Quête du pouvoir et violence dans En attendant le vote des bêtes sauvages
p. 161-172
Texte intégral
1La question hégémonique occupe une place notoire chez Ahmadou Kourouma. Le premier roman décrit les aventures d’un prince déchu pendant la période des indépendances. Le deuxième roman relate les aventures de Djigui Keita, roi de Soba qui vit les premiers contacts avec l’Occident impérialiste. Le troisième fait la geste d’un dictateur africain qui doit affronter les grandes idéologies de la démocratie. Les deux dernières fictions décrivent des pouvoirs qui cherchent à s’imposer par la force des armes. Il s’agit entre autres, des pouvoirs des chefs de factions dans Allah n’est pas obligé1et des groupes loyalistes s’opposant aux différentes rebellions nées en Côte d’Ivoire dans Quand on refuse on dit non2. Ces réalités amènent à s’intéresser à l’esthétisation du pouvoir chez Ahmadou Kourouma. L’article démontre que la violence reste au service des gouvernants, en particulier dans En attendant le vote des bêtes sauvages3.
2En jetant un regard attentif sur les textes de certains critiques, il apparaît que la question du pouvoir reste toujours actuelle dans l’œuvre de Kourouma. Tcheuyap Alexie4 est l’un de ces analystes qui s’est souvent intéressé à la question de violence chez le romancier. Il a démontré que le discours de l’écrivain au fil du temps bascule vers l’horreur. En plus, le critique relève les traces de la conscience touchée par la violence dans ces productions. Ces œuvres recourent à la mémoire pour rendre compte l’histoire de l’Afrique et du monde.
3Outre cet analyste, Christine Le Quellec Cottier5 a démontré que la ruse et la violence cohabitent chez l’écrivain ivoirien. L’auteur fait la satire de la gestion politique des États africains s’inspirant des récits épiques des chasseurs pour créer son roman. À travers les hauts faits guerriers d’un chasseur traditionnel devenu chef d’État, la narration se déploie. Ainsi, Koyaga, le personnage principal de cette œuvre parvient à asseoir un pouvoir qu’il acquiert grâce à un coup d’État sanglant soutenu par l’ONU et la France. Le récit évolue en spirale comme dans les contes initiatiques. Des séquences de chasse se trouvent incorporées dans le texte pour présenter les prouesses du maître-chasseur.
4Jean-Ferdinand Bédia de son côté oriente sa réflexion vers le paradoxe qui règne dans la vie politique de la République du Golfe. Il pense que le récit purificatoire de Koyaga sert à exposer la démocratie postmoderne6. Selon lui, les nouveaux chefs africains continuent à servir les intérêts de l’Occident bien qu’ayant accédé à l’indépendance et instauré le multipartisme. La démocratie, nouveau cheval de bataille du pouvoir s’inscrit péniblement dans les mœurs africaines. Malgré ce regard porté sur l’analyse des textes d’Ahmadou Kourouma, il reste encore des terrae incognita sur lesquelles des réflexions méritent de jaillir. La quête du pouvoir est un domaine assez intéressant pour une analyse géopolitique. Quelles sont les structures du pouvoir chez le romancier ? Quels rapports y a-t-il entre pouvoir et terrorisme ? Quelle lecture peut-on faire de la terreur dans l’œuvre ? Telles sont les questions auxquelles il faut trouver des réponses.
5L’hypothèse principale cherchera à démontrer que ces deux figures sont étroitement liées. La terreur est une stratégie de quête et de maintien du pouvoir. Lorsqu’elle va grandissante, elle aboutit à la construction des figures apocalyptiques. Ainsi, la mythocritique aidera à faire une lecture du pouvoir et de la violence dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma car il est indéniable que l’auteur fait une réminiscence du « mythe des ancêtres-chasseurs »7.
Les structures du pouvoir dans le roman de Kourouma
6Ahmadou Kourouma met au centre de son roman les discriminations vécues en Afrique en empruntant à l’histoire des mythes les figures des dieux, des esprits et des humains. Les hommes ne naissent pas égaux dans l’univers fictionnel de l’écrivain. Il existe des races supérieures qui se distinguent des peuples inférieurs. Au nom de quelque idée discriminatoire, des actes terroristes se laissent lire dans le roman. À travers certains mythes hégémoniques, des groupes politiques se donnent le droit de perpétrer le mal. C’est dans cette logique qu’il faudrait s’inscrire pour comprendre le roman qui a su mettre en exergue deux pouvoirs distants sur le plan chronologique, mais proches idéologiquement.
Le pouvoir colonial dans le roman
7Jean-Claude Carrière a présenté une communication intitulée « Récits mythiques8 » dans laquelle il n’a pas hésité à démontrer que les mythes impérialistes occidentaux se sont déplacés pour s’imposer aux peuples africains, américains et asiatiques. Les recherches présentées dans le volume de Magma le prouvent9. Seuls les Asiatiques essaient de résister difficilement aux invasions mythiques de l’Occident. Il s’agit entre autres de la Chine, de la Corée du Sud et du Japon. Toujours est-il qu’il existe quelques réserves à faire.
8Il s’agit de partir du postulat formulé sur l’invasion mythique pour démontrer que les mythes colonialistes cherchent à asservir les Africains dans Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma10. La politique coloniale française s’inspire du droit de puissance développé par de nombreux philosophes occidentaux et repris par Jules Ferry lors des premières rencontres pour le partage de l’Afrique11.
9En relisant En attendant le vote des bêtes sauvages12 il est possible de déceler deux formes de gouvernance : le pouvoir colonial et le pouvoir post-colonial. Les structures du pouvoir colonial montrent que le contact de l’Afrique et de l’Europe n’a pas été pacifique. Des conquêtes violentes ont eu lieu dans le but de réduire les terres africaines en territoires colonisés par les Blancs. Tout part du congrès de Berlin qui est l’instance de légitimation des missions coloniales : « Au cours de la réunion des Européens sur le partage de l’Afrique en 1884 à Berlin, le Golfe du Bénin et les Côtes des Esclaves sont dévolus aux Français et aux Allemands13 ».
10Il ressort de ce passage que les premières forces occidentales ayant agi en Afrique ont d’abord cherché à exprimer leur hégémonie. Selon les clauses de ce congrès, les Africains ne pouvaient pas échapper à la colonisation, car l’impérialisme occidental naît des croyances séculaires qui placent le Blanc au-dessus de tous les autres d’une part. D’autre part, les progrès scientifiques et techniques offrent aux Blancs des capacités à dompter la nature si bien qu’ils s’arrogent le droit d’aller par-delà des mers civiliser les peuples du monde. La toute-puissance de l’Occident est intimement liée à celle de la science.14 Grâce à ses croyances hégémoniques, la France fait valoir son droit de puissance : « [Les Français] recrutent des guerriers dans les tribus africaines locales et se lancent dans la subjugation de tous les recoins de leurs concessions avec des canons.15 » L’impérialisme en Afrique noire s’est fait avec la complicité des autochtones.
11Pendant la période coloniale, quelques Africains sont restés des agents de l’administration. Ils agissent comme des soldats, des chasseurs ou des interprètes. En attendant le vote des bêtes sauvages16 représente des cas où des soldats noirs interviennent en Indochine puis en Algérie aux côtés de la France pour l’aider à coloniser d’autres terres. En plus, sous les principes de ce qu’il convient d’appeler hégémonie mythique, la France coloniale envoie les Africains qui, à peine maîtrisent les stratégies de guerre, servent de chair à canons lors des guerres mondiales. Aussi, faut-il le rappeler, l’administration coloniale française est animée d’une volonté immense de dominer. Toutefois, il faudrait comprendre qu’elle s’est toujours confrontée à des formes de résistance que Kourouma essaie de représenter dans Monnè, outrages et défis.17
12En plus de l’armée, on peut ajouter le pouvoir économique. La France introduit les travaux forcés et les prestations diverses. En réalité, les différentes formes d’impôt prélevées ne constituent pas les seules armes coloniales pouvant être décelées dans le corpus ; il y a également l’envoi des fils nègres à l’école occidentale pour un apprentissage des mœurs nouvelles : « Les Français […] ne se contentèrent pas du prélèvement de l’impôt de capitation, du recrutement des tirailleurs, des travaux forcés, des catéchumènes ; ils réclamèrent des écoliers.18 » Kourouma décrit les différentes pratiques coloniales qui ont longtemps assujetti le Noir. La colonisation, comme l’ont démontré Albert Memmi19 et Yvan Paillard20 est une machine économique qui repose sur l’exploitation du Noir, la recherche de la main d’œuvre et la culture de l’accumulation. Les richesses importantes de l’Afrique suscitent alors chez les Occidentaux le goût de l’aventure et l’esprit d’accaparement.
13Toute la pensée coloniale est fondée sur l’ultra-capitalisme. Il faut exploiter les terres jusqu’à la moelle pour pouvoir créer des emplois et des richesses. Le colon ne tarde pas à faire usage des pratiques capitalistes pour asseoir sa domination sur l’Afrique. L’esclavage et la colonisation, construits sur des bases capitalistes organisent la vie des Occidentaux tant en France que dans les colonies. Les sociétés se voient hiérarchisées davantage. L’empire colonial français cherche ainsi à asseoir sa puissance à travers son administration. Au sommet de cette structure se trouvent le gouverneur des colonies assisté du commandant, du chef traditionnel et des gardes cercles chargés de faire exécuter les décisions. En attendant le vote des bêtes sauvages21 ressort clairement les « portraits » de Tchao, Bossouma et Koyaga qui sont au service de la colonie pendant que des personnages nationalistes combattent le système colonial. Dès lors, cette guerre froide apparaît comme un nouveau système de destructions des régimes nationalistes naissants.
Le pouvoir post-colonial
14La question de leadership contesté commence à se poser en Afrique à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale. Depuis la décolonisation, quelques chefs d’États africains ont voulu pérenniser l’œuvre coloniale pendant que d’autres s’attelaient à instaurer une nouvelle gouvernance. Successeurs manipulés par les Blancs colonialistes, les chefs des États africains récemment indépendants brillent par leur paternalisme en se faisant appeler « Père de la Nation » pour mieux s’imposer. En réalité, des dirigeants tels Koyaga et les hommes aux totems léopard, hyène et chacal ne sont que des « portraits » du colonisateur.
15En revisitant les parcours de la nouvelle élite politique, on comprend l’ingérence de la France et des organisations internationales dans les politiques étatiques. Koyaga parvient à bouleverser le régime de Fricassa Santos grâce à l’ONU et la France. Dès qu’il prend les rênes du pouvoir, il ne se détache pas de l’hexagone. Il s’inscrit dans la logique d’un leadership paternaliste. Ainsi, certains présidents africains, loin d’être des élus du peuple continuent à user des pratiques coloniales pour imposer leur autorité. C’est le cas de Koyaga et Bossouma qui continuent à réduire au silence le peuple à travers la répression et les arrestations. Pour cette raison, l’autoritarisme et la ruse apparaissent comme des stratégies nouvelles de la gestion des hommes et des biens.
16Le pouvoir postcolonial se caractérise par la restriction des libertés individuelles et collectives. Au cours des veillées consacrées au détenteur du pouvoir en République du Golfe les mœurs postcoloniales seront connues. Des proverbes aident à la compréhension du pouvoir chez les Négro-africains : « C’est celui qui ne l’a jamais exercé qui trouve que le pouvoir n’est pas plaisant. Quand la force occupe le chemin, le faible entre dans la brousse avec son bon droit. Le cri de détresse d’un seul gouverné ne vient pas à bout du tambour.22 »
17Ces aphorismes montrent à quel point le pouvoir stimule l’égoïsme et la violence. La présidence de la république, instance suprême des régimes autocratiques est une machine à broyer. Celui qui incarne l’autorité ne partage pas son pouvoir avec d’autres acteurs politiques. Il est à la fois chef suprême des forces armées, de la magistrature et du gouvernement dont il est garant. Le régime autoritariste met le président de la république au centre du monde. Koyaga en est un exemple. Après son accession à la magistrature suprême, il effectue des voyages initiatiques chez les différents dictateurs africains dans le but d’apprendre la mystique du pouvoir. Ses hôtes ne sont pas des enseignants des arts de la bonne gouvernance, mais des praticiens du despotisme. C’est pourquoi, par les pratiques magico-religieuses, on interprète des rêves pour justifier ses déplacements.
18Dans l’imaginaire des peuples africains, le pouvoir est comparé à une femme. Cette leçon occupera la première place dans les enseignements donnés par les dictateurs de l’Afrique indépendante. Elle est le point commun de tous les maîtres-présidents que Koyaga rencontre. Selon eux, la direction d’un État doit être autocentrée pour éviter tout amalgame. Le chef de l’État, en qualité de père de la Nation, doit bénéficier des avantages du pays en priorité. Les maîtres-dictateurs ont tous le même mode de gestion. L’égocentrisme apparaît comme une panacée dans la gestion des biens de l’État. Les présidents dirigent à partir du centre. Parfois ils abusent des pouvoirs qui leurs sont conférés. C’est le cas de Tiékoroni et de l’homme au totem léopard qui n’hésitent pas à menacer de mort les révolutionnaires. L’homme au totem caïman et le dictateur du Sable et des Djebels font aussi preuve d’égocentrisme et de barbarie pour se maintenir au perchoir. Ils prennent du plaisir à faire souffrir les citoyens. L’égoïsme et la loi du plus fort restent les principales leçons de ce voyage.
19La deuxième structure de répression est l’armée. Le chef de l’État doit avoir autour de lui une armée forte, capable de le protéger. Grâce à elle, les dirigeants réduisent le peuple au silence. Les détentions arbitraires et l’élimination systématique sont des stratégies de maintien du pouvoir en Afrique. Ainsi, l’armée reste au service des dictateurs et non des institutions qu’elle est censée protéger. Elle arrête les opposants aux régimes, les enferme dans des lieux hautement surveillés où ils vivent l’horreur et la mort. On peut citer entre autres, les cas de Zaban, Tima et Ledjo.
20Le troisième niveau du pouvoir en Afrique est économique. Les finances publiques ne doivent pas être distinctes de celles du chef de l’État. Les fonds publics sont désormais confondus avec les biens du président et de sa famille. Le népotisme grandissant, les chefs des nations détournent les deniers publics. La gabegie bat son plein et détruit les systèmes économiques. Les avantages liés au pouvoir empêchent les présidents des républiques indépendantes d’Afrique de prôner l’alternance. Aussi, usent-ils de tous les moyens pour y rester et demeurer plus fort que jamais.
La violence : un moyen d’accès au pouvoir
Koyaga : entre charisme et sadisme
21Le pouvoir s’acquiert toujours par la violence chez Kourouma. En attendant le vote des bêtes sauvages23 décrit les aventures épiques d’un président-dictateur qui a su prendre le pouvoir grâce à son statut de Français. Dès son jeune âge, Koyaga, le fils de Tchao, devient tirailleur au service de l’armée française. On le sollicite pour calmer le soulèvement des soldats « paléo » dans le camp de Cao Bang en Indochine. Sa maîtrise de la culture et son sens élevé du rassemblement l’amènent à mobiliser les mutins et à les dissuader d’abandonner les combats fratricides pour servir la cause française. Il s’inspire d’un chant d’initiation « la complainte du héros-chasseur24 » pour attirer l’attention des héros montagnards et restaurer l’ordre au sein du régiment déchiré par des crises inter-ethniques.
22Les Kotos et les Montagnards ont su rester ensemble au sein du régiment français envoyé en Indochine jusqu’au jour où un incident éclate. En réalité, tout est parti d’un malentendu sur la transfusion sanguine qui est un acte honni des initiés. L’imaginaire des peuples des montagnes de Tchaotchi est construit sur des croyances religieuses étroitement liées au « pacte de sang25 ». Selon cet imaginaire, effectuer une transfusion sanguine revient à réaliser le transfert de la force vitale d’un corps à un autre. Par conséquent, il faut être initié de la tribu pour pouvoir subir ce rite. Toute personne étrangère à ces croyances n’a droit à aucune poche de sang venant des initiés.
23« Le pacte de sang » est une pratique strictement interdite chez les peuples de Tchaotchi. Dans cette logique, un combat ouvert oppose les ethnies Kotos et les Montagnards. L’intervention de Koyaga, initié et maître-chasseur, est le seul acte dissuasif qui parvient à ramener l’ordre au sein du groupe. Dès cet instant, il devient le leader des tirailleurs. Son charisme issu des enseignements ésotériques reçus sur les montagnes de Tchaotchi lui confère le grade de caporal : « Les Français mesurent l’ascendant que vous, le fils de Tchao, le déjà maître-chasseur, avez sur vos compatriotes. Ils décident de vous honorer : ils vous citent à l’ordre de l’armée et vous nomment caporal.26 »
24Koyaga ayant compris qu’il a désormais de l’ascendant sur d’autres tirailleurs de la République du Golfe nourrit l’ambition de renverser Fricassa Santos. En plus, conscient de la puissance des forces mystiques de Nadjouma et Bokano sur l’inconscient collectif des peuples, il renverse le régime nationaliste et instaure un état dictatorial. La nuit, moment de ténèbres favorable au mysticisme dans l’imaginaire du Golfe, Koyaga tend toutes ses embuscades et élimine Fricassa Santos en usant d’une flèche de bambou ayant à son bout un ergot empoisonné de coq. La nuit reste dans les croyances de ces peuples un temps propice à la propagation du mal : « Quand les policiers du ministère de l’intérieur arrivèrent dans la prison où Koyaga était détenu, ils trouvèrent la cellule vide. Koyaga était déjà parti, il était déjà sur le chemin de son destin. C’était le soir.27 »
25Le pouvoir politique étant inscrit dans sa destinée, tous les obstacles sont surmontés. Mêmes les dieux sont avec lui et prédisent son ascension à la tête de la magistrature suprême : « Koyaga est bien ce tirailleur qui a une sorcellerie plus puissante que la mienne. Koyaga est le tirailleur qui a décidé de m’assassiner. Mes devins viennent encore de me le confirmer.28 » Ce récit sommaire exprime la peur de Fricassa Santos, qui est convaincu de perdre son siège. Il est bouleversé quand il apprend que son rival est dans la ville. Koyaga est alors cet acteur qui sème la terreur au sein des arcanes du pouvoir.
26La période des indépendances en Afrique correspond à la course au pouvoir. Une fois à la tête des États, les dictateurs s’efforcent à contrôler toutes les situations en ignorant leurs compatriotes. Ce qui explique le choix de Fricassa Santos de virer les indemnités des tirailleurs français de l’ambassade vers le trésor public du Golfe. Cet acte s’inscrit dans l’idéologie nationaliste à laquelle appartient Fricassa Santos. Il reste néanmoins vrai que c’est un acte qui ne tient pas compte des réalités géostratégiques. Fricassa Santos n’aurait pas dû toucher aux indemnités versées par le gouvernement colonial français encore présent en Afrique à travers les institutions et surtout les tirailleurs. La France impérialiste n’est pas partie de l’Afrique, mais Fricassa refuse de l’accepter. C’est pourquoi il est persécuté par les tirailleurs qui viennent d’Indochine orchestrer le coup d’État portant Koyaga à la tête de la République du Golfe.
27En voulant éviter le mal, Fricassa Santos bascule inexorablement dans le pire. Il fait naître de l’antipathie chez les anciens combattants d’Indochine qui décident de le mettre à l’écart par un coup d’État. Cette décision témoigne de la volonté de puissance nourrie par les montagnards paléos. Si le monarque cherche à garder son pouvoir par la force, les opprimés, quant à eux, veulent le conquérir en usant d’une autre forme de violence, plongeant ainsi tout le système dans le chaos. Koyaga et ses hommes, comme de bons initiés, utilisent les armes, la ruse et la magie. Ils émasculent tous leurs adversaires avant de leur ôter la vie. Fricassa Santos, Tima et Ledjo périssent de cette manière.
28Pour les mutins paléos, le meurtre est une épreuve glorifiante et un acte d’héroïsme. Il permet à l’homme de se hisser à une échelle plus grande en arrachant les pouvoirs mystiques des victimes. Aussi, l’émasculation devient non une pratique simplement horrible, mais un rite d’achèvement de la vie. Elle participe alors de l’anéantissement de la force vitale vengeresse cachée en l’homme. Ce sont ces actes d’horreur qui font de Koyaga un personnage particulièrement sadique. Au terme de cette partie, il convient de préciser que les présidents des républiques nouvellement créées sont des êtres qui gouvernent en usant des formes de violence et de répression.
Les violences de la magie
29Les œuvres de Kourouma sont des récits d’aventures qui placent l’horreur au cœur de l’actualité. Lors des soulèvements multiples en Indochine et en République du Golfe, les hommes armés se comportent comme des bêtes enragées. Une figure particulière de l’homme-loup se met en place avec l’apparition des lycaons :
Des chiens sauvages, des fauves les plus méchants et féroces de la terre, si féroces et méchants qu’après le partage d’une victime chaque lycaon se retire loin des autres dans un fourré pour se lécher soigneusement, faire disparaître de la pelure la moindre trace de sang. La meute dévore sur place tous les membres de la bande négligemment nettoyés les croyant blessés…29
30Faire allusion aux lycaons expose l’horreur comme une technique d’écriture. Si Allah n’est pas obligé30 met au centre, les enfants-soldats, acteurs et victimes des guerres tribales, En attendant le vote des bêtes sauvages31, par contre, situe la terreur au centre d’un univers d’initiés. En rapprochant les combattants d’Indochine des lycaons, le narrateur expose le rituel des hommes-loups qui s’inscrivent dans des pratiques magico-religieuses de la chasse et de la violence. Les lycaons sont une hypertrophie de la barbarie des soldats. Ils sèment la terreur et provoquent une phobie permanente chez les actants du roman. Les mutins représentent alors les bêtes sauvages sous des formes humaines. Ils sont semblables au cerbère des mythologies gréco-romaines qui brille par sa force et sa cruauté.
31Les lycaons attaquent leur proie par grandes meutes. Ils la décapitent rapidement avant de se retirer dans des coins pour se nettoyer les babines. Ce qui signifie que ces bêtes sont extrêmement dangereuses et féroces les unes à l’endroit des autres. Dans cette communauté, aucune erreur n’est permise. Toute fausse note peut entraîner l’extermination du membre. Ce sont donc ces combattants-lycaons qui aident Koyaga à s’emparer du pouvoir de la République du Golfe, en éliminant l’ancien président Fricassa Santos et sa suite. Les lycaons sont des personnages créés sur la base des chasseurs et des guerriers africains. Initiés à la chasse ou à la guerre, ils intègrent l’univers contemporain en gardant leurs traits caractéristiques mandingues. La politique moderne fondée sur les notions d’État et d’armée emprunte aussi à la royauté ses mécanismes de fonctionnement. Voilà pourquoi les chasseurs traditionnels se retrouvent dans les structures du pouvoir chez Kourouma.
32Maintenir un pouvoir qu’on a acquis par la violence n’est pas souvent facile. Une fois la place du président occupée, elle doit être gardée pendant un temps relativement long. Pour ce faire, Koyaga effectue « un voyage initiatique32 » au cours duquel il apprend à gouverner selon les normes de son temps. Tous les chefs d’États nouvellement indépendants accèdent au pouvoir par la ruse et la violence. C’est la raison pour laquelle Koyaga devra rendre visite aux « Pères » des nations indépendantes des Ébènes, des Deux Fleuves, du Grand Fleuve et du Sable. Le voyage de Koyaga emprunte à la tradition mandingue son concept d’initiation car, pour diriger, il faut apprendre des autres. Ce voyage s’inscrit aussi dans la logique de la diplomatie contemporaine. Koyaga devra faire le tour de l’Afrique pour prendre attache avec les chefs d’État en exercice. Ces visites ressemblent à l’initiation aux pouvoirs des rois telle qu’appliquée dans la tradition malinké.
33Le voyage de Koyaga s’inscrit également dans l’histoire des relations internationales. Ici, le président est appelé à faire le tour des pays amis dans le but d’établir des liens multilatéraux avec d’autres structures. Le voyage de Koyaga, maître-chasseur et digne fils de Tchaotchi, travestit ces dernières réalités puisqu’il est inspiré du songe d’une vieille femme. Son interprétation relève des savoirs d’un initié qui a le don de prédire l’avenir. Koyaga, en qualité de nouveau leader du Golfe, devra apprendre de ses pairs.
34En fait, dès la prise du pouvoir, Koyaga rentre chez lui chercher les sortilèges nécessaires à son maintien :
Dans les montagnes du pays paléo vous étiez dans le sanctuaire. Dans le sanctuaire avec votre maman la magicienne, Bokano le marabout et le conseiller Maclédio. Vous étiez tous quatre en conciliabule, accroupis face à l’autel sur lequel de généreux sacrifices de gratitude immolés aux âmes des ancêtres fumaient. Vous disiez de profondes prières, de pressantes implorations par lesquelles vous demandiez aux mânes des ancêtres de mieux vous inspirer, de vous aider, de vous protéger, de guider vos pas dans la meilleure voie de la bonne administration des hommes et du pays. Vos prières furent exaucées, vos sacrifices acceptés33.
35Cette description est révélatrice de la mystique africaine des initiés de Tchaotchi. Quatre personnages se retrouvent en face de l’autel. Chaque membre de l’assemblée est un proche du nouveau guide : son homme de main, ses « marabouts-féticheurs34 » et lui. Le pouvoir, pour s’accomplir a besoin des personnes qui assurent la communication entre le prince et les dieux. Nadjouma, la mère devineresse et Bokano, le détenteur des mystères du Coran, s’associent pour bénir le président de la République du Golfe. Les sacrifices réalisés marquent l’union entre les vivants et les morts. Michèle Cros dans L’Anthropologie du sang35 le démontre. Le sang a une fonction à la fois sociale, psychologique et métaphysique. Il assure la cohérence des actes au sein des groupes humains et la cohésion socio-politique. Selon elle, le sang aide le guide à garder la paix et la stabilité. Il favorise la prospérité en assurant la croissance de la population.
Conclusion
36Le pouvoir relève de l’autorité qui est supposée gérer les biens humains et matériels. Cette gestion implique un certain nombre d’avantages qui font naître chez les hommes un sentiment de puissance et de leadership. La volonté de diriger amène les hommes à vouloir accéder à la magistrature suprême soit par la force des armes ou par des voies démocratiques. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages36, cette ascension se fait au prix du sang et de l’horreur.
37Au terme de ces analyses sur le pouvoir et la violence, il y a lieu d’affirmer que ces deux notions sont intimement liées chez Ahmadou Kourouma. Pour accéder au pouvoir, il faut user de violence, et pour le maintenir, le prince est encore appelé à perpétrer la violence. S’il est vrai que le pouvoir permet la régulation des sociétés humaines, il est aussi vrai que sa quête entraîne la terreur. Le pouvoir apparaît comme un objet de valeur fortement recherché par les personnages du texte.
38La poétique du récit mythique amène à constater que les personnages de Kourouma sont animés d’une volonté de puissance comme dans les mythes étiologiques expliquant l’éloignement des dieux. Les récits cosmogoniques en Afrique montrent qu’au commencement les dieux et les hommes cohabitaient jusqu’au moment où ces derniers ont voulu s’accaparer les pouvoirs célestes avant de voir les dieux s’éloigner progressivement de la terre. Depuis lors, la volonté de puissance continue à animer certains actants à l’instar de Koyaga. Cette volonté place le prince au centre des pouvoirs présidentiel, militaire et judiciaire.
39En plus, la connaissance des mystères de la vie aveugle les hommes qui finissent par pervertir la science. La magie s’associe à la religion pour offrir au Prince la capacité de vaincre les hommes et les esprits. Dans les pays africains ayant récemment accédé à l’indépendance, le pouvoir magico-religieux est au service des chefs d’États afin de les aider à rester au perchoir.
40L’armée est au service du pouvoir tout comme la magie. Elle facilite l’accession à la magistrature suprême, puis aide le despote à se maintenir sans gêne. L’armée constitue le pilier le plus important de la quête et de la sauvegarde du pouvoir. Elle tue ceux qui s’opposent à elle, détruit les biens matériels de ceux qui constituent un obstacle à l’ascension du conquérant et entretient la peur permanente au sein des groupes humains. L’armée utilise à la fois les moyens matériels et psychologiques pour asseoir les dictatures en Afrique. Grâce au pouvoir économique, elle reste fidèle à celui qu’elle honore. Elle s’approprie le pouvoir judiciaire en créant des cours militaires, des prisons et des cours civiles qui constituent les structures d’oppression. Tout cela est à l’image du pouvoir des dieux dans les récits cosmogoniques.
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10.7202/015789ar :Tcheuyap A., « Mémoire et violence chez Ahmadou Kourouma », Études Françaises, vol. 42, n° 3, 2006, p. 31-50 ; http://id.erudit.org/iderudit/015789ar. Consulté le 23 juillet 2014. Paillard Y.-G., Expansion coloniale et dépendance mondiale, Paris, Armand Colin, 1994, 346 p.
Notes de bas de page
1 Kourouma A., Allah n’est pas obligé, Paris, Le Seuil, 2000.
2 Kourouma A., Quand on refuse on dit non, Paris, Le Seuil, 2004.
3 Kourouma A., En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Le Seuil, 1998.
4 Tcheuyap, A., « Mémoire et violence chez Ahmadou Kourouma », Études Françaises, vol. 42, 3 [en ligne] : http://id.erudit.org/iderudit/015789ar. Texte consulté le 26 juillet 2001, p. 31-50.
5 Le Quellec C.-C., « Le Roman d’Afrique noire entre ruse et violence : le pouvoir de la langue chez Henri Lopes, Ahmadou Kourouma et Sonny Labou Tansi », Synergies (Afrique Centrale et de l’Ouest), 2, Actes des journées scientifiques des réseaux de chercheurs concernat la langue et la littérature (Dakar, 23-25 mars 2006), p. 151-160.
6 Bédia J.-F., « Donsomana pour Kourouma ou la mise à nu de la démocratie postmoderne », dans Demain l’Afrique : penser le devenir africain, Éthiopique, Littérature, Philosophie et Art, n° 86 : http://ethiopiques.refer.sn, 1er semestre 2011. Consulté le 28 juillet 2014.
7 Koné D., « Le mythe des ancêtres chasseurs du Mandingue et sa narrativisation chez Ahmadou Kourouma », dans Approches interculturelles de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma (Actes du colloque : Ahmadou Kourouma, un écrivain total des 18, 19 et 20 septembre 2013), Nodus Sciendi, novembre 2013, p. 139-154.
8 J.-C. Carrière, « Récits mythiques », CD audio, audioboo.fr, référence : dvv9782846840101, Textes lus, donnée non spécifiée, paru en juin 2001, écouté le 17 janvier 2011.
9 F. Mabel, et A. Ruijedro, « Mythes et pouvoir dans les sociétés contemporaines », Magma, vol. 11, n° 2, Maggio-Agosto, www.magma.analisiqulitativa.com/1102/articolo_10.htm, 2013.
10 O. Guédalla, 2013, op. cit.
11 Ferry, J. « Un débat à la Chambre des Députés », Berlin, http://www.ldh-toulon.net/imprimer.php3id_article=177, 1885.
12 A. Kourouma, 1998, op. cit.
13 A. Kourouma, 1998, id., p. 11.
14 O. Guédalla, 2013, id.
15 A. Kourouma op. cit., p. 11.
16 A. Kourouma, ibid.
17 A. Kourouma, ibid.
18 A. Kourouma, ibid.
19 A. Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 1985.
20 Y.-G. Paillard, Expansion coloniale et dépendance mondiale, Paris, Armand Colin, 1994.
21 A. Kourouma, id.
22 A. Kourouma, op. cit., p. 181.
23 A. Kourouma, ibid.
24 A. Kourouma, id., p. 30.
25 N.P. Ngandu, Le Pacte de sang, Paris, L’Harmattan, 1984.
26 A. Kourouma, id., p. 32.
27 A. Kourouma, id., p. 80.
28 A. Kourouma, id., p. 88.
29 A. Kourouma, id., p. 95.
30 A. Kourouma, ibid.
31 A. Kourouma, ibid.
32 A. Kourouma, ibid., p. 182.
33 A. Kourouma, id., p. 182.
34 J. Ndinda, Le Politicien, le marabout-féticheur et le griot dans les romans d’Ahmadou Kourouma, Paris, L’Harmattan, 2011.
35 M. Cros, Anthropologie du sang en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1990.
36 A. Kourouma, ibid.
Auteur
École Normale Supérieure de Maroua (Cameroun)
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