anti-utopiques des années trente à cinquante du XXe siècle n’est pas le fruit du hasard. Les titres d’abord envisagés par les écrivains pour leur ouvrage sont symptomatiques d’un état. Ils nous signalent que la structure narrative sur laquelle se fondait l’anti-utopie classique allait rapidement s’épuiser – faute de combattants. On peut bien entendu varier le thème à l’infini, doter le récit de personnages nouveaux en apparence. Mais si la dystopie s’en prend à ce point à l’humain, alors il n’y a plus de place pour l’utopie, dans laquelle elle puise ses racines et, de facto, plus d’histoire.

28Dans son roman La Possibilité d’une île (2005), Michel Houellebecq semble avoir voulu renouer avec le genre dystopique. L’écrivain a pourtant dû se contenter de la solution expérimentée par Jens dans le premier chapitre de son roman et procéder à un montage artificiel. Il a ainsi scindé son propos en deux types de textes, l’un relevant du métadiscours sur l’utopie (l’objet étant la « vie éternelle » dans ce roman)24, l’autre du récit classique, et fait alterner les deux types en lieu et place du basculement de l’utopie à la dystopie qui caractérise le genre.

Notes de bas de page

1 Le roman de Walter Jens Nein. Die Welt der Angeklagten, paru en allemand en 1950, a été traduit la même année en français par Jacques Nobécourt. Pour la version allemande, il sera renvoyé au numéro des pages de l’édition suivante (précédé de l’abréviation NWA) : W. Jens, Nein. Die Welt der Angeklagten, München, Droemer Knaur Verlag, 1984 (299 pages). La version française sera citée en note précédée de la mention MA : W. Jens, Le monde des accusés, Paris, Plon, 1950 (269 pages).

2 Soit : « Ils sont tous heureux. Ils ont à manger et plus ils travaillent, plus ils ont à manger. Ils n’ont pas besoin de dormir seuls ; quant aux enfants, on s’en occupe. Ils savent ce qu’ils ont à faire car nous le leur avons dit. Inutile pour eux de forger des pensées. Nous les avons déchargés de ce souci. Ils ne pensent pas. Tout est réglé. Ils travailleront de plus en plus, seront de plus en plus heureux. » (MA, 241)

3 P. Schneider, « Nein. Die Welt der Angeklagten. Staats- und rechtstheoretische Anmerkungen zur Utopie des Schreckens von Walter Jens », dans W. Barner et al. (dir.), Literatur in der Demokratie. Für Walter Jens zum 60. Geburtstag, München, Kindler Verlag, 1983, p. 473-474, évoque rapidement les ressemblances et les différences entre ces textes.

4 M. Lauffs, Walter Jens, Nördlingen, Verlag C.H. Beck, 1980.

5 Presque tous les critiques traitent de l’Histoire et du présent dans l’œuvre ; voir, par exemple, H. Kraft, Das literarische Werk von Walter Jens, Tübingen, Verlag Lothar Rotsch, 1975, p. 25-33. D. Marciniak, Die Diktion des poeta doctus. Zur Essayistik und Rhetorik von Walter Jens, Münster et al., LIT Verlag, 2000, p. 24-30, se penche rapidement sur la question du style.

6 St. Meyer, Die anti-utopische Tradition. Eine ideen- und problemgeschichtliche Darstellung, Frankfurt am Main et al., Peter Lang, 2001, p. 462.

7 Voir en particulier J. Courtés, Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette, 1991, et A. J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993.

8 « Ils ne rêvaient pas à la pluie, ni à la lune, ni aux formes bizarres des nuages, comme l’accusé Paul Willers incriminé si justement. Quant le service ne les occupait pas, ils rêvaient aux maisons promises, au gros morceau de viande des dimanches, au tabac dans leurs pipes réglementaires, aux femmes dans leurs lits, avec leurs membres doux et leurs bouches chaudes. » (MA, 118)

9 « Dann » dans la version originale (NWA, 92-93).

10 « “C’est très simple. Les hommes sont devenus heureux. D’après leur capacité de travail, exprimée dans les répartitions qu’on leur assure, ils mesurent leur bonheur avec précision. Mais ils ne le savent pas. Ils sont accusés, ils deviennent témoins, ils deviennent juges. Mais ils ne le savent pas. Ils ne pensent pas à Dieu, ils n’aiment pas, ils font tous les mêmes mouvements, ils ont tous appris ce qu’ils doivent faire pendant les heures où ils ne travaillent pas. Mais ils n’en savent pas la raison. Ils ont tous les mêmes pensées, accomplissent les mêmes gestes. Mais ils ne le savent pas. Ils tiennent tous les mêmes monologues intérieurs. Pourtant ils ne le savent pas. Nous deux seulement”, – le Juge de sa main droite les désigna – “toi et moi uniquement le savons.” » (MA, 243-244)

11 J. Courtés, Analyse sémiotique du discours, op. cit., p. 74-81.

12 Ibid., p. 98-123.

13 « Je vous ai appelé le Dernier car, à l’instant de votre mort, une lente période de démoralisation aura ses dernières convulsions. Je puis parler ainsi, n’est-ce pas ? Vous comprendrez tout cela bientôt. On peut convertir tout le monde mais pas vous, mon ami. Vous savez très bien que, sinon, vous ne seriez pas ici. Quand vous ne serez plus, nous n’aurons plus personne à convertir. » (MA, 169)

14 « Trente ans après que le grand juge eut fait fusiller le Dernier, l’ouvrier Tommy Croyden se leva à 5 heures du matin le 20 novembre. » (MA, 267)

15 Curieusement, le patronyme du personnage, Croydon, dans l’original en allemand, devient Croyden dans la traduction française.

16 « Tommy Croyden se leva, se rasa. Il ouvrit la radio. Un air de musique s’éleva. Tommy Croyden mangea trois tartines de beurre et de confitures, enfila son manteau en regardant dans la cour. La lumière brûlait presque partout. Chacun se préparait à partir au travail. » (MA, 268)

17 « Tommy Croyden pensa : „ Il fera beau demain.“Dimanche il dormirait plus longtemps, irait au meeting jusqu’à 1 heure, au football l’après-midi. Le soir, cinéma avec Hedwige. Grasse matinée, meeting, football, cinéma. Il ferait beau. » (MA, 269)

18 « Walter Sturm assis pour le petit déjeuner. Il a un visage plein et rond. Sur la soucoupe devant lui, une demi-tartine de confitures. Anna Sturm, très jeune, entre dans la pièce. » (MA, 139)

19 « “Peu importe le soleil ! C’est un jour comme les autres. Un jour quelconque pris dans la vie de cet homme, un jour qui a lui pour tout le monde. N’est-ce pas, cher Sturm, que ce jour eut la même valeur pour tout le monde ?” ajouta-t-il avec beaucoup d’amabilité. “Un jour comme les autres”, répéta Sturm distrait, complètement absent. » (MA, 148)

20 « “Comme ils m’ont filmé facilement, pensait Sturm. Un jour tout pareil aux autres. Depuis des années. Depuis des années…” Le témoin Sturm comprit alors qu’il ne différait guère du garde, de l’officier, du greffier, de l’homme aux cheveux blancs, du portier. Tous faisaient la même chose. Ils mesuraient les jours de leurs pas au même rythme éternel, quelque part on comptait les jours, un greffier indifférent tirait un trait et faisait l’addition. Pour les petites variations, on les portait dans une colonne à côté de celle des chiffres. Il n’y avait plus de surprises possibles. » (MA, 157)

21 A. J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique, op. cit., p. 331-332 et 146.

22 Voir J. Courtés, Analyse sémiotique du discours, op. cit., p. 98.

23 U. Berls, Walter Jens als politischer Schriftsteller und Rhetor, Tübingen, Stauffenburg Verlag, 1984, p. 22.

24 « Je suis dans une cabine téléphonique, après la fin du monde. Je peux passer autant de coups de téléphone que je veux, il n’y a aucune limite. On ignore si d’autres personnes ont survécu, ou si mes appels ne sont que le monologue d’un désaxé. Parfois, l’appel est bref, comme si l’on m’avait raccroché au nez ; parfois il se prolonge, comme si l’on m’écoutait avec une curiosité coupable. Il n’y a ni jour ni nuit ; la situation ne peut avoir de fin. » (M. Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 9)

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.