Perspectives multiples du pouvoir dans Allah n’est pas obligé et dans Une saison au Congo
p. 147-159
Texte intégral
1La notion du pouvoir en Afrique revient comme un leitmotiv dans les œuvres africaines. C’est d’ailleurs à juste titre que Césaire affirme qu’en Afrique, les problèmes majeurs sont des problèmes politiques1.
2L’entreprise consiste à établir un pont entre la vision du pouvoir d’Ahmadou Kourouma et celle d’Aimé Césaire, car si pour ce dernier son engagement, son enracinement politique a fait et fait l’objet de plusieurs études critiques, ce n’est pas le cas pour Kourouma dont la grande partie de ses œuvres est décortiquée sous le prisme de la langue. Aborder l’œuvre du romancier ivoirien revient pour beaucoup, en effet, à faire ressortir le fameux galimatias qui consiste à désorienter, à secouer, à bousculer la langue française dans sa structure syntaxique et sa structure sémantique.
3L’analyse du pouvoir à mettre en évidence prend sa source dans l’œuvre romanesque de Kourouma qui a pour titre Allah n’est pas obligé et dans l’œuvre théâtrale de Césaire intitulée Une saison au Congo. À travers ces deux auteurs, il s’agira de faire ressortir leurs visions stratégique et géostratégique dans un certain nombre de conflits en Afrique. Il faut signaler par ailleurs que cette analyse est le fruit d’une réflexion qui porte sur une Afrique en pleine difficulté, une Afrique en plein doute, une Afrique sans boussole qu’Ahmadou Kourouma et Aimé Césaire donnent à voir à la suite du recouvrement de la souveraineté de la grande majorité des pays qui la compose. C’est de l’Afrique post indépendance, cette Afrique des indépendances orientées par des prétentions géopolitiques des anciennes puissances coloniales dont il est question dans les œuvres des deux écrivains.
De la genèse des conflits sur le continent noir
4Selon les thèses largement répandues, l’Afrique est le continent qui, contrairement aux autres contrées du monde, est la terre de toutes les pannes sociales, de toutes les insuffisances et de tous les maux. C’est d’ailleurs cette idée que Mongo Béti développe dans l’une de ses nombreuses publications littéraires, intitulée Perpétue2 dans laquelle il met à nu l’état de putréfaction avancée du tissu social, économique, culturel et politique.
5Cette situation de désagrégation et de décomposition de la société africaine trouve des explications dans un florilège de conflits qui inspirent ces deux auteurs. Il s’agit de les montrer à travers certaines notions mal perçues qui sont à l’origine des crises sociétales ; sortes de situations délétères qui peuvent être vues comme une impétuosité de mauvais présage. Dans la genèse des conflits en Afrique, l’examen des ouvrages va s’articuler autour de plusieurs points qui vont sous-tendre les visions d’Ahmadou Kourouma et d’Aimé Césaire.
La place accordée à la démocratie
6Autant chez le romancier que chez le poète-dramaturge, une place est accordée à la volonté du peuple. Dans Allah n’est pas obligé et dans Une saison au Congo, l’action démocratique est effective à travers l’élection d’une part de Patrice Lumumba et d’autre part de Tejan Kabbah. Le caractère démocratique des élections au Congo et en Sierra Leone ne souffre, en effet, d’aucune contestation et d’aucune controverse. Cependant, c’est dans l’application du jeu démocratique que les oppositions vont se manifester. La reconnaissance de l’action démocratique ne peut être perceptible que dans la volonté collective qui consiste à accepter et à participer activement à la bonne marche de l’État qui est en réalité un bien commun. Cette vision noble de la démocratie, considérée comme le moindre mal de tous les systèmes politiques, n’est pas partagée par certains citoyens, qui ont, par moments, des agendas cachés, ou sont guidés par des intérêts égoïstes. À cela, il faut ajouter diverses formes de ramifications politiques et économiques qui constituent en elles-mêmes une réelle source de nuisance et de déstabilisation à l’échelle nationale, transnationale voire internationale.
7Le Congo de Lumumba et la Sierra Leone de Kabbah n’échappent pas à cette analyse. La mise en parallèle de ces deux cas de figures, bien que se situant à des époques différentes, elles ont tout de même des points de convergence. Ce qui laisse dire aux impétueux Afro-pessimistes que l’Afrique connaît une situation de fixité, d’immuabilité et d’immobilité, comparativement à d’autres parties du monde. Cette constance apparente dans le drame et dans le malheur est traduite magistralement :
Les explications se trouvent dans les jalousies entre deux dictateurs : le dictateur Houphouët-Boigny et le dictateur Sani Abacha. C’étaient les troupes de Sani Abacha qui se battaient en Sierra Leone et c’était chez Houphouët-Boigny que se tenaient les pourparlers de paix. […] Pour mettre fin à cette situation, le dictateur Sani Abacha a tendu un vrai guet-apens à Foday Sankoh. Il a envoyé à Abidjan un agent secret qui en catimini a proposé à Foday un marché de dupes3.
8En clair, l’exemple emblématique de Patrice Lumumba, montre dans Une saison au Congo qu’il a été élu Premier Ministre à la suite d’élection libre, pratiquement organisée par le colonisateur belge, lors de l’accession des Congolais à la souveraineté. Cette grande victoire de Lumumba n’est pas du goût de tout le monde, à l’interne comme à l’externe. Lumumba, à la suite de son succès démocratique, est contesté et combattu par les siens. Un groupe d’hommes politiques congolais va saper l’entreprise humaine et politique du premier ministre congolais avec l’onction de certaines grandes puissances occidentales (Acte 3, Scène 2) :
MOKUTU
Président, n’insistez pas, vous voyez bien que vous avez affaire à un forcené ! Comptez sur moi, pour lui rabattre la crête !
KALA
Patrice, c’est vous qui l’aurez voulu ! Adieu ! Faites, Mokutu, faites !
MOKUTU
À Lumumba
Tant pis pour vous, monsieur Lumumba, c’est votre pluie, vous l’avez commandée, elle vous mouillera jusqu’au bout ! Soldats ! Emparez-vous du prisonnier !4
9Ces personnages sont partie prenante de l’arrestation et de l’assassinat de Lumumba. Cette situation politique trouble se déroule au début de l’indépendance du Congo, précisément au cours de l’année 1960.
10Quant à Ahmadou Kourouma, il relate dans Allah n’est pas obligé plusieurs situations politiques qui méritent d’être évoquées. Ce petit pays de l’Afrique occidentale, ancienne colonie britannique, va être confronté, en effet, à des scènes politiques mouvementées, suite à plusieurs changements au sommet de l’État, et ce, jusqu’à l’accession du technocrate Tejan Kabbah, élu démocratiquement à la tête de la Sierra Leone. L’exemple du Président Kabbah, permet d’établir une similitude entre les lectures des crises politiques par Ahmadou Kourouma et par Aimé Césaire, car malgré sa victoire démocratique le leader sierra-léonais est contesté de l’intérieur. Il est contraint de prendre la fuite, à la suite d’un nouveau coup d’État militaire qui impose le militaire Johnny Koroma au pouvoir.
11Cette autre approche de la politique qui est consécutive au règne du plus fort par le biais des armes qui semblait être d’une autre époque, comparativement à la situation chaotique du Congo, est d’actualité en Sierra Leone, plus de trois décennies plus tard, faisant passer l’Afrique pour un continent immobile, figé dans le temps. Cet état de fait nous fait inéluctablement penser au mythe de Sisyphe. Autrement dit, les efforts entrepris par les pays africains semblent vains.
12Césaire et Kourouma ont en partage cette volonté à accorder une importante place à la démocratie. Seulement, leur constat de l’activisme des gentes militaires africaines a toujours marqué un coup d’arrêt à ce processus de démocratisation qui est pourtant le gage véritable pour les peuples d’Afrique à recouvrer leur liberté et leur dignité. Pour paraphraser l’ancien Président de la République de Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, lors de sa première comparution à l’audience de confirmation des charges à la Cour Pénale Internationale à la Haye le 5 décembre 2011, l’Afrique a beaucoup plus besoin de démocratie et le salut de l’Afrique repose sur la démocratie. La démocratie qui est un système de gouvernance parmi d’autres est perçue par les politologues comme le modèle le mieux élaboré même si elle reste perfectible car elle connaît des limites et a aussi des insuffisances. Au-delà de la démocratie qui occupe une importance certaine chez les deux écrivains, il est bon de noter qu’ils n’ignorent pas une des formes les plus perverses du système de gestion des hommes qui est la dictature. Dans ce système de gestion des hommes usent de méthodes avilissantes et destructrices et, qui plus est, corrompent l’Homme.
La dictature comme moyen de gouvernement
13Dans Une Saison au Congo et dans Allah n’est pas obligé, la dictature comme moyen de gouvernement est bien représentée. Chez Césaire, il est fait mention de la représentation d’une dictature embryonnaire, une dictature qui se profile en filigrane à travers un personnage ambitieux, présomptueux et arriviste connu sous le nom de Mokutu. Cette dictature naissante transparaît de façon inattendue et soudaine à l’Acte 3, Scène 8 :
LA FOULE
Gloire à Lumumba ! Gloire immortelle à Lumumba ! À bas le néo-colonialisme ! Vive Dipenda !
Uhuru Lumumba. Uhuru !
MOKUTU
À un de ses ministres
Assez ! J’en ai marre de ces braillards ! Il faut que ce peuple sache qu’il y a des limites que je ne tolérai pas qu’il dépasse. Faites charger ! (au chef de sa garde qui accourt) Allons ! Nettoyez-moi ça ! En vitesse ! Histoire de signifier à ces nigauds que notre poudre est sèche et que le spectacle est terminé. Feu !
(Rafale de mitraillette… çà et là, des cadavres, dont celui du joueur de sanza. Pendant que la fumée se dissipe, Mokutu sort lentement avec son état-major.)5
14À travers cette attitude abrupte et effroyable, digne d’un personnage énigmatique et sans cœur, le peuple est averti désormais des intentions du nouveau dirigeant qui est à la tête de l’État congolais.
15En ce qui concerne Ahmadou Kourouma, à la différence de Césaire, l’expression du pouvoir dictatorial est omniprésente dans Allah n’est pas obligé. En effet, dans cette œuvre, nous avons un foisonnement de régimes dictatoriaux à travers toute une sphère géographique africaine précisément la zone de l’Afrique occidentale : de la Côte d’Ivoire au Nigeria en passant par le Libéria, la Sierra Leone, la Guinée, le Burkina Faso.
16Pour lui, les hommes politiques qui règnent sans partage dans ces États, à savoir Houphouët-Boigny, Sani Abacha, Blaise Compaoré, Samuel Doe, Lansana Conté, sont tous des tyrans. Ceux-ci placent leurs pays ainsi que leurs peuples dans des situations inconfortables, qui finissent par susciter une atmosphère de révolte, un désir de changement, ainsi que le rappelle Vladimir Illich Oulianov connu sous le pseudonyme de Lénine qui paraphrase le philosophe grec Héraclite d’Éphèse : « Il n’y a rien de permanent si ce n’est le changement6 ».
Du pouvoir politique à la résultante conflictuelle
17Aimé Césaire et Ahmadou Kourouma ont ceci en commun, qu’ils dépeignent tout en dénonçant la vision excentrique de l’idéologie foucaldienne7 et clausewitzienne du pouvoir politique. Si le pouvoir politique est par définition l’organisateur exclusif de la société, pour mener à bien cette entreprise, il lui faut, par le biais du droit positif, exercer son autorité de sorte à permettre à chaque citoyen de circuler tranquillement. Dans l’exercice de cette autorité, la fonction basique du pouvoir politique est la répression. C’est d’ailleurs cette idée que brode Michel Foucault en ces termes : « le pouvoir, c’est essentiellement ce qui réprime. C’est ce qui réprime la nature, les instincts, une classe, des individus. » Quant à Clausewitz, il affirme dans son ouvrage De la guerre : « La guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens8 ». Une idée qui peut s’interpréter à travers les nombreux coups d’État qui ont conduit autant le Libéria, la Sierra Leone, mais également le Congo dans des chaos politiques et militaires. Depuis des décennies, la politique dans ces pays africains rime avec guerres, implosions nationales avec leurs cortèges de morts. Des pays en proie à des situations de non-politique pour être en définitive des États fantômes, où la vie humaine est sans aucune importance. Tout dans l’exercice du pouvoir dans ces territoires gouvernés par des autocrates, ces « montres froids », pour employer un terme cher à Nietzche dans son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra, conduit à une « fracture sociale » expression usitée par l’historien français Emmanuel Todd9, qui peut être qualifiée de sanguinolente.
L’Afrique et ses contradictions internes
18Avec Ahmadou Kourouma et Aimé Césaire, la question de l’unité nationale devient une problématique préoccupante, eu égard à l’action des régimes politiques égocentriques. En réalité, à travers cette préoccupation, nos deux auteurs s’attèlent à faire toucher du doigt l’absence d’unité. Du Congo de Patrice Lumumba à la Sierra Leone de Tejan Kabbah en passant par le Libéria de Samuel Doe, ce qui revient comme un leitmotiv, c’est l’absence d’unité, qui n’est pas sans poser aujourd’hui encore la question des frontières nationales.
La question de l’unité nationale
19Depuis la fin du XIXe siècle, le colonialisme européen, encouragé par la conférence de Berlin tenue sous les auspices du Chancelier allemand Otto Von Bismarck (1884-1885), va consacrer le découpage du continent noir. Le morcellement du continent africain va se faire selon la volonté et les intérêts de chaque nation dominatrice. Les colonisateurs européens de fait mettront l’accent sur l’intangibilité des frontières. Fort malheureusement, cette intangibilité des frontières africaines prônée par les colonisateurs et sa mise en application effective va participer à l’éclatement d’un certain nombre de peuples entre au moins deux États.
20Sans vouloir verser dans la polémique de la primauté de la Nation sur l’État ou de la primauté de l’État sur la Nation, il ne serait pas insensé d’affirmer que l’idée de maintenir l’intangibilité des frontières, suite aux indépendances octroyées à la plupart des pays africains, a participé à fragiliser davantage les nations africaines. En conséquence, cette balkanisation de l’Afrique, terminologie utilisée par Léopold Sedar Senghor et la non remise en question de l’intangibilité des frontières concourt aux contradictions multiples auxquelles le continent est confronté et contre lesquelles il se doit de lutter en vue de son épanouissement et du recouvrement de sa liberté pleine et entière.
21Une des afflictions récurrentes qui met à mal toute action sociale positive chez Aimé Césaire et chez Ahmadou Kourouma en vue du bien-être des populations africaines, est sans nul doute la division. En effet, la division des peuples en général et celle de l’Afrique en particulier a toujours occupé une place non négligeable dans la littérature négro-africaine. Dans les œuvres des deux écrivains, la division de la cité revient comme un refrain. Cette déficience, ce manque d’union participe à la fragilisation du peuple et à la déliquescence de la société par ricochet. L’éclatement de la société africaine qui se manifeste par sa vulnérabilité, va empêcher naturellement les Africains à contenir ou à circonscrire toute influence, toute velléité extérieure.
22Dans Une Saison au Congo, la division qui existe entre les différents protagonistes politiques notamment la fissure grave entre Lumumba et le Président Kala-Lubu va contribuer à l’accentuation de la division de la cité. Le Congo va connaître une situation chaotique. Nous avons la figuration d’un temps et d’un espace de catastrophe. Lumumba se trouve dans un avion en plein vol sous une tempête qui laisse présager un mauvais augure. À cela, il faut relever le refus des autorités katangaises de le voir atterrir. Cette division de la cité est le résultat d’une lutte sans merci que se livrent les hommes politiques de ce pays à laquelle il est possible d’ajouter également l’imbrication et les considérations d’ordre social et ethnique. Au-delà des conflits politiques entre les dirigeants politiques et l’imbroglio qui règne au Congo, il est clair que la cause de ce pays était perdue. Le fond de cette division est atteint. C’est le paroxysme de la mauvaise gouvernance et l’incapacité des politiques à s’élever au-dessus des basses considérations. Ce qui inéluctablement entraîne la sécession du Katanga, l’une des provinces les plus riches du Congo.
23En revanche, dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma Allah n’est pas obligé, au Libéria tout comme en Sierra Leone, la désagrégation, la décomposition de la société est à un stade très avancé. La division est très largement consommée. Ces deux pays qui sont au centre de cette œuvre sont pleinement en guerre. Seulement, ce qui rend la situation irrécupérable et dramatique, c’est la résignation des hommes politiques car pour chacun d’entre eux en fin de compte l’option pour le repli identitaire par simple instinct de conservation devient une nécessité. Vu l’état de désintégration des sociétés libérienne et sierra-léonaise, il est de bon aloi de s’interroger sur une possible cohésion sociale dans ces deux pays. Face à cette interrogation, les faits qui se présentent sont malheureusement pour le moment, une limite, un obstacle à l’union. Cette situation consacre et consolide la division de la cité. C’est le triomphe de la guerre civile, de la guerre tribale au Libéria et en Sierra Leone. En effet, si au Libéria, l’espace territorial qui est morcelé, contrôlé et administré par les différents seigneurs de la guerre qui sont Taylor, Johnson, Doe et El Hadji Koroma, ce cas de figure n’est pas exclu en Sierra Leone car le désordre est également visible et perceptible dans ce pays avec le chef rebelle Foday Sankoh qui tient et contrôle selon ses dires la Sierra Leone utile d’un côté et de l’autre les dirigeants politiques et militaires successifs issus de coups d’État répétitifs. Les multiples coups d’État sont la conséquence de multiples situations conflictuelles.
24L’unité du peuple ne doit pas être comprise comme une fusion, une uniformité ni encore moins une vie pacifiée. Il faut plutôt la comprendre comme la volonté du peuple de vivre dans une certaine entente. Autrement dit, c’est cette obstination qu’a le peuple à vouloir toujours trouver une solution consensuelle quelle que soit la gravité du moment. C’est dans cet ordre d’idée que le chanteur jamaïcain Bob Marley, dans une de ses nombreuses compositions musicales intitulée « Africa Unite », souhaite l’unité de l’Afrique en ces termes :
How good and pleasant it would be before God and men to see the unification of all Africans as it’s been said already. Let it be done right now.
25Traduit en français cela donne :
Qu’il serait bon et agréable devant Dieu et les hommes de voir l’unification de tous les Africains comme cela avait été dit. Que ce soit fait maintenant.
26En faisant appel à un artiste de la trempe de Bob Marley, il est clair que la question d’unité en Afrique se pose avec une certaine acuité. Les deux écrivains ne sont pas en marge de cette défaillance atavique qui perdure sur tout le continent.
L’exacerbation des conflits
27Ahmadou Kourouma et Aimé Césaire mettent l’accent sur l’effritement de l’Afrique en général et en particulier les exemples du Congo, du Libéria et de la Sierra Leone. L’affaissement de ces États est consécutif au manque d’union et à la division de la cité. En présence d’un tel désordre, c’est la viabilité de l’État qui est engagée. De façon impuissante et inévitable, l’exacerbation des différents conflits est manifeste. Il faut comprendre par l’exacerbation des conflits, non seulement la prolifération de la violence mais aussi la cruauté parfois indicible pendant les périodes de trouble. Dans les œuvres des deux écrivains, il y a une explosion de la violence dans les différents espaces. Toutefois, la cruauté des conflits est représentée différemment.
28Avec le dramaturge français, la cruauté de la guerre est représentée de façon subtile par des allusions. Il épargne au récepteur la représentation macabre et insupportable de l’assassinat de Lumumba par exemple ainsi que le massacre massif de la population congolaise venue célébrer en juillet 1966 à la place publique à Kinshasa, le jour de la fête de l’indépendance. L’unique faute de cette population congolaise est d’avoir poussé son outrecuidance au-delà de l’inimaginable en scandant leur soutien indéfectible et leur attachement au combat mené par Patrice Lumumba : « Gloire à Lumumba ! Gloire immortelle à Lumumba […] Uhuru Lumumba. Uhuru10 ».
29À travers la plume d’Ahmadou Kourouma, la cruauté de la guerre semble avoir atteint sa cime, son paroxysme. L’auteur de Allah n’est pas obligé, à travers Birahima, personnage intra-diégétique, n’hésite pas à représenter des scènes horribles qui matérialisent la folie sanguinaire du pouvoir à l’image de Macbeth. Avec Foday Sankoh qui, pour marquer son opposition systématique à toute éventuelle élection, prend une décision effroyable qui consiste à empêcher le peuple à aller voter au cas où il aurait des élections. C’est la politique de la manche courte ou de la manche longue. Il y a aussi, le comportement indicible des chasseurs traditionnels appelés kamajors qui ne cachent pas une inclination pour l’anthropophagie. La cruauté lors de ces périodes de grands troubles qui est représentée par Birahima peut s’expliquer par son faible niveau d’instruction et d’éducation. C’est un langage cru, dénué de toute précaution et de toute attention.
L’Afrique, terrain de jeu de certaines puissantes nations
30Le romancier ivoirien et le dramaturge français ne font pas abstraction de cette présence envahissante des grandes puissances dans les affaires intérieures des États africains sans omettre de vilipender un autre aspect de la question du pouvoir politique et sa confiscation sur le continent qui est une réalité. Dans Allah n’est pas obligé, c’est d’abord l’ECOMOG avec le mandat des Nations Unies qui est chargé d’aplanir les divergences profondes entre les différents belligérants. Cette présence de l’ECOMOG est effective aussi bien au Libéria qu’en Sierra Leone. Cette force se transformera plus tard en force onusienne. À ces forces, nous pouvons signaler la présence d’organisations non gouvernementales qui serviraient de caution morale :
Fait majeur, le Conseil de sécurité lance un appel à tous les pays africains et à la communauté internationale pour qu’ils s’abstiennent de reconnaître le nouveau régime et de soutenir de quelque manière que ce soit les auteurs du coup d’État. Le trente-troisième sommet des chefs d’État et de gouvernement de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) se tient à Harare au Zimbabwe du 2 au 4 juin. Dans sa résolution finale, ce sommet condamne le coup d’État du 25 mai et demande que la crise soit réglée dans le cadre de la CDEAO11.
31Dans Une Saison au Congo, la participation de la puissance colonisatrice est bien représentée à travers son armée c’est-à-dire l’armée belge. La raison invoquée pour justifier son engagement dans le conflit congolais, est de protéger leurs ressortissants. Quant à l’Organisation des Nations Unies, il est question pour elle d’imposer vaille que vaille la paix. Toutes ces entreprises ne vont pas avoir l’effet escompté. Cette forme d’ingérence dans la gouvernance des États africains par les grandes puissances de ce monde est faite à dessein dans le but d’influencer de façon durable, pour ne pas dire permanente, le jeu politique du continent noir et la préservation de leurs intérêts géostratégiques :
Depuis la période coloniale, l’Afrique est soumise à une succession de clivages. Au moment de la colonisation, le découpage en zones d’influence s’est figé : l’Afrique du Nord et de l’Ouest à la France, celle de l’Est à la Grande Bretagne […] L’Afrique est domaine européen, avec, pour coupure majeure, le partage entre anglophonie et francophonie12.
32En effet, depuis la Conférence de Berlin en 1884-1885, le continent africain subsiste par procuration. L’Afrique ne décide de rien, elle est une chasse gardée européenne même si aujourd’hui elle est devenue aussi la proie de toutes les nations puissantes à travers le monde. À cela, il faut citer les multinationales qui font la pluie et le beau temps et certaines institutions notamment celles de Bretton Woods. Le continent africain rabaissé, affaibli par le manque de cohésion sociale et spolié économiquement par les forces extérieures, présente en tout point de vue toutes les caractéristiques d’un animal exsangue en pleine région savanicole, qui a comme voisins des félins affamés et des rapaces prêts à porter le coup fatal.
Du jeu trouble au désordre entretenu
33Ce qui est frappant avec ces puissances impérialistes, c’est leur capacité incroyable à avoir « l’art de vaincre sans avoir raison » :
Il attachait plus de prix à la liberté qu’à la vie. Notre grand-père, ainsi que son élite, ont été défaits. Pourquoi ? Comment ? Les nouveaux venus seuls le savent. Il faut le leur demander ; il faut aller apprendre chez eux l’art de vaincre sans avoir raison. Au surplus, le combat n’a pas cessé encore13.
34Les propos de la Grande Royale sont révélateurs de l’attitude des nouveaux venus que sont les nations occidentales dont la capacité de nuisance et de domination est mise à l’index dans l’extrait ci-dessus. En un mot, à travers le discours que tient la Grande Royale, il y a lieu de s’interroger naturellement sur le jeu trouble dans lequel les Occidentaux sont passés maîtres, ingénieux, talentueux et habiles. Ces derniers qui s’arrogent la désignation de la « communauté internationale » et qui sont membres permanents au Conseil de sécurité des Nations Unies, se donnent par la force des armes et des canons une position privilégiée dans le jeu des relations internationales. En cela, les Nations Unies deviennent un instrument de domination entre leurs mains et non une organisation de paix pour les plus faibles.
35Ce n’est pas Patrice Lumumba qui dira le contraire ou le rebelle Foday Sankoh qui s’en méfie suite à son expérience au Congo comme militaire des Nations Unies lors de la première crise de ce pays. En effet, la division congolaise va prendre une dimension internationale à la suite de l’appel lancé à l’ONU par Lumumba. Nous sommes en pleine période de la guerre froide. Le Congo est par voie de conséquence le théâtre de l’affrontement Est-Ouest. Cette entrée en transe des deux supers puissances va sceller fatalement l’entreprise humaine enthousiasmante et exaltante de Lumumba :
(Cependant que la foule congolaise manifeste en dansant et en chantant le cha-cha de l’indépendance, l’ambassadeur du Grand Occident s’avance en avant-scène.)
L’Ambassadeur Grand Occidental : Je sais bien qu’en tant que Nation, nous avons mauvaise réputation […] Quand les Peuples ne se conduisent pas en peuple décent, il faut que quelqu’un les ramène à la décence […] Et puis, vous avez entendu, comme dans l’avion, il a crié : À Moscou ! À Moscou ! Eh bien, qu’on le sache, on n’est pas seulement des gendarmes, on est aussi les pompiers du monde […] Au Congo, comme ailleurs ! À bon entendeur, salut14 !
36Le désordre observé dans les États africains, qui est entretenu et voulu par les puissantes nations, quelques multinationales et certaines institutions internationales, va favoriser la banqueroute politique de l’État.
De l’absence totale d’État
37Dans l’œuvre de Césaire, l’auteur présente le Congo, un pays en perte de vitesse malgré l’organisation d’élection transparente. C’est un pays en pleine déliquescence où le Président Kala-Lubu démet le Premier Ministre Lumumba de ses fonctions d’une part et de l’autre, Mokutu qui les démet tous deux à son tour. De cet imbroglio politique, c’est le Congo qui sort très affaibli et qui voit à sa tête un militaire. La situation n’émeut aucunement les grandes puissances de ce monde tant que celles-ci demeurent les maîtres du jeu.
38Par contre, dans l’œuvre de Kourouma, c’est de la représentation du Libéria et de la Sierra Leone dont il est question. Dans ces deux États, nous sommes en face d’une situation rocambolesque et invraisemblable. Le Libéria et la Sierra Leone connaissent une guerre civile extraordinaire avec des ramifications transfrontalières qui concourent à rendre ces deux pays ingouvernables. Ils sont morcelés et mis en coupe réglée par des bandes armées et par des politiciens véreux et sans état d’âme. Nous pouvons affirmer qu’il n’y a pas d’État au Libéria et en Sierra Leone. L’absence d’État dans ces États de l’Afrique occidentale est relevée avec un certain dégoût par Birahima l’enfant-soldat :
La Sierra Leone c’est le bordel, oui, le bordel au carré. On dit qu’un pays est le bordel au simple quand des bandits de grand chemin se partagent le pays comme au Liberia ; mais quand, en plus des bandits, des associations et des démocrates s’en mêlent, ça devient plus qu’au simple. En Sierra Leone, étaient dans la danse l’association des chasseurs, le Kamajor, et le démocrate Kabbah, en plus des bandits Foday Sankoh, Johnny Koroma, et certains fretins de bandits. C’est pourquoi on dit qu’en Sierra Leone règne plus que le bordel, règne le bordel au carré15.
39La définition que donne Michel Foucault du pouvoir est fort intéressante dans la mesure où il attire l’attention sur le fonctionnement même du pouvoir politique qui doit impulser à son tour le bon fonctionnement de l’État.
Le pouvoir, je crois, doit être analysé comme quelque chose qui circule, ou plutôt comme quelque chose qui ne fonctionne qu’en chaîne. Il n’est jamais localisé ici ou là, il n’est jamais entre les mains de certains […] Le pouvoir s’exerce en réseau et, sur ce réseau, non seulement les individus circulent, mais ils sont toujours en position de subir et aussi d’exercer ce pouvoir. […] Autrement dit, le pouvoir transite par les individus16.
40L’approche foucaldienne du pouvoir politique est-elle représentée dans les œuvres de Césaire et Kourouma ? La tentative de réponse ne peut se faire que par la négative. Dans Une Saison au Congo et dans Allah n’est pas obligé, l’espace géographique qui est donné à analyser, est éclaté à savoir d’un côté le Congo et de l’autre le Libéria et la Sierra Leone. Ces trois États ont pour puissances colonisatrice ou tutélaire respectivement la Belgique, les États-Unis et la Grande-Bretagne. La Belgique et la Grande-Bretagne étaient présentes à la Conférence de Berlin à la fin du XIXe siècle.
Conclusion
41La situation politique, économique et sociale du continent africain demeure catastrophique. En effet, au-delà du Congo, du Libéria et de la Sierra Leone qui sont au centre de la problématique du pouvoir politique en Afrique dans les œuvres d’Ahmadou Kourouma et d’Aimé Césaire, il faut reconnaître la persistance et la permanence d’une gestion calamiteuse dans la majorité des jeunes États africains. La déliquescence et la fragilité des pays africains trouvent certainement des explications à partir de données endogènes et exogènes au continent noir. Il est par conséquent nécessaire pour l’Afrique de tout entreprendre pour l’édification de Nations fortes qui mettront en avant ses intérêts et le bien-être de ses populations. Cette entreprise ne peut se faire sans heurts, sans vexations et sans humiliations. Ce sera le fruit d’une lutte acharnée et obstinée. En cela, la pensée du prix Nobel de la Paix Martin Luther King lors de sa venue au Ghana en Mars 1957 pour la proclamation de l’indépendance de cette colonie britannique peut constituer une source intarissable d’inspiration pour inventer l’avenir. Le Ghana, disait Martin Luther King, a quelque chose à nous enseigner. Il nous enseigne d’abord que l’oppresseur n’accorde jamais volontairement la liberté à l’opprimé. Celui-ci doit se battre pour l’obtenir. La liberté n’est jamais spontanément accordée à personne. Les classes privilégiées ne renoncent jamais à leurs privilèges sans opposer une forte résistance17.
Bibliographie
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Notes de bas de page
1 Cité par G. Ngal, Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, Paris, Présence africaine, 1994, p. 213.
2 M. Beti, Perpétue et l’habitude du malheur, Paris, Buchet-Chastel, (1974) 2003.
3 A. Kourouma, Allah n’est pas obligé, Paris, Le Seuil, 2000, p. 172-173.
4 A. Césaire, Une saison au Congo, Paris, Le Seuil, 2001, p. 113-114.
5 A. Césaire, Une saison au Congo, Paris, Le Seuil, 2001, p. 132-133.
6 www.evene.lefigaro.fr/celebre/biographie/heraclite-d-ephese-2123.php?citations du 3 août 2014.
7 « On dispose, d’abord, de cette affirmation que le pouvoir ne se donne pas, ni ne s’échange, ni ne se reprend, mais qu’il s’exerce et qu’il n’existe qu’en acte. On dispose également de cette autre affirmation que le pouvoir n’est pas premièrement maintien et reconduction des relations économiques, mais en lui-même, primairement, un rapport de force ». Cf. M. Foucault, Il faut défendre la société, Cours au Collège de France 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 15.
8 www.babelio.com/auteur/carl-von-clausewitz/4084/citations du 3 août 2014.
9 E. Todd, Aux origines du malaise politique français, Paris, Notes de la fondation Saint-Simon, 1994.
10 A. Césaire, Une saison au Congo, Paris, Le Seuil, 2001, p. 132.
11 A. Kourouma, Allah n’est pas obligé, Paris, Le Seuil, 2000, p. 198.
12 P. Moreau Defarges, Les relations internationales dans le monde d’aujourd’hui, Paris, STH, 1992, p. 267.
13 C. H. Kane, L’aventure ambiguë, Paris, 10/18, 1979, p. 47.
14 A. Césaire, id., p. 47.
15 A. Kourouma, id., p. 161.
16 M. Foucault, id., p. 26.
17 M. L. King, Autobiographie, Montrouge, Bayard, 2008, p. 142.
Auteur
Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
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