Préface
p. 13-15
Texte intégral
1Depuis quelque temps, l’histoire du droit international semble jouir d’une attention qu’elle n’a guère connue par le passé en France. Alors que ce pays a fourni des générations de valeureux et même de brillants internationalistes, peu d’entre eux se sont intéressés aux origines de leur discipline. Résultat sans doute d’un tropisme professionnel étroitement positiviste et utilitaire ; car on peut évidemment faire carrière, et on le fait presque mieux, semble-t-il, sans s’encombrer d’érudition historique. Il suffit cependant d’évoquer la grande figure de Jules Basdevant pour s’apercevoir que le meilleur des professionnalismes peut non seulement se concilier avec une profonde culture historique mais s’en nourrir constamment ; et qui a connu Paul Reuter sait à quel point il était ouvert à la composante historique de sa discipline. D’autres encore pourraient être mentionnés en ce sens, mais au demeurant il faut bien constater que les internationalistes français n’ont pas contribué dans l’ensemble de façon notable à l’historiographie du droit international.
2Il y a certes un beau volume de Maîtres et doctrines du droit des gens d’Albert de Lapradelle (1939) et le précieux recueil, déjà plus que centenaire, des Fondateurs du droit international élaboré par tout un groupe de jeunes internationalistes (parmi lesquels Basdevant et Scelle) sous la houlette d’Antoine Pillet (1904). Il y a aussi une Histoire des grands principes du droit des gens de Robert Redslob (1923) et les trois volumes sur Les sources doctrinales de l’internationalisme de Théodore Ruyssen (1954-1961). Et il y a diverses monographies sur des thèmes et des auteurs particuliers, dont celle de Georges Scelle sur la traite négrière (1906), celle de Jean Baumel sur Francisco de Vitoria et le Nouveau Monde (1931) ou celle de Jean Jouberl sur Grotius (1935). Or, même en y ajoutant certains cours donnés à l’Académie de droit international de La Haye et des articles de moindre envergure, tout cela reste plutôt en marge de la tradition historiographique que connaît notre discipline depuis l’âge des Lumières. Qu’il suffise de mentionner des noms tels qu’Ompteda et Kamptz, Ward, Wheaton, Kaltenborn, Holland, Nys, Rivier, Holtzendorff ou Walker, pour s’en tenir à quelques grands noms du xixe siècle.
3Il faut donc se réjouir de certaines publications récentes sur l’histoire du droit international ; et parmi elles il faut saluer cette Histoire du droit de la guerre aux dimensions impressionnantes que nous offre aujourd’hui Monsieur Jean Mathieu Mattei. On ne peut être que frappe, dès l’abord, par les proportions de l’ouvrage qui se développe au demeurant entre des bornes chronologiques très précises, allant de 1700 à 1819 : en d’autres termes, de la guerre de succession d’Espagne à l’évacuation de la France par les troupes d’occupation alliées après le règlement de paix mettant fin aux guerres de la Révolution et de l’Empire. En somme, deux conflits de grande envergure entamés par une France conquérante et qui eurent pour elle un goût plutôt amer : aussi bien l’auteur parle-t-il d’une seconde guerre de Cent Ans dans laquelle le rival d’Outre-Manche eut le dessus en établissant la position dominante qui sera la sienne jusqu’au premier conflit mondial.
4Les quelque cent-vingt années que dura celte guerre correspondent également à la période d’éclosion du droit international classique qui régira l’Europe et le monde durant le xixe siècle. Aussi, M. Mattei se propose-t-il de traiter non seulement le droit de la guerre, mais de présenter en outre plus généralement une "introduction à l’histoire du droit international". De fait, l’œuvre emblématique qui consacre cette discipline juridique. Le Droit des Gens d’Emer de Vattel, parut assez exactement à mi-chemin des deux dates-butoir retenues, en 1758, alors qu’une autre manche de ladite rivalité franco-anglaise, la guerre de Sept Ans, allait déjà bon train. A distance presque égale du maître ouvrage de Vattel, figurent, au début de la période considérée, la première dissertation internationaliste de Bynkershoek, le De dominio maris de 1702, et à la fin. Le Droit des gens moderne de l’Europe de Klüber.
5On se trouve là en plein dans ce que j’appelle la seconde phase formatrice de la discipline du droit international, celle qui commence au milieu du xviie siècle avec le Ius feciale sive ius inter gentes de Richard Zouche, paru très précisément en 1650. Ceci par opposition à la première phase, en quelque sorte prénatale, où le droit international reste contenu dans une discipline juridique distincte qui avait pour objet spécifique la guerre conçue comme phénomène sui generis (et seulement de façon partielle, bien que croissante depuis Vitoria, comme objet de relations juridiques internationales). Cette première phase avait connu son aboutissement en 1625 avec le De iure belli ac pacis de Grotius, qui marque le point où l’ancien ius belli allait se transformer en ius gentium, l’expression étant prise dès lors au sens d’une nouvelle discipline juridique et non plus d’une source du droit de la guerre ou des ambassades héritée des jurisconsultes romains. Lorsque, vers le troisième quart du xviie siècle, Rachel, Leibniz et Textor parlent de ius gentium, ils se placent déjà pleinement dans celte discipline auquel s’était incorporé l’ancien ius belli en tant que simple subdivision.
6C’est donc dans cette situation doctrinale que s’insère le droit de la guerre analysé par M. Mattei. Ce droit, il l’examine dans toute son étendue : d’abord les règles présidant au recours à la guerre, le ius ad belium, puis le ius in bello, le droit de la guerre au sens étroit qui régit les opérations militaires entre belligérants et leurs effets face aux neutres, enfin les règles relatives au rétablissement de la paix, le ius paeis pris au sens ancien de l’expression (tout différent de notre « droit international de la paix »).
7En arpentant ce vaste champ, il entend s’attacher à la « technique juridique en tant qu’ensemble de solutions normatives, pratiques et utiles » (p. 58) ; il veut donc nous « présenter l’histoire du droit international de la guerre pratique » (p. 59), et se « concentrer sur les objets normatifs » plutôt que de décrire des systèmes. Il nous invite ainsi à considérer le droit de la guerre « non pas sous l’angle d’un édifice architectural étudié dans ses proportions et dans sa globalité, mais pièce par pièce, norme par norme, principe par principe » (p. 59). À opter pour une telle démarche plutôt terre-à-terre, on se préserve efficacement de visions par trop générales, aussi séduisantes que superficielles. L’analyse se porte en effet sur les divers concepts qui sont en jeu, sur la texture des institutions prises une à une, fût-ce à travers les textes des auteurs. Car l’analyse reste au demeurant essentiellement doctrinale, ce qui soulève le problème du rapport entre la doctrine des publicistes et les institutions cristallisées par la pratique. M. Mattei ne thématise pas vraiment cette question classique. Il s’attache à onze auteurs dont l’œuvre se place dans la fourchette chronologique considérée et dont la pensée lui paraît déterminante. Chaque aspect du droit de la guerre est ainsi recomposé à l’aide de ces onze témoins qui redéfilent sans cesse dans de nouvelles combinaisons, comme en une sorte d’hendécaphonie prolongée. Le compositeur dispose par ailleurs d’une connaissance presque encyclopédique d’une quantité d’autres auteurs (comme en témoignent le dictionnaire biographique et la bibliographie en fin de volume), ainsi que d’une parfaite familiarité avec le contexte historique (tant militaire que diplomatique), évoqué à tout moment en sous-œuvre pour orchestrer les séries doctrinales récurrentes. Il faut à vrai dire du souille, il faut être un peu marathonien pour venir à bout de ces analyses au long cours, mais cela en vaut bien la peine, on y fait des trouvailles même si l’on a déjà pratiqué les auteurs en question. Plutôt que de s’attacher à l’un d’entre eux et d’approfondir son œuvre comme ont pu le faire d’autres études, l’approche « sérielle » de M. Mattei vise donc à embrasser le tableau d’ensemble que forment leurs doctrines. De son « examen croisé des œuvres majeures de la doctrine internationaliste » est censé résulter « un panorama du droit doctrinal de la guerre des années 1700 à 1819 » (p. 1053), et par là même s’éclaire devant nous tout un paysage juridique étendu sur plus d’un siècle.
8Pareille vision globale n’est pas commune, elle mérite d’être relevée en soi ; elle fera sûrement date dans l’historiographie du droit de la guerre. Il est au demeurant dans la nature d’une telle recherche de privilégier l’étendue au dépens de la pénétration ; à vouloir embrasser beaucoup on n’étreint pas toujours bien. Le travail de M. Mattei suscitera donc certainement des discussions, voire des critiques, et il stimulera sans doute aussi de nouvelles recherches sur l’un ou l’autre aspect : l’auteur serait le premier à s’en réjouir, comme il le dit dans ses conclusions (p. 1053). J’aurais envie moi-même de lui poser certaines questions et d’entrer dans le débat, mais ce n’est pas l’endroit pour le faire. Pour l’instant je tiens surtout à féliciter M. Mattei du résultat tout à fait remarquable de sa patiente recherche : puisse-t-elle ouvrir la voie à de nombreux autres travaux de sa plume !
9Genève, le 15 janvier 2007
Auteur
Professeur à l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève
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