Pluralité des cultures sacrées et mondialisation des musées
p. 171-181
Texte intégral
1Bien que les auteurs de cet article ne se considèrent pas comme des spécialistes du sacré, le sujet qui les rassemble, l’étude de la muséographie, a souvent partie liée avec le champ du sacré, mais un sacré particulièrement éclaté et diversifié du fait de la mondialisation numérique. En effet, les musées se mondialisent : la croissance exponentielle du tourisme induit des flux très importants de visiteurs en provenance d’autres sphères linguistiques et culturelles, partageant donc des vécus et des compréhensions très disparates du sacré dans l’art. À l’intérieur même d’un territoire ayant produit des œuvres d’art à thématique sacrée ou mythologique, le différentiel de compréhension ou d’adhésion esthétique intuitive à l’imaginaire du sacré peut être important.
2Dans notre domaine d’intervention, la médiation, l’édition, la muséographie et les patrimoines numériques, les questions de l’accès, de la compréhension (mais aussi de l’intercompréhension) du sacré et de sa trace dans l’œuvre d’art sont des enjeux qui se posent de façon urgente, mais également de manière beaucoup plus complexe du fait de la mondialisation. Nous savons tous, en effet, que le scénario, à raison controversé, du « choc des civilisations1 » est évitable si des efforts importants sont faits pour permettre l’intercompréhension culturelle, mais surtout le dialogue harmonieux des imaginaires du sacré. De ce point de vue, l’œuvre d’art est l’objet transactionnel idéal pour transcender les disparités. Soulignons ici que si les musées du monde entier offrent des visites en ligne, les visiteurs en présentiel non seulement peuvent préparer leurs visites et les valoriser a posteriori grâce à internet ou à des médias édités (CD-Rom ou DVD), mais aussi utiliser sur place les médias numériques du musée (guides audio, flash codes, tablettes numériques) ou interagir à travers leurs équipements numériques personnels (smartphone, tablette, caméra ou appareil photo). De par nos activités complémentaires dans le cadre du LEDEN et de l’ITEN, chacun des auteurs de cette contribution s’investit diversement dans l’étude des thématiques sacrées ou mythologiques, que ce soit dans des enquêtes « d’impact interculturel ou intercultuel au musée », dans la préfiguration d’outils numériques à même d’assister des visiteurs (y compris des utilisateurs savants), ou dans l’intercompréhension multiculturelle du sacré. Ils travaillent également, bien sûr, sur d’autres composantes de l’esthétique, des thématiques et des fonctions de l’œuvre d’art, mais aussi sur sa relative désacralisation de par sa mise en musée.
Sacré religieux, sacré muséal
3Notre travail touche ici aux thématiques sacrées ou mythologiques mises en évidence dans des enquêtes « d’études interculturelles », notamment les rapports complexes entre l’Art et sa sacralité originelle ou muséale. Malraux est sans doute, pour l’intellectuel occidental moderne, un des représentants les plus emblématiques d’une approche critique de l’œuvre d’art sacrée. Il a d’ailleurs commencé sa carrière de la façon la plus iconoclaste qui puisse être en venant scier des devatas (danseuses sacrées) du temple de Banteay Srei à Angkor. Quelques décennies plus tard, il se consacrait à théoriser le « Musée imaginaire2 », puis révolutionnait la gestion politique du patrimoine3 à partir du concept fondamental de la « Métamorphose des Dieux4 ». En simplifiant beaucoup, ce concept pourrait être compris comme les mutations successives de la charge sacrée des idoles et autres représentations symboliques du divin qui se métamorphosent, en évoluant du sacré religieux au transcendantal de l’Art.
4Les apports qu’entretiennent les musées occidentaux avec l’objet sacré ressemblent souvent à cet apparent grand écart entre l’aventurier Malraux, voleur de déesses, et Malraux ministre de la culture et théoricien de l’art. Écoutons-le nous exposer sa théorie du musée imaginaire, puis celle de la Métamorphose des Dieux :
Les Gudéa ont cessé d’être des adorants dans les temples, pour devenir des statues dans le monde de l’art où elles rencontrent les Ancêtres africains et les Rois de Chartres, les figures de Rembrandt et celles de Cézanne. Mais l’insaisissable qu’elles ont perdu éclaire pour nous celui qu’elles ont acquis et qu’elles partagent avec la totalité des œuvres rassemblées dans notre Musée imaginaire, même avec celles qui n’ont aucun caractère religieux. La résurrection de tous les arts du passé met peu à peu en lumière, en face des références qui assurent la « ressemblance » de l’œuvre d’art, la présence manifeste ou cachée de celles qui en assurent la dissemblance essentielle – dissemblance qui oriente la ressemblance, même lorsque l’artiste ne se réclame que de celle-ci. […] Ces statues (sumériennes) dialoguent avec toutes les œuvres ressuscitées dans le Musée imaginaire où la nouvelle civilisation englobe ses musées et ses monuments. […] Nous n’ignorons pas le rôle que joue ici la métamorphose : cet immense éventail de liberté est fait d’anciennes tyrannies. Brancusi sculpte, Picasso peint, selon sa volonté ; certainement pas l’artiste de Sumer, ni celui d’Ellora, ni de Long-Men, ni de Moissac. Si ces derniers étaient libres des apparences, c’est qu’ils sculptaient pour exprimer ce qui était plus vrai pour eux que l’Apparence5.
5Musée réel ou musée imaginaire et maintenant numérique, quel fantastique confort que de pouvoir admirer à hauteur d’homme, au British Museum, la moitié de la frise du Parthénon !
6Œuvre sacrée, objet esthétique muséifié ou site patrimonial muséifié in situ ? La question, on le sait, est on ne peut plus complexe et multidimensionnelle. La charge sacrée de cette merveille est extraordinairement polymorphe. Phidias et ses élèves qui sculptèrent cette frise la conçurent dès cette époque (440 av. J.-C.) comme un objet esthétique que le citoyen pouvait admirer commodément : en effet, le haut de la frise culminant à une douzaine de mètres était un peu plus avancé que le bas, la faisant ainsi légèrement pencher vers les spectateurs. Les écrits laissés par les philosophes grecs insistent abondamment sur la dimension au moins duale : le beau, l’esthétique, l’idéal du corps humain étaient consubstantiellement liés à la sacralité religieuse et à l’idéale beauté des divinités. De surcroît, la perfection musculairement efficace du corps masculin était la garantie que les citoyens soldats sauraient défendre la Cité : autre dimension de la sacralité du vivre ensemble « en religion » (au sens premier de l’étymologie du terme religare – relier).
7Jusqu’au IVe siècle, les religions antiques restèrent les religions officielles de l’Empire ; mais lorsque les empereurs devinrent chrétiens, ils nièrent la sacralité des temples et des « idoles païennes » (Édit de Milan, Concile de Nicée, Édit de Théodose). Au Ve siècle, pour transformer le Parthénon en église, on détruisit une partie de la frise. Sous l’autorité de la Sublime Porte, le lieu fut reconverti en mosquée, puis en poudrière, et ce sont des « antiquailles » sans valeur esthétique ni sacralité que Lord Elgin et d’autres achetèrent aux autorités ottomanes.
8Cette histoire n’est pas exceptionnelle, même si quelques restitutions spectaculaires de reliques sacrées (en général à un musée dans leur territoire d’origine) satisfont de-ci de-là au culte du politiquement correct. À cette démarche appartient la requête faite par le Musée National néo-zélandais Te Papa Tonggarewa afin de récupérer l’ensemble des dépouilles Maori dispersées de par le monde, en l’espèce des têtes momifiées. Il s’agit bien de restituer un patrimoine au titre du « remembrement culturel national ». La sacralité funéraire est invoquée comme raison impérieuse pour agiter le scandale de la profanation, mais en aucun cas l’État néo-zélandais, ou d’autres, n’envisage de replacer in situ6 les objets muséifiés ainsi restitués. La multiplicité polymorphe de la métamorphose de sacralité se complique encore dans l’exemple choisi quand on sait que, juridiquement, l’État français ne peut en aucun cas se déposséder de son patrimoine culturel national qui est inaliénable : c’est un patrimoine sacré ! Ces prétendues restitutions, organisées en grande pompe et avec force médiatisation, ne sont de jure que des prêts de longue durée consentis par les musées français à leurs partenaires étrangers.
9Même dans une Russie redevenue officiellement orthodoxe, il ne viendrait à l’idée de personne d’aller, par exemple, raccrocher à leurs iconostases d’origine la fantastique collection d’icônes qu’expose la Galerie Tretiakov et que les Soviétiques s’étaient empressés de soustraire au « déviationnisme de la superstition populaire » : sacralité de l’athéisme communiste contre sacralité chrétienne orthodoxe. Ceci s’explique d’autant mieux que, d’évidence, ces œuvres sont beaucoup plus visibles et conservées dans de bien meilleures conditions qu’elles ne l’étaient in situ. Cette « confiscation du sacré » par le musée n’est en fait qu’apparente.
10L’historien qui étudie les statuts comparés de la transmission de patrimoines sacrés, évoluant au fil des siècles d’un statut sacré originel à un statut muséal actuel, observe une véritable « métamorphose du sacré », quelquefois plurielle, dépassant la simple transmission de la sacralité. Le musée moderne, dès son invention notamment par la Révolution française, devient un des piliers fondamentaux de l’État moderne : il re-sacralise les collections ainsi conservées et ouvertes aux citoyens7. Notons d’ailleurs que les collections royales, impériales ou même les riches trésors religieux étaient eux aussi « sacrés », non seulement parce qu’ils étaient porteurs d’une sacralité divine, mais parce qu’ils symbolisaient la puissance d’un pouvoir régalien ou d’une crainte du divin.
11Lorsque la Révolution française fonde très spectaculairement les musées occidentaux modernes8, elle accomplit simultanément plusieurs gestes de « désacralisation » et parallèlement de « re-consécration muséale ». En confisquant les biens de l’Église et ceux de la Monarchie de droit divin, elle fonde des collections et des patrimoines de monuments qu’elle sacralise en ce qu’ils deviennent un des fondements d’une œuvre, ô combien sacrée : celle de l’Éducation du peuple. C’est ainsi que l’abbé Grégoire installe le Conservatoire National des Arts et Métiers dans un bien de l’Église confisqué : le prieuré Saint-Martin-des-Champs. Pour les révolutionnaires héritiers des Lumières et des Libertins athées, il s’agit bien de supprimer la sacralité chrétienne et de la remplacer par la Science et la Technique pour se conformer au Culte de la Raison. Enfin, dernier geste de « désacralisation/resacralisation », l’Assemblée constituante puis la Convention, pour bloquer les destructions du patrimoine architectural intervenues pendant la période insurrectionnelle de 1789, instituent un Dépôt national au couvent des Petits-Augustins9, qui deviendra le futur Musée des monuments français. Il s’agissait de muséifier les patrimoines architecturaux, la statuaire, les tableaux, les trésors tant de l’Église que des aristocrates et de la royauté pour éviter qu’ils ne soient pillés ou vandalisés et garantir leur métamorphose en un Patrimoine national sacré.
12Cependant, même dans son acception moderne, le statut de mise en patrimoine national ou de muséification d’une œuvre d’art sacrée n’implique pas obligatoirement la confiscation de l’œuvre ou du monument. En Europe notamment, quantité d’églises, de couvents, de trésors et de bibliothèques épiscopales continuent d’être fonctionnellement des lieux religieux et de culte, tandis que les bâtiments et les collections qu’ils contiennent sont inventoriés, muséifiés (droit de visite en général limité aux plages de temps entre les cultes) et rendus inaliénables. Ils sont officiellement recensés et répertoriés comme « biens culturels nationaux », mais le clergé en conserve l’usufruit. Dans ce cas, en Europe particulièrement, le statut sacré des œuvres conservées in situ dans un lieu conservant sa fonction cultuelle devient au moins double : certains visiteurs du lieu pourront appréhender telle ou telle œuvre (fresque, sculpture, tableau, voire même la totalité architecturale) comme médiation sacrée (support de méditation religieuse), alors que d’autres resteront extérieurs à ce potentiel de sacralité et ne considèreront que la « charge esthétique » des œuvres. Entre ces deux postures opposées peuvent d’ailleurs coexister de nombreuses situations mixtes. Ainsi même des religieux professionnels ont du mal à appréhender une œuvre d’art sacrée retirée de son contexte cultuel (une Crucifixion, une Madone ou une Piéta au Louvre, par exemple) comme un support potentiel de prière : pour la majorité des croyants, l’œuvre d’art hors contexte perd indubitablement une grande part de sa sacralité10. Mais même s’il est difficile de mettre en doute le témoignage de ces « professionnels du sacré », le statut intellectuel et/ou esthétique de l’œuvre d’art ou du bâtiment sacré appréhendés est en fait beaucoup plus complexe. L’amateur, l’esthète, le collectionneur et le professionnel de l’Art, y compris l’artiste, auront les plus grandes difficultés à séparer l’émotion esthétique et la charge de sacré. L’œuvre d’art11 fonctionnera d’autant mieux – on pourrait dire, sera d’autant plus belle –, qu’elle sera capable d’introduire un trouble esthétique faisant basculer dans le sacré celui qui visite le lieu et bien sûr celui qui l’a conçue. Citons notamment Jean Bazaine, qui écrivait :
Le sacré, c’est le sentiment mystérieux d’une transcendance éclatant dans l’ordre naturel du monde, dans le quotidien. C’est l’investissement d’une réalité par un double qui la transfigure : pour une forme, c’est la substitution de signes universels à chacun des signes particuliers qui la composent. De là le sentiment d’insolite, d’inquiétant (cette angoisse dont les surréalistes font une vertu positive), cet air d’être « ailleurs », hors du temps, au-delà, que prend toute œuvre d’art dès qu’elle atteint un certain niveau12.
13Nous savons, bien sûr, que le sacré est forcément consubstantiel à toute forme de transcendance, même si, pour la doxa, le sacré est souvent indissociable du fait religieux. Du point de vue de Xavier Tillette13, la posture de l’homme moderne agnostique ou athée est sans doute difficile à vivre :
Car la nostalgie, la nostalgie insondable des Romantiques, la nostalgie des grands fonds de l’âme, est ce qui reste quand on a perdu le sacré. L’existence moderne en se réfléchissant se charge d’en aviver le mal, la blessure. Car elle a profané doublement la source, le cœur de l’homme et la nature (étrangement absente des propos de Levinas). Les monstres que conjurait ou exorcisait un sacré règlementé se sont tapis dans les replis de la conscience, où la psychanalyse s’efforce de les apprivoiser. La Nature que Schelling appelait la Mère virginale, parée du diadème de ses beaux sites historiques, a été piétinée au sens littéral, par l’exploitation intensive et insensée d’un tourisme lucratif, comme par le caractère moutonnier des loisirs (je pense aux colonnes de fourmis humaines à l’assaut du Parthénon, aux jardins de l’Alhambra, faits pour le rêve et la solitude, tout grouillants d’une foule en rumeur, à l’invasion dominicale du Pincio, etc.)14.
14Sans vouloir aucunement assumer ces propos, on ne peut qu’être frappé par le fait que, bien qu’écrits il y a plus de trente ans, en un temps où les renouveaux extrémistes religieux ne s’affirmaient pas comme aujourd’hui, Xavier Tillette pointait nettement le besoin de transcendance ou de sacré niché en tout homme et les dérives possibles de la consommation marchandisée de l’art ou des patrimoines naturels.
Les questions transculturelles et trans-cultuelles posées par la mondialisation
15Qu’il s’agisse de la fantastique augmentation des colonnes de fourmis humaines à l’assaut des grands musées du monde, ou des sites numériques proposés par ces mêmes grands musées et quantité d’autres acteurs de la muséographie numérique mondialisée, une même question se pose à tous : comment appréhender la dimension sacrée des œuvres d’art (que ce sacré soit religieux ou philosophique, historique, et donc souvent patriotique), quand elles sont étrangères à notre culture et à ses codes symboliques ou esthétiques, bref, au transcendantal d’une communauté ?
16Cette question, nous nous la sommes concrètement posée dans notre laboratoire à de multiples occasions et notamment à travers la thèse15 d’un des auteurs de cet article, lui-même encadré par les autres auteurs. Par ailleurs, l’un d’entre nous, chargé de la préfiguration du MuCEM16 à Marseille, a été en permanence confronté à l’altérité de l’approche du sacré de part et d’autre des rives de la Méditerranée. La question est là : nous avons beau appartenir tous à une civilisation particulière que nous pourrions, comme notre langue, qualifier de « culture maternelle », nombre d’entre nous ont une soif intense de s’inscrire dans une culture mondiale, de pouvoir en décoder tous les symboles, voire de se sentir reliés à cette nouvelle culture du monde. Pour le dire autrement, nous pourrions nous interroger sur ce que pourrait être un Humanisme universel et une esthétique universelle, en attendant une bien hypothétique « vision universelle du sacré ».
17Pour bien situer le problème, pointons ce que nous pouvons qualifier d’exotisme du statut muséal du sacré à travers l’expérience d’un des auteurs européens en visite au Japon dans les années 80. Au dernier étage d’un grand magasin de Tokyo, il pénètre presque par hasard dans une galerie d’art qui exposait un certain nombre de sculptures bouddhistes dont le grand magasin venait de sponsoriser la restauration. Devant les sculptures les plus sacrées, des troncs de donation étaient disposés pour que les visiteurs puissent faire des offrandes comme dans un temple. Dans une portion du parcours de la galerie d’exposition, les visiteurs étaient tenus d’ôter leurs chaussures, toujours par respect de la sacralité. Des employés du grand magasin distribuaient des sacs en plastique pour que les visiteurs puissent porter commodément leurs chaussures et assuraient le change des billets en petite monnaie pour faciliter les offrandes dans les troncs. Un tel dispositif d’exposition avec ce rapport au sacré est impensable en Europe.
18Le co-auteur chinois de cet article insiste, lui, sur l’aspect sacré du statut fondateur des musées et du patrimoine culturel dans sa culture : le musée chinois répond à l’idée très positive en Chine du seuil et du respect des ancêtres, étroitement lié au confucianisme. Ce n’est pas par hasard que l’on considère généralement que le premier musée moderne en Chine est le Mémorial de Confucius. Soulignons d’ailleurs que l’idéologie communiste chinoise cohabite parfaitement avec la pensée de Confucius à laquelle elle revendique de se conformer, pensée qui, au-delà du respect dû aux ancêtres ou au monarque, prévoit leur critique, voire leur renversement si nécessaire. On comprend bien que le statut du musée est très divers de par le monde. Cependant, comme dans quantité d’autres domaines de la vie quotidienne (transports, tourisme, mode, consommation), la mondialisation a déjà considérablement uniformisé les musées, les habitus des professionnels des musées ainsi que ceux du marché de l’art, notamment contemporain, marché qui se déplace massivement vers les milliardaires chinois à l’affût d’une valeur spéculative parmi d’autres.
19Les musées chinois, comme tous les grands musées du monde, dépendent de concepts et de normes qui sont ceux des grands musées européens et nord-américains. Ces normes (ICOM), de façon très similaire à celles des grandes bibliothèques (IFLA), définissent des bonnes pratiques muséographiques sur un grand nombre de facettes : conservation, exposition au public, catalogage, numérisation, typologie descriptive… Mais ce dernier point achoppe sur la difficulté à définir concrètement des thésaurus fiables révélant la diversité des notions et thématiques culturellement spécifiques, trop rapidement considérées comme des universaux. À cette question se superpose le fait que certains habitus des professionnels des musés peuvent quelquefois être spécifiques d’une vision nationale du musée et des patrimoines culturels.
20Dès lors, la question se pose : comment accompagner la compréhension ou au minimum la désignation référentielle des œuvres d’art ou des patrimoines (sites architecturaux, sites archéologiques) ? Le tourisme international a complètement bouleversé la fréquentation des musées. De plus, comme beaucoup d’enquêtes le montrent, une part non négligeable du public des grands musées du monde est constituée de touristes étrangers. Les grandes expositions temporaires conçues dans les grands musées circulent dans les grandes capitales. Parallèlement, la virtualisation numérique des musées, notamment sur Internet, mondialise la monstration des œuvres d’art, qu’elles soient sacrées17 ou profanes. En apparence, la muséographie, mais aussi l’histoire de l’Art et l’étude critique de l’Art se seraient, elles aussi, mondialisées. Il n’y a pas lieu, ici, de rentrer dans le détail du potentiel multimédia et numérique muséal. Citons néanmoins les bases de données de catalogage et de recherche dans un musée, les outils spécifiques d’accompagnement du visiteur : audio-guides, vidéo, flash code ou autres flux de signaux permettant de piloter les outils communicants personnels d’un visiteur18. Grâce aux progrès traductiques et en mutualisant des efforts collaboratifs mondialisés, il est envisageable de rendre disponible le contenu textuel des cartels des grands musées du monde dans les principales langues du tourisme mondial19. Mais ces progrès touchent aux limites de la communication entre eux des imaginaires culturels disparates, notamment dans la dimension très spécifique du sacré, mais aussi dans celle de l’esthétique.
21C’est une conclusion très claire des recherches menées par Xiao Zhang, co-auteur chinois de cet article. La traduction des cartels, que ce soit sous forme imprimée, grâce à l’entremise d’un guide interprète, d’un audio-guide multilingue ou encore de façon numérique virtuelle, pose la question fondamentale de l’explication du contexte historique ou culturel, souvent religieux. Mais ce sont aussi des questions d’adaptation au niveau de connaissance du visiteur et de son éducation religieuse éventuelle quant aux œuvres sacrées de sa culture. Une pratique ou une éducation religieuse peuvent bien sûr être un avantage pour la compréhension de la représentation du sacré, y compris le sacré étranger à sa culture, mais pour certains esprits, les interdits dogmatiques peuvent à l’inverse rendre quasi impossible la circulation interculturelle et inter-cultuelle des œuvres sacrées. On constate en effet que le patrimoine d’art dépendant de telle ou telle culture religieuse est tributaire des interdits dogmatiques et se complique à l’envi dès qu’on l’observe dans le détail.
22Ces interdits, notamment les interdits de représentation humaine, divine, voire de tout être animé, sont au cœur du dogme et parfois accompagnent les schismes dans les trois grandes religions du Livre. Marie-José Mondzain, dans son ouvrage magistral Image, icône, économie : les sources byzantines de l’imaginaire contemporain20, analyse en profondeur le mécanisme de cet interdit fondamental. La notion d’économie, au sens religieux byzantin, est primordiale : on pourrait la considérer comme un support de médiation vers le divin. Soulignons que l’icône elle-même est un mode de médiation vers le Divin sacré et participe ainsi d’une démarche conforme à l’économie. Mais, à des niveaux plus subtils de la théologie byzantine, l’incarnation humaine du Christ est aussi une économie, l’économie christologique, c’est-à-dire un moyen de faciliter l’accès au divin sacré. Autre étage encore : la Vierge par L’Immaculée Conception devient support de l’économie christologique : elle est l’icône par excellence. De ce fait, l’icône se démarque du simulacre de l’idole. C’est ce que légitime Saint Nicéphore (758-828) dans ses trois thèses contre les iconoclastes. Le nom du saint, souvent inscrit sur l’icône, prévient tout risque que l’image puisse être considérée comme un simulacre de la réalité sacrée et adorée en tant qu’idole. Les querelles autour du sacré ne sont pas simples dans la Byzance de la fin du VIIIe siècle. Les iconoclastes n’étaient pas hostiles à toutes les représentations humaines ou divines. En réalité, ils voulaient surtout que seules les images impériales (la facette sacrée du pouvoir temporel) puissent circuler et que les icônes religieuses ne leur fassent pas concurrence. Il a fallu toute l’habileté de saint Nicéphore pour discréditer définitivement le parti des iconoclastes dans la tradition chrétienne orientale, notamment celle de l’orthodoxie grecque ou russe. Pour ce qui est de la Chrétienté occidentale, le schisme de la Réforme se partage sur la question de la légitimité de l’image de la Divinité : Luther était un grand ami de Cranach alors que les Calvinistes ont plutôt suivi une démarche iconoclaste. Dans la sphère culturelle islamique, la fracture schismatique entre Chiites et Sunnites induit, elle aussi, des diversités d’interprétation de l’interdit de représentation du sacré par l’image. Mais les époques, les dynasties, les ethnies, les cultures du voisinage sont autant de facteurs qui vont influencer les modalités d’application de l’interdit de base.
23En analysant simplement les résultats d’une petite enquête statistique et qualitative portant sur 100 tableaux des musées de France, enquête menée sur quelques dizaines de Français et de Chinois, on voit surgir de nombreuses questions. Par exemple, l’enquête monte que, pour les Chinois non familiers de la religion chrétienne, les « crucifixions » sont incompréhensibles voire choquantes : « pourquoi peindre ces supplices ? ». Comment faire comprendre dans le temps court de la visite d’un musée qu’on est là en présence d’images qui ont servi et servent encore à la médiation du sacré ? Encore faut-il souligner que le panel de tableaux auquel étaient confrontés les enquêtés chinois ne comportait pas les nombreuses scènes de supplice de martyrs, très nombreuses dans la peinture chrétienne.
24Le nu ou, plus complexe encore, la représentation de la sexualité, posent évidemment de nombreuses questions d’interprétation ou même d’acceptation morale interculturelle, notamment pour les œuvres directement reliées au domaine du sacré. L’iconographie biblique est de ce point de vue très riche. Cranach, par exemple, a peint de nombreuses « Ève » et l’érotisme qui s’en dégage ne s’accorde pas toujours avec notre conception moderne du sacré. « Suzanne et les vieillards » est une thématique biblique qui, d’évidence, a souvent servi de prétexte religieux, sinon sacré, pour pouvoir collectionner et contempler, dans des résidences aristocratiques, des peintures à caractère érotique. Amour sacré, érotisme sacré, amour des dieux et déesses entre eux ou avec des mortels, le patrimoine artistique sur ces thématiques est considérable. De Khajuraho21 à la mythologie grecque ou romaine, des représentations infernales des Jugements derniers de Jérôme Bosch à « L’Origine du monde » de Gustave Courbet, amour et érotisme sont évidemment au cœur de la transcendance du sacré dans l’art. Ce grand écart entre, d’une part, la sacralité de l’amour, versus sexualité ou érotisme et, d’autre part, la question relativement universelle de la représentation, versus interdit de la représentation divine, laisse place à quantité d’autres manifestations du sacré dans la représentation picturale ou sculpturale, certes, mais aussi dans quantité d’autres domaines : architecture, musique, danse, littérature. Le sacré est omniprésent dans l’art et, comme le dit Malraux dans La Métamorphose des Dieux, il n’a jamais cessé d’être. Le comprendre en tant qu’intellectuel ou historien d’art est relativement évident, il suffit d’être ouvert à la problématique, d’avoir une curiosité pour la culture du sacré toujours en éveil et une ouverture d’esprit non bridée par des interdits dogmatiques. Par contre, transmettre cette compréhension de façon synthétique à des visiteurs pressés, parcourant les musées et sites culturels du monde entier, est une question hautement plus complexe.
25Les outils numériques et multimédia, le Web sémantique appliqué à l’information et à la communication muséale mondialisée, les possibilités de travail collaboratif, notamment la mise en œuvre d’un crowdsourcing mutualisant des efforts de professionnels, de bénévoles ou d’étudiants connectés en réseau cumulatif et collaboratif, tout cela donne des amorces de solutions majeures à mettre en œuvre. S’adapter au profil culturel et aux acquis d’un visiteur lambda à l’instant « T » permet, par exemple, de paramétrer l’explication d’une œuvre sur une tablette ou un smartphone déclenchée par un flash code à côté d’un cartel du tableau. Ce sont là des pistes très prometteuses pour les visites en présentiel. Mais la muséographie virtuelle sur l’Internet, si elle ne donne pas aussi facilement accès à la vibration sacrée de l’œuvre originale, permet, par contre, d’approfondir l’ouverture intellectuelle à la complexité et à la diversité culturelle du sacré22. Nous croyons ainsi qu’une muséographie universelle pan-culturelle est un objectif qu’il est possible de construire, mais disant cela, nous sommes bien conscients que notre démarche procède plus d’un acte de foi dans les technologies numériques que d’une vision critique. Comme pour toute démarche de recherche-action, nous laissons à d’autres le soin et le devoir de nous critiquer.
Notes de bas de page
1 S. P. Huntington, Le choc des civilisations (The Clash of Civilizations), Paris, Odile Jacob, 2000.
2 A. Malraux, Psychologie de l’art. Le Musée imaginaire, Genève, éd. Skira, 1947.
3 Il n’y a pas lieu ici d’analyser les états successifs (nous devrions dire les métamorphoses) de la pensée et de l’action d’André Malraux étroitement imbriquées. Celle-ci interagit toujours sur celle-là et la génétique textuelle de ses œuvres achoppe sur le recyclage permanent des fragments de sa pensée (romans, essais, livres d’art, préfaces à des collections, travaux ministériels). Dans son comportement éditorial, son recours permanent au copier-coller-transformer ses propres textes et les lier à des collections d’images, Malraux est d’évidence un « auteur hypermédia » avant l’heure.
4 A. Malraux, La Métamorphose des Dieux, Paris, Gallimard, 1957.
5 A. Malraux, « Préface », dans André Parrot, Sumer, Paris, Gallimard, 1957.
6 Par exemple dans une nécropole maori.
7 On peut empiler ainsi des métamorphoses plurielles : simple objet religieux à l’origine, potentiellement sur-sacralisé parce utilisé dans un rituel royal (le Sacre de Reims par exemple), désacralisé par la Révolution, re-sacralisé en devenant patrimoine national.
8 Selon la thèse de Christina Castellano (La construction du sens dans les expositions muséales, Université de Paris I, 2011), l’Ashmolean Museum est le premier musée moderne au monde (Oxford, 1683) suivi par le British Museum en 1753. En France, on considère le plus souvent que le premier musée moderne français fut celui de Besançon (1694).
9 Le lieu lui-même deviendra symboliquement l’École Nationale des Beaux-Arts.
10 Le musée Les Cloîtres (The Cloisters en anglais) au nord de Manhattan est une véritable démonstration de la perte du « ressenti de la sacralité » par la mise hors contexte, même si ce sont des pans entiers de cloîtres, d’absides ou de portails romans qui ont été démontés et remontés pierre à pierre à New York.
11 Par exemple l’intérieur d’une église romane, ou un vitrail de Jean Bazaine.
12 J. Bazaine, « De quel dieu inconnu… », dans B. Didier (dir.), Champ du sacré, Corps écrit, 2, Paris, PUF, 1982, p. 13-14.
13 Grand philosophe mais aussi jésuite.
14 X. Tillette, « Faut-il laisser le sacré aux ethnologues ? », dans B. Didier (dir.), Champ du sacré, op. cit., p. 118-119.
15 X. Zhang, La médiation numérique dans les musées en Chine et en France : enjeux et perspectives pour l’intercompréhension culturelle », thèse sous la direction de G. Azémard, Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, juillet 2014.
16 Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.
17 Au sens religieux du terme.
18 Les bases de données du musée peuvent ainsi interagir directement sur le smartphone ou la tablette du visiteur. Elles peuvent aussi légender directement (et dans sa langue) les œuvres photographiées par ce dernier.
19 Réaliser un crowdsourcing multilingue des cartels des musées du monde.
20 M.-J. Mondzain, Image, icône, économie : les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, Le Seuil, 1996.
21 Le temple de Lakshmana à Khajuraho (Nord-est de l’Inde), construit vers 950 et dédié à Vishnou, est fameux pour ses scènes érotiques explicites situées sur le côté sud du bâtiment, celles-ci n’étant en réalité qu’une portion infime de la décoration.
22 Bien sûr, comme pour tout ce qui concerne le débat contradictoire entre big data et liberté, nombre de progrès pour fluidifier la communication sociale (commerciale, éducative, culturelle ou sécuritaire) se payent par l’exploitation de fait de quantité d’informations que nous livrons quotidiennement sur des réseaux et qui sont exploitées avec plus ou moins d’éthique et de déontologie professionnelle. Selon notre degré de sensibilisation à ces questions, nous pouvons résister dès aujourd’hui à un niveau individuel ou nous mobiliser politiquement pour préserver un cade démocratique. Il est certain que Spinoza, confronté à ces débats actuels, reformulerait profondément sa conception des formes de l’État et notamment de la place spécifique de la théocratie.
Auteurs
Université de Paris VIII, Chaire ITEN-Unesco
Université de Paris VIII, Chaire ITEN-Unesco
Université de Paris VIII, Chaire ITEN-Unesco
Université de Paris VIII, Chaire ITEN-Unesco
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Ahmadou Kourouma : mémoire vivante de la géopolitique en Afrique
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Littérature du moi, autofiction et hétérographie dans la littérature française et en français du xxe et du xxie siècles
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2015
Rhétorique, poétique et stylistique
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2015