L’imaginaire du sacré, ferment de deux légendes féministes contemporaines
p. 131-140
Texte intégral
1Que peut nous dire le roman français contemporain sur l’imaginaire du sacré ? La question se pose a fortiori quand il s’agit de romans à succès comme ceux de Carole Martinez : Le cœur cousu (2007) et Du domaine des murmures (2011) ont conquis non seulement l’estime générale de la critique mais aussi l’adhésion populaire, comme le montrent les nombreux prix obtenus (neuf pour le premier, cinq pour le second – dont le prix Goncourt des lycéens). Les deux ouvrages, dont l’intrigue est située respectivement dans l’Espagne andalouse de naguère (au début du XXe siècle ?) et dans une province française de jadis (au XIIe siècle), ont chacun pour héroïne une femme hors normes, écrasée par les conditions de vie qui lui sont imposées, mais capable de conquérir et d’affirmer une certaine liberté, une certaine puissance. Ces itinéraires féminins, portés par une imagination romanesque féconde, entretiennent avec le sacré des relations profondes, complexes, contradictoires. La large faveur rencontrée par ces histoires incite à s’interroger sur la fascination qu’exercent (encore ? à nouveau ?) sur le lectorat français actuel les thématiques du sacré. Pour apporter une contribution plus modeste à cette réflexion générale, nous proposons d’étudier la façon dont s’y prend l’auteure pour faire résonner ces données culturelles chez les lecteurs actuels, ainsi que les fonctions qu’assure dans les deux romans le déploiement imaginaire du sacré.
2Notre étude montrera que les rituels et les personnages relevant du sacré y constituent des éléments narratifs puissamment décoratifs et agissants dans la diégèse, qu’ils dessinent un territoire de combat où s’affrontent puissants et opprimés, dogmes et superstitions, hommes et femmes, et enfin que ces éléments civilisationnels sont juste assez obsolètes pour éveiller des réminiscences nostalgiques et nimber l’ensemble d’une sorte de poésie du lointain. Elle envisagera successivement trois niveaux : le niveau sociétal, caractérisé par la prégnance de la religion catholique, de ses rites et de son clergé ; le niveau archaïque, où survivent des croyances magiques populaires qui déplacent la dialectique pouvoir/asservissement ; le niveau poétique de la mise en récits, en somme la fable, qui, incorporant traditions orales, intertextualité légendaire et procédés du réalisme magique, travaille le sacré dans l’écriture.
Le niveau religieux
3Les deux sociétés envisagées reposent sur des structures patriarcales, voire féodales, dont l’Église catholique constitue une armature essentielle1. C’est évident dans Du domaine des murmures, dont l’essentiel de l’intrigue située à l’époque des croisades s’enferme avec l’héroïne dans la cellule attenante à la chapelle du château où elle est volontairement recluse et d’où elle reçoit les pèlerins sous l’autorité de l’archevêque. Cela demeure valable dans les campagnes espagnoles d’il y a cent ans, pleines des dévotions doloristes au Christ et à la Vierge. Lieux de culte et rituels composent tout ou partie du décor des deux romans : chapelle, Terre Sainte, pèlerinages, claustrations, débats théologiques, stigmates, cérémonies, extases, figures de saints pour le roman situé au Moyen Âge ; processions de la Semaine Sainte dans un village espagnol voué au Christ des Douleurs et à la Vierge bleue de las Penas ; messes et confessions dans les deux romans. Que la narratrice soit respectivement extra-ou intra-diagétique (puisque Du domaine des murmures donne à entendre la voix de l’héroïne claustrée), la précision quasi ethnographique et la distance légèrement ironique avec laquelle sont évoquées les pratiques cultuelles, insufflent à la couleur locale une dimension critique qui en rend la lecture assez savoureuse. Ainsi, la description de l’habillement de la statue de la Madone et les querelles bagarreuses des porteurs des deux confréries disent plaisamment la piété naïvement terre à terre de la population fruste qui constitue l’environnement où étouffe l’héroïne Frasquita du Cœur cousu.
Bientôt, la Vierge bleue grimperait sur son socle de fleurs et avancerait au-dessus de la petite foule de Santavela. Sa robe bleutée, d’une pâleur renversante, ferait pleurer, pleurer d’amour et de tendresse les villageois […]. Cinq jours avant le dimanche des Rameaux […] commençaient les préparatifs et plus personne ne pouvait pénétrer dans la pièce attenante à la nef. […] Marie était à sa toilette […] nul n’aurait osé entrer là de peur de surprendre la Vierge nue2.
4Esclamonde, l’emmurée de Du domaine des murmures dont la parole est doublement validée par son statut de narratrice et par sa réputation de sainte, raille dédaigneusement l’entassement des fidèles accourus au baptême de son fils, ces « mille-feuilles de corps collés les uns aux autres, plaqués contre la paroi3 », tout comme la superstition de la marraine, prête à exposer le nourrisson aux tourments de l’enfer en le plaçant devant un chaudron d’eau bouillante :
Elzéar [le bébé] était un genre de cataplasme vésicatoire pour cette femme, elle se l’appliquait bien consciencieusement sur tout le corps pour qu’il y fît au mieux son saint effet4.
5Cette soumission du peuple, mais qui fait aussi courber la tête des grands, est entretenue par un clergé hiérarchisé jaloux de son pouvoir. L’archevêque exerce sur le peuple, sur les clercs, sur les seigneurs, l’autorité absolue d’un responsable de l’institution ecclésiastique.
Sa grande silhouette grêle allongée par la mitre, bras déployés, ne s’adressait qu’à Dieu, et les modulations de sa voix, débordant la chapelle, y dessinaient une nef monumentale. Sa voix solennelle bâtissait cathédrale5.
6Dans la suite du roman, c’est lui qui impose l’interprétation miraculeuse de la naissance d’un enfant né d’une vierge, à l’imitation de l’enfant Jésus. Quand il aura appris la réalité, à savoir que l’enfant est le produit d’un viol incestueux, il maintiendra pourtant le dogme hagiographique dans l’intérêt du Chapitre. Dans les deux romans, le confessionnal est le lieu de cette mise au pas idéologique, exercée par des esprits au fond calculateurs ou du moins rationnels. Ainsi le père Pablo, dans son village andalou, tente de détourner ses ouailles de leurs pratiques magiques. La structure machiste de l’Église, qui redouble celle de la société civile, accorde aux femmes des fonctions subalternes, des niches sous surveillance. Les six femmes chargées de s’occuper de la statue de la Vierge espagnole – au fond de la sacristie – « jouissaient d’un grand crédit au village et entretenaient à plaisir un épais mystère autour de leur tâche6 », tandis que la moniale emmurée7, qui attire les pèlerins, peut prophétiser, distribuer bénédictions et pénitences, aussi longtemps qu’elle se soumet à la légende dont elle est, bien malgré elle, l’héroïne.
7Le récit épingle les faiblesses et/ou le caractère odieux de certains membres du clergé. Carole Martinez raconte avec férocité la mort de l’archevêque devenu la victime dérisoire, en Terre Sainte, d’une simple fronde :
Dans sa chute il a paru se démantibuler, se décomposer en ces éléments qui, quelques instants auparavant, semblaient déjà avoir tant de difficultés à tenir ensemble – mitre, crosse, chasuble, visage de bois, regard brillant et os gantés – et tous ces morceaux sont tombés en tas les uns sur les autres, comme si ce pauvre pantin n’avait plus eu de chair du tout et que ce choc final avait coupé les fils de la panoplie qui parvenait encore tant bien que mal à le contenir8.
8Mais avant cet écroulement grotesque, l’homme de pouvoir avait pris soin d’envoyer un émissaire afin d’imposer à Esclarmonde le vœu de silence qui la mettra au supplice. Dans l’Espagne moderne, le clergé est présenté comme étant en perte de vitesse ou en déchéance. Le père Pablo, citadin aimablement sceptique, est de plus en plus impuissant à contrôler l’esprit et les conduites hystériques des villageois, tandis que son homologue de l’Algérie coloniale, un mondain lubrique, pousse au suicide, afin de ne pas succomber au péché, la jeune paroissienne dont le chant sublime éveille en lui la tentation charnelle. Une allusion parodique iconoclaste s’en prend même à l’une des représentations sacrées du catholicisme : Bianca la sorcière (bienveillante) tient sur ses genoux son fils adulte mort qu’elle vient de saigner avec tendresse, son fils assassin d’enfants. Voici le groupe de la Pieta composé de deux meurtriers.
9En fait, Carole Martinez met le clergé en échec devant deux forces supérieures. L’une de ces forces est l’instinct vital, l’eros défendu et incarné par les deux héroïnes : Frasquita, qui apprend à reconnaître et à assumer son désir sexuel, tourne tranquillement le dos à l’Église comme au village, tandis qu’Esclarmonde découvre, à travers la maternité et en-dehors de la foi disparue, le sens de la vie, sa propre identité profonde et le pressentiment de la jouissance amoureuse. L’autre force, dont il sera question à présent, est celle des croyances ancestrales bien plus profondément ancrées que le christianisme dans la psyché collective.
Sorcelleries archaïques
« Écoutez mes sœurs !
Écoutez cette rumeur qui emplit la nuit !
Écoutez… le bruit des mères !
Écoutez-le couler en vous et croupir dans vos ventres, écoutez-le stagner dans ces ténèbres où poussent les mondes !
[…]
Rien n’est plus fascinant que cette magie apprise avec le sang, avec les règles.
Des choses sacrées se murmurent dans l’ombre des cuisines.
Au fond des vieilles casseroles, dans des odeurs d’épices, magie et recettes se côtoient. […]
Tout nous est enseigné à la fois : l’intensité du feu, l’eau du puits, la chaleur du fer, la blancheur des draps, les fragrances, les proportions, les prières, les morts, l’aiguille, et le fil… et le fil.
[…]
Par-delà le monde restreint de leur foyer, les femmes en ont surpris un autre.
Les petites portes des fourneaux, les bassines de bois, les trous des puits, les vieux citrons se sont ouverts sur un univers fabuleux qu’elles seules ont exploré9 ».
10Ces lignes sont tirées d’un bref chapitre entre guillemets, dans Le cœur cousu, qui révèle une autre strate du sacré : celle d’un univers magique, nocturne et lunaire, où se préparent les philtres, où se murmurent les formules et les incantations, où l’on accède aux mystères des éléments, au monde des morts. Ce monde primitif, fabuleux, seules les femmes y ont accès dans la mesure où, exclues du logos ou à lui insoumises, elles conservent et se transmettent ce que Lévy-Bruhl appelait l’esprit de « participation ».
11La dynastie féminine de ce roman se transmet de mère en fille, au moment de la puberté de celle-ci, d’une part une série de prières dangereuses capables d’éveiller les morts, d’autre part un coffret contenant le don particulier de chacune. Ce talent surnaturel est en lien avec le caractère et le nom qui les marquent dès la naissance. Ainsi Angela, conçue par un père qui, régressant dans un trauma de deuil se prenait pour le coq de sa basse-cour, naît couverte de duvet blanc, avec de petits yeux ronds, et reçoit le don du chant qui enchantera ses auditeurs. Sa sœur Martirio a partie liée avec la mort, avec les morts. Elle reconnaît les défunts sous leur apparence humaine, comme le vieux meunier qui les héberge alors qu’il est mort depuis longtemps, ou la Mort en personne qui vient prendre sa mère sous la figure d’une jeune fille en rouge. Elle-même reçoit le don de donner la mort par ses baisers, incarnant la face sombre du pouvoir ambivalent des femmes, proches à la fois des mystères de la vie et de la mort. Il faut dire qu’elle a traversé, enfant, le royaume des ombres : (presque) tuée par le sadique Eugénio, elle ne revient à la vie que grâce aux incantations secrètes de sa mère :
Une langue inconnue possédait cette femme arrachée à elle-même par la douleur. L’une des prières du dernier soir. […] La prière matérialisait une sorte de cercle autour de ma mère […]. L’incantation convoquait ses ancêtres dans le pentacle dessiné par sa voix. […] Une foule d’ombres se pressait autour d’elle, buvant sa vie comme un nectar […]. Elle se débattait dans le magma des douleurs et des peurs, suppliant qu’on lui rendît son enfant arrêtée dans les replis de l’au-delà10.
12À ce moment, Frasquita recourt à la magie pour capter à son profit personnel cette suspension de l’ordre universel, habituellement inscrite dans le cycle annuel et collectif, où les trépassés visitent les vivants. Néanmoins, elle est davantage tournée vers la vie et oriente en ce sens son talent de couturière et de brodeuse. Réinterprétant le rapport mythologique entre la femme et le fil (tissé, brodé…), Carole Martinez confère à son héroïne un pouvoir thaumaturgique et démiurgique : celle-ci reprise les êtres déchirés, rapièce ceux « qui se vident d’eux-mêmes », recoud « les bords du monde, [pour] empêcher qu’il ne s’effilochât, qu’il ne se défît11. » Elle donne vie à un papillon brodé qui s’envole, fabrique en lui incorporant des fleurs une robe quasi vivante qui mêle toutes les ressources du monde, en « extrayant le meilleur de la matière12 », ce qui la fait accuser, « au mépris des lois bibliques, au mépris des lois de la nature, [de] réunir ce que l’Éternel avait séparé13 ». Plus tard, elle se voue à la confection de robes de mariées magiques qui subliment les corps féminins et leur garantissent, grâce à un talisman, le bonheur conjugal. Cette sacralisation métonymique du mariage rejoint, par le biais de la robe merveilleuse, l’ensemble des pratiques qui ritualisent ce qui touche au sexe.
13Le monde fabuleux auquel participent ces femmes d’instinct a les dimensions de l’univers qui s’amenuise pour les approcher tandis qu’elles se dilatent jusqu’à lui, car les femmes sont au cœur du croisement entre macrocosme et microcosme. Voici l’expérience de Frasquita adolescente :
Son cœur battait au même rythme que le monde qui soudain emplissait sa petite chambre obscure. […] La création entière se rassemblait autour d’elle, en elle, et la jeune fille devenait le ciel, les montagnes et la mer. Elle venait au monde et le monde venait à elle14.
14Et après la série d’épreuves qui la laissent hébétée et prostrée, elle sort de sa folie par la contemplation d’un tapis mauresque « dans lequel le cosmos avait été enfermé15 », un tapis labyrinthique semé d’étoiles au pouvoir hypnotique, un tapis « consignant l’infini mouvement des mondes et le transitoire de toute création. Les fils colorés du destin16 » – un miroir à interroger. Naturellement, le tapis disparaît soudainement avec sa gardienne : l’objet magique ne dure que le temps de sa fonction.
15Les métamorphoses légendaires infiltrent également le roman médiéval à travers deux des personnages de Du domaine des murmures. La grande Bérengère en jupe verte, gourmande d’hommes, est jetée à la rivière par la populace et devient la Dame verte, sorte d’ondine qui entraîne les hommes au fond de l’eau. Le roman fonctionne ici, à l’instar des Métamorphoses d’Ovide, comme récit étiologique d’une croyance locale. Quant à Esclarmonde, la Damoiselle des Murmures, elle est la réincarnation ou plutôt l’émanation romanesque d’une inscription funéraire qui parle à travers les pierres de la chapelle. Cette résurgence du sacré archaïque, qui mêle totémisme et animisme à la magie, est présentée dans les romans comme une puissance fondamentale, supérieure aux constructions religieuses des humains et globalement plus positive : Bérengère la géante au sexe généreux dans Du domaine des murmures, Bianca la sorcière-accoucheuse dans Le cœur cousu, incarnent la vie librement féconde. D’ailleurs, le personnage monstrueux, dans ce dernier roman, n’est pas cette prétendue sorcière dont tous se méfient, mais son fils le scientifique, séduisant pédophile meurtrier. Cette puissance sacrée pré-chrétienne est suffisamment vivace pour contaminer le catholicisme et imposer à l’appareil rigoureux une déferlante surnaturelle : la moniale Esclarmonde qui se tranche une oreille reçoit de son sacrifice le don de lire dans les âmes, puis d’entendre les voix des Croisés en Terre sainte, vivants ou morts. Et, comme pour confirmer l’ambivalence intrinsèque du sacré, la superstition populaire enveloppe d’un nimbe miraculeux la victime et le produit d’un inceste, soit de la transgression symbolique de l’ordo cosmique.
16Cependant, ce monde primitif irrationnel demeure redoutablement ambivalent : si les femmes y ont de singuliers pouvoirs, elles en sont également les premières victimes17. Non seulement leurs pouvoirs les isolent dans une bulle de défiance ou de vénération craintive, mais elles sont l’objet de sacrifices rituels ou spontanés. Dans Du domaine des murmures, le nom du château vient de l’ancêtre Émengarde « enterrée vivante dans les fondations du bâtiment comme graine18 », et qui gratte et gémit dans l’épaisseur des murs. Plus tard, Esclarmonde périt dans l’incendie allumé devant sa cellule par les possédés, qui ne sont autres que le menu peuple pris de folie à l’idée que la sainte qui le protégeait puisse quitter le pays : elle n’est plus protégée par le statut sacré auquel elle tente d’échapper. Quant à la narratrice du Cœur cousu, dernière fille de Frasquita, elle se sent dévastée par la douleur léguée de mère en fille avec le coffret magique et elle décide de rompre le fil qui relie les femmes de sa lignée maudite : voilà venu le temps de l’écriture.
Fable, légende, roman : le sacré dans l’écriture
17La mise en récit et sa scénographie déplacent la complexité des relations au sacré et l’incorporent sous divers registres : fantastique, merveilleux, poétique, réalisme magique…
18La narration de Du domaine des murmures est attribuée à l’héroïne médiévale, dont la narratrice externe, qui s’efface le temps de l’histoire, perçoit le murmure à travers les murailles du château en ruines. La fissure du mur ouvre sur un « au-delà grouillant », un gouffre où notre contemporaine va « puiser les voix liquides des femmes oubliées qui suintent19 ». Esclarmonde « l’ombre qui cause20 », lui murmure :
Entre dans l’eau sombre, coule-toi dans mes contes, laisse mon verbe t’entraîner par des sentes et des goulets qu’aucun vivant n’a encore empruntés21.
19Ce verbe, d’essence poétique, fait jouer les éléments phoniques et sémantiques : la syllabe « mur », noyau sonore des mots « emmurer » et « murmurer », met en tension l’image du mur, de la muraille, de l’emmurement, avec celle de la parole. Esclarmonde est successivement sainte prophétesse par la bouche de pierre de sa cellule, murée dans le silence de paroles pétrifiées par l’interdit, et puissamment murmurante à travers les murs et les siècles.
20La magie envahit surtout le premier roman, où les êtres et les choses subissent d’étranges métamorphoses, où les métaphores s’incarnent. Dans une sorte de prélude fantastique à sa passion pour les combats de coqs, Pedro prend dans son poulailler la place et l’attitude d’un coq au point d’engendrer une fille un peu oiselle et un fils aux cheveux rouges comme la crête de son volatile favori. Pour parachever ces naissances fabuleuses, glissant du totémisme à l’allégorie, la petite Clara, née au solstice d’hiver par une nuit sans lune, émet et cherche mystérieusement la lumière. Plus loin, le don de divination de Frasquita prend corps dans le drapeau qu’elle confectionne pour son amant révolutionnaire : au milieu de la mosaïque enthousiaste du tissu, « de grandes plages claires dessinaient d’énigmatiques pictogrammes dont Frasquita elle-même ne détenait pas la clef22 ». C’est quand le drapeau revient taché du sang du combattant abattu, que le dessin révèle la silhouette de la mort secrètement annoncée.
21Le récit lui-même est présenté comme une opération magique en deux étapes. La fille aînée de Frasquita, muette de naissance, a reçu du coffret le don de la fable. Elle se met alors à raconter la saga familiale comme un infini poème épique qui brode à l’existence de la pauvre errante et de ses enfants un doublet merveilleux, moiré, que les variantes dramatisent, magnifient, éludent. Portées par son rêve, sa voix et ses mains caressantes recréent le passé, inventent le destin à venir de chacun. C’est alors qu’intervient la benjamine Soledad, qui reçoit le don de l’écriture et y voue sa vie. Projection romanesque de l’auteure, elle intègre la légende contée par son aînée, la complète avec une lucidité cathartique, découd le cahier, et rend les feuilles une à une au vent du désert. À ce moment, convoquée par la dernière prière infernale, la voix de sa mère remonte des ténèbres, absolument performative, pour lui rendre le livre relié, refermé sur son histoire.
22Comme des mille-feuilles intertextuels, ces deux romans sont truffés de références ou d’allusions à des récits diversement porteurs de sacré qui font caisse de résonnance. Au détour des pages du Cœur cousu, on rencontre des allégories de la Mort et une série d’avatars de créatures et d’aventures mythologiques liées à la mort : un Minotaure, une Cérès et sa Proserpine, une nekuïa et une descente aux Enfers. De façon plus légère, des contes merveilleux et des légendes populaires s’invitent dans l’intrigue qu’ils redoublent sur le mode surnaturel : Le Petit Poucet et La Belle au bois dormant, les Mille et Une Nuits avec la conteuse Shéhérazade et le tapis magique, l’antre d’un dragon, l’homme qui a perdu son ombre, les légendes de moulins et de meuniers… Le récit mime également à plusieurs reprises la structure ternaire du conte merveilleux : les femmes apprennent trois prières sacrées, les hommes livrent trois combats de coqs. Quant à Du domaine des murmures, calqué sur le début de Peau d’âne, il joue ensuite avec le genre de l’hagiographie médiévale qu’il pastiche et récuse à la fois.
23En effet, c’est en se dégageant des textes sacrés, autant que des rituels et des croyances que ceux-ci véhiculent, que les héroïnes vont gagner leur liberté. Esclarmonde revendique sa parole de femme contre les discours des prêtres, et Soledad une écriture en rupture avec l’héritage fatal des douleurs féminines : « Mon lumineux cahier sera la grande fenêtre par où s’échapperont un à un les monstres qui nous hantent23. » Pourtant, ce roman conserve la plus grande fidélité possible à l’univers féminin auquel il rend hommage. Tout y est « enchantement littéraire24 », pour reprendre la formule d’Yves Vadé. La narration se plie et se déplie, entre strates du passé, visions proleptiques, appels de l’outre-monde, résonances de signes. Le lyrisme emporte les phrases, charrie les images et fait chanter les mots. Les destins se tissent, transcendant les frontières entre ici et là-bas, vie et mort, rêve et réalité. Corps et objets sont saisis dans une matérialité traversée de forces surnaturelles, selon la recette éprouvée et paradoxale du réalisme magique qu’on a pu considérer comme une voix du féminin, ou même, par sa subversion du discours rationnel, d’un certain féminisme25.
24L’imaginaire du sacré nourrit donc intensément ces deux romans du XXIe siècle. Ouvrant sur les mondes perdus des croyances de jadis et naguère, il leur insuffle une dimension terrifiante et merveilleuse qui augmente d’autant le plaisir du lecteur. Pourtant sa fonction spécifique et originale, outre le ré-enchantement du monde romanesque, est ici de traduire, mais aussi de compenser l’aliénation des femmes dans les sociétés traditionnelles, afin de dégager leur puissance. Le lecteur ou la lectrice contemporain(e) peut ainsi savourer, sans scrupules ni craintes, des vestiges magiques et religieux que les romans ravivent dans l’espace protégé des pages, pour l’usage exclusif de son imaginaire. De son observatoire laïcisé, il (ou elle) peut à sa guise trembler, rêver ou sourire devant la palette des rituels évoqués, les reconnaître ou les découvrir, s’offrir un moment de nostalgie sans risque de les voir ressurgir ex illo tempore. Il (ou elle) peut enfin admirer ou plaindre des héroïnes tantôt maîtresses redoutables, tantôt victimes pitoyables des forces sacrées et/ou religieuses, mais dont les livres façonnent la figure, portent la révolte, et assurent, in fine, la victoire romanesque.
Notes de bas de page
1 « La religion est l’administration du sacré », écrit Roger Caillois, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950, coll. « Idées » p. 18.
2 C. Martinez, Le cœur cousu, Paris, Gallimard, 2007, coll. « Folio », p. 52-53.
3 C. Martinez, Du domaine des murmures, Paris, Gallimard, 2011, coll. « Folio », p. 102.
4 Op. cit., p. 103.
5 Ibid., p. 46.
6 Le cœur cousu, op. cit., p. 53.
7 Sa situation, qui conjugue les couples antinomiques externalité/enfermement et centralité/rayonnement, illustre l’ambiguïté du sacré qui perdure dans les structures ecclésiastiques.
8 Du domaine des murmures, op. cit., p. 167.
9 Le cœur cousu, op. cit., p. 391-392.
10 Ibid., p. 307-309.
11 Ibid., p. 145.
12 Ibid., p. 72.
13 Ibid., p. 71.
14 Ibid. p. 29.
15 Ibid. p. 337.
16 Ibid., p. 338.
17 Autre cas de figure, celui de la possession de la mère de Frasquita, poussée par une pulsion irrésistible à transgresser l’interdit.
18 Du domaine des murmures, op. cit., p. 112.
19 Ibid., p. 16.
20 Ibid., p. 17.
21 Ibid., p. 18.
22 Le cœur cousu, op. cit., p. 315.
23 Ibid. p. 21.
24 Y. Vadé, L’enchantement littéraire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1990.
25 En ce sens, les livres de Carole Martinez viennent conforter la thèse défendue par Katherine Roussos dans l’essai qu’elle a consacré à trois romancières contemporaines un peu plus âgées : Décoloniser l’imaginaire-Du réalisme magique chez Maryse Condé, Sylvie Germain et Marie N’Diaye, Paris, L’Harmattan, coll. « Bibliothèque du féminisme », 2007.
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