Sexe, magie et rhétorique au milieu du xie siècle : la Rhetorimachia d’Anselme de Besate
p. 251-264
Texte intégral
1S’il est une période assez mal connue du point de vue de l’histoire des arts du langage dans le Moyen Âge latin, c’est bien celle qui court de la restauration de la rhétorique cicéronienne par Alcuin, lorsqu’il métamorphose habilement le manuel d’éloquence judiciaire qu’est le De inventione en traité de morale politique, jusqu’à l’avènement d’un art de rhétorique proprement médiéval, tel que les premiers bréviaires de dictamen et inventaires de couleurs de rhétorique le mettent en place dans les dernières décennies du xie siècle. Le xe siècle, le début du xie siècle, dominés par le rayonnement spirituel, intellectuel et moral de Cluny, sont, a-t-on coutume de dire avec juste raison, l’âge des moines. La question qui se pose alors est donc celle de savoir ce qu’une profession vouée premièrement au silence, à l’effusion de la prière liturgique et à la rumination du texte sacré pouvait avoir à faire de la rhétorique.
2On peut y trouver une réponse partielle dans la Nouvelle rhétorique composée avant 1015 par Notker l’Allemand, l’écolâtre de l’abbaye de Saint-Gall1, ce conservatoire du vieux monachisme de culture carolingien. À la fois traducteur en vieil-haut-allemand de Boèce et de Martianus Capella et rédacteur en langue latine de traités adaptant aux besoins de ses moines la doctrine des « artigraphes » de l’Antiquité, Notker assigne à ses propres écrits la fonction suivante : syllogistice aut figurate aut suasorie dicta per Aristotelem vel Ciceronem elucidare2, en somme user des principes de la logique (Aristote) ou de la rhétorique (Cicéron) en vue de rendre clairs des énoncés relevant du raisonnement syllogistique, du discours figuré ou de l’exposé persuasif. C’est dire que rhétorique et dialectique sont, à l’instar de la grammaire, mises au service de la lecture – des voies d’accès au texte écrit. La Rhétorique de Notker s’appuie sur le De inventione, à travers un commentaire qui tend fortement à l’« aristotéliser3 ». De cette source et de l’analyse des exemples, en majorité bibliques, par quoi l’écolâtre saint-gallois illustre son propos, il ressort que la rhétorique, si elle peut avoir secondairement quelques applications pratiques, dans le cadre de la résolution de litiges relevant du droit canonique, est d’abord et avant tout conçue comme une auxiliaire de l’exégèse – adaptée en cela au premier souci du moine, qui est la méditation de l’Écriture. En outre, Notker, auteur de nombreux traités de logique, tire fortement la rhétorique du côté de la dialectique, en vue d’en faire, semble-t-il, un instrument d’analyse efficace des si difficiles traités théologiques de Boèce4.
3De la place éminente qu’occupe alors Saint-Gall dans les « études de lettres », on trouve un autre témoignage, plus pittoresque, de la part d’un savant d’Italie du Nord, Gunzo de Novare. Celui-ci traverse les Alpes en janvier 965 en vue de rejoindre la cour de l’empereur Otton le Grand. Généreusement accueilli par les moines de Saint-Gall, il poursuit avec eux une conversation à bâtons rompus (frivoli sermones), lorsque soudain – est-ce l’effet des fatigues de la route ou du repas trop copieux et trop bien arrosé qu’on lui a servi ? – un fâcheux lapsus lui fait prononcer un accusatif là où la syntaxe réclamait un ablatif. Il est aussitôt accablé de quolibets par un moinillon impertinent, qui lui conseille de retourner à l’école. Il y a certes là un manquement aux lois de l’hospitalité, mais la réaction de Gunzo est disproportionnée. Piqué au vif, et d’autant plus mortifié qu’en Italien, il se sent l’héritier de la culture littéraire des anciens Romains, il compose à l’intention des moines de l’abbaye de Reichenau, voisine de Saint-Gall et peuplée comme elle de moines habités par la passion de l’étude, mais sans doute mieux élevés, une longue lettre pour se justifier, vouer aux gémonies l’insolent et surtout faire étalage, innombrables citations à l’appui, de ses vastes connaissances dans le domaine des arts libéraux, notamment ceux du trivium5. La lettre adopte en effet, suivant le schéma exposé en détail par le premier livre du De inventione – et un grand siècle avant le début de l’ars dictaminis –, le plan du discours judiciaire : au fil d’articulations fortement soulignées par l’auteur lui-même, s’y succèdent l’exorde (Inv., I, 20-26), la narration (Inv., I, 27-30), l’exposé du point de vue de la défense (confirmatio, Inv., I, 34-76), la réfutation de celui de l’accusation (reprehensio, Inv., I, 77-96), une digression (Inv., I. 97), enfin la conclusion (Inv. I, 98-109). Faut-il voir dans cette invective épistolaire la traduction précoce d’un renouveau de l’éloquence dont l’Italie se serait fait une spécialité6 ? J’hésiterais quant à moi à l’affirmer, tant les enjeux du débat, qui tire origine du litige sur un point de grammaire, sont concentrés sur des questions touchant à la culture livresque.
4Il en va différemment avec l’ouvrage auquel je vais consacrer l’essentiel de mon propos, la Rhetorimachia d’Anselme de Besate7. À vrai dire, peu de choses autorisent à rapprocher ce texte et la Lettre de Gunzo de Novare, si ce n’est que leur éditeur moderne, Karl Manitius, les a publiés sous la même couverture. Écrits à près d’un siècle de distance, ils ont cependant en commun d’être des prosimètres8, de témoigner de la réception du De inventione, de répondre à une intention polémique, et surtout de sortir de la plume d’érudits originaires de l’Italie du Nord – c’est-à-dire de la région d’Europe où la tradition et les instruments de l’école romaine antique ne se sont peut-être pas entièrement perdus9. Anselme appartient, par le lignage tant paternel que maternel, à la plus haute aristocratie lombarde d’Italie du Nord, celle des marquis de Turin et de ceux de Toscane. Il compte dans sa famille proche deux archevêques, ainsi que plusieurs évêques10. Né sans doute peu après 1020 dans la petite ville de Besate, entre Milan et Pavie, notre auteur fait ses études à Parme, dont l’école est alors l’une des meilleures, sinon la meilleure, d’Italie. Il y a pour maîtres un certain Sichelm, présenté comme un grand expert en rhétorique et en droit11, et surtout le « philosophe » Drogon, maître de tous les savoirs, in universis doctrinis universus et iste nimis12, à qui il dédiera son ouvrage. Membre du clergé milanais, Anselme mène de part et d’autre des Alpes une existence très itinérante, dont Karl Manitius a retracé les étapes13. De fait il appartient dès 1048 à la chapelle impériale – on a d’ailleurs émis l’hypothèse que la Rhetorimachia, composée vers cette date, aurait pu constituer une manière d’examen d’admission dans la haute administration, où le candidat est invité à déployer tout son talent14. L’empereur Henri III, un homme de culture, amoureux des livres et des arts, fait d’ailleurs figure de second dédicataire de l’œuvre, en une lettre où Anselme compare en toute modestie le rapport qu’il entretient avec lui à celui qui unit Virgile et Auguste. Enfin, les pérégrinations incessantes d’Anselme expliquent le surnom de Peripateticus qu’il se donne à lui-même, mais qu’il faut peut-être aussi mettre en relation avec son goût pour la logique aristotélicienne, auquel on va revenir.
5La Rhetorimachia, en trois livres assez brefs, est le seul ouvrage de lui que l’on connaisse. Elle est transmise par deux manuscrits, dont le plus ancien, le latin 7761 de la Bibliothèque nationale de France, contemporain de l’auteur, pourrait bien avoir été copié sous son contrôle direct15. Le titre s’inspire évidemment de l’épopée allégorique de Prudence, si populaire au xie siècle, tout en s’en démarquant, puisque les combats de l’âme (ou dans l’âme) s’y voient remplacés par des batailles de discours ou d’arguments. Comme le déclare Anselme dans sa lettre-préface à Drogon de Parme, le texte adopte en effet la forme de la controverse (quandam constitui controversiam). Le terme est à prendre au sens technique strict de « déclamation relevant du genre judiciaire », par opposition à la suasoire, « déclamation relevant du genre délibératif » – soit les deux exercices favoris de l’école romaine de rhétorique16. Il n’est pas du tout impensable qu’Anselme ait pu avoir accès à un célèbre recueil de controverses, même s’il est encore assez peu diffusé, à savoir les Déclamations majeures du pseudo-Quintilien : le plus ancien des manuscrits qui nous le transmettent a été copié au xe siècle en Italie du Nord et se trouve au plus tard à la fin du xiie siècle dans la bibliothèque de la cathédrale de Bamberg17 – ville où la présence de notre auteur est attestée dès 1045, et dont il fait l’éloge dans le bref prologue en vers de la Rhetorimachia18.
6Cette controverse, Anselme l’exerce à l’encontre de son cousin Rotiland, au demeurant « le meilleur homme de sa génération » (virum sue etatis satis optimum), coupable de lui avoir adressé une lettre à la fois mal écrite et insultante. Dans la réponse que constitue la Rhetorimachia, Anselme s’empare de tous les arguments de Rotiland pour les retourner contre lui et dresser de son cousin un portrait à charge à la fois pittoresque et infamant : au fil des pages, le malheureux se voit accuser non seulement d’être mauvais latiniste et mauvais argumentateur, multipliant les solécismes et les paralogismes à l’écrit, se signalant par la vulgarité de son accent à l’oral (on se situe là dans le même genre de diatribe que celle qui a motivé la lettre de Gunzo de Novare), mais aussi de s’adonner à la magie noire pour soutenir ses appétits sexuels à la fois dévorants et défaillants, et de ne pas reculer devant le vol, voire l’homicide, en vue de favoriser ses passions mauvaises. Ce qui déconcerte à première lecture, c’est que ces griefs hétéroclites sont mis exactement sur le même plan, le zézaiement et l’invocation au diable, la construction erronée de syllogismes hypothétiques et la confection de potions abortives. Moyennant quoi la pochade brillante, à la fois très savante et très drôle, qu’est la Rhetorimachia rend un son des plus bizarres.
7L’organisation de l’ouvrage en trois livres de longueur inégale n’en éclaire pas non plus très distinctement l’intention. On peut à la rigueur constater que le premier, où l’auteur reprend l’un après l’autre les arguments de son adversaire pour les contester ou les anéantir, est de forme plus dialogique, et serait donc à rapprocher du genre dramatique ; que le deuxième, s’ouvrant sur le récit d’un songe allégorique qui transporte l’auteur au paradis, puis présentant contre les griefs mensongers une vibrante apologie de soi-même, relève plus de la catégorie du lyrique ; qu’enfin le troisième, qui dresse l’acte d’accusation en mettant en scène au moyen d’une hilarante hypotypose les turpitudes de Rotiland, appartient au genre narratif – soit dit pour reprendre les trois catégories d’énoncés définies par le grammairien Diomède19. Mais le schéma rhétorique narratio — confirmatio — confutatio pourrait également s’appliquer à un texte dont le mouvement n’est pas aussi net que je viens, pour faire bref, de le suggérer20.
8Il se peut qu’une telle étrangeté ait déconcerté le public, si l’on doit prendre au pied de la lettre le jugement quelque peu désabusé que la lettre-préface à Drogon porte sur les réactions sans enthousiasme de lecteurs guère compréhensifs. Pourtant, le même texte indique en termes parfaitement clairs et explicites le projet de l’auteur – instruire des arts du trivium – et la méthode adoptée pour le mettre en œuvre – le sermo jocosus21. Telles sont les deux voies d’interprétation que je voudrais suivre, en en ajoutant une troisième, relative à l’insertion de la Rhetorimachia dans le contexte culturel et mental de son époque. Soit tour à tour ses aspects didactique, ludique et moral, ou encore : la Rhetorimachia comme manuel pratique d’apprentissage de la rhétorique (1), comme œuvre de fiction (2), comme témoignage sur les tensions induites par la réforme de l’Église (3).
9(1) Dans sa réalisation matérielle même, le manuscrit probablement copié sous l’œil vigilant d’Anselme de Besate en traduit l’intention pédagogique : les marges sont en effet peuplées de gloses qui renvoient aux principales notions de l’art de rhétorique telles qu’elles sont définies par le De inventione ou la Rhétorique à Herennius, et mises en œuvre par l’auteur. Pour n’en citer que peu d’exemples pris au début du texte, l’exorde, un apologue comique auquel je reviendrai, est caractérisé ainsi : exordiri insinuatione… ab aliqua ridicula re, selon les termes mêmes de l’enseignement de Cicéron, qui signale qu’il y a deux façons de commencer un discours, principium, le « simple début », et insinuatio, l’« exorde indirect22 », et que ce dernier peut prendre la forme d’une anecdote amusante. Dans la marge de tête du folio suivant, où l’auteur annonce son plan, figure la liste des partes orationis, exordium, narracio, particio, confirmacio, reprehensio, conclusio. À la page suivante encore, en regard des phrases qui mettent en œuvre ces figures, on lit les mots complexio, conductio, contrarium. Et ainsi de suite…23 Comme le feront, un siècle plus tard, les auteurs d’arts poétiques, notamment Geoffroy de Vinsauf, Anselme de Besate démontre par l’exemple, choisit d’illustrer par la pratique la théorie extrapolée des sources dont il dresse la liste : Hermagoras, Tullius, son favori, souvent désigné par le syntagme meus ou noster Cicero, Servius, Quintilien, Victorinus et Grillius, les deux commentateurs antiques du De inventione, Boèce enfin – sans doute pour ses traductions de la logica vetus d’Aristote24. S’il se vante un peu (il ne peut connaître Hermagoras qu’à travers les allusions qu’y fait le De inventione), il est assurément bien informé : la Quellenforschung a pu établir qu’Anselme est le premier auteur dont on puisse affirmer à coup sûr qu’il a disposé d’un manuscrit complet de la Rhétorique à Herennius25. Quant à sa méthode d’enseignement, elle rappelle celle d’un presque contemporain, Gerbert, le pape Sylvestre II, qui, lorsqu’il dirigeait l’école cathédrale de Reims, après avoir enseigné à ses élèves les bases livresques de la théorie rhétorique, les confiait aux soins d’un sophista, chargé de les exercer à la controverse (apud quem in controversiis exercerentur26).
10Cette dernière notation implique-t-elle que la rhétorique, au tournant de l’An mil, cesse de n’être qu’un pur arsenal de préceptes et d’outils d’analyse du texte écrit pour se remettre au service de l’éloquence pratique ? Je tendrais à penser que oui. Le livre II de la Rhetorimachia s’ouvre sur le récit d’un songe d’Anselme qui se voit transporté au paradis, dans les « demeures élyséennes », en présence de l’âme bienheureuse de Robert d’Arzago, le père de Rotiland27 : celui-là lui dévoile en détail les perversités de son fils, qui avait cru pouvoir se disculper en se recommandant de son modèle. C’est alors que se font entendre des voix plaintives. Ce sont celles de trois jeunes filles d’une extrême beauté qui se précipitent sur Anselme en gémissant : « Pourquoi, Anselme, nous abandonnes-tu ? Pourquoi nous laisses-tu à notre solitude28 ? » Et la première de renchérir : « Qui [en ton absence] saura démêler la nature des propositions ? Distinguer les assertions probables des scolastiques et des nécessaires ? » Au tour de la deuxième : « Il n’y aura personne après toi pour prononcer un discours dans les procès, au sénat ou devant l’assemblée, étant donné que la connaissance du juste et de l’injuste, de l’utile ou de l’honorable auront disparu. » Enfin, la troisième : « Tu ne maîtriseras plus la racine et le dérivé, le diminutif et le possessif, l’actif et le passif, le transitif et l’intransitif29 ». On l’aura compris, les trois belles jeunes filles sont les arts du trivium, dialectique, rhétorique et grammaire, qui, par leurs supplications et par leurs gestes (l’une se pend au cou d’Anselme, l’autre le serre dans ses bras, la troisième embrasse ses pieds), contre l’effort des saints du paradis, parviennent à le ramener ici-bas. Comment comprendre ce récit, si ce n’est en considérant que les arts libéraux, placés dans l’empyrée par Martianus Capella et assignés au rôle d’auxiliaires de la spéculation théologique par un auteur comme Notker, sont désormais appelés à demeurer dans le monde des hommes ? Difficile à documenter du temps de Gunzo de Novare, le développement d’une éloquence « en acte » paraît désormais vraisemblable, à la lumière de notre controverse30. L’Italie du Nord, zone d’échanges précocement urbanisée, où, comme on va le voir, le débat d’idées est vif, est l’espace idéal de cette renaissance.
11(2) C’est ce monde de la marchandise que met en scène l’exemplum qui sert d’exorde à la Rhetorimachia :
Un jour, un galeux trouva aux portes d’une ville une grande affluence, comme cela arrive souvent. Craignant d’être en butte aux mêmes insultes que d’habitude et désireux de faire en ville les achats nécessaires, il se demanda s’il allait rebrousser chemin. À la fin, refusant de le faire, il choisit de prendre une sage disposition en sa propre faveur et en celle de sa gale. Le discours qu’il s’attendait à se voir adresser, il le retourna contre les autres, et la tare dont il se savait porteur, il les en incrimina : « Holà ! c’est trop dégoûtant que tous ces gens-là soient galeux ! » Cela afin de détourner, par le bon mot, l’insulte : tant qu’ils riaient, ils s’abstiendraient de l’insulter et il échapperait ainsi aux critiques qu’aurait dû lui valoir son apparence31.
12Placée à une telle enseigne, celle du paradoxe du menteur, la controverse prend un tour souverainement ambigu : quel est le bon ? Qui le méchant ? Qui a la gale, qui ne l’a pas ? Nous voici projetés d’entrée de jeu dans l’espace de la fiction et l’on peut même lire, à l’instar de certains commentateurs, les épisodes magiques mi-cocasses mi-effrayants narrés aux chapitres 2, 3 et 3, 5 comme des embryons de nouvelles – le genre à partir duquel prendra naissance, deux siècles plus tard, la prose littéraire italienne. Dans un article substantiel, Alexandru Cizek souligne à juste titre, contre une critique pontifiante voire hostile, le caractère ludique du propos d’Anselme32. Je ne suis pas sûr par exemple qu’il faille prendre très au sérieux, et comme une trace de la résurgence de la logica vetus, le raisonnement par lequel la vierge Dialectique s’emploie à convaincre Anselme de redescendre sur terre, et qui s’énonce en ces termes :
Oui, après toi, il n’y en aura pas un pour être comme toi, sinon un qui serait toi ; or il est impossible que quelqu’un devienne toi ; donc il est nécessaire que nul ne devienne comme toi – car, si être est impossible, ne pas être est nécessaire ; or être est impossible ; donc ne pas être est nécessaire33.
13La parodie déjà rabelaisienne du raisonnement déjà scolastique se laisse ici entendre34. Mais il n’est pas toujours si facile de comprendre ce qui fait le sel du comique médiéval. Et il faut bien avouer que le principal ressort de l’humour anselmien nous laisse parfois perplexes35. Pourquoi mettre en scène le triste héros qu’est Rotiland, dont il s’agit de disqualifier la compétence rhétorique, sous les traits d’un magicien libidineux en quête de philtres d’amour à l’effet d’ailleurs moyennement concluant ? Le malaise s’accroît du fait que l’on voit alterner des épisodes plutôt cocasses, comme la recherche éperdue d’un sabot de mule qui constitue l’ingrédient principal d’une bonne potion abortive, et des scènes de nécromancie plutôt angoissantes, voire sinistres, comme l’application à des fins homicides, sur la tête de l’enfant nouveau-né d’un rival, de la main tranchée d’un cadavre déterré au cimetière. La critique positiviste a vu dans les descriptions minutieuses des pratiques magiques de Rotiland le reflet de conduites réelles. Pourquoi pas ? Les envoûtements ou conjurations à finalité amoureuse sont suffisamment condamnées par les sources normatives de l’époque pour que l’on puisse être assuré que l’usage en persistait36. Mais la référence aux realia n’exclut pas le jeu littéraire et tel épisode paraît démarquer sur le mode bouffon, comme l’a justement noté Manitius, l’épode 5 d’Horace, un auteur bien lu en une époque parfois qualifiée d’aetas horatiana, qui retrace les menées criminelles de la sorcière Canidie37.
14Il est pourtant des épisodes si loufoques que le fin mot paraît, résolument, nous en échapper. Ainsi celui-ci, qui soutient l’accusation de vol portée par Anselme contre Rotiland : ce dernier, pour monnayer leurs faveurs à des prostituées rebutées par son physique forcément repoussant, leur a offert des livres dérobés dans la bibliothèque de son frère Adon. Et qu’il n’aille surtout pas le nier ! Anselme peut produire la preuve matérielle du forfait : une courtisane lui a en effet vendu, en en spécifiant la provenance, un manuscrit des Philippiques copieusement annoté de la main d’Adon38. La narration se fait là si précise que l’on est en droit de se demander si l’on n’est pas là face à un private joke, phénomène assez fréquent dans cette littérature pour happy few.
15… À moins qu’il ne faille prendre au sérieux l’équivalence implicitement posée entre une prestation sexuelle et le plus véhément des discours de Cicéron. Dans un article fort copieux, John Ward interrogeait naguère le lien entre magie et rhétorique, de la condamnation par la République de Platon de ces deux arts de l’illusion à la passion pour l’hermétisme des humanistes de l’entourage de Laurent de Medicis39. Ward s’abstient de faire un sort à l’énigmatique Rhetorimachia, mais l’on peut se demander si l’impuissance tant de fois tournée en dérision de Rotiland ne constitue pas l’envers de la maîtrise souveraine du verbe par Anselme, de son pouvoir d’ensorcellement, de sa capacité à renvoyer l’adversaire à son néant : nullus est, tel est le leitmotiv qui accable le pauvre Rotiland, nul en amour, nul en latin… .
16(3) Reste à franchir un dernier pas. Vers le milieu du xie siècle, il n’y a pas que sous la plume fantasque d’Anselme le Péripatéticien que raisonnement pervers et déviance sexuelle se rencontrent. Je voudrais suggérer ici que, sous le couvert de la bouffonnerie et de l’invention débridée, c’est bien de son temps qu’il nous parle. 1048, l’année de la Rhetorimachia, est également celle où l’empereur Henri III désigne Brunon de Toul, qui prend le nom de Léon IX, pour occuper le trône de saint Pierre. Léon IX est le premier des grands papes réformateurs du xie siècle. Il ne faudra pas dix ans pour que la réforme de l’Église d’abord promue par l’empereur échappe à ce dernier et que s’amorce l’épisode connu sous le nom de « Querelle des investitures40 ».
17Le propagateur le plus zélé et le plus talentueux de la réforme est l’ermite et futur cardinal Pierre Damien41. D’une quinzaine d’années plus âgé qu’Anselme de Besate, il a fait des études libérales à Parme – où il pourrait avoir connu Drogon – avant d’être touché par la grâce. Le souvenir peu aimable que lui ont laissé ces années de formation s’exprime dans les tout premiers mots du prologue à sa première œuvre, la Vie de saint Romuald42. La plume redoutablement acérée que ce polémiste ardent met au service de la papauté pourfend principalement deux cibles, l’immoralité des clercs concubinaires et la dialectique, si celle-ci ne daigne se résigner à être l’humble servante de la Vérité révélée. On voit ici que les deux thèmes majeurs qu’orchestre la Rhetorimachia, le sexe et les arts du langage, sont au cœur de la réflexion du plus grand penseur de son temps. Prétendre qu’Anselme de Besate a projeté, en se dissimulant sous le masque de la bouffonnerie, de répondre aux oukases de Pierre Damien serait assurément aventureux. La chronologie d’ailleurs s’y oppose : le Liber Gomorrhianus, où Pierre fustige la luxure du clergé, n’est que de 1049, et son Traité sur la toute-puissance divine, qui rompt des lances avec la dialectique, bien plus tardif encore43. Mais qu’il y ait eu, dans le climat moral de l’époque, des tensions autour de ces deux objets me paraît chose acquise.
18Et cela est particulièrement vrai au sein du clergé milanais. L’Église ambrosienne, jalouse de ses privilèges et fière de son ancienneté, cultive son particularisme vis-à-vis du siège romain, en particulier en matière disciplinaire. Mollement combattu par l’archevêque Aribert, le mariage des prêtres est la norme plutôt que l’exception. D’ailleurs, l’historien milanais Landolf Senior s’appuie sur les écrits de saint Ambroise pour justifier cet usage, contre le vil peuple, infecté par le mouvement patarin alors en gestation, dont la principale exigence est le célibat clérical, et qui est soutenu en sous-main par la papauté avant de l’être ouvertement44. Anselme de Besate, par ses origines, est aux antipodes de ce que va représenter la pataria. Il est fier d’appartenir au clergé milanais, dont il prononce l’éloge vibrant au chapitre 6 du deuxième livre de la Rhetorimachia, donc à peu près au centre de l’ouvrage. Mais dans ces conditions, pourquoi blâmer Rotiland, concubinaire notoire ou qui aimerait bien l’être ? C’est que le péché n’est pas dans l’acquiescement aux nécessités de la chair, auxquelles il est humain de sacrifier, mais dans le souci de le dissimuler45. Rotiland est condamnable, en somme, parce qu’il a intériorisé les interdits romains. Car, dans ces conditions, l’acte d’amour ne peut plus pour lui être légitime, mais au contraire furtif, honteux, fruit d’artifices, de manigances et de maléfices. Un tel sentiment ne peut avoir pour conséquence que l’impuissance.
19Hasardons-nous encore un peu plus loin : si, comme je l’ai suggéré plus haut, l’épanouissement sexuel, symbolisé par les marques d’affection que prodiguent à Anselme les trois vierges énamourées, incarnations des arts du langage, a pour effet la maîtrise de la parole, l’impuissance induite par les injonctions malsaines du parti réformateur s’accompagne de troubles de l’expression. De même que le malheureux Rotiland, placé dans le lit d’une courtisane, est sur le point – mais seulement sur le point, hélas… – de satisfaire son désir, de même ses essais d’écriture, dont nous sont fournis des échantillons, singent la vraie rhétorique sans parvenir à éviter les défauts stigmatisés par Cicéron et relevés avec une cruauté jubilatoire par maître Anselme, dans le corrigé qu’il en donne46. Aussi souhaité-je me demander, pour finir, si la rhétorimachie n’est pas en fait une psychomachie, un dialogue entre le grand aristocrate, le clerc milanais, l’amoureux du savoir renaissant, et son fantôme obscur, la caricature à quoi l’ascèse des réformateurs l’assimile. Après tout, on n’a, hors la Rhetorimachia, pas de témoignage de l’existence de Rotiland, consanguineus meus, alors que celle des autres membres de la famille, dont Anselme dresse la généalogie avec orgueil47, est bien documentée. Et il est remarquable que les deux personnages se jettent à la face les mêmes accusations. Ils sont l’un pour l’autre un miroir, comme le met en évidence l’apologue exordial48. Un des plus vifs reproches adressés par Anselme à son cousin est qu’il s’adonne à la vagacio, ce vagabondage honni par Pierre Damien, et de ce fait n’a plus le temps d’écrire49. Anselme se dit lui-même peripateticus, et il est l’homme d’un seul livre…
20Ces déductions, je l’admets volontiers, sont tout ce qu’il y a de plus hypothétique. Aussi conclurai-je, de façon plus pédestre mais plus assurée, en suggérant que la Rhetorimachia assume bien les trois fonctions que des travaux critiques récents assignent au genre de la déclamation50 : c’est un exercice scolaire ; c’est une composition littéraire ; c’est la mise en scène de problèmes éthiques contemporains. Avec elle, la rhétorique est sortie de son long sommeil dogmatique. Les travaux de Ian Robinson, ceux de Charles Radding, ceux, encore en partie inédits, d’Anne-Marie Turcan-Verkerk ont montré à quel point les débats fondamentaux que suscite la réforme grégorienne avaient partie intimement liée avec la réinvention par le Moyen Âge de l’art de rhétorique51. À sa manière étrange et contournée, la Rhetorimachia en porte témoignage.
Notes de bas de page
1 Éditée, sous le titre De arte rhetorica, par J. C. King, dans J. C. King et P. W. Tax (éd.), Die Werke Notkers des Deutschen, Bd. 7, Notker der Deutsche. Die kleineren Schriften, Tübingen, Niemeyer, 1996, p. L-LXIII et 106-181. Cette savante édition, qui reproduit fidèlement la mise en page des manuscrits et leur ponctuation, n’est pas d’un maniement très aisé. Dans ces conditions, la vieille édition de P. Piper (Die Schriften Notkers und seiner Schüle, t. 1, Freiburg im Brisgau/Tübingen, P. Siebeck, 1882, p. 643-684) peut encore rendre service.
2 Selon les termes d’une lettre à l’évêque Hugues de Sion, où Notker expose son programme pédagogique avec beaucoup de clarté et de fermeté (éd. Tax, p. 348-349 ; éd. Piper, p. 859-861).
3 Voir L. M. De Rijk, « On the Curriculum of the Arts of the Trivium at Saint-Gall from c. 850 – c. 1000 », Vivarium, 1, 1963, p. 35-85 [65-71].
4 S. Jaffe, « Antiquity and Innovation in Notker’s Nova rhetorica : the Doctrine of Invention », Rhetorica, 3, 1985, p. 165-181.
5 Gunzo, Epistola ad Augienses, éd. K. Manitius, Weimar, Böhlau, coll. « Monumenta Germaniae Historica. Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters », 2, 1958, p. 3-57.
6 C’est en tous cas l’hypothèse de R. Witt, The Two Latin Cultures and the Foundation of Renaissance Humanism in Medieval Italy, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 93-96.
7 Anselm von Besate, Rhetorimachia, dans Manitius K. (éd.), Gunzo Epistola ad Augienses und Anselm von Besate Rhetorimachia, Weimar, Böhlau, coll. « Monumenta Germaniae Historica. Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelaters », 2, 1958, p. 59-183.
8 Le terme est à prendre dans toutes ses acceptions, à la fois au sens classique de « mélange de vers et de prose » (B. Pabst, Prosimetrum. Tradition und Wandel einer Literaturform zwischen Spätantike und Spätmittelalter, Köln/Weimar/Wien, Georg Olms, coll. « Ordo », 4, 1994, p. 367-375 [Epistula ad Augienses] et 379-388 [Rhetorimachia]), mais aussi selon le sens médiéval identifié par A.-M. Turcan-Verkerk de « prose adoptant des rythmes presque identiques à ceux de la versification » (« Le prosimetrum des artes dictaminis mediévales (XIIe-XIIIe s.) », Archivum Latinitatis Medii Aevi, 61, 2003, p. 111-174 [sur Anselme de Besate, p. 152]).
9 P. Riché, Les écoles et l’enseignement dans l’Occident chrétien de la fin du ve au milieu du xie siècle, Paris, Aubier Montaigne, coll. « Historique », 1979, p. 14-15, 54-55, 174-179.
10 Manitius, éd. cit., p. 62-63, et tableaux généalogiques h.t. ; C. Violante, « Quelques caractéristiques des structures familiales en Lombardie, Émilie et Toscane aux xie et xiie siècles », dans G. Duby et J. Le Goff (dir.), Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Roma, École française de Rome, « Collection de l’École française de Rome », 30, 1977, p. 87-148 (tableaux généalogiques p. 142-146) ; id., « L’immaginario e il reale. I ‘da Besate’, una stirpe feudale e ‘vescovile’ nella genealogia di Anselmo il Peripatetico e nei documenti », dans id. (dir.), Nobiltà e chiese nel Medioevo. Scritti in onore di Gerd Tellenbach, Roma, 1993, p. 97-157.
11 […] Sichelmus liberalium artium peritissimus, quem ut pre omnibus in suis rethoricis noster habet Tullius, sic Iustinianus pre omnibus in imperialibus suis edictis et legalibus iudiciis (Anselme de Besate, Rhetorimachia, Epistola ad Imperatorem Heinricum, éd. cit., p. 99). Sur ce personnage, voir S. Bordini, « Studium e città. Alcune note sul caso reggiano (secoli XI-XIII) », dans G. Badini et A. Gamberini (dir.), Medioevo reggiano. Studi in ricordo di Odoardo Rombaldi, Milano, Angeli, 2007, p. 154-192 [p. 154-167].
12 Voir P. Scarcia Piacentini, « Drogone da Parma », dans Dizionari Biografico degli Italiani, t. 41, Roma, Trecani, 1992, p. 708-709.
13 Éd. cit., p. 65-74.
14 Elle est contestée, sans doute à juste titre, par B. S. Bennett, « The Significance of the Rhetorimachia of Anselm de Besate to the History of Rhetoric », Rhetorica, 5, 1987, p. 231-250 (p. 238).
15 J. M. Ziolkowski, Nota Bene. Reading Classics and Writing Melodies in the Early Middle Ages, Turnhout, Brepols, coll. « Publications of the Journal of Medieval Latin », 7, 2007, p. 170-172.
16 L. Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 200-207.
17 Bamberg, Staatsbibliothek, Class. 44 (M. IV. 13). Voir B. Munk Olsen, L’Étude des auteurs classiques latins aux xie et xiie siècles. Tome II : Livius-Vitruvius, Paris, Éditions du CNRS, 1985, p. 293 ; L. Håkanson, « [Quintilian]. Declamationes maiores », dans L. D. Reynolds (dir.), Texts and Transmission. A Survey of the Latin Classics, Oxford, Clarendon, 1983, p. 334-336.
18 Urbs nova Babenberch, sed non rudis artis et expers (d’après Ov., Fast. 2, 292), éd. cit., p. 95.
19 Voir P. Klopsch, Einführung in die Dichtungslehren des lateinischen Mittelalters, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1980, p. 44-46.
20 À cela s’ajoute une incertitude sur le nombre de livres, trois ou quatre, prévus au départ. Sur les contradictions du texte à ce sujet, voir Manitius, éd. cit., p. 180, n. 5.
21 Rhetorimachia, Epistola ad Drogonem, éd. cit., p. 105. L’expression, empruntée à la satire 1, 10 d’Horace – une manière d’art poétique du genre satirique –, renvoie souvent dans la théorie littéraire médiévale au langage de la comédie. Mais les deux genres, comédie et satire, ne sont guère distingués au xie siècle.
22 Nous reprenons ici les traductions périphrastiques, mais explicites, que donne de ces deux mots G. Achard dans son édition du De inventione (Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 1994, p. 76-77).
23 L’édition Manitius a soin d’enregistrer le détail de ces gloses sous forme de notes infrapaginales, entre le texte lui-même et l’apparat critique. Une édition diplomatique, qui les remettrait à leur place dans l’espace de la page, en éclairerait mieux encore le fonctionnement pédagogique – très comparable à ce que J. O. Ward décrit à propos des manuscrits glosés du De inventione et de la Rhétorique à Herennius (Ciceronian Rhetoric in Treatise, Scholion and Commentary, Turnhout, Brepols, coll. « Typologie des sources du Moyen Âge Occidental », 58, 1995, p. 226-246).
24 Rhetorimachia, Epistola ad Drogonem, éd. cit., p. 102.
25 K. Manitius, « Zur Überlieferung des sogenannten Auctor ad Herennium », Philologus, 100, 1956, p. 62-66.
26 Richer de Reims, Histoire de France (888-995) 3, 47-48, éd. et trad. R. Latouche, Paris, Les Belles Lettres, coll. « CHFMA », 1937, p. 56.
27 On verra volontiers dans ce passage une parodie du genre du « Voyage dans l’au-delà », fort populaire dans la littérature spirituelle du Haut moyen âge (voir C. Carozzi, Le Voyage de l’âme dans l’au-delà d’après la littérature latine (ve-xiiie siècle), Roma, École française de Rome, « Collection de l’École française de Rome », 189, 1994). Le songe de Scipion, bien connu à travers le commentaire qu’en a donné Macrobe, et la rencontre d’Énée aux enfers avec son père Anchise peuvent constituer d’autres références implicites, elles aussi ironiquement détournées (la vision cosmique de l’ordre du monde et de la destinée des âmes du premier se mue en récit anecdotique sur l’évocation des morts par des pratiques de sorcellerie, la révélation prospective et glorieuse portée par le discours d’Anchise en révélation rétrospective et infâme).
28 Cur nos, ANSELME, deseris ? Cur nos desolatas relinquis ? (Rhetorimachia 2, 4, éd. cit., p. 146). Comme l’a noté Manitius, ces questions reprennent mot pour mot celles que ses disciples éplorés adressent à saint Martin mourant (Sulpice Sévère, ep. 3, 10). On appréciera l’ironie de la reprise intertextuelle, qui connote un exact renversement de situation.
29 Quis natura proposicionum sciet perpendere, quis probabilia a sophisticis eademque a necessariis cognoscere ? […] In iudiciis quidem, in senatu vel in concione nemini post te erit perorrare [sic], cum equi et iniqui periit et cognitio utilis uel honesti […] Non erunt in possessione tua primitivum vel derivativum, diminitivum vel possessivum, activum vel passivum, transitivum vel retransitivum (Rhetorimachia, 2, 4, éd. cit., p. 147-149).
30 Dans un article récent, M. Otter suggère, sur la base de marqueurs d’énonciation internes au texte, que la Rhetorimachia « was meant to be performed in a semi-public reading » (« Scurrilitas : Sex, magic and the performance of fictionality in Anselm of Besate’s Rhetorimachia », dans M. Gragnolati et A. Suerbaum (dir.), Aspects of the Performative in Medieval Culture, New York/Berlin, De Gruyter, coll. « Trends in Medieval Philology », 18, 2010, p. 101-124). Les effets de rythme que nous évoquions plus haut (supra, n. 8) vont dans le sens de cette hypothèse.
31 Quidam olim tegnosus ante portas cuiusdam civitatis vicinorum ut assolet frequentiam invenit. Timens autem solitam in sese insultationem atque intentus necessarię mercationi aput civitatem, rediret necne cepit deliberare. Tandem redire cum noluit, providus sibi pocius suęque tegnę providit. Quod enim in se expectaverat, in illos retorsit et, quod in se cognoverat, in illos clamavit : “HVIA, nimis indignos universos illos tegnosos esse.” Hoc ideo, ut huiusmodi ridiculum insultationem differret in ipsum, ut, dum risui incumberent, insultare desinerent, itaque evaderet clamorem tantum quem caput fecerat inclamandum (Rhetorimachia, 1, 1, éd. cit., p. 107).
32 A. Cizek, « Topik und Spiel in der “Rhetorimachia” Anselms von Besate », dans T. Schirren et G. Ueding (dir.), Topik und Rhetorik : ein interdisziplinäres Symposium, Tübingen, Niemeyer, 2000, p. 103-120. Voir aussi B. S. Bennett, « The Rhetoric of Martianus Capella and Anselm de Besate in the Tradition of Menippean Satire », Philosophy and Rhetoric, 24, 1991, p. 128-142. L’affirmation d’Anselme, souvent glosée par la critique, selon laquelle il vise, en se soumetttant aux lois de la rhétorique, le vraisemblable plutôt que le vrai (Lettre à Drogon, éd. cit., p. 103), semble difficile à prendre au sérieux… à moins que l’on ne considère comme « vraisemblables » les mésaventures de Rotiland, ce qui semble bien difficile, même dans le cadre d’une tout autre forma mentis que la nôtre.
33 Post te quidem nullus erit ut tu, nisi qui fuerit tu ; tu autem aliquem inpossibile est fieri ; ut tu igitur necesse est non fieri, quia, si inpossibile est esse, necesse est non esse ; est autem inpossibile ; necesse igitur non esse (Rhetorimachia, 2, 4, éd. cit., p. 148 – nous changeons légèrement la ponctuation).
34 On trouve dans l’ouvrage plusieurs autres raisonnements du même type, en particulier un développement d’une époustouflante virtuosité et d’une extravagance quasi-surréaliste sur la vieille question logique des futurs contingents (Rhetorimachia, 2, 8, éd. cit., p. 154-156 ; voir infra n. 43).
35 M. Goullet, éditrice d’un texte qui pose le même genre de problème et qui se trouve également être un éloge de la rhétorique, la Lettre à Grimald de Saint-Gall d’Ermenrich d’Ellwangen, invoque fort à propos la tradition de la Satire Ménippée, elle aussi prosimétrique (Ermenrich d’Ellwangen, Lettre à Grimald, éd. M. Goullet, Paris, Éditions du CNRS, coll. « Sources d’histoire médiévale », 37, 2008, p. 40-42). De Varron à Anselme en passant par l’étrange Virgile « de Toulouse », les maîtres du trivium sont décidément accueillants aux visitations de l’ange du bizarre. On peut même, comme le fait D. A. Bullough dans un compte rendu inspiré de l’édition Manitius, invoquer un cousinage littéraire encore plus prestigieux : « [The Rhetorimachia] is absurd in the sense which a work like Trystram Shandy is absurd and for the same reasons – which make it equally readable (or unreadable). It exploits the current conventions and make fun of them at the same time, combining irrelevance with irreverence » (English Historical Review, 75, 1960, p. 489).
36 Sur la Love magic dans le Haut Moyen Âge en général, V.I. J. Flint, The Rise of Magic in Early Medieval Europe, Oxford, Clarendon, 1991, p. 231-239, 290-301 et passim. Mme Flint semble avoir ignoré la source pourtant privilégiée que constitue la Rhetorimachia. On en trouve en revanche un rapide commentaire dans E. Peters, The Magician, the Witch, the Law, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1978, p. 21-28.
37 K. Manitius, « Rhetorik und Magie bei Anselm von Besate », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 12, 1956, p. 52-72.
38 Rhetorimachia, 3, 3, éd. cit., p. 168-169.
39 J. O. Ward, « Magic and Rhetoric from Antiquity to Renaissance : Some Ruminations », Rhetorica, 6, 1988, p. 57-118.
40 Pour éviter de faire un choix au sein d’une bibliographie surabondante, on se bornera à renvoyer ici au triptyque classique d’A. Fliche, La Réforme grégorienne, 3 vol., Louvain/ Paris, coll. « Spicilegium Sacrum Lovaniense », 6, 9 et 13, 1924-1937. Sur Léon IX et son œuvre, C. Munier, Le Pape Léon IX et la réforme de l’Église (1002-1054), Strasbourg, Éditions du Signe, 2002.
41 Voir (entre autres) dom J. Leclercq, Saint Pierre Damien, ermite et homme d’Église, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1960 ; A. Cantin, Les sciences séculières et la foi. Les deux voies de la science au jugement de S. Pierre Damien (1007-1072), Spoleto, CISIAM, 1975 ; M. Grandjean, Laïcs dans l’Église. Regards de Pierre Damien, Anselme de Cantorbéry, Yves de Chartres, Paris, Beauchesne, coll. « Théologie historique », 97, 1994, p. 5-169 ; G. Fornasari, Medioevo riformato del secolo XI. Pier Damiani e Gregorio VII, Napoli, Liguori, coll. « Nuovo Medioevo », 42, 1996.
42 Adversus te prorsus, immunde munde, conquerimur… quia habes qui in pretoriis iudicum negotiorum secularium lites et causarum iurgia continuis valeant declamationibus perorare (Petri Damiani Vita Beati Romualdi, éd. G. Tabacco, Roma, Palazzo Borromini, coll. « Fonti per la storia d’Italia », 94, 1957, p. 9).
43 Dans un ouvrage complexe et parfois provocant, P. Godman suggère qu’Anselme a voulu être le Mister Hyde du docteur Jekyll Pierre Damien (The Silent Masters. Latin Literature and its Censors in the High Middle Ages, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2000, p. 47-57). L’intuition est séduisante, mais peu compatible avec la datation respective des œuvres. Il est cependant bien troublant de confronter le raisonnement sur les « futurs contingents », d’une logique à la fois implacable et délirante, développé par Anselme à propos de la valeur contraceptive du sabot de mule (peut-on retirer l’être à ceux qui ne sont pas encore ?), et celui, centré sur le même problème logique, qui sert de point de départ à Pierre Damien dans son œuvre majeure, la Lettre sur la toute-puissance divine, à savoir la restauration de la virginité perdue (peut-on faire que ce qui a été ne soit point ?). Sur le problème des futurs contingents, soulevé par la logique stoïcienne et réactivé par Boèce, on lira avec profit l’excellente introduction par A. Cantin à son édition du traité de Pierre Damien (Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », 191, 1972, p. 141-186).
44 Landulfus Senior, Historia Mediolanensis 2, 35, éd. L. C. Bethmann et W. Wattenbach, Hanover, coll. « Monumenta Germaniae Historica. Scriptores », 8, 1848, p. 70. Voir C. Alzati, « I motivi ideali della polemica antipatarina. Matrimonio, ministero e comunione ecclesiale secondo la tradizione ambrosiana nella Historia di Landolfo seniore », dans Nobiltà e chiese, cit. supra n. 10, p. 199-222. Plus généralement, sur le climat d’inquiétude spirituelle qui règne alors à Milan, et les troubles sociaux qu’il entraîne, voir C. Violante, La pataria milanese e la riforma ecclesiastica, Roma, Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, coll. « Studi storici », 1955 ; G. Miccoli, « Per la storia della pataria milanese », dans Id., Chiesa gregoriana. Ricerche sulla riforma del secolo XI, Roma, Herder, coll. « Italia sacra », 60, 19992, p. 127-212 ; B. Stock, The Implications of Literacy. Written Language and Models of Interpretation in the Eleventh and Twelfth Centuries, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1983, p. 151-240. Les mouvements populaires annonciateurs de la pataria éclatent dès 1045 : le propos d’Anselme est donc d’une actualité brûlante.
45 Le chapitre 2, 10 de la Rhetorimachia, où l’on aimerait à penser qu’Anselme est, pour une fois, sérieux, développe à ce propos un beau plaidoyer en faveur de la responsabilité morale. En cela aussi, et non pour son seul amour des auctores, on peut le considérer comme un humaniste.
46 Ainsi, lorsqu’il soumet à une critique en règle la formule de salutatio – soit le lieu de la lettre considéré comme stratégique par les artes dictaminis – employée par Rotiland (Rhetorimachia, 1, 4, éd. cit., p. 111-112).
47 Rhetorimachia, 1, 14, éd. cit., p. 127-128 ; 2, 2, éd. cit., p. 140-42 ; voir aussi supra, n. 10.
48 Voir A. Cizek, « Topik und Spiel in der ‘Rhetorimachia’ Anselms von Besate », art. cit., p. 118-120.
49 Rhetorimachia, 1, 16, éd. cit., p. 131-132. La condamnation sans appel de la vagatio revient avec une insistance obsédante dans l’Apologie du mépris du monde (opuscule 12) de Pierre Damien (chapitres 9, 12, 13, 20 à 25), ainsi qu’au chapitre 10 de son traité Sur la perfection monastique (opuscule 49), où elle est rapprochée de l’amour non moins pervers des arts libéraux.
50 B. Breij, « Pseudo-Quintilian’s Major Declamations. Beyond School and Literature », Rhetorica, 27, 2009, p. 354-369.
51 I. S. Robinson, Authority and Resistance in the Investiture Contest. The Polemical Literature of the Late Eleventh Century, New York, Holmes & Meier, 1978 ; C. M. Radding et F. Newton, Theology, Rhetoric, and Politics in the Eucharistic Controversy, 1078-1079. Alberic of Montecassino Against Berengar of Tours, New York, Columbia UP, 2003 ; A.-M. Turcan-Verkerk, Forme et réforme : le gégorianisme du moyen âge latin. Essai d’interprétation du phénomène de la prose rimée aux xie et xiie siècles, Thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris-Sorbonne (Paris-IV) en 1995. Pour finir, on notera avec intérêt que, selon son biographe, le pape Léon IX, premier promoteur de la réforme, s’exerçait dans sa jeunesse aux forenses controversiae (La Vie du pape Léon IX (Brunon, évêque de Toul), éd. M. Parisse, trad. M. Goullet, Paris, Les Belles Lettres, coll. « CHFMA » 38, 1997, p. 14).
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