Introduction
p. 11-14
Texte intégral
1Depuis son apparition sur la scène littéraire mondiale, l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma a très souvent été présentée sous deux angles : d’une part, sous un prisme formel, qui met en exergue l’audace esthétique et linguistique de l’écrivain, et d’autre part, à travers un parti pris idéologique, qui se veut le lieu du procès des indépendances et des dictatures africaines. Ainsi, pendant environ quatre décennies, l’exégèse de cette écriture « soixante-huitarde », version africaine, a-t-elle été obsédée par une espèce de discours scientifique quasi convenu, devenu permanent. Son interprétation semble tombée sous les vicissitudes du propos routinier et du prêt-à-penser érigé en règle. Il s’agit de cette réception qui continue de se développer sous les prismes de paradigmes éculés, comme le rapport du romancier ivoirien à la langue du colonisateur, et de son aversion pour les régimes dictatoriaux africains. Pareille lecture critique, au contraire de toutes les gloses élogieuses à l’égard d’Ahmadou Kourouma, fait courir le risque de la marginalisation dans l’histoire des idées à la critique consacrée à l’ensemble de ses romans.
2En effet, bien que la conjoncture postcoloniale, actuellement dans le monde, en Afrique plus particulièrement, reste dominée par l’implication occidentale dans le dernier génocide du XXe siècle – un pogrom qui, d’après Patrice Nganang1 doit radicalement changer la perception et la pratique de la littérature ayant prévalu à ce jour sur le continent africain –, la critique littéraire continue de s’exprimer à travers des paradigmes devenus obsolètes. Une obsession qui fait perdre à la pensée littéraire déployée par Ahmadou Kourouma tout son enjeu primordial, celui de mettre à nu les monstruosités et l’éthique d’une certaine géopolitique aux antipodes de la philosophie des Lumières et de l’humanisme. Cette orthodoxie des relations internationales entre l’Afrique et les pays occidentaux, faite de mensonges, de fantasmes, de complots et de génocides, ainsi que le dénonce l’auteur de Monnè, outrages et défis et de En attendant le vote des bêtes sauvages, continue de prospérer, au vu des événements qui ont marqué la première décennie de l’an 2000 : le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy, le 26 juillet 2007, une célébration inavouée du cent-vingt-deuxième anniversaire, à deux jours près, du discours colonialiste de Jules Ferry devant la Chambre des députés français, le 28 juillet 1885 ; l’intervention militaire française en Libye qui a causé la fin de l’État dans ce pays et l’assassinat de son Guide le 21 octobre 20112 ; l’intervention militaire française et onusienne en Côte d’Ivoire en 2011, pour solder un contentieux électoral, en lieu et place du recomptage des voix des électeurs.
3De cette série d’événements qui se prolongent, trois années après, avec le chaos en Centrafrique et au Mali, deux autres guerres néocoloniales, dont l’identité des fourriers demeure la même que celle des protagonistes exogènes des conflits cités ci-dessus, l’imaginaire romanesque d’Ahmadou Kourouma n’est guère éloigné, comme en témoignent ces épisodes historico-diégétiques : d’abord, l’évocation de la « présence de l’armée française en République des Ébènes » dans Les soleils des indépendances, aux dires de Séry, personnage aux récriminations nationalistes, pour veiller à la sécurité des expatriés et aux intérêts de la France ; ensuite les trucages des élections avec la complicité de l’ONU et de la France, en République du Golfe, ainsi que leur responsabilité dans les assassinats des présidents patriotes de la trempe de Fricassa Santos et Pace Humba, durant la guerre froide, une historicité narrée avec talent et réalisme dans En attendant le vote des bêtes sauvages ; l’utilisation des enfants-soldats pour le compte des milices et des armées nationales, mais également des multinationales étrangères, lors des guerres dites ethniques ou tribales mises en scène dans Allah n’est pas obligé ; enfin, la destruction d’humanités et leur asservissement politico-économique au nom de la prétendue mission civilisatrice de l’Europe qui inspire le regard critique du romancier contre la colonisation et le colonialisme dans Monnè, outrages et défis puis dans Quand on refuse on dit non.
4Face à cet « hyperréalisme », comme le présente la contribution d’Honoré Dago Kouamé, la responsabilité de la critique littéraire dans son ensemble, vis-à-vis de la mémoire historique et politique du roman kouroumien demeure engagée. Elle l’est d’autant plus que, par ses choix sélectifs de lectures et d’idéologies, elle est en passe de faire définitivement d’Ahmadou Kourouma, depuis sa mort, un « écrivain intellectuellement non menaçant, politiquement non identifié »3, et donc de vouer sa voix à l’extinction, dans le débat passionnant de l’histoire des idées politiques, en le « snobant sciemment sur le terrain de la dialectique et de la polémique »4. Parce qu’Ahmadou Kourouma reste parmi ses contemporains, le romancier le plus inspiré par la politique africaine de la France5, et demeure un combattant acharné de la liberté des peuples à disposer de leur souveraineté, des droits de l’Homme, parce qu’il s’impose aux cénacles de la culture littéraire comme un révolutionnaire de l’esthétique romanesque au XXe siècle, le considérer, sans langue de bois comme « La mémoire vivante de la géopolitique en Afrique », représente, non seulement, le moindre des hommages qui puissent être rendus à son génie, mais aussi une exigence de probité intellectuelle.
5Réunir des réflexions sous cette thématique ne fut pas un projet facile de réalisation, malgré l’appel à contribution lancé par le canal des sphères littéraires les plus en vogue. Cette difficulté s’explique en partie par l’efficacité et la solidité des balises de réception de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma, posées dès la publication de son premier roman Les soleils des indépendances. Au demeurant, il n’est pas exagéré de penser que le sujet lui-même relève de l’audace, dans un environnement critique idéologiquement régenté par des axes de lecture tels que ceux présentés à l’entame de ce propos introductif, et auxquels se prêtent d’une part, Nahla Bissouini, dans une démarche comparative ouverte à Alioun Fantouré et René Maran, et d’autre part, Benjamin Sou et Alain-Joseph Sissao, co-auteurs de l’article « Ahmadou Kourouma : un écrivain au carrefour de la tradition orale et de la créativité moderne ».
6Cette grille de lecture qui, pendant près de quatre décennies, s’est révélée amnésique de la responsabilité des « démocraties postcoloniales » dans la condition actuelle de l’Afrique et des Africains, comme le rappellent à juste titre Cissé Ismaïla et Lisa Friedli, au terme d’analyses mêlant respectivement dialogue des genres entre le roman kouroumien et le théâtre césairien, puis théorie monomythe, a participé intentionnellement à l’émergence d’un afropessimisme rampant, dont certains textes se sont fait encore l’écho ici même. Grâce à son idéologie obsessionnelle centrée sur la dénonciation de la face hideuse des pouvoirs africains, des tares socio-anthropologiques de l’Afrique, pareille grille de lecture qui informe les articles de Oumar Guédalla, de Flora Amabiamina, est la conséquence de l’orientation idéologique donnée à l’œuvre d’Ahmadou Kourouma, et qui a conduit la critique spécialiste de ce romancier atypique à renoncer, consciemment ou inconsciemment, à s’inscrire dans le sillage théorique des Études postcoloniales. Un univers de pensée qui, agrégé à celui des Études culturelles et notamment des théories de la sociogénétique, a fondamentalement inspiré les contributions proposées respectivement par Jean-Fernand Bédia, Jean-Francis Ekoungoun et Konaté Siendou.
7Cet ouvrage collectif auquel ont pris part des contributeurs dont les problématiques témoignent de l’intérêt pour le sujet n’est pas une étude de trop sur le romancier. Il tente d’échapper, parfois avec infortune, à ce dédale d’un demi-siècle d’aventure ambiguë de la critique littéraire au sujet de la création romanesque d’Ahmadou Kourouma, réduite à tort ou à raison à « la nouvelle chose française », sorte d’« appendice culturel » de la littérature française. Les enseignants et chercheurs ayant accepté d’y contribuer savent que la situation coloniale et post-coloniale de l’Afrique, aussi complexe soit-elle, est la conséquence de plusieurs paramètres à la fois endogènes et exogènes, ainsi que le rappellent Jouaad Boumaajoune, mais également Didier Taba Odounga.
8Les co-auteurs de ce livre, parfois polémiques, parfois nuancés, savent, en outre, que toute critique qui se veut objective renferme déjà en elle-même l’autre élément de l’alternative. C’est pour cette raison que l’organisation interne de l’ouvrage doit être perçue davantage comme la volonté de construire un débat ouvert. Ici, ce qui importe plus, c’est la contribution de chacun à ce débat, selon les paradigmes de son choix, en lien avec la question de la géopolitique, même si, par moments, des divergences avec le point de vue des initiateurs se font jour sur leur parti pris d’expliquer et comprendre d’Ahmadou Kourouma à partir de cette notion majeure, répudiée dans le milieu bien-pensant de la critique littéraire consacrée à l’auteur de Les soleils des indépendances, de Monnè, outrages et défis, de En attendant le vote des bêtes sauvages, de Allah n’est pas obligé, de Quand on refuse on dit non. Ces divergences, en effet, sont la preuve que cette construction axiologique, tantôt perçue au sens de rapport hégémonique entre territoires nationaux, tantôt appréciée à une échelle de politique locale, où des identités « meurtrières », délimitent dramatiquement des frontières ethniques selon Tite Lattro, reste une donnée téléologique de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma à développer. Telle semble être l’entreprise épistémologique à laquelle se sont livrés, non sans gageure, les contributeurs ; un travail échafaudé sur quatre parties qui explorent l’œuvre d’Ahmadou Kourouma sous l’angle de la géopolitique et ses possibles connexions thématiques et notionnelles.
Notes de bas de page
1 P. Nganang, Manifeste pour une nouvelle littérature africaine, Paris, Homnisphères, 2007.
2 Le romancier sénégalais Boris Boubacar Diop, lors d’une correspondance épistolaire avec Aminata Dramane Traoré, ex-ministre malienne de la culture et du tourisme, a fustigé cet assassinat en des termes qui ne laissent pas indifférents : « Au fond, les circonstances de la mort du Guide libyen continuent à être embarrassantes pour tout le monde. On n’a pas besoin d’être d’accord avec son projet politique pour avoir un peu honte de la manière dont il a fini sa vie un jeudi matin dans les rues de Syrte. Dans le cas du Guide libyen, la violation des lois de la guerre et de la résolution 1973 du Conseil de sécurité s’est doublée d’une volonté manifeste de profaner sa mémoire ; Un tel acharnement fait froid dans le dos, car il en dit plus sur les ténèbres de l’âme humaine que sur de banales luttes d’influence entre les nations ». Cf. A. D. Traoré, B. B. Diop, La gloire des imposteurs, Paris, Philippe Rey, 2014, p. 179-180.
3 J.-M. Djian, Ahmadou Kourouma, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 102-103.
4 J.-M. Djian, id., p. 103.
5 J.-F. Bédia, Ahmadou Kourouma, romancier de la politique africaine de la France, Paris, L’Harmattan, 2014, 209 p.
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