De la grammaire à l’éthique : le Metalogicon (I, 13-25) et l’Entheticus de dogmate philosophorum (v. 25-166) de Jean de Salisbury
p. 145-155
Texte intégral
1Parmi les représentants de ce qu’il est convenu d’appeler la « Renaissance du xiie siècle », Jean de Salisbury a toujours occupé dans l’historiographie une place de premier rang : son action entre les écoles et la cour Plantagenêt, son rôle de conseiller de deux archevêques de Cantorbéry et du pape Adrien IV, son œuvre abondante dominée par le Metalogicon et le Policraticus, son latin, enfin, censément fidèle à la norme cicéronienne, tout concourt à faire de lui un représentant de l’humanisme médiéval1. Force est pourtant de reconnaître qu’il n’existe pas d’étude précise sur le style de Jean de Salisbury et que le constat formulé en 1984 par Birger Munk Olsen demeure d’actualité : « Le style est une matière moins palpable et qui se prête moins facilement à des statistiques séduisantes. Ainsi n’a-t-on jamais, à ma connaissance, consacré plus de quelques lignes à cet aspect esthétique2 ». Au risque de décevoir, je ne livrerai pas cette étude technique qui demanderait plus d’espace que celui qui nous est nécessairement imparti. À défaut et puisque cette contribution a été opportunément classée parmi les textes théoriques, il a été choisi d’insister sur les apports de deux textes pédagogiques, le Metalogicon et l’Entheticus de dogmate philosophorum, à notre connaissance de l’art d’écrire au xiie siècle3.
2La première œuvre, rédigée sans doute en deux temps depuis 1157 au moins et jusqu’en 1159, ne constitue pas un récit de vie, contrairement à l’usage historiographique qui tend encore trop souvent à y voir une sorte de témoignage sur la vie scolaire, mais propose une réflexion sur le statut des arts du trivium4. Il s’agit d’un texte complexe qui oscille entre le blâme de certaines pratiques contemporaines, parmi lesquelles il faut placer la critique célèbre de Cornificius et de ses sectateurs, et l’éloge d’un modèle pédagogique incarné par certains maîtres de Jean, notamment ceux que, comme Bernard de Chartres et Guillaume de Conches, l’on a coutume de rattacher à l’école de Chartres5. Carte idéale du savoir davantage qu’état des lieux scolaires, le Metalogicon propose un parcours parmi les arts du trivium. Parmi ceux-ci, la grammaire sera volontairement privilégiée, en laissant de côté la logique et la rhétorique en raison même de la définition de Jean, qui ne correspond pas à nos découpages contemporains : à la suite d’Isidore de Séville, il entend la grammaire comme scientia recte loquendi scribendique et origo omnium liberalium disciplinarum6. La grammaire est donc à la fois un art de bien s’exprimer oralement et par écrit – elle nous renseigne ainsi sur ce que nous entendons par stylistique et poétique –, mais aussi une propédeutique à tous les autres arts libéraux et particulièrement à la rhétorique.
3Pour montrer ce que l’étude de la grammaire peut apporter à nos catégories de stylistique et de poétique, je suivrai la manière dont Jean présente dans le Metalogicon la grammaire selon deux perspectives, dans les chapitres 13 à 25 du livre I, les huit premiers chapitres étant d’ordre technique et les cinq derniers plus théoriques. Enfin, à titre de comparaison, il a été aussi choisi de faire place à une œuvre souvent moins sollicitée par les commentateurs, l’Entheticus de dogmate philosophorum. Ce poème didactique de 1852 vers en distiques élégiaques remonte, pour sa première version, à la période des études de Jean sans doute dans les années 1141-1145, tandis que la mise au point que les manuscrits nous font connaître peut être datée du milieu ou de la seconde moitié des années 1150. Le titre un peu mystérieux, comme souvent lorsque Jean s’essaye au grec, désigne une introduction à l’enseignement philosophique. L’éditeur suppose avec quelque vraisemblance que ce texte avait vocation à embrasser l’école et la société, l’Église et l’État, la Bible et l’antiquité, l’éthique et la philosophie et que c’est à l’inachèvement relatif de cette œuvre que nous devons des œuvres en prose de grande ampleur comme le Policraticus et le Metalogicon. En l’état, le poème renferme de précieuses informations qui méritent d’être rapprochées des positions exprimées dans le Metalogicon.
I. La grammaire selon Metalogicon I, 13-20
4Au livre I du Metalogicon, le propos de Jean est proprement définitionnel puisqu’il s’agit de transmettre les règles de la discipline qu’il entend défendre. Jean définit alors la grammaire comme l’origine de tous les arts, ainsi que je l’ai rappelé en introduction. Ce statut principiel est indissolublement chronologique, puisque la grammaire reçoit et forme tous les hommes au berceau, et organique, dès lors qu’elle se trouve être elle-même le berceau de la philosophie. Dès sa première définition, la grammaire reçoit donc un rôle civilisateur puisque c’est elle qui apprend à l’homme à s’exprimer. Remplissant ainsi une fonction maternelle, la langue ne se confond pas cependant avec la nature : gardant son statut de discipline tout en étant fondement des autres disciplines, la grammaire imite la nature sans se confondre avec elle7. Ce mimétisme complexe entre grammaire et nature est entendu lato sensu par Jean : tout en réservant les modalités pratiques de la grammaire à l’institution humaine, il affirme que la grammaire reproduit le fonctionnement de la nature dans la structure même des fonctions de la langue (substantifs, adjectifs, verbes, adverbes)8. Ce point permet à Jean de poser les règles de la construction grammaticale et de définir un absurde grammatical qui porte sur les constructions, par différenciation de l’absurde logique qui relève du vrai et du vraisemblable. Une certaine souplesse préside à l’application de la discipline à la fois parce que la nature permet à la langue humaine des usages métaphoriques faisant passer au discours les propriétés des choses, mais aussi parce que l’usage, avec la variabilité qu’il suppose, constitue le tribunal suprême de la langue9.
5La nature mimétique de la grammaire explique aussi que la poétique lui appartienne, la langue et les préceptes de la poétique ayant pour fonction d’imiter la nature morale d’après Horace10. Le poète, artisan imitateur, doit suivre le processus d’extériorisation des émotions propre à l’individu : d’après Jean qui suit la tradition de l’Art poétique, l’intériorité constitue le siège de l’émotivité qui trouve à s’exprimer ad extra par le moyen de la langue, interprète des mouvements de l’esprit11. La poétique a donc pour mission de transmettre des émotions que le poète doit en premier ressentir : Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi. Si gaudere, praegaudendum12. Cette affinité de la poétique avec la nature pourrait lui permettre de revendiquer le statut d’art à part entière, alors que Jean tient fermement pour sa dépendance envers la grammaire, au nom du statut matriciel de cette dernière13.
6Après avoir défini les rapports de la grammaire avec la nature, Jean revient à la définition de la grammaire comme art de l’expression et aux normes grammaticales. L’étude de l’orthographe et des règles du discours permet de distinguer entre ars, la norme à suivre, vitium, la faute à rejeter, et figura, licence par excellence des grands auteurs et qui tient le milieu entre les deux premières caractéristiques14. Leur étude fait passer la grammaire de la technique à l’herméneutique, puisque seule l’intelligence respective d’ars, de vitium et de figura permet la compréhension d’un texte. L’étude des tropes et autres figures de style fait aussi du grammairien un sémiologue car, si le grammairien juge certaines constructions absurdes et non justiciables de sens, les figures, elles, doivent être interprétées, dès lors que l’absence d’interprétation ferait perdre au texte toute signification. C’est donc dire que Jean ne préconise qu’un usage modéré des tropes, la règle suprême du discours étant de se faire comprendre. L’usage des figures est donc réservé aux seuls auctores et à leurs imitateurs, c’est-à-dire les hommes savants qui connaissent les règles de l’art15. Jean apparaît donc comme le tenant de la modération en matière de tropes. Une modération dans l’emploi est requise : si les figures ont toute leur place en poésie puisque ces ornements sont nécessaires, tels des suavissima condimenta, leur utilisation dans la prose quotidienne est en revanche récusée comme théâtrale16. La modération dans le nombre n’est pas moins recherchée : l’excès d’ornements fait tourner à l’aigre le condiment17. La mention de la ponctuation et de l’articulation du discours en colon, coma et periodus complète cet examen du contenu de la grammaire qui se termine par l’éloge d’Isidore considéré comme une utile voie d’accès à cette discipline18.
II. La grammaire selon Metalogicon I, 21-25
7Avec le chapitre 21, Jean opère un changement de perspective et, après avoir indiqué tout le spectre de ce que traite la grammaire, il en vient à son éloge. La défense de la grammaire s’inscrit dans un programme éducatif plus large qui en fait le fondement de la philosophie et considère autant sa valeur intrinsèque que son rôle propédeutique pour le reste du curriculum scolaire. En ce sens, contre les cornificiens s’autorisant fautivement de Sénèque pour critiquer la grammaire, Jean s’en tient au témoignage de Quintilien disant qu’il faut y passer sans s’y arrêter19. En effet, pour arriver à la perfection, la nature a besoin d’être cultivée et d’être soumise à un exercice qui améliore tant les capacités intellectuelles que morales. L’optimisme de Jean et son humanisme pédagogique ne constituent pas une croyance béate dans un progrès indéfini de la nature humaine : si aucune faculté naturelle n’est si basse qu’elle ne puisse être relevée, aucune n’est si élevée que la négligence ne puisse l’abaisser20. Le perfectionnement de l’homme s’obtient au moyen d’une animation intellectuelle qui fait que la nature donne naissance à l’habitude de l’étude et à son exercice, ces derniers produisant les arts qui perfectionnent le talent. Dans cet enchaînement noétique qui fait passer l’être humain de l’état de nature à celui d’être cultivé, la mémoire joue un rôle clef puisque c’est elle qui recueille et conserve la trace des perceptions et qui fournit sa matière à l’examen de la raison21. C’est sans doute à cette lumière qu’il faut relire le mot fameux de Bernard de Chartres cité par Jean de Salisbury : « Nous sommes comme des nains assis sur les épaules de géants, de sorte que nous pouvons voir davantage et plus loin qu’eux, non pas en raison d’une vue plus perçante ou d’une taille plus élancée, mais parce que nous sommes portés et surélevés par leur stature de géants22 ». De manière différente de Bernard de Chartres chez lequel la comparaison vaut surtout pour guider l’imitation intelligente des textes anciens, Jean de Salisbury reconnaît à chaque époque la capacité de perfectionner le legs culturel des temps précédents23. Si l’on transpose au plan de l’humanité ce que Jean affirme de l’individu in abstracto, il existe donc bien une sorte de « mémoire collective » qui transmet à l’ingenium de chaque génération les apports des siècles passés. De manière implicite, cet héritage collectif que les maîtres reçoivent en dépôt ne peut valoir que s’il fait l’objet d’une appropriation identique à celle qui fait passer l’individu de son état naturel à l’état de culture. Cette appropriation individuelle de la culture passe par quatre exercices définis par Jean avec précision : la lecture qui permet de prendre connaissance des écrits ; l’enseignement qui s’attache aussi bien aux connaissances contenues dans les textes qu’à celles conservées par la mémoire ; la méditation qui s’élève jusqu’à la considération des choses incompréhensibles ; l’action assidue qui fait passer la connaissance en acte24.
8De manière significative, Jean, en dépit d’une allusion à Paul sur la charité, ne développe pas de théorie de la rédemption des arts par la théologie et fait du seul précédent antique l’auctoritas légitimant la grammaire. En articulant l’étude de la grammaire à une description des quatre exercices qui préparent à la philosophie et à la vertu, Jean pose cette discipline au fondement d’un véritable art de vivre qui s’épanouit en éthique. En effet, en tant que les trois premières opérations (lecture, enseignement et méditation) donnent la science qui permet de bien agir, la grammaire, fondement de la lecture et de la communication, entre en coopération avec la grâce prévenante25. Par ce biais, Jean remet la grammaire dans l’économie chrétienne du savoir et refonde pour la société de son temps l’idéal cicéronien de l’homo bonus.
9Après cette acmé, le retour à la pédagogie permet de mettre en œuvre ce programme : la description de la praelectio, explication donnée par le professeur, sert à illustrer une leçon de pédagogie grammaticale qui convoque tous les autres arts libéraux : en expliquant un texte, en le plumant pour reprendre une métaphore de Jean empruntée à Horace, le maître doit montrer toutes les plumes utilisées ou encore décrire toute la palette des disciplines qui culmine dans l’éthique26. L’explication de texte est donc d’autant plus réussie que le maître sera plus savant et à même de montrer l’étendue des lectures faites par l’auteur commenté. Jean approfondit l’explication de cette technique en prenant l’exemple de Bernard de Chartres et en donnant la description d’une leçon qu’il n’a jamais suivie… Il insiste sur la technique de la restitution par les élèves des cours de la veille et décrit aussi un exercice du soir dit declinatio, le tout reposant sur une imitation raisonnée des modèles antiques27. La figure de Bernard sert ainsi de paradigme pour l’enseignement grammatical, en s’opposant aux pratiques pédagogiques contemporaines. Cette description participe elle-même d’une tradition scolaire caractéristique qui revient à ériger la figure d’une génération antérieure comme modèle pour le fonctionnement d’une discipline, ainsi que le fait par exemple Pierre le Chantre à la génération suivante pour Anselme et Raoul de Laon dans le domaine théologique28. De manière significative, l’examen de la grammaire se clôt par un éloge emprunté à Quintilien et adressé par Jean aux grammairiens trop pressés de son temps29. Cet éloge antique subtilement réécrit par un auteur du xiie siècle montre bien la vocation du Metalogicon, qui est de servir de relais aux exemples anciens et de garantir leur application présente.
III. La grammaire selon l’Entheticus de dogmate philosophorum
10Ce que dit de Jean de la communication entendue lato sensu mérite d’être mis en parallèle avec une autre œuvre qui forme un pendant au Metalogicon, l’Entheticus de dogmate philosophorum30. Ce poème didactique est de prime abord difficile à interpréter tant l’œuvre peine à suivre un plan d’ensemble. L’éditeur est pourtant arrivé à distinguer quatre parties : la première concerne principalement l’école, la seconde traite des philosophes anciens et des écoles philosophiques, le troisième critique les mœurs de la cour et décrit la situation en Angleterre, tandis que la très brève quatrième partie sur la liberté et l’amour introduit la conclusion. Le poème a connu une diffusion manuscrite réduite avec quatre manuscrits conservés, si l’on considère de surcroît que l’un des témoins est une copie du xviie siècle d’un manuscrit conservé et si l’on rapproche le chiffre de poèmes d’ambition comparable, comme la Cosmographia de Bernard Silvestre connue par plus de cinquante témoins, ou l’Anticlaudianus d’Alain de Lille diffusé dans plus d’une centaine de codices. Une fréquentation, même superficielle, du poème prouve que nous sommes en présence d’une œuvre comparable à ce qu’un Hugues de Saint-Victor entendait faire avec le Didascalicon : fournir une carte du savoir contenant à la fois un syllabus des auteurs, une description des savoirs et une éthique de la pédagogie chrétienne. La différence majeure tient au parcours de Jean dont les activités entre la cour, le cloître et l’école colorent toute l’œuvre. Le choix de la forme poétique relève d’ailleurs à mon sens d’une stratégie tout à fait consciente et parfaitement cohérente avec le propos de l’auteur. La principale question n’est sans doute donc pas tant d’évaluer la qualité poétique de l’œuvre dès lors que, pour Jean, le vers est un simple medium, dont il use d’ailleurs avec parfaite maîtrise en ancien bon élève. Importe davantage la fonction du poème : l’Entheticus, dont le rôle parénétique est évident, emprunte la forme poétique dont j’ai rappelé qu’elle exprime par excellence pour Jean, fidèle continuateur d’Horace, la nature morale de l’homme. Le poème, censé être selon la définition du Metalogicon l’expression pratique des émotions de l’auteur, peut donc être interprété comme une sorte de miroir scolaire qui doit convertir son lecteur/auditeur en lui faisant éprouver les effets de la vituperatio et de la laudatio. Par conséquent, autant que des grandes productions du xiie siècle auxquelles se sont trop limitées les comparaisons, l’Entheticus se rapproche de toute une littérature morale didactique comme les Disticha Catonis et d’autres poèmes, tel le Carmen de contemptu mundi. À titre hypothétique, il est même permis de se demander si l’ambition de Jean n’a pas été de faire de son poème l’équivalent d’un manuel scolaire31 ou de ce que le Metalogicon représente pour la formation dans le trivium.
11Le début de l’œuvre renferme les passages les plus riches concernant les arts du langage et notamment la grammaire : en satiriste, Jean adopte le point de vue de son adversaire en lui donnant la parole. Il nous convie ainsi à un Anti-Metalogicon puisque, point par point, tous les fondements de l’éducation et de la communication tels que définis par Jean sont mis à bas. C’est tout d’abord l’imitation des classiques qui est malmenée : une véritable querelle des Anciens et des Modernes disqualifie sans appel les prétentions morales et intellectuelles des auteurs anciens32. Il n’est pas besoin de programme de lecture ni de cursus dès lors que l’éducation est un processus d’auto-formation, aux antipodes de la transmission prônée par Jean. Nous entendons ici l’écho d’un thème très fréquent dans la polémique sur les écoles : la nouveauté comme critère du vrai. La grammaire fait également l’objet d’une attaque en règle à l’encontre des éloges dont elle est l’objet dans le Metalogicon : son statut de principe est ici récusé. Apprendre les règles du nombre, des cas ou des temps, c’est perdre son temps sans aucun profit33. La troisième attaque porte sur le rôle de l’écrit comme vecteur de la connaissance. L’oral est par excellence la manière de se faire valoir et le bavardage ou garrulitas la qualité requise. Face au fameux précepte d’Hugues de Saint-Victor dans le Didascalicon (omnia disce, videbis postea nihil superfluum esse), le cornificien dénoncé par Jean s’alarme de l’amoncellement sans fin du savoir, sa méthode est simple : pauca legas ut multa scias34. D’une manière volontairement schématique, Jean oppose donc son idéal pédagogique fondé sur la méditation des auteurs anciens et la transmission écrite du savoir à des pratiques qui légitiment comme source unique de connaissance la nouveauté et l’oralité. Et Jean de détailler les conséquences pratiques de ce nouveau credo : tout d’abord, cette reconfiguration du savoir selon la mode du temps conduit à mépriser Cicéron au profit d’Aristote, à dévaloriser le droit, la littérature et la physique (id est le quadrivium) au profit de la seule logique ou plutôt du seul nom de logicien sans que cette qualité corresponde à une maîtrise de la discipline35. La situation favorise aussi une nouvelle classe de professeurs qui se font gloire d’apprendre à ne rien savoir, moyennant finances36. La conséquence linguistique tient à la création d’une novlangue, le sermo rotundus qu’il est difficile de caractériser puisque l’usage satirique de rotundus est ici en contradiction avec son acception classique positive de « discours bien tourné » : plutôt que d’une langue à proprement parler, il semble s’agir d’un niveau de langue, une sorte de sociolecte truffé de solécismes et de barbarismes, qui imite une forme de langue raffinée propre à la cour37. Jean relie d’ailleurs avec subtilité les conséquences de l’oubli de la grammaire à la dénonciation de l’absolutisme politique : au prince délié des lois plaît le discours émancipé des règles grammaticales. L’émergence d’un sermo rotundus, dont le moraliste Jean fait comprendre qu’il est de tous temps, consacre la figure du courtisan prompt à flatter le prince : confusion de la langue et bon plaisir politique vont ainsi de pair38.
12L’examen rapide de l’Entheticus a ajouté des éléments à la synthèse proposé par Jean dans le Metalogicon : l’homme individuel relié par la mémoire et l’écrit aux générations antérieures est amené à participer à la société grâce à un usage modéré de la parole. L’idéal de Jean ne relève pas uniquement d’un humanisme culturel, mais plus largement d’une vision qui englobe aussi le pouvoir et son fonctionnement. L’éthique de la communication que sous-tendent l’éloge de la grammaire et la critique de tous les cornificiens dessine un programme de vie complet qui fait de tout acte de parole une prise de responsabilité.
13Chez Jean de Salisbury, rhétorique, poétique et stylistique se retrouvent sous l’appellation de grammaire, soit à titre principal comme partie de cet art pour la poétique et la stylistique, soit comme un prolongement naturel pour la rhétorique. Cette description me semble valoir en raison de son caractère organique : la grammaire est comme une matrice qui fait passer l’homme de l’état de nature à celui de culture ; l’individu, défini notamment par la mémoire, n’accède à lui-même qu’en dialoguant avec les grands auteurs du passé. Une lecture rapide des passages commentés pourrait faire confondre le classicisme de Jean avec un certain conservatisme intellectuel : les détails de cette synthèse sont largement hérités de Priscien et d’Isidore de Séville, et l’on sait depuis les travaux de Philippe Delhaye que l’enseignement de la grammaire se prêtait particulièrement à la formation morale des plus jeunes39. Cependant, l’œuvre de Jean était, et demeure même pour le lecteur contemporain, une œuvre de combat : en refusant de tracer une frontière étanche entre le cloître et l’école, le futur évêque maintient l’unité d’un savoir que les évolutions culturelles tendaient à fragmenter. L’écho même du Metalogicon résonne au-delà du xiie siècle : placer les belles-lettres au fondement de la civilisation, refuser l’impérialisme de sciences lucratives comme le droit et la médecine, tout cela constitue un programme éducatif qui reste d’actualité.
Notes de bas de page
1 Sur Jean de Salisbury, la dernière synthèse comprenant une partie de la bibliographie antérieure est fournie par C. J. Nederman, John of Salisbury, Tempe, Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies, coll. « Medieval and Renaissance Texts and Studies », 288, 2005.
2 B. Munk Olsen, « L’humanisme de Jean de Salisbury, un cicéronien au xiie siècle », dans M. de Gandillac et E. Jeauneau (dir.), Entretiens sur la Renaissance du xiie siècle, Paris/ La Haye, Mouton, 1968, p. 53-83, à la p. 53.
3 Jean de Salisbury, Metalogicon, éd. J. B. Hall et K.B. S. Keats-Rohan, Turnhout, Brepols, coll. « Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis », 98, 1991.
4 Si l’on suit la nouvelle proposition chronologique assez convaincante de C. J. Nederman, John of Salisbury, op. cit., p. 24-27, contre la date unique, traditionnellement retenue, de 1159 en raison de la dédicace à Thomas Becket dans le chapitre final de l’œuvre, voir notamment H. Liebeschütz, Medieval Humanism in the Life and Writings of John of Salisbury, London, University of London, 1950, p. 11-22 ; D. D. McGarry, The Metalogicon of John of Salisbury. A Twelfth-Century Defense of the Verbal and Logical Arts of the Trivium, Gloucester, P. Smith, 1971, p. XIX, n. 26.
5 Sur Jean et les écoles, voir K. Guth, Johannes von Salisbury (1115/20-1180). Studien zur Kirchen-, Kultur- und Sozialgeschichte Westeuropas im 12. Jahrhundert, Sankt Ottilien, EOS-Verlag, 1978, p. 23-81 et de P. Riché, « Jean de Salisbury et le monde scolaire du xiie siècle », dans M. Wilks (éd.), The World of John of Salisbury, Oxford, Blackwell, 1984, p. 39-61.
6 Metalogicon, 1, 13, p. 32, l. 5-7.
7 Sed licet haec aliquatenus immo ex maxima parte ab hominum institutione processerit, naturam tamen imitatur et pro parte ab ipsa originem ducit eique in omnibus quantum potest studet esse conformis. (Metalogicon, 1, 14, p. 33, l. 5-8)
8 Metalogicon, 1, 15, p. 35-39.
9 Sed quia frequens est aliquid extra regulam inveniri, erit fortasse aliter quam dictum sit alicubi inveniri. Sed quod propositum est usus optinet. Nam et ea vicissitudo quae rerum est ad sermones sermonumque ad res, qua sibi invicem quasi collatione mutua suas proprietates attribuunt, translativis sermonibus quam his quos institutio secundaria promulgavit, frequentius explicatur. Regulae enim universitati fortasse casus derogat, sed nos usum loquimur. (Metalogicon, 1, 16, p. 41, l. 75-83)
10 Praecepta enim poeticae naturam morum patenter exprimunt, exiguntque ut artis opifex sequatur naturam. (Metalogicon, 1, 17, p. 41-42, l. 2-4)
11 Format enim natura prius nos intus ad omnem fortunarum habitum, juvat aut impellit ad iram aut in humum maerore gravit, deducit et angit, post effert animi motus interprete lingua. (Metalogicon, 1, 17, p. 42, l. 4-7)
12 Metalogicon, 1, 17, p. 42, l. 9-10.
13 Licet autem neutra illarum omnino naturalis sit et ex maxima parte substantiae suae hominem qui eam invenit utraque laudet auctorem, natura tamen aliquid sibi juris vindicat in utraque. Profecto aut poeticam grammatica optinebit aut poetica a numero liberalium disciplinarum eliminabitur. (Metalogicon, 1, 17, p. 42, l. 22-26)
14 Ars itaque est quasi strata publica qua ire, ambulare et agere sine calumnia et concussione omnibus jus est. Vitium est omnibus devium, ut qui in eo iter actumve exercet aut praecipitium subeat aut calumniam et concussionem interpellantium patiatur. Figura vero medium tenet locum et dum aliquatenus recedit ab utroque, non cadit in alterutrius rationem. (Metalogicon, 1, 18, p. 43, l. 36-42)
15 Ideoque solis auctoribus auctorumque similibus viris scilicet eruditissimis qui dicendorum tacendorumque noverunt rationes, haec licentia indulgetur. (Metalogicon, 1, 18, p. 44, l. 49-51)
16 Detrahe tamen ista carminibus : suavissima condimenta desiderabo. Transfer in liberam forensemque dictionem : quis non eam fugere atque in theatra se condere jubebit ? (Metalogicon, 1, 18, p. 44, l. 61-63, en dépendance d’Augustin, De ordine, PL 32, col. 1000-1001)
17 Congere multa in unum locum : totum acre, putidum, rancidum fastidibo. (Metalogicon, 1, 18, p. 44, l. 63-64)
18 Metalogicon, 1, 20, p. 46-47.
19 Metalogicon, 1, 22, p. 49-50.
20 Metalogicon, 1, 11, p. 29-31.
21 Excitat enim primo ingenium ad res aliquas percipiendas et cum eas perceperit, deponit quasi in custodia et thesauro memoriae, ratio quae percepta et commendanda vel commendata sunt studio diligenti examinat et ex natura singulorum de singulis nisi forte labatur in aliquo, verum profert incorruptumque judicium. (Metalogicon, 1, 11, p. 29, l. 13-18)
22 Dicebat enim Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos gigantum umeris insidentes ut possimus plura eis et remotiora videre, non utique proprii visus acumine aut eminentia corporis sed quia in altum subvehimur et extollimur magnitudine gigantea. (Metalogicon, 3, 4, p. 116, l. 46-50)
23 E. Jeauneau, « Nains et géants », dans Entretiens sur la Renaissance du xiie siècle, op. cit., p. 21-52, aux p. 31-33, avec la bibliographie antérieure citée p. 35, n. 2.
24 Praecipua autem sunt ad totius philosophiae et virtutis exercitium, lectio, doctrina, meditatio et assiduitas operis. Lectio vero scriptorum praejacentem habet materiam, doctrina et scriptis plerumque incumbit et interdum ad non scripta progreditur quae tamen in archivis memoriae recondita sunt aut in praesentis rei intelligentia eminent. At meditatio etiam ad ignota protenditur et usque ad incomprehensibilia saepe se ipsam erigit et tam manifesta rerum quam abdita rimatur. Quartum operis scilicet assiduitas et si a praeexistente cognitione formetur scientiamque desideret, vias tamen parat intelligentiae eo quod intellectus bonus est omnibus facientibus eum (Ps. 110, 10). (Metalogicon, 1, 23, p. 50, l. 3-14)
25 Unde constat quod grammatica quae istorum fundamentum est et radix, quodam modo sementem jacit quasi in sulcis naturae, gratia tamen praeeunte quae si cooperatrix quoque affuerit, in solidae virtutis robur coalescit et crescit multipliciter ut boni operis fructum faciat, unde boni viri nominantur et sunt. Sola tamen gratia quae et velle bonum et perficere operatur, virum bonum facit et prae ceteris omnibus recte scribendi et recte loquendi quibus datum est facultatem impertitur artesque ministrat varias. (Metalogicon, 1, 23, p. 50-51, l. 20-28)
26 Auctores excutiat et sine intuentium risu eos plumis spoliet quas ad modum corniculae ex variis disciplinis ut color aptior sit, suis operibus indiderunt. Quanto pluribus disciplinis et abundantius quisque imbutus fuerit, tanto elegantiam auctorum plenius intuebitur, planiusque docebit. Illi enim per diacrisim quam nos illustrationem sive picturationem possumus appellare, cum rudem materiam historiae aut argumenti aut fabulae aliamve quamlibet suscepissent, eam tanta disciplinarum copia et tanta compositionis et condimenti gratia excolebant ut opus consummatum omnium artium quodam modo videretur imago. (Metalogicon, 1, 24, p. 51-52, l. 23-33)
27 Sequebatur hunc morem Bernardus Carnotensis, exundantissimus modernis temporibus fons litterarum in Gallia, et in auctorum lectione quid simplex esset et ad imaginem regulae positum ostendebat. Figuras grammaticae, colores rethoricos, cavillationes sophismatum et qua parte sui propositae lectionis articulus respiciebat ad alias disciplinas proponebat in medio. (Metalogicon, 1, 24, p. 52, l. 47-53)
28 C. Giraud, Per verba magistri. Anselme de Laon et son école au xiie siècle, Turnhout, Brepols, coll. « Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge », 8, 2010, p. 490-491.
29 Sed quia hesterni pueri, magistri hodierni, heri vapulantes ferula, hodie stolati docentes in cathedra, ex ignorantia aliarum arguunt grammaticam commendari, quid de laude ejus inveniatur in libro de institutione oratoris audiant patienter et si placet, innocentibus grammaticis parcant. (Metalogicon, 1, 25, p. 55, l. 2-6)
30 Jean de Salisbury, Entheticus Major and Minor, éd. J. van Laarhoven, Leiden/New York/ Copenhagen/Köln, E. J. Brill, 1987, 3 vol., notamment la copieuse introduction du premier volume, p. 3-101 et les notes du deuxième volume.
31 Pour mémoire, il convient de rappeler que les œuvres poétiques, pour nous mineures, comme les Disticha ou de De contemptu mundi ont été diffusées à des centaines d’exemplaires.
32
Sic nisi complacito pueris sermone loquaris,
conspuet in faciem garrula turba tuam.
Si sapis auctores, veterum si scripta recenses,
ut statuas, si quid forte probare velis,
undique clamabunt : vetus hic quo tendit asellus ?
Cur veterum nobis dicta vel facta refert ?
A nobis sapimus, docuit se nostra juventus.
Non recepit veterum dogmata nostra cohors. (Entheticus, v. 39-46)
33
Quos numeros aut quos casus aut tempora jungant,
grammatici quaerunt, verba rotunda cavent,
torquentur studiis, cura torquentur edaci ;
nulla sibi dantur otia, nulla quies. […]
Qui numeros numeris, qui casus casibus aptat ;
tempora temporibus, desipit et miser est.
Magnus enim labor est, compendia nulla sequuntur,
tempora sic pereunt, totaque vita simul.
Absque labore gravi poteris verbosior esse
quam sint, quos cohibet regula prisca patrum. (Entheticus, v. 67-71 et 75-80)
34
Quicquid in os veniet, audacter profer, et assit
Fastus, habes artem quae facit esse virum. […]
Ut garrire queas, noli percurre libros :
esto verbosus, scripta repelle procul.
Hos libri impediunt, illos documenta priorum,
successumque vetant magnus habere labor. […]
Nam quo plura leges, restant tibi plura legenda,
et quo plura docent, plura docenda docent.
Pauca legas ut multa scias. (Entheticus, v. 81-82, 89-92 et 97-99).
35 Entheticus, v. 109-120.
36 Entheticus, v. 121-132.
37
Admittit soloen, sumit quod barbarus affert,
inserit haec verbis, negligit arte loqui.
Hoc ritu linguam comit Normannus, haberi
dum cupit urbanus, Francigenamque sequi.
Aulicus hoc noster tumidus sermone rotundo
Ridet natalis rustica verba soli.
Sermo rotundus hic est quem regula nulla coartat,
quem gens nulla potest dicere jure suum.
Vilis apud veteres fuerat modus iste loquendi,
lege bona solitos vivere, lege loqui. (Entheticus, v. 137-146)
38
Sed quia temporibus Hircani floruit olim,
cui prae lege Dei grata libido fuit,
qui reges falso nulla sub lege teneri,
et quicquid libuit credidit esse pium,
praeplacet hic usus, cui regis gratia major
affuit et pretium sermo rotundus habet.
Mandrogerum tali ritu florere videmus,
sub quo nec turpis causa perire potest.
Mandrogeri nugae sapientia summa videntur,
verbaque Mandrogeri formula juris erunt.
« Proficit ergo minus uti sermone Latino,
quam si contigerit verba rotunda loqui.
Sudandum nimis est ut lingua Latina sciatur,
absque labore tibi sermo rotundus erit.
Insistunt studiis, artis suffragia quaerunt,
quorum subsidiis lingua venusta placet.
Est igitur satius linguas confundere quam sic
temporis atque rei damna subire simul. (Entheticus, v. 147-164)
39 Voir les différentes contributions réunis dans le volume de P. Delhaye, Enseignement et morale au xiie siècle, Fribourg/Paris, Éditions universitaires/Éditions du Cerf, 1988.
Auteur
Université de Lorraine/IUF
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