Conclusion générale
p. 255-261
Texte intégral
1La péninsule carbonatée du Yucatan constitue un modèle de karst tropical dont les enregistreurs et les indicateurs de l'évolution continentale, depuis son émersion à la fin de l'Eocène, sont représentés par les remplissages des dépressions et les sols, les dépôts souterrains (spéléothèmes et séquences détritiques) et les dépôts indurés (caliches, beach-rocks).
2Le karst superficiel du Yucatan présente des modelés variés, mais assez peu spectaculaires. On observe d'abord un karst « plat » dans la plaine du nord, entre 0 et 30 m, avec dans le détail des mamelons de type « tas de foin » de moins de 10 m de haut et des dépressions allant des dolines en baquet aux ouvalas et poljés dont le fond est parfois occupé par un lac permanent. Ce secteur est caractérisé également par la présence de centaines de puits noyés, les cenotes. Ces dépressions lacustres et cavités noyées ouvertes sur l'exokarst sont remarquables car le niveau saturé, situé entre 0 et 2 ou 3 m d'altitude, est celui de la nappe phréatique karstique régionale, qui est commandé directement par la proximité du niveau marin. Ce constat préliminaire est une donnée de base dans la compréhension de l'évolution karstique générale du Yucatan, comme on pouvait s'en douter dans un contexte péninsulaire.
3Le « Kuppenkarst » des plateaux intérieurs est plus remarquable qu'il n'y paraît au premier abord. Les buttes, hautes de quelques dizaines de mètres, vont des coupoles larges à des formes coniques ; elles sont associées à de larges dolines et ouvalas, et parfois à de grands poljés, cultivés ou voués à l'élevage, comme au sud de la ville de Campeche. Enfin, dans le sud de la péninsule, qui est la partie la plus élevée (jusqu’à 400 m), on distingue un « Kuppenkarst » associant un modelé fluvio-karstique à vallées sèches et des grands poljés plus ou moins lacustres.
4Les cavités du Yucatan sont nombreuses et assez diversifiées. Toutefois, il existe deux obstacles majeurs à leur étude : le caractère noyé d'un grand nombre d'entre elles et le danger de l'histoplasmose dans les grottes sèches fréquentées par les chauve-souris. Quant à la prospection dans le centre de la péninsule, les difficultés sont grandes : éloignement des routes et des centres habités, forêt tropicale, etc. Toutefois les observations et prélèvements faits directement dans plusieurs cavités plus ou moins aménagées et les descriptions des spéléologues-plongeurs donnent déjà des éléments importants.
5La présence de niveaux étagés horizontaux d'origine génétique et non lithologique est suggérée par la remarquable galerie concrétionnée de Yaax-Nik recoupée fortuitement par un puits artificiel. Cette constatation est capitale car elle permettrait, à la suite d'un inventaire des cavités et de nouvelles prospections, de mieux comprendre l'évolution de la karstification profonde en fonction de la surrection de la plate-forme. Or la tectonique de surrection du Yucatan est méconnue et les indices d'un soulèvement quaternaire (en particulier le Quaternaire récent) n'existent pas ou ne sont pas évidents. En revanche, ces cavités pourraient être les témoins d'une surrection au Tertiaire, sachant que d'autres niveaux supérieurs ont disparu du fait de l'érosion.
6Les cenotes et les grottes noyées constituent la richesse et la réputation spéléologique de cette région karstique. Les observations effectuées sur le terrain et par les plongeurs montrent que les cenotes sont des vides souterrains ouverts sur la surface par l'effondrement du toit de ces cavités. Les formes en cloche et les spéléothèmes immergés indiquent que l'ennoiement est directement lié à la remontée du niveau phréatique, elle-même en liaison avec la dernière transgression marine. Il y a plus de 20 000 ans, ces cavités étaient donc sèches.
7Il est intéressant de constater que les cotes noyées les plus profondes, entre - 110 et - 130 m environ, correspondent à la baisse maximum du niveau marin pendant les régressions quaternaires. Mais il serait utile de savoir si l'endokarst se poursuit au-delà de cette cote, ce qui est probable, mais cela suppose de nouvelles plongées à grandes profondeurs. Le rôle de la corrosion souterraine par mélange des eaux au contact du biseau salé a été démontré (BACK et HANSHAW, 1967) ; il y aurait donc eu une dissolution active encore plus profonde pendant les bas niveaux marins, en particulier sous la plate-forme continentale actuellement submergée (cf. trous bleus).
8La distribution en arc de cercle de nombreux cenotes dans le nord du Yucatan est un phénomène géographique et karstologique majeur. L'hypothèse « extraterrestre » de POPE n'est pas prouvée, mais elle est plausible compte tenu des données géophysiques, de la fracturation préférentielle et de la présence d'andésites crétacées au centre de l'impact météorique présumé. Le fait que la karstification profonde, accélérée d'ailleurs par la dissolution par mélange des eaux, s'effectue de manière sélective sur les secteurs les plus fracturés, est un phénomène logique. L'apparition des cenotes par effondrement du toit de ces réseaux souterrains permet de souligner aujourd'hui la répartition circulaire de ces cavités. Pour l'instant, on ne voit pas d'explication valable en remplacement de cette hypothèse. En effet, la présence d'autres cenotes dispersés, d’ailleurs moins nombreux, dans d'autres régions de la péninsule, n'est pas un argument en défaveur de l'astroblème. Voilà encore un thème de recherche remarquable pour confirmer cette hypothèse séduisante.
9Les remplissages souterrains sont de bons enregistreurs de l'environnement passé et actuel, en particulier de l'évolution du climat. Les datations U/Th obtenues sur deux stalagmites d'un cenote de la région de Mérida montre une voie intéressante à développer. En effet, les concrétions analysées au C.E.R.A.K. (Mons, Belgique) sont de bonne qualité et les âges obtenus sont fiables : aux alentours de 40 ka (interstade) pour la stalagmite noyée et 140 ka (fin du glaciaire, stade isotopique 6) pour l'autre, sachant que le niveau noyé se situe seulement à 2 ou 3 m au dessus du niveau marin actuel. On observe l'intérêt de la méthode U/Th et de la problématique. En effet, les stalagmites sont ici des indicateurs d'un contexte non noyé et leur datation à différentes cotes d'altitude, sous l'eau et hors de l'eau, devient un moyen d'apprécier les fluctuations du niveau marin en complément par exemple de l'étude des beach-rocks du littoral.
10L'analyse séquentielle de quelques stalagmites donne des résultats prometteurs pour des concrétions se développant en zone tropicale humide. En plus de la signification annuelle d'un couple de lamines blanche et grise, ces stalagmites montrent des cycles de lamines de 11 ou 18 ans, comme cela a été observé en France par D. GENTY, notamment en Périgord. L'interprétation "astronomique" (rôle des taches solaires) de ces cycles n'est pas prouvée, mais il y a une ressemblance troublante avec les cycles de certaines varves lacustres, souterraines, et même avec les cernes des arbres, comme ceux de Juniperus procera, genévriers géants de Djibouti où des cycles apparaissent clairement (comm. pers. J. BLOT).
11Au Yucatan, la recherche de stalagmites fonctionnelles et suffisamment grandes, pourrait constituer une fructueuse voie de recherches pour comprendre l'évolution récente de l'environnement, au cours de l'Holocène et depuis l'intervention des Mayas jusqu'à la colonisation espagnole et l'intense déforestation actuelle. Changements climatiques, éruptions volcaniques et effets anthropiques ont toutes les chances d'être enregistrées dans ces spéléothèmes.
12Les séquences détritiques étudiées sont encore insuffisantes pour donner une chronologie précise, surtout en l'absence de datations isotopiques. Cependant, nous avons pu montrer dans la grotte de Balancanchen que les sédiments rouges souterrains résultent du soutirage des sols ferrugineux. Comme les sols et les altérites de surface, ils contiennent des indicateurs utiles : grains de cuirasses, micro-charbons de bois, poussières volcaniques et cortège de socle.
13L'action de la crypto-corrosion a été démontrée sur les calcaires éocènes compacts ou tendres. Les coupes de mogotes, le long des routes et de l'autoroute de Campeche, révèlent une forte altération du calcaire qui se manifeste par une infiltration des altérites dans les fissures de la roche et par la présence de blocs flottant dans la masse altérée. Des apports allochtones ont été mis en évidence dans les profils de sols ferrugineux des poljés et dépressions. On retrouve ainsi trois cortèges principaux :
- des minéraux (quartz métamorphiques) et grains de roches de socle (granite, quartzite, schiste) prouvant l'existence d'une ancienne couverture détritique, sans doute peu épaisse, mise en place lors de la phase d'émersion de la plate-forme (amonts cristallins et métamorphiques dans les Montagnes Mayas et les Chiapas au sud) ;
- des apports éoliens abondants de poussières volcaniques (surtout des verres qui s'argilisent aisément) ;
- des quartz éoliens fins, non volcaniques, provenant sans doute de la plate-forme découverte pendant les bas niveaux marins (dépôts terrigènes au large de Terminos).
14Ces apports sont susceptibles d’expliquer une partie importante des argiles contenues dans les sols et les paléoaltérites.
15L'évolution de la plaine quaternaire et du littoral est enregistrée pour le Quaternaire récent par les formations indurées (caliches, beach-rocks) et par les aguadas, formes karstiques originales qui n'avaient jamais été décrites jusqu'alors. Les caliches, qui recouvrent des centaines de km2 dans la plaine littorale du sud du Campeche, datent d'un bas niveau marin et probablement du dernier interglaciaire car le ciment microcristallin (micrite) est typique d'un milieu où les précipitations par évaporation s'effectuent aisément. Il s'agit de sables coquilliers et de boues calcaires indurées (avec gastéropodes et moules de végétaux) indiquant un milieu de dépôt de type palustre, voire peut-être lacustre ou lagunaire. Il est donc possible que durant le haut niveau marin éemien, cette plaine était submergée et fonctionnait en zone marécageuse ou lagunaire.
16Les aguadas sont des dépressions karstiques, larges et peu pro fondes, limitées par des encoches de corrosion très marquées ; elles ressemblent à des kaménitzas géantes. Elles se développent actuellement dans la dalle de caliche sur 1 à 2 m de profondeur maximum et évoluent très rapidement. Contrairement à la genèse des caliches en période de bas niveau marin, les aguadas se forment en période de haut niveau marin depuis la dernière transgression, un âge holocène est plausible. La dissolution est favorisée par le battement de la nappe et la corrosion par mélange des eaux (300 à 600 mg/l de CaCO3).
17Les beach-rocks sont d'un grand intérêt en tant que marqueurs des anciens niveaux marins. Or, le haut niveau de beach-rocks karstifiés et perchés à + 4/6 m est daté ici du dernier interglaciaire (140 ka, U/Th), c'est-à-dire de l'Eémien. Cette cote et cet âge correspondent bien aux données obtenues sur d'autres littoraux stables par la datation U/Th de terrasses coralliennes comprises entre + 4 et + 6 m, comme au Brésil. S'il existe une composante tectonique, même faible, elle n'est pas prouvée. Les seules terrasses coralliennes du Yucatan, datées de l'Eémien, sont situées à seulement + 4 m et ne témoignent que d'un haut niveau marin.
18Pour la dynamique karstique actuelle, les estimations de la dissolution spécifique se situent entre 18 et 28 m3/km2/an. En fait, le principal problème réside dans la quasi-absence de grandes sources accessibles, car l'eau des rivières souterraines (ex : Sac Actun) émerge en mer. Il est donc très difficile, voire impossible, d'avoir un bilan hydrologique et hydrochimique sur un bassin-versant dont les limites sont d'ailleurs indéfinies. Une comparaison avec des secteurs non influencés par le mélange des eaux (le biseau salé pénètre à plus de 40 km à l'intérieur des terres) est nécessaire. La valeur de la tranche écoulée est également une donnée à préciser car les valeurs de dissolution spécifique paraissent faibles compte tenu d'une dissolution potentielle très forte.
19Dans le cadre de l'évolution tertiaire et quaternaire depuis 30 millions d'années, les pistes de recherches sont multiples grâce aux pièges karstiques : remplissages souterrains, dépôts de dépressions, niveaux de galeries, etc. En raison de l'abondance exceptionnelle du marqueur volcanique (des minéraux volcaniques sont présents dans tous les dépôts, y compris dans les calcaires), la téphrochronologie est un axe de recherche à développer, mais elle suppose un travail très important sur le volcanisme dans un rayon de 1 500 km (datations K/Ar et définition des signatures minéralogiques des éruptions datées). Le thème des karsts immergés est également un des sujets les plus intéressants à étudier dans l'ensemble de cette région tropicale allant de la Floride et des Bahamas, aux Antilles, et au Yucatan et Belize, car il soulève deux grands problèmes : d'une part le rôle précis de la karstification pendant les bas niveaux marins (y compris celui de la fin du Miocène), d'autre part le rôle de la tectonique de subsidence comme le suggère l'impressionnant karst sous-marin de Pourtalès, au niveau du détroit de Floride.
20Enfin, l'impact de l'homme sur le karst et le littoral du Yucatan est important dans plusieurs domaines et remonte à l'occupation de la région par les anciens Mayas. Cet impact est en étroite relation avec l'utilisation des ressources karstiques, en particulier les eaux souterraines et le tourisme. Aujourd'hui, l'ampleur des brûlis et de la déforestation appauvrit les sols et la potabilité des eaux de la nappe est menacée autour des villes. Cet impact n'a rien à envier à celui, comparable, observé en milieu méditerranéen (GAMS et al., 1993). Les évolutions de ces impacts anthropiques sur le milieu peuvent être suivies à l'aide de l'outil satellitaire en quantifiant par exemple la déforestation, ce qui permet de suivre sa progression, et même éventuellement d'établir un plan de gestion et de conservation du patrimoine forestier en collaboration avec les gouvernements des Etats concernés, surtout le Campeche et le Quintana Roo. La télédétection possède cet avantage de la répétitivité des prises de vue et le traitement d'images permet l'élaboration de cartes précises d'occupation des sols ainsi que le croisement d'informations diachroniques menant à l'établissement de cartes montrant les évolutions en fonction du temps.
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Forêts d’hier et de demain
50 ans de recherches en Aquitaine
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2017