Introduction à la deuxième partie
p. 151-154
Texte intégral
1« La science du droit n’a pas été moins florissante aux xviie et xviiie siècles qu’aux siècles précédents ; mais les juristes ont eu une tâche plus ingrate, moins glorieuse. C’est qu’après les travaux d’analyse effectués par les grands auteurs du xvie siècle, il fallait classer, trier, choisir, simplifier, unifier les diverses sources du Droit, sans cesser pour autant d’adapter les règles aux besoins nouveaux »635. La légitime ne reste pas en marge de ce travail d’adaptation, et c’est précisément cet aspect qu’il faut aborder à présent. Dans la première partie, on a cherché quelle est la présence de la légitime en pays de coutumes au début du xvie siècle, en mettant en lumière les coutumes qui connaissent cette institution. On a ainsi dressé la carte des textes des coutumes officiellement promulguées incorporant la légitime ; elle nous montre sa faible étendue géographique. Mais la légitime est présente et c’est la donnée principale. A partir de cette première consécration, la vie de la légitime en pays de coutumes ne cesse de se développer, d’une manière parfois peu perceptible. Son influence ne cesse de croître, jusqu’à devenir une référence évidente. Quelles sources peuvent renseigner sur cette pénétration progressive de la légitime et sur son influence en pays de coutumes ?
2D’abord les textes officiels issus de la réformation des coutumes, œuvre en grande partie, mais non exclusivement, de Christofle de Thou, premier président au Parlement de Paris. Comme on l’a dit, à la fin du xvie siècle, les coutumes sont révisées et, pour celles qui n’ont pas été rédigées ou publiées au début du siècle, elles obtiennent souvent une rédaction officielle. Entre le début et la fin du siècle, la pensée juridique et surtout les mentalités ont beaucoup évolué. Les réformations se font l’écho d’un esprit plus rationnel, cherchant davantage d’ordre et une plus grande systématisation. Il est intéressant de voir quelle place occupe la légitime dans ce souci d’améliorer et de mettre à jour des textes antérieurs.
3Cependant les textes officiels, même s’ils fournissent des données indispensables pour vérifier l’étendue de la progression de la légitime, n’éclairent que partiellement sur ce qu’a été sa diffusion finale et, surtout, son influence. Il faut parcourir environ deux siècles et demi de coexistence de la légitime avec le droit coutumier, jusqu’à l’unification du droit privé opérée par le code Napoléon en 1804. Pendant ce temps, ce sont essentiellement les travaux des juristes qui aident à découvrir comment la légitime s’est adaptée à son nouvel environnement. Les commentateurs des coutumes donnent parfois la clé de l’interprétation de certains articles, ou bien se font l’écho de la manière d’appliquer une disposition dans le ressort de la coutume qu’ils commentent. Ils sont donc une bonne source de renseignements. Ils ne sont pas la seule. En parallèle avec la doctrine, la jurisprudence joue un rôle non négligeable dans ce travail d’adaptation et de progression de la légitime.
4Les commentateurs des coutumes ont recours à la jurisprudence, en insérant des citations d’arrêts dans leurs gloses sur les différents articles, et en donnant parfois leur sentiment sur le contenu de ces décisions de justice. Mais les détails des arrêts nous sont transmis essentiellement par l’œuvre des arrêtistes. La frontière entre la doctrine et les recueils d’arrêts est d’ailleurs difficile à tracer : « il est bien difficile […] aux xviie et xviiie siècles, de faire une distinction nette entre science des arrêts et doctrine surtout selon nos critères actuels »636, étant donné l’absence de motivation des arrêts. Le travail des arrêtistes donne des outils d’analyse, parfois les raisons de tel ou tel arrêt du Parlement, qui aident à pénétrer l’esprit de cette jurisprudence. Cela est d’autant plus précieux pour notre sujet que la légitime devient vite une évidence en pays de coutumes et que, par conséquent, on n’estime pas nécessaire de développer les raisons de son incorporation et de sa mise en œuvre.
5Certes, la question de la fiabilité de ces recueils d’arrêts ne peut être éludée. Ils ont été souvent décriés, mais le fondement de cette attitude doit être nuancé. Comme le souligne Véronique Demars-Sion, l’apport des arrêtistes est fondamental pour comprendre les faits ; « grâce à eux on dispose d’un exposé clair des faits et de la procédure et on connaît les arguments invoqués de part et d’autre. Lorsque ces arguments étaient inclus dans l’arrêt, l’arrêtiste contribue à en améliorer la présentation et lorsque l’arrêt ne les révélait que partiellement ou a fortiori, quand il les passait sous silence, il les révèle au lecteur »637. Bien sûr, l’idéal serait de pouvoir trouver l’original de chaque arrêt cité dans les registres du Parlement. Mais chacun sait à quel point cette tâche se revèle aléatoire, surtout quand il y a un nombre relativement élevé d’arrêts638. Il faut donc s’appuyer sur ces recueils de jurisprudence639, dont les travaux partiels de vérification réalisés permettent d’affirmer qu’ils « sont fiables, à l’exception de Desmaisons qui constitue de toute évidence un cas particulier : ses arrêts sont souvent mal rapportés, dans un style souvent emphatique et fort peu juridique »640. Le travail des arrêtistes se révèle complémentaire de celui du Parlement. Ce dernier cherche à satisfaire à deux exigences contradictoires. Dès la fin du Moyen Âge, les arrêts ne sont plus motivés pour préserver la liberté de la Cour vis-à-vis des parties et du roi. Mais par ailleurs, les parlementaires « souhaitent que leurs décisions, et les raisons qui les ont guidées, soient connues car une telle publicité contribue à asseoir leur autorité »641. D’où leur collaboration avec les auteurs qui cherchent à faire connaître la jurisprudence. Cette collaboration est attestée quelquefois directement, quand un auteur affirme qu’il a su, par les magistrats intervenus dans une affaire, les raisons qui ont déterminé la Cour à juger dans un sens précis642. Ce faisant, ils facilitent la compréhension des arguments juridiques, sans se limiter uniquement à donner la solution finale de l’arrêt. Ce sont les plaidoiries qu’ils transcrivent qui éclairent particulièrement nos recherches, surtout celles rapportées par les arrêtistes du xviie siècle. Ces plaidoires sont parfois éditées sous forme de recueils de plaidoiries célèbres, ou des plaidoiries d’un avocat précis. Mais ces recueils de plaidoiries ont tendance à s’intéresser uniquement à des affaires originales ou retentissantes, et on y trouve peu de cas concernant la légitime.
6L’importance des arrêtistes ne réside pas seulement dans l’information qu’ils apportent mais, aussi, dans la part active qu’ils prennent à l’harmonisation du droit et à la création d’un véritable « droit français ». En effet, « dès l’instant où ils publient des décisions, ils tendent à leur donner valeur d’exemple et ils finissent tout naturellement par chercher à rapprocher ces décisions les unes des autres. Ce faisant, ils contribuent à une relative uniformisation de la jurisprudence, qui n’est pas sans évoquer celle du droit coutumier et c’est ainsi qu’un peu à la fois un véritable « droit français » commence à prendre corps »643. Cette tendance grandit avec le temps, et amène à la fin du xviiie siècle à un désir accru de voir le droit unifié644. C’est le Code civil qui voit l’aboutissement de ces désirs. Mais, entre les deux moments, la tourmente révolutionnaire affecte considérablement le droit successoral, aussi bien dans ses fondements que dans sa mise en œuvre.
7Ces événéments historiques imposent une césure chronologique claire à l’étude sur la pénétration et l’influence de la légitime en pays de coutumes. Et, ceci, malgré la disproportion évidente entre les deux siècles envisagés dans le premier chapitre et les quinze années qui séparent la Révolution de 1789 de la publication du Code civil. Mais le nombre d’années n’est pas toujours significatif. La progression de la légitime en deux siècles est harmonieuse et continue ; alors que la période suivante commence par bouleverser profondément le droit successoral avant d’atteindre l’objectif de l’unification du droit privé, au prix d’un compromis entre des traditions différentes.
8L’unité dans les idées semble préférable à l’équilibre chronologique. Ainsi, il convient d’étudier d’abord les progrès de la légitime en pays de coutumes de la fin du xvie siècle jusqu’à la fin du xviiie siècle (chapitre I), puis la consécration de la légitime (chapitre II), devenue définitive lors de la rédaction du Code civil, après les bouleversements du droit successoral sous la période révolutionnaire.
Notes de bas de page
635 André-Jean Arnaud, Les origines doctrinales du Code civil français, Paris, LGDJ, 1969, p. 6.
636 Jean Hilaire, « Questions autour de la jurisprudence des arrêts », in Serge Dauchy et Véronique Demarssion, Les recueils d’arrêts et dictionnaires de jurisprudence (xvie-xviiie siècles), Centre d’histoire judiciaire, CNRS, Lille II, éditions La mémoire du droit, Paris, 2005, p. 29.
637 Véronique Demars-Sion, « Les recueils d’arrêts et les dictionnaires ou répertoires de jurisprudence à l’épreuve de la pratique : l’exemple des mariages à la Gaulmine », in Les recueils d’arrêts et dictionnaires de jurisprudence (xvie-xviiie siècles), op. cit., p. 299.
638 On a cherché en vain dans les registres du Parlement de Paris (archives nationales, série X1A plaidoiries, jugés) et dans les minutes (archives nationales, série X1B) les arrêts dont on avait connaissance par les arrêtistes. On ne les a pas trouvés aux dates indiquées, même en élargissant la recherche à l’année précédente ou suivante. On partage cette remarque d’Henri Regnault : « Pour connaître sur quels points la jurisprudence des cours souveraines était en opposition, l’idéal eût été sans doute de recourir aux archives des parlements, soit aux Archives nationales en ce qui concerne le Parlement de Paris soit, dans les archives départementales, à la série B, pour les parlements de province. Mais il suffit d’énoncer cette proposition pour en faire apercevoir l’inanité : le dépouillement systématique des documents originaux est matériellement impossible. Force est donc de recourir aux auteurs qui se sont spécialisés dans la réunion des décisions de l’ensemble des cours souveraines ou d’un parlement déterminé, à ceux que l’on désigne sous le nom d’arrêtistes ou d’arrestographes. […] Ce serait, toutefois, se borner à l’extrême que de limiter sa documentation aux recueils d’arrêts […] les auteurs de traités généraux ou spéciaux ne peuvent pas être négligés. Pas plus qu’il n’est possible de laisser sans les consulter les commentaires des coutumes. […] Notre but n’a pas été de tout voir, mais d’examiner […] le plus possible », Henri Regnault, Les ordonnances civiles du chancelier Daguesseau. Les donations et l’Ordonnance de 1731, Paris, Sirey, 1929, p. 6-8.
639 « Les travaux des arrêtistes constituent la documentation de base des professeurs (59 % des références). Ce pourcentage est éloquent pour traduire, quelles que soient les discussions de principe, le poids de la jurisprudence dans l’élaboration du droit français et cette influence va en s’accentuant, jusqu’au milieu du xviiie siècle en tout cas », Christian Chêne, L’enseignement du droit français en pays de droit écrit (1679-1793), Genève, Droz, 1982, p. 262. Même si l’auteur s’occupe des pays de droit écrit, cette remarque met en lumière l’importance des arrêtistes dans l’étude et l’élaboration de l’ancien droit.
640 Véronique Demars-Sion, « Les recueils d’arrêts… », op. cit., p. 302.
641 Ibidem, p. 310.
642 Contrairement aux auteurs postérieurs des dictionnaires, « les arrêtistes n’utilisaient que des sources de première main, directes ou indirectes ». En cela aussi leur contribution est importante. Cf. Véronique Demars-Sion, « Les recueils d’arrêts… », op. cit., p. 331. Pour connaître l’évolution des types de recueils d’arrêts, dictionnaires et répertoires, ainsi que les critères des choix des arrêts rapportés, voir l’ensemble de cet article et de l’ouvrage cité.
643 Véronique Demars-Sion, « Les recueils d’arrêts… », op. cit., p. 315-316.
644 « Le passage des recueils d’arrêts aux dictionnaires et répertoires de jurisprudence révèle une profonde évolution caractérisée par une tendance à l’unification et à la théorisation du droit, qu’on tend de plus en plus à réduire à des principes communs à l’ensemble du royaume, et par un recul du pouvoir des juges. Cette évolution préfigure les bouleversements révolutionnaires : le mouvement entamé dès l’Ancien Régime ne fera que s’exacerber après 1789 ; il conduira à la codification du droit, à l’affirmation de la suprématie de la loi et à l’instauration d’une véritable défiance à l’égard des juges », ibidem, p. 343.
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