Chapitre 2. Les contradictions des sources étatiques juridictionnelles et spécialisées du droit de la communication par internet
p. 405-481
Texte intégral
1S’il n’existe guère de grande intimité problématique entre le droit de la communication par internet et les sources étatiques « politiques » que sont la Constitution, la loi et le décret – et donc guère de grands enseignements à tirer de leur étude sous l’angle du renouvellement des sources du droit, si ce n’est celui d’un non-renouvellement –, l’intimité problématique reliant le droit de la communication par internet et les sources étatiques « non politiques » que sont les juridictions (sources étatiques juridictionnelles) et les autorités spécialisées (sources étatiques spécialisées) s’avère potentiellement plus importante. Les normes contenues dans les décisions juridictionnelles créatrices de droit et dans les règlements édictés par les institutions ad hoc viendraient valider l’analyse selon laquelle « le droit étatique de l’internet fonctionne de manière désordonnée, reposant sur une compréhension souple du concept de hiérarchie des normes comme de celui de séparation des pouvoirs »1496. Et elles seraient les indices de quelques autres tendances lourdes frappant possiblement le phénomène juridique.
2« La volonté collective est médiatisée par le savoir […] et le pouvoir étatique doit se résigner à n’être plus qu’un pouvoir enchaîné par la société technicienne »1497, disait Georges Burdeau dans les années 1970. L’observation du droit de la communication par internet amène-t-elle à confirmer ce constat, à confirmer que la volonté générale serait conduite à dériver du mythe de la rationalité politique vers une fantasmagorique rationalité technique et scientifique ? La réponse est négative et il se trouve peut-être une contradiction significative dans le fait que les sources juridictionnelles occupent une place nettement plus importante au sein de la branche du droit ici étudiée que les sources spécialisées. En effet, le droit de la communication par internet est composé d’une part non négligeable de normes produites par les juges mais de très peu de normes produites par les autorités spécialisées1498. Ainsi le droit étatique pourrait-il ne pas être en mesure de répondre aux défis du « droit de demain » et, finalement, se trouver dépassé par ce « nouveau droit », un droit supposément très « technocratique ».
3Concernant des objets complexes et délicats à saisir tels que l’internet et les communications qu’il permet, d’aucuns pourraient s’attendre, de prime abord, à voir les sources étatiques spécialisées occuper le devant de la scène des sources publiques1499. Cela conduit à la fois à s’étonner de la position marginale qu’occupent ces sources en droit de la communication par internet et à la regretter. C’est essentiellement grâce à elles que les sources étatiques pourraient se renouveler et pourtant, concrètement, elles s’avèrent excessivement discrètes, pour ne pas dire inexistantes.
4À l’heure actuelle, il devient de plus en plus courant de considérer que « la délégation du législateur à d’autres autorités permet de réaliser une construction multipolaire des normes, à rebours de l’unilatéralisme sur lequel repose la vision dépassée d’un législateur omniscient »1500. Et, bien plus tôt, Portalis envisageait déjà la loi tel un ensemble de directives générales qui « laisse une foule de choses […] à la discussion des hommes instruits [et] à l’arbitraire des juges »1501. La logique ou bien le bon sens voudrait peut-être que, dans l’espace du droit étatique de la communication par internet, le législateur s’efface fréquemment au profit desdits « hommes instruits » siégeant au sein des autorités spécialisées, ainsi que, mais plus rarement, au profit dudit « arbitraire des juges ». Or il n’en va pas ainsi, étant entendu que l’effacement en cause est le plus souvent un effacement involontaire, un effacement non souhaité. Il s’agirait moins de « démission du législateur »1502 que d’inconsistance ou de maladresse de ses interventions dans un contexte où le temps juridique s’accélère1503, l’espace juridique s’étend1504 et l’objet juridique se complexifie1505.
5En ce chapitre consacré aux sources étatiques « non politiques » du droit de la communication par internet, parangon hypothétique du « droit de demain », seront donc étudiées les sources étatiques juridictionnelles (section 1) puis les sources étatiques spécialisées (section 2) – l’enseignement essentiel étant que, si les secondes peuvent bien davantage que les premières œuvrer au renouvellement des sources du droit, c’est, paradoxalement, essentiellement la jurisprudence qui contribue à la construction du droit de la communication par internet.
Section 1. Les juridictions, des sources surexploitées mais inopportunes
6La qualité de source formelle de la jurisprudence (en réalité des juridictions qui produisent la jurisprudence) est aujourd’hui et depuis de nombreuses années largement acceptée par la doctrine. Ce qui est davantage remarquable réside dans l’importance quantitative de la jurisprudence parmi l’ensemble du droit de la communication par internet d’origine étatique. La forte influence de la « loi de la jurisprudence »1506 sur l’orientation et l’aspect de ce droit est saisissante. Ainsi le juge serait-il amené, dans le droit de l’avenir, à prendre en charge une large part de la production étatique des normes, à empiéter fortement sur la fonction créatrice alors qu’il est déjà le principal acteur de la fonction applicatrice, cela afin de compenser les difficultés que rencontreraient les sources étatiques « politiques » – qui sont aussi les sources étatiques « officielles ». Par conséquent, si les sources juridictionnelles ne sauraient qualitativement être le terreau d’un quelconque renouvellement des sources du droit, il pourrait en aller différemment sous un angle quantitatif. La part de droit façonné par les magistrats s’avère plus élevée en matière de droit de la communication par internet que dans beaucoup de branches du droit, mais on peut supposer que les tribunaux et cours, suivant le principe des vases communicants, seront toujours plus appelés à jouer un rôle central dans l’élaboration des règles de droit à mesure que les autres sources étatiques achopperont sur divers obstacles. Le « nouveau droit » pourrait par conséquent être un droit substantiellement jurisprudentiel.
7Or, s’il existe depuis longtemps des branches du droit qualifiées de « prétoriennes », la tendance, à l’ère du droit moderne, semblait correspondre à un déclin de la place de la jurisprudence. Il n’est pas forcément lieu de se satisfaire d’un renversement de tendance car, si la position centrale occupée par les sources juridictionnelles parmi les sources étatiques du droit de la communication par internet est une donnée incontestable quant à sa réalité (A), elle est peut-être critiquable sous l’angle de sa légitimité (B).
A. La constatation de la jurisprudentialisation du droit de la communication par internet
8Le droit de la communication par internet est composé d’une part relativement élevée de règles de droit d’origine prétorienne1507. Des professeurs y perçoivent même un phénomène d’une ampleur inédite1508. Peut-être est-il permis de parler de « jurisprudentialité » afin de désigner le caractère foncièrement jurisprudentiel de la matière. Quant au terme « jurisprudentialisation », il ne désigne pas ici le « passage d’un droit du législateur à un droit des juges »1509 mais plutôt le rôle décisif joué par le droit d’origine juridictionnelle dans l’étatisation du droit de la communication par internet. D’ailleurs, plutôt que de se renforcer, la jurisprudentialité a peut-être tendance à s’estomper peu à peu à mesure que les autres sources étatiques s’efforcent à saisir par leurs normes propres les activités internetiques1510.
9Si, à l’instar de la participation de la Constitution, la contribution du Conseil constitutionnel à la construction du droit de la communication par internet est maigre, il en va différemment des juridictions comprises dans leur ensemble (I). Il est vrai que la jurisprudence semble posséder quelques atouts dès lors qu’il s’agit de saisir un objet tel que l’internet1511 (III), tant et si bien que c’est parfois le législateur lui-même qui, plus ou moins explicitement, fait le choix d’abandonner le soin de créer le droit aux juges (II). Reste que la jurisprudence semble appelée à jouer un rôle plus important demain qu’aujourd’hui – du moins à l’échelle des sources étatiques.
10I. Les contributions normatives des juges omniprésentes : les nombreuses règles de droit produites par certaines juridictions. Le Conseil constitutionnel a toujours fait preuve de prudence face à l’internet. Il s’est ainsi contenté d’appliquer des normes constitutionnelles déjà bien connues chaque fois qu’il a dû se prononcer à propos de lois relatives à des activités de l’internet. Les décisions portant sur les lois dites « LCEN », « DADVSI », « HADOPI » et « LOPPSI » n’en sont pas moins lourdes de sens en ce que les « censures sans commune mesure »1512 auxquelles elles ont donné lieu ont démontré combien, face à l’utilisation faite des communications électroniques, le législateur se trouve « décontenancé au point d’entraver les principes auxquels il est soumis »1513. Mais le Conseil constitutionnel n’en a pas fait pas pour autant œuvre créatrice, au contraire puisqu’il s’est évertué à être le gardien de la Constitution – bien plutôt qu’un « co-constituant »1514. Mise à part la liberté d’accès à l’internet1515 – qui relève d’ailleurs peut-être plus de l’interprétation que de la création –, le juge des lois a peu innové et n’a « inventé » aucun principe à valeur constitutionnelle ad hoc1516. Les réticences du Conseil constitutionnel à ériger des principes jurisprudentiels spécifiques montrent qu’il n’entend pas excéder son rôle et se substituer aux autorités habilitées à exercer le pouvoir constituant1517 ni même précéder le Parlement et le Gouvernement dans le processus d’élaboration d’un cadre juridique particulier1518. Le Conseil constitutionnel n’entend donc guère favoriser un renouvellement des sources étatiques du droit dont il serait le grand artisan et le grand bénéficiaire.
11Comme le précisait le Conseil d’État dès son rapport pour l’année 1998, les grandes catégories du droit préexistantes ont vocation à s’appliquer aux activités immatérielles autant qu’aux activités matérielles. La réalité est pourtant que le droit doit être assez substantiellement adapté pour pouvoir être transporté dans le cyberespace. Aussi l’attitude du Conseil constitutionnel ne se retrouve-t-elle guère chez les autres juridictions suprêmes1519 et, surtout, chez les juridictions ordinaires, lesquelles n’hésitent pas à faire œuvre de politique juridique et n’ont de cesse de construire et déconstruire la matière. Le droit de la communication par internet est un peu comme le droit administratif, dans lequel le juge, « estimant inutile ou impossible de faire semblant d’interpréter un texte, crée en pleine lumière les règles dont il a besoin, […] est conduit, du fait du silence ou des déficiences de la loi, à “inventer” les normes juridiques nécessaires à l’exercice de sa fonction »1520. Ainsi cette branche du droit originale qu’est le droit de la communication par internet indique-t-elle que le « droit de demain » pourrait être un droit foncièrement prétorien, que la jurisprudence pourrait se situer au cœur du droit « postmoderne » quand, à l’ère du droit moderne, elle n’intervenait généralement qu’en tant que source complémentaire.
12Parmi d’innombrables exemples, peut être mentionné celui de l’usage de l’internet au travail. La jurisprudence a précisé l’essentiel des devoir-être à respecter en la matière1521. Mais c’est bien l’ensemble du droit de la communication par internet qui fait la part belle à la jurisprudence. Plus encore, toutes les branches classiques du droit, lorsqu’elles se chevauchent avec une part du droit de la communication par internet, connaissent d’importants et denses développements jurisprudentiels, souvent à la lisière de l’interprétation et de la création normatives. Il en va ainsi du problème des délais de prescription1522 et de la question du mode d’acceptation des conditions générales d’utilisation de certains services du web1523, en passant par la résolution des conflits de compétences1524, par la problématique du « droit à l’oubli »1525 ou encore par le régime des noms de domaine, lesquels sont passés, sous la plume des magistrats français, du statut d’« objet juridique non identifié »1526 à celui de signe distinctif1527 et ont longtemps été l’objet d’un régime juridique fondamentalement prétorien1528.
13Au début des années 2000, des professeurs spécialistes de ces questions estimaient qu’il était « dangereux de légiférer » et en appelaient à un droit largement abandonné à la souplesse de la jurisprudence1529. Si, depuis lors, le Parlement a légiféré sur nombre de questions, et si le droit d’origine législative dépasse désormais nettement en quantités de normes produites le droit d’origine juridictionnelle, ce dernier demeure toutefois important quantitativement et décisif qualitativement concernant bien des problèmes de droit. Aujourd’hui encore, on peut en venir à considérer, par exemple relativement aux activités d’hébergement, que « c’est au juge qu’il incombe d’élaborer un corps de droit stable et équilibré »1530. En droit de la communication par internet comme ailleurs, « le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables »1531. Or la réalité est bien qu’une part substantielle de ces règles applicables ont été établies par d’autres juridictions et se présentent ainsi sous les traits de la jurisprudence. Et, lorsqu’il existe des lois, les difficultés des parlementaires à faire œuvre pertinente conduisent à relever que « la distance qui les sépare du fait, de l’espèce, de la difficulté concrète, des circonstances du litige, des relations réelles, est telle qu’il faut renoncer à prétendre appliquer [leurs lois] à ces réalités »1532.
14En outre, au-delà des créations de nouvelles normes, beaucoup de décisions de justice dans le domaine de la communication par internet attestent de la « plasticité des grands principes généraux du code civil et du code de la propriété intellectuelle »1533, ainsi que de l’ampleur du pouvoir d’interprétation des juges saisis de ces affaires – si bien qu’il n’est pas rare de se trouver en présence d’interprétations contradictoires, par exemple dans le domaine du commerce électronique1534, quant au problème du téléchargement illégal d’œuvres protégées1535 ou concernant celui des liens sponsorisés sur les moteurs de recherche1536. Ces cas particuliers montrent qu’il n’est peut-être pas plus aisé pour des magistrats que pour des parlementaires de fixer les normes constitutives d’un droit tel que le droit de la communication par internet.
15Portalis regrettait que « nous raisonnons comme si les législateurs étaient des dieux, et comme si les juges n’étaient pas mêmes des hommes »1537. Toutefois, à l’aune de la part étatique du droit de la communication par internet, il devient impossible de retenir que les juges ne seraient que les « serviteurs de la loi »1538, que « la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur »1539, rien de plus que « des machines physiques au moyen desquelles les lois sont exécutées comme l’heure est marquée par l’aiguille d’une montre »1540. La jurisprudentialisation du droit, si elle devenait un phénomène d’ampleur générale, au-delà de quelques branches du droit particulières, marquerait certainement l’entrée dans une nouvelle ère juridique.
16Portalis convenait aussi qu’« un Code, quelque complet qu’il puisse paraître, n’est pas plus tôt achevé que mille questions inattendues viennent s’offrir aux magistrats »1541 et que « la prévoyance des législateurs est limitée »1542. Puis d’ajouter, de manière prophétique, que « la communication des hommes est si active […] qu’il est impossible au législateur de pourvoir à tout »1543 et qu’« on ne peut pas plus se passer de jurisprudence que de lois »1544. On ne saurait mieux dire afin de justifier ou simplement expliquer la fonction créatrice des juges lorsqu’ils sont mis à l’épreuve de contentieux nés à l’occasion d’activités propres au cyberespace. Et, si « la loi dispose toujours de manière générale et ne prévoit pas les cas accidentels »1545 – elle n’énonce pas ses propres cas d’application1546 –, il semble que les cas accidentels soient très ordinaires en matière d’internet, obligeant souvent les cours et tribunaux à juger sans lois. Décrits tels des « gouvernés qui gouvernent »1547, les juges, face aux enjeux complexes et mouvants de la communication par internet, seraient des gouvernants plus que des gouvernés.
17Ils sont peut-être également des gouvernés-gouvernants dès lors que c’est le silence ou l’obscurité de la loi qui les pousse à faire œuvre normative.
18II. Les constructions normatives des juges suscitées par le législateur : la délégation de la fonction créatrice par le silence ou l’obscurité de la loi. Maurice Hauriou regrettait que « certaines lois trop détaillées ne laissent aucune place à la construction jurisprudentielle »1548, ajoutant que « c’est là un inconvénient »1549. Il ne pourrait qu’en aller a fortiori ainsi en matière de droit de la communication par internet, si celui-ci connaissait effectivement de telles « lois trop détaillées » ; seulement, loin de se penser capable d’encadrer très en détails toutes les activités de l’internet, le législateur, parfois presque expressément et le plus souvent par son silence ou son imprécision, reporte sur les tribunaux le soin de préciser le contenu et la portée du droit applicable1550. Pour ce faire, lorsque ce n’est pas l’abstention du Parlement qui invite le juge à intervenir, est utilisée la technique des standards (comme « déséquilibre significatif »), derrière lesquels les magistrats peuvent décider de placer à peu près ce qu’ils désirent et qui s’analysent comme des « délégations tacites »1551, ou celle des « notions-cadres », notions intentionnellement indéterminées (comme « ordre public » ou « principes de l’équité naturelle ») qui débouchent, moyennant l’appréciation nécessaire d’un organe exécutif, sur une série infinie d’applications répondant aux critères généraux de la notion-cadre1552. Logiquement, plus une disposition est floue, plus ce sont ses instances d’application qui en arrêtent le contenu1553, non à travers de simples interprétations, lesquelles sont impossibles, mais à travers de véritables créations1554. Le législateur suit ainsi le conseil de François Gény selon lequel il devrait « laisser des blancs dans ses constructions afin de permettre au juge d’adapter ses règles aux situations nouvelles »1555, situations nouvelles qui, en matière d’internet, sont monnaie courante.
19Selon le Professeur Jacques Chevallier, ce serait une marque importante du passage de la modernité juridique à la postmodernité juridique qui résiderait dans la tendance du législateur à retenir des « notions fonctionnelles » et des « standards de jugement », soit des notions incertaines, « à contenu variable »1556, si ce n’est vagues, afin de permettre aux juges de les co-déterminer ou même de les sur-déterminer1557. Si ce n’est pas systématiquement, dans la matière étudiée en ces pages, que la loi présente cette texture, la jurisprudence n’est alors pas un ennemi de la législation que le législateur devrait combattre mais bien plutôt son allié1558. Il devient tentant d’esquisser une « pyramide renversée » – reposant sur son sommet – dans laquelle les lois dépendent très directement des choix effectués par les juges, lesquels, en dernière analyse, seraient les véritables législateurs1559. Cela paraît devoir s’analyser tel un important renouvellement des sources étatiques du droit, surtout sous l’angle qualitatif. Si la vision réaliste selon laquelle « la loi est ce que les juges disent qu’elle est »1560 doit être, dans l’absolu, amplement relativisée, elle gagne cependant en crédibilité aux yeux de qui se concentre sur un exemple tel que celui du droit de la communication par internet1561.
20Le temps où Montesquieu enseignait que « la loi ne doit pas contenir d’expressions vagues » paraît lointain1562 ; autant que le temps où le Premier ministre, par une circulaire en date du 25 mai 1988 « relative à la méthode de travail du Gouvernement », soulignait que « la production de normes juridiques peut revêtir des formes néfastes » au nombre desquelles figure l’aboutissement à des « textes obscurs suscitant toutes sortes de difficultés d’interprétation et d’application ». Au contraire, un texte adapté, en matière d’internet, pourrait être un texte qui, plutôt que des difficultés d’interprétation et d’application, permet une multiplicité, si ce n’est une infinité, d’interprétations et d’applications, afin de laisser les organes d’application aussi libres que possible, ce qui en définitive ne s’analyse pas autrement que telle une délégation de la capacité créatrice. Et semble révolu le temps des codifications napoléoniennes qui prétendaient constituer des « codifications de tarissement ou de captation de toutes les autres sources de droit »1563. Avec les standards et notions-cadres, l’« indéterminabilité de la règle » est si élevée que le juge ne devrait plus être considéré comme un simple interprète du texte ; il serait réputé « réaliser sa propre volonté »1564. Autrement dit, dans ces circonstances, il serait effectivement l’auteur de la loi, de l’acte de commandement1565.
21En outre, le « droit de demain », dont le droit de la communication par internet serait le parangon, se démarquerait encore en raison du fait que de nombreuses carences de la loi obligeraient les sources juridictionnelles à suppléer les sources législatives1566. Si les notions de « vides », « lacunes » et « creux » dans l’arsenal législatif sont connues depuis longtemps1567, le droit relatif aux nouvelles technologies de la communication s’avère particulièrement atteint par de tels défauts1568. Les régimes législatifs applicables aux communications par internet connaissent à la fois des lacunes praeter legem et des lacunes intra legem1569 ; et, réunies, ces lacunes ont pour conséquence de faire reposer largement ce droit sur l’activité créatrice des tribunaux, impliquant un renouvellement non négligeable des sources étatiques du droit.
22Cela incite à interroger plus avant les rapports entretenus par la législation et la jurisprudence, l’une comme l’autre pouvant être, en fonction du point de vue adopté (normativiste ou réaliste), dans une position de domination. Il y a renouvellement des sources étatiques si la jurisprudence prend la place de la loi sur le trône des sources du droit. Mais peut-être faut-il prendre garde à ne pas exagérer la prise de pouvoir de la jurisprudence et observer que celle-ci vient plus qu’auparavant compléter la loi sans toutefois la remplacer radicalement.
23Le rôle du juge dépend de la façon et de la minutie avec lesquelles le législateur a préalablement structuré une branche du droit1570. Aussi ne faudrait-il pas considérer que loi et jurisprudence s’opposeraient. Très généralement, les jurisprudences complètent les lois ; parfois même elles les inspirent. Pour Louis Favoreu, il faudrait reconnaître aux juges, au moins dans les matières les plus délicates à encadrer, « une fonction essentielle d’aiguillage, une fonction pédagogique d’orientation vers les solutions à adopter par le pouvoir constituant ou le pouvoir législatif »1571. De fait, plusieurs solutions d’essence jurisprudentielle ont été l’objet d’une consécration postérieure par le Parlement1572. Néanmoins, l’affirmation selon laquelle la jurisprudence serait « le tuteur de la loi »1573 doit être relativisée et, sur d’autres points, le Parlement a, au contraire, choisi de prendre le contre-pied des solutions dégagées par les juges1574.
24Au xxie s., il incomberait aux tribunaux et non plus aux parlements de préserver les équilibres sociaux ; les juges se verraient transférer la responsabilité de « trancher les nœuds gordiens de l’histoire, de la morale et de l’économie »1575 ; ce serait à eux qu’il appartiendrait à présent de « peser les intérêts » et de définir les solutions socialement acceptables1576. Le législateur ne semble cependant pas prêt à s’effacer davantage. Pour autant, le caractère prétorien du droit de la communication par internet d’origine étatique apparaît louable à différents égards – mais sans doute pas à tous les égards.
25III. La jurisprudentialité et la juridictionnalité du droit de la communication par internet : la régulation par les tribunaux au moyen de leurs créations normatives. L’intérêt premier de la jurisprudence résiderait dans sa capacité à « rajeunir » ou « actualiser » le droit et à « éviter aux justiciables les inconvénients d’un droit vieilli »1577. Partant, la communication par internet étant marquée par des mouvements à la fois permanents et rapides, la légitimité du droit produit par les sources juridictionnelles semble plus forte à l’égard de cette branche du droit qu’à l’égard de nombre de branches du droit modernes1578. En droit de la communication par internet, d’aucuns goûtent davantage au droit d’origine juridictionnelle qu’au droit d’origine législative en raison du fait qu’il est plus facile et rapide de réviser une jurisprudence que de réviser une loi1579, élément dont l’intérêt paraît évident dès lors que les données en cause présentent un caractère très évolutif et requièrent un droit régulièrement révisé donc aisément révisable, sans quoi il serait un droit toujours en décalage avec la technique, avec la pratique et avec les mentalités1580.
26On propose de distinguer entre les domaines relevant légitimement de la jurisprudence et les domaines revenant naturellement à la représentation nationale1581. Peut-être les exigences du droit de la communication par internet sont-elles mieux compatibles avec les caractéristiques de la jurisprudence qu’avec les contraintes de la loi ; et peut-être en ira-t-il ainsi à l’avenir concernant un nombre croissant de branches du droit à mesure que de nouveaux objets devront être saisis par des règles juridiques, ce qui motiverait un renouvellement des sources étatiques par le retrait de la loi et le développement de la jurisprudence. En ce sens, d’aucuns remarquent que « la puissance du juge s’élève en proportion de la crise de légitimité frappant le législateur »1582. À l’heure de la « postmodernité », le prestige de la loi diminuerait grandement quand le prestige de la jurisprudence augmenterait de manière quasi-inversement proportionnelle1583. Or le législateur, dans le cyberespace, connaît une « crise » de légitimité peu discutable tant les destinataires de ses normes y voient difficilement le représentant de leur volonté générale1584. Ce serait même de façon générale que, en raison de la crise de la représentation, le juge se présenterait telle l’autorité la plus légitime à se substituer à un législateur incapable ou indigne d’exprimer l’intérêt général, notamment car il serait par trop soumis à l’influence des groupes de pression et autres « forces immorales »1585, là où les juges parviendraient par nature à demeurer neutres, autonomes et pragmatiques1586.
27Par ailleurs, il convient d’insister, après sa jurisprudentialité, sur la juridictionnalité du droit de la communication par internet, soit l’importance des interventions des juges pour ce droit au-delà de la création (implicite) de normes à portée générale1587. Le Conseil d’État lui-même soutient, concernant des problématiques sensibles telles que l’encadrement de la liberté de cyber-expression, qu’« il est préférable de réserver au juge le prononcé de mesures restrictives de cette liberté »1588. Et d’aucuns spécialistes de ces questions d’abonder dans le même sens1589, qualifiant le juge de « clé » du droit de la communication par internet1590, ajoutant que, en la matière, « le juge est sans cesse sollicité »1591. Y compris de manière générale, on fait du magistrat la nouvelle « figure centrale » du droit1592, un droit « dessiné et redessiné en permanence par les juges »1593, un droit hétérogène, coopératif et réseautique que seules les « cours régulatrices »1594 organiseraient1595. Les auteurs de l’article « Sources du droit » du Dictionnaire de la culture juridique observent, pour leur part, la « montée en puissance du juge dans l’actuelle séquence des sources du droit »1596. Ainsi, si un renouvellement des sources étatiques du droit devait être identifié, celui-ci toucherait en premier lieu les interventions normatives des juges.
28Ensuite, le pouvoir important des sources juridictionnelles en droit de la communication par internet serait, en même temps qu’il contribue à le renforcer, la conséquence du pluralisme juridique qui empreint cette branche du droit1597. En effet, la montée en puissance des sources privées obligerait l’État à réagir au moyen du législateur, mais aussi au moyen des tribunaux, tandis qu’il est important pour les sources privées de savoir si les juges confèreront ou non force obligatoire à leurs actes normatifs1598, les qualifieront ou non d’« actes règlementaires de droit privé »1599, en particulier lorsqu’il s’agit de codes de conduite ou de chartes1600. Les décisions juridictionnelles seraient la « voie d’intégration privilégiée de la norme alternative dans le droit positif »1601. La réception des « propositions de droit » par leurs destinataires publics apparaît dès lors en tant que phénomène central des activités juridiques, ce qui, en d’autres termes, signifie que le juge occupe le devant de la scène et est un acteur de poids du renouvellement des sources du droit, au-delà de sa propre production normative1602.
29Le juge n’est « pas seulement le gardien de la pyramide mais aussi son bâtisseur »1603. La prégnance des normes d’origine juridictionnelle en droit de la communication par internet montre que le juge endosse de plus en plus fréquemment la casquette de bâtisseur. Cela fait dire à nombre d’observateurs que le juge serait aujourd’hui le « principal architecte du droit »1604, que la prohibition des arrêts de règlement aurait vécu1605 ou qu’une « conception plus ouverte de la mission du juge remplace le schéma périmé du juge logicien, exécutant mécanique de la formule légale »1606. Ce serait donc bien la figure du juge qu’il faudrait placer au cœur du renouvellement des sources étatiques du droit, même si ce renouvellement ne saurait rivaliser ni en qualité ni en quantité avec celui qu’implique l’essor des sources privées.
30Par suite, le « droit de demain » risque fort de réinsérer au cœur des débats le spectre du « gouvernement des juges »1607. Que ces derniers produisent ex nihilo une part substantielle des normes qu’il leur incombe normalement seulement d’appliquer est peut-être discutable. Et il est douteux que les sources juridictionnelles soient les sources étatiques les plus légitimes à élaborer le droit de la communication par internet. Il y aurait des déséquilibres à l’intérieur des sources étatiques de ce droit : d’une part, il faudrait que les sources étatiques « politiques » aient davantage la mainmise sur la production des normes constitutives de ce droit ; d’autre part, au sein des sources étatiques « non politiques », il faudrait que moins de normes possèdent une origine juridictionnelle et que plus de normes soient issues des autorités spécialisées, supposées mieux au fait des problématiques, des enjeux et des intérêts en présence dès lors que la matière est technique et/ou originale. Dès lors, le modeste renouvellement des sources étatiques que le droit de la communication par internet permet d’observer ne répondrait guère au renouvellement des sources étatiques que ce droit requerrait.
B. La condamnation de la jurisprudentialisation du droit de la communication par internet
31Le droit étatique de la communication par internet est, dans une mesure non négligeable, un droit prétorien, soit un droit substantiellement bâti par les juges au moyen de décisions de justice qui peuvent s’analyser tels des « arrêts de règlement ». Cette situation n’apparaît, en dernière analyse, guère satisfaisante1608. Il faudrait se montrer réservé à l’égard d’un « nouveau droit » largement abandonné à l’ouvrage normatif des juges. Il serait opportun que les sources juridictionnelles ne soient que secondes et que les sources étatiques spécialisées soient premières, donc que le renouvellement des sources du droit dont témoigne le droit de la communication par internet prenne une tout autre tournure. La critique des sources juridictionnelles du droit de la communication par internet et, par suite, de la forme de renouvellement des sources du droit qu’elles accompagnent s’articule autour de deux points : la fragilité du droit d’essence prétorienne (I) et l’insécurité qui en découlerait (II).
32I. La fragilité inhérente à un droit prétorien. « Le roi comme juge est médiéval, le roi comme législateur est moderne », résume un spécialiste de la pensée de Jean Bodin1609. La modernité juridique correspondrait de la sorte à une maîtrise du droit par le législateur quand l’archaïsme juridique coïnciderait avec une domination du juge. Partant, si la « postmodernité » allait de pair avec un retour à la primauté des magistrats dans les phénomènes juridiques et, plus spécifiquement, dans les processus de création de normes, peut-être faudrait-il analyser cette donnée comme un recul, comme une régression1610. La méfiance à l’égard du droit des tribunaux a été exprimée par beaucoup et souvent de manière très sévère. Pour Gaston Jèze, « il est dangereux de confier à des juges la mission de dire le droit »1611. On va même jusqu’à voir dans la jurisprudence un outil au service de l’« activisme politique » des juges1612.
33Plus concrètement, parmi les divers éléments à l’origine de la fragilité du droit d’origine juridictionnelle, il faut insister sur la maigre compétence des magistrats dans les matières techniques. La jurisprudentialité du droit de la communication par internet serait critiquable dès lors qu’il est difficile d’imaginer comment des juges pourraient être plus compétents que des parlementaires. D’aucuns soulignent que la jurisprudence en matière de droit des nouvelles technologies est, d’un côté, imprégnée des croyances et des valeurs des magistrats, tandis que, d’un autre côté, elle met en exergue les insuffisances de leurs savoirs scientifique et technique1613. Et, lorsque, conscients de leurs limites, ils demandent conseil à des amici curiæ, à des experts extérieurs risquant d’être partiaux, on les soupçonne immédiatement d’être sous l’influence de ceux-ci, ce qui tend à ruiner leur légitimité1614.
34Illustre le caractère immanquable de cette réserve cet extrait de compte-rendu de procès rédigé par un journaliste :
« Le plus choquant reste que le procès a mis en scène un gouffre d’incompréhension entre le monde de la justice et celui d’internet. En effet, la magistrate chargée de l’affaire semblait ne pas connaître Google, dont elle prononçait le nom à la française (“gogleu”), ni savoir ce que signifiait un “login”, prononcé “lojin”. Difficile donc d’expliquer comment il est possible de tomber sur des documents de travail par une simple recherche à des juges si peu informés sur internet et ses dérives. “Mais il faut tout de même taper des mots-clés ?”, demande un des juges, avant de se questionner sur la probabilité de tomber sur des documents de santé publique lorsque l’on fait une recherche sur le régime syrien. Au fil de l’audience, on se rend compte que les magistrats ont une vision fantasmée d’internet et des documents que l’on peut y trouver. Alors que l’accusé avait expliqué que les documents téléchargés n’étaient pas confidentiels, une magistrate s’indigne : “Vous ne vous souciez pas de savoir si vous alliez tuer toute la planète ?”. Les juges semblent totalement hermétiques à toute notion technique, même les plus basiques. Mais on retrouve la même incompréhension du côté du ministère public puisque son représentant a avoué ne pas avoir compris la moitié des termes qu’il a entendu pendant le déroulement de l’audience. On est donc en droit de se demander comment des juges peuvent-ils rendre une solution basée sur des faits dont les termes leur sont aussi flous1615. »
35Peut-être cet exemple n’est-il pas un cas unique et paroxystique mais bien plutôt le reflet d’une situation très commune dans l’antre des prétoires. N’étant forcément pas des spécialistes de ces questions techniques et aux réponses mouvantes et complexes, les juges ne peineraient pas moins que les parlementaires à en saisir les enjeux et les conséquences concrètes. Ainsi est-ce déjà le fond du droit établi par les cours et tribunaux qui pourrait être contesté, en ce qu’il ne serait guère plus que le droit législatif congruent et efficient dans le domaine des nouvelles technologies de la communication. Un renouvellement des sources profitant principalement à la « loi des juges »1616 ne serait donc guère une perspective engageante1617.
36Et les sources juridictionnelles sont fragilisées par quelques autres considérations invitant à se montrer réservé à l’égard d’un renouvellement des sources étatiques tel que le droit de la communication par internet permet de l’observer. Tout d’abord, la jurisprudence a pu être dénoncée en tant que source abusive du droit en ce qu’elle ne jouirait d’aucune légitimité démocratique1618 et en ce que, en outre, elle violerait la séparation des pouvoirs1619. Par ailleurs, si la jurisprudence est avant tout un « phénomène d’autorité »1620, donc un phénomène qui « se définit en opposition à la contrainte par la force et à la persuasion par arguments »1621, le retrait de la reconnaissance de cette autorité – qui est actuellement déjà loin d’être parfaite – pourrait emporter des conséquences graves atteignant jusqu’à son existence même1622. La jurisprudence serait ainsi ontologiquement beaucoup plus fragile que la loi, beaucoup plus susceptible de voir sa qualité se détériorer à mesure des résistances qu’elle rencontre. En somme, elle se distinguerait de la loi en ce que son sort dépendrait beaucoup plus directement de sa réception par ses destinataires publics (les autres organes d’application) et privés (ses sujets)1623. Or déjà des commentateurs voient dans le juge une « institution impuissante »1624 souffrant d’une grave « crise d’identité »1625. Et d’autres critiques encore pourraient être adressées à un droit construit dans les prétoires1626.
37Jean Carbonnier mettait en garde ses lecteurs contre la tendance à exalter la jurisprudence, à s’extasier devant elle, à ne plus avoir d’égards que pour elle, alors que, tout bien pesé, les difficultés propres à un droit jurisprudentiel semblent prendre le pas sur ses avantages1627, y compris dans une matière telle que le droit de la communication par internet. Il est vrai qu’un autre inconvénient est lourd de conséquences : un tel droit d’essence jurisprudentielle entraîne une regrettable insécurité pour les justiciables.
38II. L’insécurité immanente à un droit prétorien. Une grande difficulté que pose un droit foncièrement prétorien tel que le droit étatique de la communication par internet réside dans l’insécurité juridique dont il est la cause. Cette insécurité est parfois induite par la rétroactivité de la jurisprudence dès lors que des faits quelconques risquent de se voir régis des années plus tard par des normes nouvelles. Elle est également imputable à la menace permanente du revirement de jurisprudence1628. Encore, elle provient de la difficile accessibilité des décisions à portée jurisprudentielle1629. Lorsqu’un trop grand nombre de jurisprudences constellent le droit, celui-ci se présente tel un ensemble de règles éparses et mal coordonnées manquant de structure1630. Pourrait donc être adressé au droit de la communication par internet le même reproche que celui que Georges Vedel adressait au droit administratif : ce serait un droit « semi-secret »1631, voire ésotérique, un droit de spécialistes éloigné des objectifs constitutionnels d’accessibilité et d’intelligibilité des normes1632.
39À l’heure où l’État s’efforce de préserver au mieux la sécurité juridique, à laquelle le Conseil d’État a consacré, à quinze années d’intervalle, deux de ses rapports annuels1633, il ne peut se satisfaire de la proportion élevée de normes d’origine juridictionnelle qui empreint le « droit de demain », ainsi qu’en témoigne le droit de la communication par internet. Avant même que le Conseil, dans son arrêt du 24 mars 2006, ne la qualifie de principe général du droit1634, la sécurité juridique était l’impératif premier devant présider au fonctionnement de tout système juridique. Pour le juge, cela se traduit par une exigence fondamentale de continuité dans les décisions qui implique que le cadre jurisprudentiel soit aussi clair et prévisible, donc continu, que possible et que des litiges comparables reçoivent des solutions identiques1635. Or ces exigences sont loin d’être satisfaites en matière de droit de la communication par internet où, du fait à la fois du caractère récent de cette branche du droit et des aspects complexe et fluctuant de son objet, nombre de questions sont en proie à des jurisprudences incertaines et mouvantes. D’aucuns professeurs qualifient de « précaires » les normes jurisprudentielles en ce qu’elles doivent être constamment réaffirmées par les juges et en ce qu’un seul refus d’application de la norme peut mettre son existence en péril1636. Peut-être les normes jurisprudentielles propres au droit de la communication par internet sont-elles tout particulièrement précaires, donc difficiles à saisir.
40Mais c’est aussi de manière générale que l’« inflation jurisprudentielle » a de plus en plus mauvaise réputation : le droit d’origine juridictionnelle, « par son foisonnement et son infinie diversité »1637, serait générateur « d’hétérogénéité, d’instabilité et de confusion, là où la loi s’assigne les objectifs de clarté, d’uniformité et de sécurité juridique »1638. Où, à nouveau, les sources législatives paraissent devoir l’emporter, tant quantitativement que qualitativement, sur les sources juridictionnelles1639.
41Jean Carbonnier parlait de « pluralisme juridique » afin de désigner le pluralisme des jurisprudences « en vigueur » concernant un même point de droit1640. Dans cette situation, qui n’est pas un cas d’école en droit de la communication par internet où la « logique centrifuge » de l’ouvrage juridictionnel1641 est très palpable, la sécurité juridique se retrouve ô combien malmenée, certaines des solutions jurisprudentielles en concurrence pouvant être incompatibles et contradictoires. Peut-être existe-t-il des cours régulatrices comme la Cour de cassation, mais les voies de recours ne sont pas toujours mises en œuvre, loin s’en faut. Concernant la branche du droit ici étudiée, les juges du droit ont dû attendre très longtemps avant d’enfin pouvoir trancher certaines problématiques, tandis que d’autres sont aujourd’hui encore abandonnées aux « essais jurisprudentiels » des juges du fond, faute pour la Cour de cassation d’avoir un jour reçu des plaideurs l’occasion de mettre fin aux tergiversations. Et, même lorsque les hautes juridictions ont eu la possibilité de préciser leurs positions, il reste toujours la possibilité d’avoir affaire à des « dissidences jurisprudentielles »1642 qui, si elles sont anormales, sont, un temps au moins, le droit applicable1643.
42In fine, l’observation selon laquelle les modes alternatifs de résolution de conflits sont très développés dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication achève de convaincre du fait que les tribunaux ne possèderaient guère une légitimité plus élevée que les parlements dans l’absolu et, surtout, aux yeux des internautes et des divers acteurs de la communication par internet. Et, si cela concerne l’activité d’application du droit des tribunaux, peut-être cela concerne-t-il plus encore leur activité de création du droit. La sécurité législative serait plus grande que la sécurité jurisprudentielle. Ensuite, il semble également que la sécurité offerte par les autorités étatiques spécialisées soit supérieure à celle que permettent les décisions juridictionnelles à portée jurisprudentielle. Pour cette raison et pour d’autres – au premier rang desquelles la compétence et la connaissance du milieu et de ses enjeux –, il est tentant d’affirmer que, parmi les diverses sources étatiques « non politiques » du droit, les sources spécialisées seraient plus légitimes à produire le droit de la communication par internet que les sources juridictionnelles. Pourtant, ces dernières jouent un rôle premier quand les sources spécialisées ne jouent qu’un rôle très secondaire. Il convient de présenter les autorités étatiques ad hoc en cause et de rechercher les explications à cet état de fait insatisfaisant, à cette ébauche de renouvellement de sources étatiques qui ne paraissent pas en mesure de répondre aux attentes.
Section 2. Les autorités spécialisées, des sources opportunes mais sous-exploitées
43Si elles témoignent potentiellement de la « fragmentation de l’appareil d’État »1644, du passage de l’État moderne à l’« État postmoderne »1645 – compris comme « État polycentrique »1646 –, de l’abandon de l’idéal du « législateur omniscient »1647 et donc d’une appétence croissante de l’État pour le pluralisme au sein de son propre droit, les autorités étatiques ad hoc1648 jouent pourtant un rôle marginal dans la construction du droit de la communication par internet1649. En effet, les sources étatiques spécialisées sont à l’origine de très peu de normes constitutives de ce droit1650. Paradoxalement, ces sources ne paraissent pas appelées à prendre en main le « droit de demain ».
44Or une matière reposant sur des technologies très spécifiques et sur des usages très particuliers et mouvants telle que la communication par internet semble légitimer plus que toute autre le recours à des institutions spécialisées en tant que sources du droit. Dans le cyberespace autant que dans des domaines tels que les technosciences ou la santé, il semble nécessaire que des savoirs soient au service des pouvoirs1651. Cela peut prendre la forme d’experts consultés par le législateur ; mais cela peut aussi et surtout prendre la forme des autorités spécialisées, composées de spécialistes des réalités, enjeux et besoins en cause1652 et bénéficiant d’un « magistère technoscientifique sur le pouvoir »1653. Le droit de la communication par internet ne devrait-il pas être le premier concerné, le premier à nécessiter une adaptation en continu afin de suivre l’évolution scientifique et technologique1654 ?
45La différence considérable qui existe ainsi entre le paysage des sources étatiques du droit de la communication par internet tel qu’il est espéré ou du moins attendu et ce même paysage tel qu’il se donne à voir dans les faits semble indiquer que le renouvellement des sources étatiques du droit serait entravé, freiné, limité par des forces conservatrices prenant le pas sur les forces réformatrices, au détriment de la qualité et de la pertinence des normes édictées. Il convient dès lors d’insister sur la légitimité que revêtirait, a priori, le droit produit par les organes étatiques spécialisés, reconnus pour leurs compétences dans les domaines dont ils ont la charge (A), bien que leurs interventions s’avèrent, pour l’heure, insuffisantes (B)1655. Ces institutions sont qualitativement le terreau d’un remarquable renouvellement des sources du droit. Il en va très différemment sous l’angle quantitatif.
A. L’action normative possiblement fructueuse des autorités ad hoc
46Innovation importante au regard des principes traditionnels d’organisation de l’État, les autorités administratives indépendantes (AAI)1656 se sont multipliées, en France, depuis la fin des années 19701657. C’est un rôle de sources formelles et non uniquement un rôle de sources matérielles que ces autorités devraient jouer (1) tant il semble que le droit qu’elles produisent se pare d’un bien-fondé et d’une efficacité potentiellement importants (2). Mais, pour qu’elles soient au cœur du « droit de demain » et que, par conséquent, le « droit technocratique » subroge le « droit démocratique », il faudrait procéder à une véritable révolution légistique, révolution que le Parlement n’est, semble-t-il, pas disposé à opérer.
1. L’affirmation et l’expansion nécessaires des autorités spécialisées en tant que sources formelles
47Si les sources étatiques « politiques » sont peu enclines à abandonner au profit des autorités spécialisées la mission de créer le droit (I) et si elles s’appuient en revanche souvent sur elles à travers divers modes de consultation (II), il pourrait pourtant s’avérer utile que ces autorités deviennent de véritables sources formelles du droit de la communication par internet (III). Mais l’État se présenterait alors davantage sous les traits d’un « État d’experts » que sous les traits d’un « État de citoyens » (IV) – ce qui imprègne assurément de considérations axiologiques la question d’un renouvellement des sources étatiques au profit des autorités spécialisées.
48I. Une réticence du législateur à concéder aux autorités ad hoc la fonction de création du droit. Bien davantage qu’à la « fin des technocrates »1658, l’heure semble devoir être à l’ère des technocrates, des experts et des spécialistes « qui font profession de diriger »1659, au « super-droit » reposant sur une « technicité de plus en plus riche » que promettait Jean Carbonnier1660 et au retrait de la loi qui « part de tous pour s’appliquer à tous »1661, dont l’office est de « fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit, d’établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière »1662, et qui est « vouée à s’en tenir à des solutions d’ensemble, c’est-à-dire à des solutions moyennes et approximatives »1663. Des auteurs opèrent le constat d’une prise de pouvoir des autorités étatiques spécialisées concomitante à une « démission du législateur »1664 et parlent d’un État « résigné » à abandonner l’outil législatif1665, ce qui changerait la nature du droit1666. L’étude du droit de la communication par internet amène néanmoins à tempérer ce propos : le législateur, loin de baisser les armes, paraît s’efforcer à demeurer « la » source étatique du droit par excellence ; et lesdites autorités spécialisées ne parviennent guère à développer leur « part de marché » dans le grand « marché » de la production normative, le législateur ne leur en donnant ni l’occasion ni les moyens.
49Pourtant, nulle branche du droit ne paraît plus que le droit de la communication par internet nécessiter des normes conçues par des spécialistes de l’objet à régir1667. Dès lors, il est difficile d’expliquer l’écart immense qui existe à l’intérieur de ce droit entre la part de droit d’essence législative et la part de droit d’origine étatique spécialisée. Les délégations de la compétence normative du législateur à des autorités étatiques ad hoc1668 restent exceptionnelles. Le problème de la compétence – comprise comme maîtrise technique d’un domaine mais aussi, par suite, comme habilitation juridique à agir – devrait être au cœur des réflexions légistiques relatives à un objet « postmoderne » tel que l’internet1669. Et, si Hegel visait juste lorsqu’il soutenait que « le pouvoir gouvernemental a une double caractéristique : la compétence et l’indépendance »1670, alors peut-être est-ce le droit étatique dans son ensemble qui devrait reposer sur des autorités spécialisées. Il faut gager que la qualité substantielle des règles de droit n’est pas le dernier des enjeux qui s’attachent à elles et que cette qualité est étroitement liée à la compétence mais aussi à l’indépendance des autorités qui confectionnent ces règles1671.
50Le besoin auquel est appelé à répondre le développement des sources étatiques spécialisées ne paraît pas être un autre que celui-ci : encourager un renouvellement des sources étatiques de normes qui favorise la « prospérité juridique » du pays1672. D’ailleurs, les efforts en ce sens ne semblent pas être nuls tant les autorités ad hoc jouent aujourd’hui souvent un rôle important en tant que sources matérielles, ainsi qu’en témoigne le droit de la communication par internet.
51II. Un rôle de sources matérielles des autorités ad hoc très développé. N’est-il pas de plus en plus avéré, à mesure de la complexification du monde et des sociétés, qu’il faudrait, comme l’exprimait Jean‑Jacques Rousseau dans le Contrat social, « faire voir au peuple assemblé les objets [car il] veut le bien mais, de lui-même, il ne le voit pas toujours »1673 et car « la volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé »1674 ? Chez Rousseau, les citoyens, une fois réunis, déclarent leur volonté générale par rapport à des textes déjà élaborés par d’autres, par des experts des enjeux en cause. Il serait donc nécessaire d’avoir recours à des formulations de l’intérêt commun de la part d’hommes aux compétences incontestées.
52Or d’aucuns soulignent le déséquilibre qui existe entre les rôles de sources matérielles et de sources formelles que jouent les autorités spécialisées, le premier étant beaucoup plus développé que le second. Les changements scientifiques, techniques et technologiques entraînent la « remise en cause des mécanismes par lesquels s’exprime et s’applique le droit, c’est-à-dire des techniques de réglementation »1675 ; mais cela semble impacter davantage la sphère des sources matérielles que celle des sources formelles tant la loi et le décret demeurent les sources premières et prioritaires aux yeux des gouvernants. Autrement dit, peut-être le renouvellement des sources du droit touche-t-il plus les sources matérielles que les sources formelles, en tout cas à l’échelle des sources étatiques. Parlement et Gouvernement s’en remettent de plus en plus aux avis des « experts » dans toutes les situations où l’acte de faire la norme ne s’apparente pas à un acte politique, à un choix politique1676. Il est évident que, « avant de faire une loi dans ces matières nouvelles, on ne peut pas faire l’économie de comprendre »1677.
53L’idée de consulter un « sachant » avant de légiférer n’est cependant ni neuve ni originale1678 ; c’est l’ampleur du phénomène qui interpelle et amène à poser la question d’un véritable renouvellement des sources matérielles, en particulier des sources matérielles des lois et règlements1679. L’institutionnalisation et la procéduralisation du recours par le Parlement et le Gouvernement aux avis sur des données scientifiques, économiques, sociales ou même morales est en revanche quelque-chose de récent1680 ; peut-être s’agit-il d’ailleurs de l’un des premiers signes du passage de l’État moderne à l’État « postmoderne » et du droit moderne au droit « postmoderne »1681. L’apparition des autorités étatiques ad hoc a donné aux avis et recommandations une dimension nouvelle et un caractère plus officiel1682 – sans que cela n’empêche le développement concomitant des consultations non officielles1683. La Loi pour la confiance dans l’économie numérique1684 est un exemple criant1685, de même que la Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information1686. Les AAI concernées répondent ainsi régulièrement à des consultations sur des questions en lien avec l’encadrement normatif des activités immatérielles1687.
54Ensuite, l’avis peut être facultatif et être rendu ou sollicité spontanément ; il peut aussi être obligatoire. Le cas de l’avis conforme est peut-être celui dans lequel il est le plus permis de considérer que la source matérielle est proche de devenir source formelle, que l’instance consultée est en passe de muer en « coauteur »1688 du texte, puisque la véritable source formelle voit alors sa liberté réduite au choix d’agir ou de ne pas agir1689.
55Par ailleurs, doit être souligné combien les innombrables consultations incluses dans la procédure d’élaboration de la loi retardent un processus législatif qui est déjà par essence trop lent et qui subit ainsi très frontalement les conséquences du pan temporel de l’« impasse des échelles ». Aussi le recours aux autorités étatiques spécialisées en tant que sources matérielles ne paraît-il guère suffisant1690. En matière de régulation de l’internet, il est tentant de plaider en faveur de la production directe de normes par ces institutions, ce qui aboutirait à un considérable renouvellement des sources étatiques tant lesdites institutions sont relativement neuves et originales dans le paysage du droit moderne et tant, jusqu’à présent, leur droit est toujours resté très en retrait par rapport à la loi, au règlement, mais aussi à la jurisprudence.
56III. Un rôle de sources formelles des autorités ad hoc à développer. Les sources étatiques « politiques » intervenant à l’égard du droit de la communication par internet sont perçues par les destinataires de leurs normes de manière très négative ; et cela sans rechercher quels sont les auteurs « réels » de ces normes. C’est pourquoi les autorités étatiques spécialisées les intéressent lorsqu’elles font œuvre de sources formelles mais non lorsqu’elles ont seulement participé au processus de création du droit à travers l’émission de quelques avis ou recommandations. Les destinataires des règles ne savent que très rarement quelles sont les sources matérielles de ces règles. En d’autres termes, ils ne voient toujours que les seules sources formelles ; or celles-ci, lorsqu’elles sont d’ordre législatif ou règlementaire, paraissent disqualifiées a priori1691. Du point de vue de l’efficacité des normes, la séparation des sources formelles et matérielles demeurerait donc incontournable tant un même contenu normatif peut connaître des sorts très différents selon qui est sa source formelle et qui est sa source « réelle ».
57La voie idéale en matière de production du droit serait celle consistant à associer l’efficacité d’une décision passée au crible de cercles d’experts à la légitimité d’une décision politique1692 ; seulement les internautes accordent-ils plus de légitimité à la décision de l’expert qu’à celle du politique, si bien qu’efficacité et légitimité seraient réunies en la personne de l’expert, le politique étant suspecté, en plus d’être incompétent, de faire preuve d’une « partialité politicienne » incompatible avec la fonction d’établir un droit juste et pertinent. Que soient rappelés ces mots de Georges Burdeau, écrits en 1970 : « Nul pouvoir ne saurait être plus satisfaisant que celui que sa subordination aux impératifs techniciens soustrait à l’influence des idéologies politiques brouillonnes et inefficaces »1693. Les autorités administratives indépendantes, pour leur part, jouissent d’une « irréfragable présomption d’impartialité », comme le souligne le Conseil d’État1694.
58En conséquence, si, dans certaines matières relevant des nouvelles technologies ou de la science, il peut sembler suffisant que les autorités dites « indépendantes » se bornent à occuper une fonction de sources matérielles, il serait fort utile, concernant un domaine tel que le droit de la communication par internet, que ces autorités soient avant tout des sources formelles. Jean Carbonnier, au milieu du xxe s., notait que « la multiplication et la technicisation des lois rend de plus en plus difficile leur divinisation »1695, avant d’expliquer qu’il n’y aurait plus que leur utilité sociale qui pourrait leur donner force1696. Quant à l’encadrement législatif des activités internetiques, l’idée de lois reconnues d’« utilité sociale » semble très utopique et il faudrait aller plus loin dans le renouvellement des sources étatiques du droit1697. Les spécificités technologiques du monde de l’internet ne sont plus à démontrer1698 ; et ce monde connaît aussi de profondes particularités sociales, économiques et culturelles. Or le droit élaboré par les autorités étatiques ad hoc serait foncièrement plus pragmatique que le droit « politicien » du Parlement et du Gouvernement1699, ce qui devrait le rendre indispensable.
59On souligne la grande utilité des normes établies par des « comités de sages » dès lors que la question ne relève pas de problèmes de politique générale mais d’enjeux techniques ou technologiques, car l’autorité de ces « sages » imprègnerait nécessairement leurs normes1700. Peut-être l’autorité – ou, mieux, l’« autorité sans domination »1701 – doit-elle être préférée à la puissance par trop verticale1702, surtout dès lors que le Parlement et le Gouvernement ne bénéficient plus, factuellement, de la force a priori qui classiquement était la leur. À l’égard des communications par internet, la puissance de l’État s’avère souvent fort diminuée et les pouvoirs publics devraient par conséquent s’appuyer au maximum sur l’autorité, sur la compétence. Logiquement, cela impliquerait un renouvellement des sources du droit par l’avènement d’importantes sources étatiques spécialisées.
60Toujours est-il que le monde internetique témoigne du fait qu’à l’obéissance aveugle du citoyen à la loi parce qu’elle est la loi a succédé l’évaluation systématique de la « performance » et de l’utilité des normes par ceux-là même qui en sont les destinataires1703. Le caractère « mythique » de l’État et, en particulier, de la loi1704 tend à s’estomper – le Professeur Jacques Chevallier n’hésite pas à parler d’« État démythifié »1705 et d’« État banalisé »1706 – et, si la « fatigue démocratique » est identifiée comme un phénomène d’ordre général1707, cela ne peut qu’être d’autant plus vrai dans le cyberespace. Les internautes, souvent, ne prennent pas part au processus démocratique1708 et rejettent le lien entre qualité substantielle des normes et légitimité démocratique de leurs auteurs1709. Par conséquent, la légitimité paraît devoir être recherchée dans la compétence technique de la source de la règle plutôt que dans son essence démocratique.
61Si le cyberespace se présente souvent telle une « terra incognita » aux yeux du législateur1710, il en va normalement différemment aux yeux d’autorités spécialisées par définition mieux au fait des problématiques en présence. On pose la question d’un « renoncement à la légitimité démocratique au nom de la qualité des normes »1711 ; l’étude du droit de la communication par internet pourrait inciter à se montrer favorable à un tel bouleversement dans l’architecture des sources étatiques de normes. Pourtant, la réalité des origines de ce droit indique que ce bouleversement n’est, pour l’heure, guère en passe d’advenir1712, bien qu’il soit de plus en plus difficile de contester la réalité de la « crise » du modèle légicentrique1713. L’idée que la loi serait la source étatique par excellence semble ô combien profondément ancrée dans la pensée jus-politique collective, de telle sorte qu’il s’avère difficile de « réinventer “le savant et le politique” »1714, bien que d’aucuns s’y emploient, posant la délicate question du passage d’un « État de citoyens » à un « État d’experts »1715 ou, autrement dit, de sources du droit « politiques » à des sources du droit « spécialisées »1716.
62IV. Un État de citoyens muant avec les autorités ad hoc en un État d’experts. Loin de la « législation spectacle participant d’un État-spectacle »1717, le déploiement des autorités spécialisées témoignerait du fait que « l’État républicain devien[drait], en développant une techno-structure nécessaire à son fonctionnement, un État administratif ou “fonctionnel” »1718, ainsi que du fait que « l’État devien[drait] savant ou technocratique, la classe politique se doublant d’une classe d’experts »1719. Cela ne se ferait pas sans profond renouvellement des sources étatiques du droit. Et cela ne se ferait pas sans sacrifices tant l’essor d’un droit d’origine technocratico-administrative irait forcément de pair avec un retrait de la démocratie et de la séparation des pouvoirs. Peut-être est-ce ce dernier point qui explique la frilosité des pouvoirs publics, eux qui sont peu enclins à faire passer la mission de produire le droit de la communication par internet des sources « politiques » aux autorités spécialisées. La « technocratisation du droit »1720 et la remise en cause du système politique fondé sur la représentation est un phénomène difficile à accepter, donc difficile à encourager1721.
63Il est significatif que le directeur du bureau Europe de l’Internet Society explique que le droit produit par cet organisme privé a pu s’imposer en raison de sa légitimité supérieure, une légitimité due au fait qu’il est composé d’experts, à l’inverse des organes politiques des États1722. Il faudrait donc que les institutions étatiques prennent exemple sur l’ISOC et sur les organismes ad hoc de la sphère privée, dont le « pouvoir de régulation » a pour première justification la compétence technique de leurs membres1723. Peut-on encore raisonnablement considérer, comme Antoine Barnave, le créateur du Club des Jacobins, qu’« une des conséquences du système représentatif dans l’ordre politique est de mettre chaque fonction dans les mains d’experts »1724 ?
64L’élection aurait pour fin de donner le pouvoir à une « aristocratie élective »1725. Concernant la construction d’un droit tel que le droit des nouvelles technologies de l’information et de la communication, peut-être faudrait-il suivre plutôt la voie d’une « aristocratie technocratique », ce qui impliquerait de reléguer au second rang les sources étatiques « politiques » ainsi que la jurisprudence et de conférer aux sources étatiques spécialisées davantage de responsabilités dans la fabrique du droit. En définitive, la démocratie n’est peut-être pas plus légitime que la technocratie, en tout cas pour ce qui concerne l’établissement d’un droit tel que le droit de la communication par internet. Le régime le plus opportun pourrait résider en une étrange démocratie technocratique. Il importe en tout cas de témoigner du caractère fructueux de l’action créatrice des autorités ad hoc, le sacrifice de la démocratie et de la séparation des pouvoirs ne pouvant être éventuellement acceptable que si les normes produites par ces autorités présentent effectivement une qualité très supérieure à celle de la loi ou du règlement1726.
2. La légitimité et l’efficacité supérieures des autorités spécialisées en tant que sources formelles
65La part du droit formellement édicté par les institutions étatiques spécialisées est faible parmi l’ensemble du droit de la communication par internet. Elle l’est aussi parmi l’ensemble du droit étatique de la communication par internet, si bien qu’il faut s’attendre à ce que ces institutions ne produisent pas une part importante du « nouveau droit » que le droit de la communication par internet annoncerait. Les raisons de ce caractère marginal du droit d’origine étatique spécialisée sont peut-être à rechercher dans la timidité des pouvoirs publics face à la révolution légistique que constituerait le dessaisissement du Parlement et du Gouvernement du soin de produire le droit au profit d’autorités spéciales et autonomes bien plus que dans la qualité substantielle des normes émises par ces dernières. En effet, mis à part le cas de la HADOPI, qui est possiblement une autorité « en crise » et qui, dans tous les cas, n’est guère à l’origine de normes à portée générale, le droit produit par les autorités spécialisées, de celui produit par la CNIL à celui produit par l’ARCEP ou par le CSA, se démarque par la légitimité et l’efficacité semble-t-il supérieures des normes qu’il renferme1727.
66La légitimité et l’efficacité des interventions normatives des autorités spécialisées dans le secteur de la communication par internet peuvent être caractérisées tant négativement, par comparaison avec l’insuccès des interventions normatives des sources étatiques « politiques » (I), que positivement, leur action pertinente étant saluée par beaucoup de commentateurs (II). Les limites du renouvellement des sources étatiques du droit ne pourrait donc qu’être regretté sous l’angle de ces autorités spécialisées.
67I. Une légitimité et une efficacité caractérisées négativement : par comparaison avec les difficultés de la loi et du règlement. Il faut insister, tout d’abord, sur les aprioris négatifs qui entourent désormais toute intervention de la loi dans le domaine de l’internet en raison des mauvaises expériences des années 2000 que le public des internautes garde en mémoire. L’équation est simple : la meilleure maîtrise des données propres à l’objet en cause permettrait de le saisir plus pertinemment. Or, « en matière d’internet, le législateur s’est souvent montré lent parce qu’indécis, confus parce que laborieux et évasif parce qu’aveugle »1728. En 2007, le Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, dit « Balladur », constatait combien les parlementaires « répugnent à s’exprimer en séance publique sur des questions techniques ». Peut-être faut-il expliquer cette observation par un manque de compétences techniques qui interdirait de se prononcer ni de fournir quelque argument dès que la discussion touche à un domaine spécialisé. Très peu nombreux sont les députés et sénateurs à maîtriser les aspects technologiques afférents aux numéros de port, aux adresses IP ou au DNS, mais aussi à maîtriser les enjeux « politiques » qui y sont attachés. Peu de problématiques ont autant illustré les difficultés d’adaptation des lois aux évolutions technologiques que celles afférentes à la communication par internet1729. En témoigne la question de la responsabilité liée aux activités des différents acteurs de ce réseau global de communication1730. Et, pour ne prendre qu’un autre exemple, la copie privée n’a pas le même sens dans l’univers analogique et dans l’univers numérique1731.
68Depuis 1880, la loi subirait une « dépréciation continue »1732 ; et, au xxie s., on interroge de plus en plus ardemment la légitimité de l’outil législatif1733. La ratio juris (raison du droit) ne semble plus pouvoir être assimilée à la ratio legis (raison de la loi). Peut-être les lois votées dans le domaine de la communication par internet ne sont-elles pas celles qui illustrent le moins bien la « décadence des lois »1734 et le fait que « les textes de loi sont illisibles [car] les mots eux-mêmes sont parfois utilisés en dépit du bon sens »1735. Des députés, d’ailleurs, n’hésitent pas à reconnaître combien la loi leur apparaît tel un instrument fort peu judicieux afin d’encadrer le cyberespace1736. Platon comparait le législateur au médecin en disant que, dans un cas comme dans l’autre, une grande compétence est requise1737. Or la communication par internet n’exige-t-elle pas de s’en remettre à un « médecin spécialisé » bien plutôt qu’à un « médecin généraliste »1738 ?
69À moins que ce ne soit la démocratie plus que la loi qui mérite d’être remise en cause dans un espace tel que le cyberespace. En effet, si, de façon générale, on constate que « la loi est de plus en plus insuffisante tant dans son contenu que dans son mode d’élaboration »1739, peut-être cela est-il déjà dû à son caractère démocratique et peut-être, si des spécialistes des questions en cause prenaient la place des députés et sénateurs, en irait-il différemment – et on ne parlerait plus de « cécité de la loi »1740. Sans doute la « “geekfrienditude” des politiques »1741 se développe-t-elle ; mais il semble impossible que le Parlement et le Gouvernement deviennent, même à moyen terme, des assemblées et réunions de spécialistes des enjeux, possibilités et autres spécificités de la communication par internet. « Les technologies de l’internet et les espaces numériques [sont] une nouvelle terra incognita » aux yeux des gouvernants, pour reprendre une expression du Vice-président du Conseil d’État Jean-Marc Sauvé1742, et il faut croire qu’ils le demeureront longtemps1743. Puisque, dans le même temps, l’appui des autorités spécialisées en tant que sources matérielles s’avère insuffisant, il paraîtrait normal que celles-ci, jouissant d’un véritable « magistère technoscientifique sur le pouvoir »1744, deviennent des sources formelles de première importance.
70Seulement une question demeure-t-elle en suspens : si les élus ne disposent pas des connaissances suffisantes pour concevoir efficacement les normes constitutives des branches spéciales du droit et si leurs choix sont souvent dictés par des considérations « politiciennes » et partisanes, sont-ils en mesure de choisir légitimement les membres des autorités étatiques ad hoc, loin de toutes considérations autres que relatives aux compétences techniques et scientifiques1745 ? Ne faudrait-il pas que les experts soient choisis par des experts, ce qui aboutirait à une insoluble regressio infinitum1746 ? Il paraît difficile d’éviter tout à la fois la dérive technocratique et les nominations politiques ou de complaisance.
71Toujours est-il qu’il semble aussi permis de caractériser positivement la légitimité et l’efficacité des interventions normatives des autorités spécialisées, donc de justifier positivement un renouvellement des sources étatiques du droit qui aboutirait à un recul des sources « politiques » et à une avancée des sources « technocratiques ».
72II. Une légitimité et une efficacité caractérisées positivement : par la preuve de la compétence des autorités et de leurs membres. La compétence des membres des autorités ad hoc paraît réelle et les louanges adressées au droit qu’ils édictent ne manquent pas1747. Eux seuls seraient en mesure d’établir une « règlementation spécialisée »1748. On souligne combien leur droit présenterait les qualités d’adaptabilité et de réactivité éminemment nécessaires dans une sphère telle que celle du droit de la communication par internet. Le droit établi par les institutions ad hoc est décrit comme « performant » et « bien accepté » par ses destinataires1749, alors que la légitimité des normes étatiques paraît de plus en plus dépendre de leur contenu et de moins en moins de leur contenant. Et un auteur de conclure :
« L’autorité et l’unilatéralité ne sont plus passivement acceptées par des destinataires qui cèdent aujourd’hui plus volontiers à des prescriptions proposées et négociées par des “sachants”. On s’éloigne d’une adhésion “de principe” à des normes étatiques classiques auréolées de vérité, raison et justice pour se rapprocher d’une adhésion “acquise” à des normes étatiques nouvelles auréolées d’expertise, de souplesse et d’adaptabilité. Ici résiderait l’avènement d’un droit “postmoderne” ou, à tout le moins, une adaptation de la technique juridique à la crise générale d’autorité que traversent nos pouvoirs publics. La norme opère par “persuasion”, non par “autoritarisme”. Sa légitimité “se gagne”1750. »
73Pour terminer, il faut rappeler que les juges souffrent des mêmes difficultés que les parlementaires1751 ; ces difficultés rendent laborieuse leur création du droit autant que leur application du droit, si bien qu’il faut à nouveau s’étonner d’observer un droit de la communication par internet dans lequel, pour ce qui est des sources étatiques « non politiques », les sources prétoriennes jouent un rôle nettement plus important que les sources spécialisées. C’est là tout le paradoxe de ces sources étatiques « non politiques ». Un avocat général près la Cour de cassation reconnaît que « le droit s’essouffle à accompagner les avancées scientifiques et techniques »1752. Il faut croire que le droit produit par les autorités spécialisées est mieux en mesure que la loi ou que la jurisprudence de vivre avec son temps et de suivre les rapides mouvements des technologies et des usages. En d’autres termes, au-delà de la compétence de ces autorités, le temps de leur droit n’est pas le même que le temps de la loi ou de la jurisprudence, si bien qu’elles sont moins gravement impactées par l’aspect temporel de l’« impasse des échelles ». Il n’est donc guère surprenant de voir des commentateurs en appeler à un « droit technique plus compétent et réactif que le droit ordinaire »1753.
74À l’occasion d’une allocution prémonitoire prononcée en 1977 devant le Syndicat national de la magistrature, Michel Foucault détaillait sa conception de ce qu’il désignait comme des « organismes nouveaux appelés à se développer dans la perspective de règlements d’un nouveau type »1754. Il confiait : « C’est à l’intérieur du système de l’information que les fonctions prises par ces organismes trouveront leur place »1755. Ce propos aurait pu être doué de prescience tant il serait effectivement légitime que les autorités spécialisées occupent un rôle-cadre dans le droit de l’information. Pourtant, l’étude du droit de la communication par internet tend à infirmer l’hypothèse du philosophe1756.
75Peut-être ne faut-il pas regretter outre mesure cette situation, ce quasi non-renouvellement des sources étatiques dont le droit de la communication par internet témoigne. En effet, il importe d’insister également sur les réserves que, par ailleurs, un droit produit par des autorités spécialisées suscite, réserves qui, peut-être, justifient dans l’esprit des pouvoirs publics les réticences à encourager plus avant ce droit. Lesdites autorités ne sont pas les moins originales ni même les moins iconoclastes des sources du droit. Si elles venaient à prospérer, elles impliqueraient un réel renouvellement des sources du droit en premier lieu en ce qu’elles tendraient à détacher le droit de la démocratie et de la séparation des pouvoirs, donc, pour une part, de l’État de droit. Aussi semble-t-il nécessaire de ne pas plaider aveuglément en faveur du droit d’origine étatique spécialisée ; celui-ci, s’il paraît pertinent à certains égards, peut également se révéler redoutable ou aventureux à d’autres égards.
B. L’action normative actuellement périlleuse des autorités ad hoc
76Des auteurs ont déjà souvent mis en avant combien les autorités ad hoc sont utiles à la confection d’un « droit spécial et complexe »1757 et combien, « dans les secteurs régulés où les opérateurs sont tous privés, une autorité indépendante reste le meilleur moyen de faire accepter la contrainte normative exercée sur eux »1758. Pourtant, l’implication du CSA, de la CNIL ou encore de l’ARCEP dans la construction du droit de la communication par internet est maigre1759, tandis que la HADOPI et l’ARJEL, dont les « cibles d’intervention » sont « extrêmement étroites »1760, ne créent guère de normes générales et impersonnelles. La production juridique des institutions étatiques spécialisées semble pâtir de prérogatives drastiquement limitées par le législateur et, de ce fait, insuffisantes car incomplètes. Les compétences des autorités spécialisées, tant en termes de production de règles de droit que relativement à la communication par internet, sont trop morcelées pour qu’un véritable droit d’essence étatique spécialisée puisse s’affirmer1761. Une volonté politique se cacherait ainsi derrière le renouvellement limité des sources étatiques du droit. Les titulaires des pouvoirs politiques verraient d’un mauvais œil le développement de la capacité normative des autorités spécialisées et refuseraient donc de placer celles-ci au cœur du « nouveau droit ». Par suite, de nombreux problèmes ne peuvent être pris en charge juridiquement par aucune institution étatique ad hoc1762. C’est alors nécessairement aux sources « politiques » ou éventuellement aux sources juridictionnelles qu’il revient d’intervenir.
77Si le droit issu des autorités spécialisées est ainsi très en retrait au sein des sources étatiques du droit de la communication par internet, cela s’explique peut-être par son incompatibilité avec les canons du droit moderne (1). Installer ces autorités au centre du jeu juridique, ce serait modifier nombre de paradigmes du droit moderne et, par suite, passer du droit moderne au droit « postmoderne », un droit « postmoderne » peut-être trop incertain pour mériter que l’on s’y risque sans prendre de grandes précautions. Pour cette raison et pour d’autres, l’intention d’édifier une autorité étatique ad hoc chargée de se consacrer uniquement mais entièrement à l’internet et aux activités immatérielles paraît devoir demeurer longtemps à l’état de projet, malgré les insuffisances des autorités existantes (2). Il serait donc illusoire de s’attendre à un prochain renouvellement des sources du droit coïncidant avec un essor des institutions spécialisées.
1. L’épreuve des canons du droit étatique
78Le droit produit par les autorités spécialisées interroge sous plusieurs angles qui, éventuellement, pourraient conduire, plutôt qu’à le dénoncer, à se réjouir du fait que ce droit n’occupe qu’une place très secondaire parmi l’ensemble du droit de la communication par internet d’origine étatique. En premier lieu, cette forme de droit étatique met à mal la sécurité juridique. Les actes normatifs édictés par les autorités spécialisées ne sont souvent accessibles qu’aux seuls spécialistes ; ce sont des textes écrits par des spécialistes à destination d’autres spécialistes1763. Pourtant, les destinataires des normes en cause peuvent être tous les internautes autant que des professionnels de la communication par internet. De plus, outre le problème de la clarté et de l’intelligibilité de ces règles, celles-ci répondent difficilement à l’exigence de stabilité devant prévenir toute imprévisibilité. L’une des spécificités des autorités ad hoc réside en effet dans les certaines souplesse et adaptabilité qu’elles assurent. Tout cela n’est pas anodin tant la sécurité juridique est peut-être un « fondement de l’État de droit »1764. Cependant, il est loin d’être avéré que la loi puisse, dans le domaine du droit de la communication par internet, mieux préserver la sécurité juridique que les actes normatifs des autorités spécialisées. Les normes d’origine législative sont peut-être plus imprécises et ambiguës que les normes provenant des institutions étatiques ad hoc1765.
79Ce sont davantage la démocratie (I) et la séparation des pouvoirs (II), autres principes-cadres de l’État de droit et de l’État républicain, qu’un renouvellement des sources du droit faisant la part belle aux autorités spécialisées tendrait à malmener.
80I. Un droit sans la démocratie. Par définition, les autorités spécialisées ne sont que très peu politiques et démocratiques : elles ne revêtent d’aspects politique et démocratique qu’à travers le fait que la loi les crée et à travers le fait que ce sont, quoique non systématiquement, des personnalités politiques occupant leurs fonctions en vertu du suffrage universel qui nomment leurs membres1766. Il semble donc bien s’agir, à l’instar des sources juridictionnelles, de sources étatiques « non politiques ». De plus, l’indépendance et l’autonomie attendues de ces autorités s’opposent à la souveraineté populaire. Et la compétence ne saurait justifier d’occuper une fonction de source du droit car cette qualité serait excessivement subjective et discutable, là où les résultats d’une élection sont normalement incontestables1767. Partant, « quoi qu’il en soit du savoir, de la compétence et de la “bonne foi” des sages et des techniciens, le droit de décider leur échappe par principe »1768. La démocratie serait ainsi un obstacle aux capacités normatives des autorités spécialisées1769. Toutefois, Joseph Barthélemy estimait que « le principe démocratique doit seulement être compris comme un idéal rationnel à tempérer par des considérations d’ordre pratique »1770. Or, dans une matière telle que la communication par internet, peut-être nombre de considérations d’ordre pratique invitent-elles à tempérer le principe démocratique1771.
81Éventuellement est-ce chez Cicéron qu’il faut rechercher la position la plus pragmatique. En effet, l’illustre consul considérait qu’un régime mixte mêlant l’aristocratie et la démocratie (ainsi que la monarchie) vaudrait toujours mieux qu’un seul de ces régimes mis en œuvre de façon totalitaire à l’exclusion des autres1772. Si la part du droit du cyberespace produite par les autorités spécialisées venait à croitre considérablement pendant que celle des sources « politiques » diminuerait, il faut gager que ce ne serait pas forcément là le signe de la fin de l’État de droit ni de la République1773. Il n’est donc pas certain que la « montée en puissance des instances de régulation non élues »1774, pour ce qui est du droit des nouvelles technologies de l’information et de la communication en tout cas, puisse être dénoncée en raison de la « régression démocratique »1775 qu’elle impliquerait1776.
82Si les autorités administratives indépendantes venaient à dominer la production étatique du droit – ce qui demeure, pour l’heure, loin d’être le cas –, la révolution serait assez radicale à l’aune des canons du droit moderne. Notamment, « le citoyen se trouve[rait] dessaisi de ses responsabilités politiques, si bien qu’on [pourrait] légitimement se demander si l’État ne connaît[rait] pas des administrés plus que des citoyens et si, en fin de compte, il ne [serait] pas en train de sortir du politique »1777. Mais faudrait-il pour autant engager incontinent une contre-révolution ? Plaider en faveur d’un « renoncement à la légitimité démocratique au nom de la “qualité des normes” » apparaît de moins en moins iconoclaste1778. De plus en plus nombreux sont ceux qui relèvent la dissociation qui existerait, au sein des institutions publiques, entre représentation et compétence et qui entendent mettre l’accent sur la compétence au détriment de la représentation1779. Ils poussent ainsi pour un renouvellement des sources étatiques allant dans le sens d’un remplacement des sources « politiques » par des sources « technocratiques » ou, du moins, de plus d’équilibre entre les unes et les autres – ce que traduirait le concept émergent de « démocratie technique »1780.
83Si les AAI sont à la fois « le symptôme et le remède d’un État en crise »1781, elles sont peut-être plus précisément le symptôme et le remède d’une démocratie « en crise ». En raison de la grande place qu’occupent les sources privées dans la construction du droit de la communication par internet, celui-ci souffre de toute manière d’un grand déficit démocratique. Si elles ne peuvent pas contrer ce dernier, les autorités spécialisées pourraient au moins permettre de diminuer le déficit étatique de ce droit. Pour l’heure, la « mise en péril de la souveraineté de la nation par le droit de l’internet »1782 est davantage à imputer aux sources privées qu’aux sources étatiques spécialisées, eu égard à la faible participation de ces dernières à la production dudit droit.
84En revanche, il semble plus difficile de comprendre, d’accepter et de justifier l’atteinte que portent les autorités étatiques spécialisées à la séparation des pouvoirs.
85II. Un droit sans la séparation des pouvoirs. Après les enjeux attachés à la démocratie, ce sont donc les enjeux attachés à la séparation des pouvoirs qui paraissent malmener la légitimité du droit produit par les sources étatiques spécialisées. Bien que dans des mesures variables et dans des cadres plus ou moins rigoureusement arrêtés par les lois qui les instituent1783, les institutions ad hoc, notamment celles qui interviennent en matière de droit de la communication par internet, jouissent à la fois de prérogatives « législatives », de prérogatives « exécutives » et de prérogatives « judiciaires ». Un même organisme peut surveiller un secteur, poser des règles pour encadrer les activités des acteurs concernés, faire appliquer individuellement ces règles et sanctionner les éventuels contrevenants. Plus que l’atteinte à l’idéal démocratique, cette atteinte à la séparation des pouvoirs – l’une n’étant d’ailleurs pas sans rapport avec l’autre1784 – mettrait à mal l’État de droit1785. La controverse a été vive et beaucoup de professeurs ont noté combien jamais des institutions républicaines n’avaient de la sorte violé un principe phare de l’État de droit1786 – ce qui n’a pourtant le plus souvent pas amené le Conseil constitutionnel à censurer la confusion des pouvoirs accordée à ces institutions1787.
86L’absence de séparation des pouvoirs concernant des instances qui ne produisent que très peu des normes constitutives d’une branche du droit donnée n’est pas alarmante, mais elle le deviendrait peut-être si ces instances commençaient à réellement concurrencer le législateur. Cependant, on observe que « les acteurs concernés par l’action des AAI sont plus intéressés par les garanties de compétence technique qu’elles offrent que par la séparation des pouvoirs »1788. Le fait que les autorités administratives indépendantes soient de « petits États sectoriels »1789 ou des « quasi-Léviathan »1790 ne serait donc pas ce qui préoccuperait au premier chef les destinataires de leurs normes et, plus largement, de leur régulation1791. La compétence et la respectabilité qui s’attachent aux interventions de ces autorités pourraient dès lors l’emporter sur le principe de séparation des pouvoirs autant que sur la démocratie.
87Toujours est-il que, quelles qu’en soient les explications – et qu’il faille s’en féliciter ou non –, les autorités spécialisées ne sont que des sources secondaires du droit de la communication par internet, si bien que leur apport à un éventuel renouvellement des sources du droit apparaît bien modeste. Il convient, enfin, d’interroger plus précisément les limites des interventions normatives des autorités spécialisées dont la communication par internet intègre le champ des compétences. Ces limites semblent confirmer les difficultés à procéder à un renouvellement des sources étatiques du droit y compris lorsque les objets à régir appellent fortement un tel renouvellement. Par suite, pourra être posée, sous un angle plus prospectif, cette ultime question : serait-il opportun et serait-il possible de confier le droit de la communication par internet à une autorité unique de régulation ?
2. L’absence d’autorité spécialisée unique
88L’action normative des autorités spécialisées est périlleuse parce qu’il est difficile aux actes normatifs émanant de ces institutions de ne pas souffrir des mêmes faiblesses que les lois sous la parenté desquelles elles se situent (I). Néanmoins, leurs insuffisances semblent surtout devoir être imputées au fait que le législateur n’a pas souhaité accompagner la convergence des médias, au centre de laquelle l’internet et le web se trouvent, d’une convergence concomitante des autorités de régulation des médias (II). À nouveau, la question d’un renouvellement des sources se pose de manière pressante et pourtant les pouvoirs publics n’y répondent guère. C’est pourquoi il est tentant de considérer que les limites des sources étatiques spécialisées seraient davantage voulues que subies. L’arrivée de l’internet et du web dans le paysage des médias et de la communication invite à évoluer d’une régulation plurielle et sectorielle vers une régulation unitaire et centralisée (III). Quelques propositions ont d’ailleurs déjà été formulées dans le sens, si ce n’est d’une fusion des diverses institutions étatiques spécialisées, du moins d’un rapprochement de ces institutions et de la modification de leurs attributions respectives, souvent au profit du CSA (IV). Mais il est peu probable que de tels changements adviennent au cours des prochains temps, si bien que le divorce entre autorités ad hoc et droit de la communication par internet serait voué à perdurer.
89Il semble exister une forme d’« effet cliquet » rendant assez irréaliste l’intention de supprimer certaines autorités ou, moins radicalement, celle de les réunir au sein d’instances aux compétences plus globales. Or on ne peut renouveler des sources du droit sans détruire certaines sources du droit. Cet « effet cliquet » serait ainsi un frein important au renouvellement des sources étatiques et peut-être même au renouvellement des sources publiques en général. Le droit de la communication par internet devrait donc continuer à être peu impacté par les interventions normatives des autorités spécialisées et, par suite, à être peu significatif d’un renouvellement des sources du droit induit par l’essor de telles institutions originales. Le « droit de demain » ne paraît pas pouvoir être façonné dans une mesure importante par des sources étatiques spécialisées, quel que soit le besoin de telles sources « technocratiques ».
90I. Les conséquences des origines législatives des autorités de régulation des médias. Si le droit créé par les autorités spécialisées souffre moins que la loi du problème du « temps du droit », car il est plus souple et donc réactif et adaptable, il éprouve en revanche autant qu’elle les conséquences des différences d’échelles spatiales entre activités de multinationales de l’internet déterritorialisées et champ d’application du droit territorialisé. Aussi va-t-on jusqu’à juger le débat afférent aux AAI dépassé et vain dès lors que national1792. L’effectivité des interventions de ces autorités1793 interpelle comme interpelle l’effectivité de la loi. Les institutions étatiques spécialisées étant créées par la loi, elles échappent en partie mais non totalement au discrédit qui frappe l’instrument législatif dans l’esprit de beaucoup d’internautes. Ainsi la HADOPI souffre-t-elle du rejet suscité par la loi qui l’a instituée1794. Ce n’est que le temps qui peut faire oublier, progressivement, qu’une loi se cache derrière l’institution.
91Ensuite, les autorités spécialisées ne disposent toujours que des compétences que le législateur et, éventuellement, le Conseil constitutionnel ont daigné leur accorder. Or, en matière de droit de la communication par internet, ces autorités n’ont jamais paru constituer des priorités pour le Parlement. Cette branche du droit permettrait ainsi de vérifier que, sous l’angle de la production juridique, la fonction première des autorités ad hoc ne serait « pas de faire la législation ni de faire la réglementation mais de réguler, [c’est-à-dire de] prendre des décisions au quotidien, le plus souvent des décisions individuelles avec un fort contenu économique »1795. Aussi serait-ce presque par nature que ces organes ne pourraient contribuer au renouvellement des sources du droit1796.
92Une autre limite de l’action des sources étatiques spécialisées, qui pourrait expliquer les réticences des pouvoirs publics à leur abandonner davantage le soin de confectionner le droit de la communication par internet, mérite d’être signalée : la distance qui les sépare des destinataires de leurs normes. Où revient la dénonciation du « technocratisme juridique »1797. « Publicus s’adonne à la négation de publicus quand il prend la forme de la bureaucratie », explique-t-on1798 ; et les risques d’une « technocratie dévorante »1799 ou du déploiement d’un « droit technocrate indéchiffrable »1800, si ce n’est d’un « contre-droit »1801, sont mis en avant. C’est le problème de la simplicité et donc de l’accessibilité du droit qui se pose en particulier dès lors que des experts formulent ou même inspirent le droit1802. Et cela serait d’autant plus problématique que l’idéal de l’expert indépendant et objectif deviendrait chaque jour un peu plus évanescent1803.
93Que ce soit pour ces motifs ou pour d’autres, le législateur n’a guère favorisé l’essor d’une véritable autorité ad hoc en charge des activités du cyberespace. Cela explique également la faible part de droit d’origine étatique spécialisée dans l’ensemble du droit de la communication par internet. Pour que cette branche du droit soit révélatrice d’un renouvellement des sources sous l’angle des institutions spécialisées, il aurait sans doute fallu que la convergence internetique des médias suscite une convergence internetique des autorités de régulation des médias.
94II. La convergence des médias non suivie d’une convergence des autorités de régulation des médias. Avant l’émergence de l’internet, il existait une parfaite superposition entre la forme d’expression, le moyen technique employé pour la transmettre, le régime juridique applicable et l’autorité de régulation associée1804. La convergence des médias, c’est-à-dire des supports, des technologies, des services et des plateformes, permise par la numérisation des signaux et l’interconnexion des réseaux1805 pose la question de la pérennité de la segmentation des autorités étatiques spécialisées1806. Le Conseil d’État ne manque pas de relever que « les activités des entreprises du numérique tendent à s’interpénétrer » et que cela « rend difficile la mise en œuvre de règlementations sectorielles »1807. Notamment, le développement de la consommation par internet de contenus audiovisuels, spécialement de films et de séries, met en doute le grand écart existant entre le régime juridique de l’audiovisuel et celui de la communication au public en ligne : un même contenu peut être soumis à deux statuts très différents en fonction de son mode de diffusion1808. Les activités immatérielles sont souvent dans une situation juridiquement complexe puisque soumises à plusieurs corps de règles, éventuellement hiérarchisés mais aussi éventuellement contradictoires, ce qui engendre de la confusion1809.
95Que la convergence des médias ne s’accompagne guère d’une convergence des droits et que l’avènement du « terminal à tout faire »1810 ou « terminal universel »1811 ne soit pas suivi de l’avènement d’un « droit à tout faire » ou « droit universel » apparaît problématique1812. Or, sur ce point, le recours aux autorités étatiques spécialisées ne semble guère pouvoir être, en l’état, d’un grand secours. Un renouvellement des sources étatiques aboutissant à conférer un rôle cardinal à des autorités spécialisées dont l’organisation n’aurait pas tiré les conséquences de la révolution de l’internet et du numérique ne saurait profiter véritablement au droit de la communication par internet. Le législateur a les cartes en mains ; et, jusqu’à présent, il n’a pas souhaité les rebattre.
96Pourtant, ne devrait-il pas suivre la voie d’un cadre juridique commun et unitaire confié à une instance unique et ad hoc plutôt que celle du pluralisme1813 ? Depuis plusieurs années, la question d’une fusion du CSA et de l’ARCEP est posée1814. Au-delà, il faudrait interroger la possibilité et l’opportunité de la constitution d’une autorité globale de la communication par internet capable de se saisir de toutes les problématiques, de celle des données personnelles à celle de la lutte contre les contrefaçons. Peut-être même un mouvement similaire à celui qui a permis à l’Ofcom1815 au Royaume-Uni ou au Défenseur des droits1816 en France de voir le jour serait-il envisageable dans le domaine de la communication ou, plus modestement, dans celui de la communication par voie électronique. La régulation plurielle des communications n’est guère la conséquence d’une évolution historique ou des circonstances mais plutôt celle d’un choix politique1817. Il est possible à tout moment, comme l’ont fait les pouvoirs publics du Royaume-Uni en 2003, de subroger aux autorités sectorielles une autorité générale unique.
97III. L’utilité des réflexions dans le sens d’une régulation unitaire et centralisée plutôt que plurielle et sectorielle. Qu’il n’existe pas d’autorité ad hoc spécialement chargée de réguler les communications par internet pourrait s’expliquer par le fait que le réseau mondial n’est pas un média mais un médium ; autrement dit, tant la presse que la communication audiovisuelle peuvent être mises à disposition du public par internet, lequel est par essence « transmédia ». Et l’internet véhicule autant des communications privées que des communications publiques. Partant, l’érection d’une autorité supplémentaire consacrée à la communication par internet donnerait lieu à une peu satisfaisante concurrence des autorités, dont les champs de compétences se recouvriraient plus qu’ils ne se compléteraient1818. La solution serait donc moins de créer une nouvelle institution que de refondre l’architecture institutionnelle actuelle1819. Il s’agirait non d’instituer quelque « Autorité de régulation de la communication par internet » mais de remplacer les diverses autorités sectorielles par une « Autorité générale des médias » ou « Autorité générale de la communication »1820. Alors un renouvellement des sources étatiques par l’essor du droit d’origine étatique spécialisée pourrait être davantage favorisé qu’actuellement. Encore faudrait-il, pour que les sources spécialisées prospèrent, que le législateur concède à cette autorité générale des compétences suffisantes. Mais le passage d’autorités faibles car éparpillées à une autorité forte car unique devrait être favorable à l’essor du droit d’origine étatique spécialisée1821.
98Une « autorité spécialisée générale » serait peut-être la bonne échelle pour réguler un secteur tel que celui de la communication dès lors que ce dernier tend désormais à se confondre avec le secteur de la communication par internet1822. Le réseau informatique mondial est devenu le support de diffusion et d’utilisation de la plupart des contenus informationnels, ce qui rend au moins en partie inopérants les réglementations et modes de régulation traditionnels. Aussi, depuis quelques années, des spécialistes plaident-ils pour un passage « des droits des médias au droit des médias »1823, soit pour une unification des règles applicables aux diverses formes de communication publique, unification qui devrait logiquement impliquer la fusion des autorités sectorielles en une autorité générale unique1824. Les régulations plurielles devraient a minima entrer dans l’ère de l’« interrégulation »1825. Mais cette dernière ne pourrait être qu’un pis-aller par rapport à l’avènement d’une régulation unifiée et unitaire, tant du point de vue des régimes juridiques applicables que du point de vue des institutions participant de cette régulation.
99Seulement une telle régulation unifiée et unitaire était-elle encore il y a peu qualifiée d’« irréaliste »1826. Aucune tentative de création d’un « office de la communication » n’est jamais venue en France, « ni de gauche ni de droite »1827 – comme si la méfiance à l’égard des sources « technocratiques » du droit faisait consensus parmi les gouvernants. Et les discussions en la matière s’avèrent globalement peu nombreuses, ce qui amène à ne pas croire en un possible essor prochain des sources étatiques spécialisées en droit de la communication par internet. Que ce soit pour des motifs légitimes ou illégitimes, et que cela doive être regretté ou non, peut-être ces sources ne seront-elles pas au cœur du « droit de demain ». Aussi faudrait-il rechercher les sources typiques du droit « postmoderne » essentiellement du côté des sources privées et très peu – trop peu ? – du côté des sources étatiques.
100IV. La rareté des réflexions dans le sens d’une régulation unitaire et centralisée plutôt que plurielle et sectorielle. Les propositions de fusion ou, au moins, de rapprochement des différentes autorités sont relativement rares. On a, un temps, avancé l’idée que pourrait être institué un Haut Conseil ou une Haute Autorité de l’internet et le CSA a été pressenti pour occuper cette fonction1828. À quelques reprises, on a également envisagé de transformer le CSA en « Autorité générale des médias », si bien que toutes les communications publiques par internet auraient relevé de sa compétence1829. Et revient de temps à autre la question d’une fusion de l’ARCEP et du CSA1830.
101Actuellement, un même contenu se voit appliquer des règles substantiellement divergentes selon qu’il est accessible par un média audiovisuel ou par un site de partage de vidéos. Notamment, divers contenus interdits à la télévision ne le sont guère sur le web. Aussi le CSA peut-il émettre les propositions suivantes : il conviendrait d’« étendre à l’ensemble des services de vidéo en ligne les compétences du Conseil […] s’agissant de la protection de l’enfance et de l’adolescence, du respect de la dignité de la personne et de la prohibition de l’incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de race, de sexe, de mœurs, de religion ou de nationalité »1831. Dès lors, confier la création et l’application du droit de la communication publique par voie électronique à une autorité unique – qui pourrait être un CSA transformé – ne permettrait-il pas un rajeunissement bienvenu de ce droit1832 ? Le CSA souligne combien « les frontières traditionnelles entre contenus régulés et contenus non régulés, entre services linéaires et services non linéaires, entre audiovisuel et télécommunications, entre éditeurs, distributeurs et hébergeurs, s’estompent »1833. Pourtant, le droit de la communication publique par voie électronique n’évolue guère, ni dans son contenu ni dans sa structure institutionnelle. Cela paraît devoir être imputé aux sources « politiques », lesquelles entretiennent le statut quo et ne souhaitent pas se reposer davantage sur les sources « technocratiques »1834.
102Il semble que l’organisation étatique soit plus empreinte de conservatisme que de pragmatisme et que, par conséquent, le renouvellement des sources du droit puisse difficilement s’y épanouir. L’étude du droit de la communication par internet conduit à conclure, dans l’ensemble, à un renouvellement des sources du droit impulsé par les sources privées bien plus que par les sources publiques. Alors que l’État est le point focal du droit moderne, la société civile serait au cœur du droit « postmoderne ». Les sources du droit en devenir comporteraient ainsi un « secteur public » et un « secteur privé ». Le droit ne pourrait plus se résumer au droit de l’État et les sources du droit ne pourraient plus se limiter aux sources étatiques du droit. Et cela s’expliquerait notamment par les difficultés des institutions publiques à s’adapter et à répondre aux besoins normatifs du « droit de demain » tels que le droit de la communication par internet permet de les concevoir.
Notes de bas de page
1496 J. Hervois, op. cit., p. 343.
1497 G. Burdeau, L’État, op. cit., p. 169.
1498 Environ 14 % des normes constitutives du droit de la communication par internet sont issues de la jurisprudence, contre seulement 3 % de ces normes édictées par les autorités spécialisées (Mesurer le pluralisme juridique, op. cit., p. 190). Et cela vaut tant concernant le droit du contenant de la communication par internet (14 % de normes d’origine étatique juridictionnelle contre 1 % de normes d’origine étatique spécialisée (ibid., p. 191)) qu’au sujet du droit du contenu de la communication par internet (14 % de normes d’origine étatique juridictionnelle contre 4 % de normes d’origine étatique spécialisée (ibid., p. 206)). À titre de comparaison, les juridictions contribuent moins que les autorités étatiques ad hoc à la fabrique du droit des réseaux de communications électroniques (5 % de normes d’origine étatique juridictionnelle contre 15 % de normes d’origine étatique spécialisée (ibid., p. 160)) et du droit de la communication audiovisuelle (5 % de normes d’origine étatique juridictionnelle contre 26 % de normes d’origine étatique spécialisée (ibid., p. 175)). Cette complète opposition en termes de compositions normatives parmi les sous-branches du droit des communications électroniques est tout à fait remarquable. Les sous-branches classiques que sont le droit des réseaux de communications électroniques et le droit de la communication audiovisuelle comportent une part élevée de règles provenant des autorités spécialisées et une faible part de règles provenant des juridictions. Il en va tout à l’inverse de la sous-branche atypique qu’est le droit de la communication par internet : les autorités spécialisées y sont relativement absentes quand les juges sont, si ce n’est au cœur de la matière globalement comprise, du moins au cœur du droit de la communication par internet d’origine étatique, à tel point qu’il est tentant de parler de « droit prétorien ».
1499 Peut-être est-il en effet opportun d’en appeler à un « droit pragmatique, sous-tendu par une préoccupation d’efficacité qui modifie en profondeur la conception traditionnelle de la normativité : à la rigidité [ferait] place la souplesse et à la stabilité [ferait] place l’adaptabilité » (J. Chevallier, « Vers un droit post-moderne ? », op. cit., p. 677). Dans les autorités ad hoc résideraient les sources étatiques les mieux à même de répondre à ce besoin.
1500 C. Zolynski, « Questions de légistique soulevées par la construction de la norme à l’aune du renouvellement des sources du droit », in M. Behar-Touchais, N. Martial-Braz, J.‑F. Riffard (dir.), Les mutations de la norme, Economica, coll. Études juridiques, 2011, p. 53.
1501 J.‑É.‑M. Portalis, Discours préliminaire sur le projet de Code civil, 1801 (non souligné dans le texte original).
1502 L. Rouban, La fin des technocrates ?, Presses de Sciences Po, 1998, p. 15.
1503 Par exemple, Ph. Gérard, F. Ost, M. van de Kerchove (dir.), L’accélération du temps juridique, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles), 2000.
1504 Par exemple, B. Frydman, « Comment penser le droit global ? », op. cit., p. 17 s.
1505 On note que la délégation du législateur à d’autres organes étatiques « doit être encouragée dans des domaines éminemment techniques, sensibles ou marqués par une évolution rapide des connaissances, la complexité de certaines matières rendant inappropriée la production normative légicentrée » (C. Zolynski, op. cit., p. 55). Peut-être le droit de la communication par internet devrait-il être la première des branches du droit concernées par de tels propos. Pourtant, la délégation par le législateur du soin de produire les normes applicables aux activités internetiques est loin d’être le principe ; elle semble être bien davantage l’exception.
1506 J.‑L. Bergel, Théorie générale du droit, op. cit., p. 83.
1507 Les sources juridictionnelles sont à l’origine d’environ 14 % du droit de la communication par internet, 5 % du droit des réseaux de communications électroniques et 5 % du droit de la communication audiovisuelle (Mesurer le pluralisme juridique, op. cit., p. 160, 175 et 190).
1508 P. Sirinelli, « Introduction », in Cour de cassation, L’innovation technologique – Rapport annuel 2005, La documentation française, 2006, p. 50.
1509 G. Timsit, « Raisonnement juridique », in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 1292 ; M. Verdussen, « L’origine et le légitimité du Conseil supérieur de la justice », in M. Verdussen (dir.), Le Conseil supérieur de la justice, Bruylant (Bruxelles), 1997, p. 17 (cité par F. Ost, M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 98).
1510 Cela quoiqu’on puisse noter, par exemple, que l’entrée en vigueur de la LCEN, loin de réduire la fonction juridictionnelle à son application, a obligé les tribunaux à faire toujours plus œuvre créatrice tant « le législateur a peiné à redéfinir les droits et les responsabilités de chacun sur le réseau » (A. Lepage, « LCEN – Libertés sur Internet – Cybercriminalité », Comm. com. électr. 2004, n° 9, p. 25).
1511 Des spécialistes n’hésitent pas à considérer que, sur nombre de points, les sources juridictionnelles seraient, parmi les différentes sources étatiques, les plus légitimes à façonner le droit de la communication par internet (M.‑Ch. Roques-Bonnet, op. cit., p. 205 (« seul le juge semble devoir définir l’équilibre entre ordre public et libertés individuelles [en ligne] »)).
1512 J. Cattan, op. cit., p. 545.
1513 Ibid.
1514 Ch.‑A. Morand, « La jurisprudence : de la pyramide au réseau », in J.‑L. Bergel (dir.), op. cit., p. 233. Georges Vedel disait que le Conseil constitutionnel tel qu’on le connaît aujourd’hui a été créé « par inadvertance » en ce que les rédacteurs de la Constitution de 1958 ont souhaité en faire le gardien du Parlement et qu’il est par la suite devenu le défenseur des droits et libertés des citoyens (entendu dans « La résistible ascension du Conseil constitutionnel », La marche de l’histoire, France inter, 16 mai 2013), l’introduction d’un contrôle des lois a posteriori par l’intermédiaire de la question prioritaire de constitutionnalité venant parachever au xxie s. cette évolution.
1515 Cons. const., déc. 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet. Et éventuellement le rattachement au droit de propriété de l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de la propriété intellectuelle et de la création culturelle (Cons. const., déc. 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 13 ; Cons. const., déc. 29 juill. 2004, n° 2004-499 DC, Loi relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, cons. 13).
1516 Certainement Georges Burdeau distinguait-il le texte de la Constitution, la « Constitution réelle », née de la pratique du pouvoir, et la « Constitution vivante », née des interprétations du juge constitutionnel (G. Burdeau, « Une survivance : la notion de Constitution », in Mélanges Mestre, Sirey, 1956, p. 53 (cité par P. Deumier, Introduction générale au droit, op. cit., p. 167)) ; il est toutefois difficile d’identifier quelques créations juridiques provenant du travail du Conseil constitutionnel. Outre les dispositions de l’article 34 de la Constitution (Cons. const., déc. 27 juill. 2000, n° 2000-433 DC, Loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, cons. 10 ; Cons. const., déc. 29 juill. 2004, n° 2004-499 DC, Loi relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, cons. 4 ; Cons. const., déc. 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 15), l’incompétence négative (Cons. const., déc. 29 juill. 2004, n° 2004-499 DC, Loi relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, cons. 10 ; Cons. const., déc. 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, cons. 6 ; Cons. const., déc. 27 juill. 2000, n° 2000-433 DC, Loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, cons. 61 ; Cons. const., déc. 22 oct. 2009, n° 2009-590 DC, Loi relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet, cons. 14), le principe de séparation des pouvoirs (Cons. const., déc. 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 14 ; Cons. const., déc. 22 oct. 2009, n° 2009-590 DC, Loi relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet, cons. 17), l’objectif de valeur constitutionnelle de pluralisme des courants de pensée et d’opinion (Cons. const., déc. 27 juill. 2000, n° 2000-433 DC, Loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, cons. 9 ; Cons. const., déc. 1er juill. 2004, n° 2004-497 DC, Loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle), le droit au respect de la vie privée (Cons. const., déc. 29 juill. 2004, n° 2004-499 DC, Loi relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, cons. 2, 6, 16, 20 et 25 ; Cons. const., déc. 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 21, 22 et 27), la liberté de communication (Cons. const., déc. 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, cons. 6 ; Cons. const., déc. 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 11, 12, 16 et 38), le droit de propriété (Cons. const., déc. 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 8, 14 et 15 ; Cons. const., déc. 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 23), l’égalité devant la loi (Cons. const., déc. 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 8, 12 et 13 ; Cons. const., déc. 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, cons. 12 ; Cons. const., déc. 22 oct. 2009, n° 2009-590 DC, Loi relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet, cons. 9, 10, 17 et 23), le respect des droits de la défense (Cons. const., déc. 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 8 et 11 ; Cons. const., déc. 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, cons. 6 ; Cons. const., déc. 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 11 et 14 ; Cons. const., déc. 22 oct. 2009, n° 2009-590 DC, Loi relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet, cons. 9 et 10), le principe de légalité des délits et des peines (Cons. const., déc. 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 8 et 10 ; Cons. const., déc. 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 14 ; Cons. const., déc. 22 oct. 2009, n° 2009-590 DC, Loi relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet, cons. 27), l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi (Cons. const., déc. 29 juill. 2004, n° 2004-499 DC, Loi relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, cons. 28 ; Cons. const., déc. 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 8 et 9 ; Cons. const., déc. 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 7 ; Cons. const., déc. 22 oct. 2009, n° 2009-590 DC, Loi relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet, cons. 5) ou encore les obligations propres à une loi de transposition (Cons. const., déc. 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 8 et cons. 16-31) préexistaient tous dans le corpus juridique de niveau constitutionnel.
1517 Statuant sur le fondement de l’article 61 alinéa 2 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a fait preuve d’une prudence extrême dans l’application des normes constituant le bloc de constitutionnalité, non seulement en ne forçant pas trop son interprétation des textes constitutionnels, mais aussi en choisissant de mettre en avant l’idée selon laquelle il « n’a pas un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement [et il] ne saurait rechercher si les objectifs que s’est assigné le législateur auraient pu être atteints par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif visé » (Cons. const., déc. 27 juill. 2000, n° 2000-433 DC, Loi modifiant la loi n° 86-1067 relative à la liberté de communication, cons. 41). Cf., notamment, P. Avril, « La jurisprudence institutionnelle du Conseil constitutionnel est-elle créatrice de droit ? », Arch. phil. droit 2007, p. 33 s.
1518 Aussi faut-il relativiser l’affirmation selon laquelle, jusqu’en 1958, la loi aurait été souveraine, tandis que l’institution du Conseil constitutionnel aurait entraîné un « renversement de l’équilibre des pouvoirs » (R. Errera, Et ce sera justice – Le juge dans la cité, Gallimard, 2013). Il n’est pas certain que les juges constitutionnels soient des « législateurs à part entière » (M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, op. cit., p. 337). Peut-être pourraient-ils l’être mais, dans les faits, ils se montrent bien plus timorés qu’audacieux. « Avec le Conseil constitutionnel, décrit Robert Badinter, le droit prend la parole à la place de la politique » (cité par D. Baranger, « Les fausses institutions », Le bien commun, France culture, 23 mai 2013) ; cela même si, par ailleurs, à l’inverse des décisions rendues par la Cour de cassation ou par le Conseil d’État, celles que prononce le Conseil constitutionnel ne présentent que des « apparences de justice et de procédure » et sont en réalité « très opaques » (D. Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, coll. NRF essais, 2010). Et la « révolution de la question prioritaire de constitutionnalité » ne paraît pas devoir changer la donne.
1519 Cf., en particulier, R. Noguellou, « Le Conseil d’État et la régulation des télécommunications », RDP 2010, p. 825 s.
1520 M. de Villiers, « Le principe de légalité », op. cit., p. 436. Cf., notamment, Y. Gaudemet, Les méthodes du juge administratif, LGDJ, 1972.
1521 Ainsi, est un abus de la liberté d’expression susceptible de justifier un licenciement le fait d’échanger sur un réseau social des propos dénigrants envers son employeur et d’y inciter à la rébellion contre sa hiérarchie (Cons. prud’h. Boulogne-Billancourt, 19 nov. 2010, M. B. c/ Alten Sir), mais n’en est pas un le fait d’envoyer un courriel aux autres salariés de son entreprise afin de critiquer ses conditions de travail (Cass. soc., 10 nov. 2009) ; le fait de se connecter fréquemment (plus de quarante heures par mois (Cass. soc., 18 mars 2009, Éric P. c/ Lauzin) ou plus de 10 000 connexions pendant une période de deux semaines (Cass. soc., 26 févr. 2013, Mme X. c/ Dubus)) à l’internet sur son lieu de travail à des fins personnelles est également un motif valable de licenciement, mais une heure de consultation de sites web pour un usage personnel par semaine de trente heures de travail est « une durée de consultation qui ne peut être considérée comme déraisonnable et donc réellement abusive » (CA Bordeaux, 15 janv. 2013, NTS 2000 c/ Nathalie G.) ; l’employeur qui produit une page d’un réseau social qui est accessible aux « amis des amis » ne viole pas la vie privée de ses salariés (Cons. prud’h. Boulogne-Billancourt, 19 nov. 2010, M. B. c/ Alten Sir), mais le licenciement d’un salarié pour faute grave peut être annulé si son employeur n’a apporté aucun élément permettant de penser que le compte du réseau social en cause avait été paramétré de manière à autoriser le partage avec les « amis des amis » ou toute autre forme de partage avec des personnes indéterminées (CA Rouen, 15 nov. 2011, Mylène E. c/ Vaubadis) ; l’employeur ne peut pas prendre connaissance des courriels portant la mention « privé » dans leurs objets ou se trouvant dans un fichier intitulé « privé » (Cass. soc., 2 oct. 2001), à moins de procéder en présence du salarié et d’un huissier de justice (Cass. soc., 17 mai 2005 ; Cass. soc., 21 oct. 2009), alors que les courriels envoyés durant le temps de travail sont l’objet d’une présomption de caractère professionnel (Cass. soc., 9 févr. 2010) ; « les connexions établies par un salarié sur des sites internet pendant son temps de travail grâce à l’outil informatique mis à disposition par son employeur pour l’exécution de son travail sont présumées avoir un caractère professionnel de sorte que l’employeur peut les rechercher aux fins de les identifier, hors de sa présence » (Cass. soc., 9 juill. 2008) ; est constitutif d’un abus de confiance le fait pour un salarié de détourner à des fins personnelles la connexion internet mise à disposition par l’employeur (Cass. crim., 19 mai 2004) etc. Cf., déjà, J.‑E. Ray, Le droit du travail à l’épreuve des NTIC, Liaisons, 2002. Dans l’ensemble des règles qui gouvernent l’utilisation de l’internet au travail, nombreuses sont celles qui ont une origine juridictionnelle ; cela même si, parmi les exemples cités, se mêlent interprétation et création. Il faut rappeler que, lorsque le juge retient, par exemple, que l’entreprise est un fournisseur d’accès à l’internet (CA Paris, 4 févr. 2005) ou que la numérisation et la mise en ligne d’œuvres de l’esprit sont constitutives d’actes de contrefaçon (TGI Paris, réf., 14 août 1996, Sté éditions musicales Pouchenel c/ École centrale de Paris), il fait œuvre interprétative mais non œuvre créatrice. Pour ne citer qu’un seul autre exemple, il en va de même lorsqu’un tribunal, se prononçant sur la nature fiscale des noms de domaine, considère qu’il s’agit d’une immobilisation incorporelle, son titulaire pouvant en tirer des revenus en l’exploitant ou en le mettant à disposition d’une autre société. Le nom de domaine doit donc figurer à l’actif de son titulaire (TA Montreuil, 9 févr. 2012, eBay France c/ Ministère public). Le tribunal ne fait dans ce cas qu’interpréter des règles de droit déjà existantes à travers l’opération de qualification juridique des faits. Dans beaucoup de cas, il est difficile de classer le travail juridictionnel du côté de l’interprétation ou du côté de la création du droit. Ainsi, lorsqu’est retenu que des messages d’un employeur sur un réseau social peuvent servir de preuves irréfragables pour déterminer l’existence d’un contrat de travail (CA Poitiers, 16 janv. 2013, Carine D. c/ Adeline T.), s’agit-il d’une nouvelle norme ou de l’interprétation d’une norme préexistante ?
1522 Cass. 2e civ., 12 avr. 2012, M. X. c/ Nouvelle du Journal de l’Humanité. Selon la Cour de cassation, « le délai de prescription de l’action en responsabilité civile extracontractuelle engagée à raison de la diffusion sur le réseau internet d’un message court à compter de sa première mise en ligne, date de la manifestation du dommage allégué ». La Cour s’est ainsi inspirée de la jurisprudence de la chambre criminelle qui, dans un arrêt du 30 janvier 2001 (Annie R.), avait considéré que le point de départ de la prescription de trois mois de l’action en diffamation courait à compter de la première mise en ligne. En outre, ce n’est pas le constat mais la mise en ligne qui est le point de départ de la prescription (TGI Nancy, 7 mai 2010, Banque Populaire Lorraine Champagne et autres c/ Jean M., JFG Networks).
1523 CA Pau, 23 mars 2012, Sébastien R. c/ Facebook. Pour la Cour d’appel, la clause litigieuse était noyée dans le texte, tandis qu’« il suffit d’une simple et unique manipulation lors de l’accès au site (clic) et non d’une signature pour que le consentement de l’utilisateur soit considéré comme acquis, ce qui suppose que l’attention de celui-ci soit particulièrement attirée sur la clause dont se prévaut la société Facebook, ce qui n’est pas le cas en l’espèce puisque lors de cette manipulation la clause n’est pas facilement identifiable et lisible ».
1524 Cf. C. Manara, « Litiges internationaux sur internet : utiles précisions de la Cour de cassation sur les conflits de compétence », RLDI 2011, n° 72.
1525 Notamment, TGI Paris, réf., 15 févr. 2012, Diana Z. c/ Google. Le moteur de recherche est contraint à la désindexation de certaines informations afin de garantir un droit à l’oubli sur une partie de sa vie privée à la requérante.
1526 L.‑M. Duong, op. cit., p. 790.
1527 TGI Bordeaux, réf., 22 juill. 1996, Sapeso et Atlantel c/ Icare et Reve.
1528 La règle du « premier arrivé, premier servi » confère un « monopole technique d’occupation » au titulaire du nom (P. Deprez, V. Fauchoux, Le droit de l’internet – Lois, contrats et usages, Litec, coll. Professionnels, 2008, p. 31). Il devrait néanmoins demeurer possible d’enregistrer le même nom de domaine en changeant simplement l’extension géographique ou en modifiant un caractère. C’est pourquoi le tribunal de grande instance de Douai, étendant le régime propre au droit des marques, a décidé que le nom de domaine enregistré en premier offre un droit privatif étendu, à condition d’être distinctif et donc de ne pas être purement descriptif d’un produit ou d’un service. En conséquence, les titulaires du nom de domaine « boistropicaux.com », déposé en premier, n’avaient pu obtenir la radiation de « bois-tropicaux.com », déposé postérieurement (TGI Douai, 9 sept. 2002, P. et Sté Codina c/ Association Le Commerce du Bois). De surcroît, dans des espèces proches, les juges ont précisé que, la réservation technique du nom de domaine ne pouvant suffire à produire un droit privatif, une exploitation effective est également requise (TGI Nanterre, 4 nov. 2002, Elie S. c/ Association Afaq) et qu’« il est constant que la protection du nom de domaine contre l’usurpation des tiers, à l’instar de l’enseigne, ne s’acquiert que par l’usage public qui en est fait » (TGI Paris, 9 juill. 2002, SA Peugeot Motocycles c/ Guy C., SA Sherlocom).
1529 M. Vivant, N. Mallet-Poujol, « Internet et responsabilités », JCP E 2000, p. 1856.
1530 C. Gateau, T. Rouhette, « Le statut d’hébergeur en Europe, une insécurité juridique née de la difficile adaptation du droit à l’évolution technologique », RLDI 2011, n° 72, p. 74. Et un chercheur de plaider récemment pour un « décentrement de l’équilibre des pouvoirs vers le juge » (J. Cattan, op. cit., p. 190).
1531 CPC, art. 12, al. 1er.
1532 Ch. Atias, Épistémologie juridique, Dalloz, coll. Précis, 2002, p. 122.
1533 M. Berguig, V. Fauchoux, « Dix ans du droit de l’internet – Bilan du colloque du 6 juin 2006 », Légipresse 2006, n° 235, p. 123.
1534 Cf. M. Vivant, « Le commerce électronique, défi pour le juge », D. 2003, p. 674 s.
1535 Cf., par exemple, E. Derieux, « Le juge et la loi, en droit d’auteur et des médias », op. cit., p. 91 s. Le cas des réseaux « peer-to-peer » est particulièrement intéressant, dans la mesure où l’adoption de la loi n° 2006-961 du 1er août 2006 Relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) n’a pas mis fin à l’urgence pour la Cour de cassation d’exercer sa fonction de régulation de la jurisprudence judiciaire. À la lecture des décisions de justice rendues en la matière, il apparaît que le problème juridique consistait à déterminer si les utilisateurs de ces réseaux d’échanges de données peuvent invoquer l’exception de copie privée prévue par l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle ou s’ils se rendaient coupables de mise à disposition du public de l’œuvre d’autrui, voire de contrefaçon, étant entendu que les données litigieuses étaient enregistrées sur le disque dur de leur ordinateur et durablement accessibles aux autres internautes. Le 2 février 2005, le tribunal correctionnel de Pontoise avait condamné un internaute ayant utilisé un logiciel de partage de données « peer-to-peer » au titre du délit de contrefaçon par édition ou reproduction d’une œuvre de l’esprit au mépris des droits de l’auteur. Saisie de plusieurs appels contre ce jugement, la cour d’appel de Versailles, dans un arrêt rendu le 16 mars 2007, a confirmé la qualification de contrefaçon par reproduction et diffusion d’œuvres de l’esprit en violation des droits de leurs auteurs sur le fondement des articles L. 335-2 et L. 335-3 du Code de la propriété intellectuelle et aurait vraisemblablement reconnu l’atteinte aux droits de l’artiste-interprète, du producteur de phonogramme et de l’entreprise de communication audiovisuelle sur le fondement de l’article L. 335-4 du même code si l’acte de saisine avait visé cet article. Pour écarter l’exception de copie privée, la cour retint que l’accusé avait reproduit et diffusé des œuvres à partir de sources non autorisées par leurs auteurs respectifs et sans qu’aucun droit ne soit versé à ces derniers. Cette affaire est d’autant plus intéressante que l’accusé, auquel il était reproché d’avoir « téléchargé » des données, tentait de faire valoir que l’acte de téléchargement ne consistait qu’en la phase de reproduction des données sur le disque dur de l’ordinateur et n’englobait donc pas celle de représentation tenant à la communication au public du réseau concerné des œuvres préalablement reproduites sur ce disque dur. Mais la cour préféra retenir une définition large du vocable « téléchargement », en choisissant de se référer à la définition figurant au Bulletin officiel n° 34 du 19 septembre 2002 du ministère de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche. Dans un jugement du 21 avril 2005, le Tribunal de grande instance de Meaux a, quant à lui, retenu le délit de contrefaçon sur le fondement de l’article L. 335-4 du Code de la propriété intellectuelle contre plusieurs prévenus qui avaient mis à disposition par télédiffusion des œuvres dont ils ne détenaient pas les droits mais qu’ils avaient téléchargées sur leurs disques durs ou sur CD-ROM grâce à des logiciels d’échange « peer-to-peer ». Dans d’autres espèces, la juridiction saisie n’a pas retenu la qualification de contrefaçon, mais seulement celle de mise à disposition du public (délit prévu par l’article L. 213-1 du Code de la propriété intellectuelle). Ainsi d’une ordonnance rendue par le Tribunal de grande instance du Havre le 20 septembre 2005. Ainsi également d’un jugement rendu par le Tribunal correctionnel de Bayonne le 15 novembre 2005 dans lequel le juge considéra que le fait de télécharger 2 474 fichiers MP3 via le logiciel Kazaa ne constituait ni un délit de recel, ni un acte de reproduction illégale de musique et qu’en mettant à la disposition d’autres utilisateurs ces fichiers le prévenu avait simplement commis un délit de mise à disposition du public.
1536 Cf., par exemple, M. Berguig, T. Rabant, « Moteurs de recherche et liens sponsorisés : quand la jurisprudence se cherche… », Légipresse 2008, n° 252, p. 83 s. Les litiges relatifs aux liens sponsorisés sur les moteurs de recherche illustrent, eux aussi, les difficultés que peuvent éprouver les juridictions à harmoniser leurs décisions en l’absence de textes juridiques spécifiques. À se limiter même aux affaires concernant le groupe Google, il apparaît que plusieurs points ont fait débat. Ainsi, à la question de savoir si la société Google France était responsable du service AdWords de Google (qui gère les liens sponsorisés sur ce moteur de recherche), la 1re section de la 3e chambre du tribunal de grande instance de Paris a répondu par la négative dans un jugement du 3 octobre 2007, tandis que la 3e section de la même chambre de ce tribunal a répondu par l’affirmative dans un jugement rendu le 12 décembre 2007. La question de la preuve des actes reprochés par les demandeurs fit elle aussi difficulté dans la mesure où il a pu être contesté que l’Agence pour la protection des programmes ait le pouvoir de dresser des procès-verbaux de constat en matière de marques – dans un arrêt du 31 octobre 2007, la cour d’appel de Paris a répondu par la négative, tandis que le tribunal de grande instance de Paris a répondu par l’affirmative dans un jugement du 12 décembre 2007. Mais c’est la question du fondement juridique sur lequel pouvait être engagée la responsabilité de Google pour avoir fait usage de marques de tiers sans y avoir été autorisée qui s’est avérée la plus délicate. La qualification d’actes de contrefaçon est généralement retenue depuis le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Nanterre le 13 octobre 2003 et l’arrêt du 2 novembre 2006 par lequel la cour d’appel de Versailles a précisé que la contrefaçon de marque n’était constituée que dans la mesure où le lien sponsorisé servait de marque d’appel pour présenter des services concurrents. Toutefois, le tribunal de grande instance de Strasbourg a cru pouvoir faire application de la loi pour la confiance dans l’économie numérique dans un cas semblable, qualifiant Google de prestataire d’hébergement dans le cadre du service AdWords et l’exonérant ainsi de toute responsabilité. Cette qualification est pourtant généralement rejetée, ainsi que le montrent un jugement du 24 novembre 2006 du tribunal de commerce de Paris ou encore un arrêt du 1er février 2008 de la cour d’appel de Paris. Dans le jugement précité du 12 décembre 2007, le tribunal de grande instance de Paris a quant à lui retenu à l’encontre de Google la qualification d’actes de publicité trompeuse, tandis que, dans un jugement du 12 juillet 2006 et dans une ordonnance de référé du 11 octobre 2006, il avait considéré que la responsabilité de Google ne pouvait être recherchée que sur le fondement de l’article 1382 du code civil. Reste que la cour d’appel de Paris a réaffirmé, dans un arrêt du 1er février 2008, que Google commettait bien ici des actes de contrefaçon de marque. Comme le remarquent des commentateurs, « alors que la défense de Google a toujours consisté à soutenir que les propositions du générateur de mots-clés étaient faites de manière automatique, sans intervention humaine, la cour d’appel de Paris retient malgré tout la responsabilité de la société américaine sur ce point » (ibid.), le juge considérant qu’« il est indifférent de soutenir que ce service de suggestion de mots-clés fonctionnerait de façon purement statistique et à la seule demande des annonceurs, dès lors que c’est Google qui l’a mis en œuvre, qui en contrôle le fonctionnement et qui en propose l’usage aux annonceurs ». Le droit positif finit par être fixé par la Cour de cassation après que celle-ci, saisie de plusieurs pourvois dans des affaires impliquant Google Adwords, eut sursis à statuer et posé deux questions préjudicielles à la Cour de justice des communautés européennes tenant à la notion d’usage de marque au sens de la directive 89/104/CEE et du règlement (CE) 40/94 du 20 décembre 1993, d’une part, et à la possibilité de considérer Google comme un prestataire d’hébergement au sens de l’article 14 de la directive 2000/31/CE (« directive sur le commerce électronique »), d’autre part. Dans trois arrêts du 13 juillet 2010, la Cour de cassation commença donc par exposer ce que la Cour de justice de l’Union européenne avait ainsi dit pour droit : d’une part, la règle énoncée à l’article 14 de la directive 2000/31/CE s’applique au prestataire d’un service de référencement sur l’internet lorsque ce prestataire n’a pas joué un rôle actif de nature à lui confier une connaissance ou un contrôle des données stockées et sa responsabilité ne peut alors être retenue qu’à la condition qu’il ait quand même eu connaissance du caractère illicite de ces données et qu’il ne les ait pas promptement retirées ou rendues inaccessibles et, d’autre part, le prestataire d’un service de référencement sur l’internet qui stocke en tant que mot clé un signe identique à une marque et organise l’affichage d’annonces à partir de celui-ci ne fait pas un usage de ce signe au sens de l’article 5 de la directive 89/104 ou de l’article 9 du règlement 40/94. Puis, elle considéra que la cour d’appel de Paris et la cour d’appel de Versailles avaient privé leurs décisions de base légale en refusant aux sociétés Google le bénéfice de l’article 14 de la directive 2000/31/CE et violé les articles L. 713-2 et L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle, l’article 5 de la directive 89/104, ainsi que l’article 9 du règlement 40/94, en retenant la qualification d’actes de contrefaçon. Par conséquent, elle cassa les arrêts rendus par elles le 28 juin 2006, le 1er février 2008 et le 23 mars 2006.
1537 J.‑É.‑M. Portalis, Exposé des motifs du titre préliminaire du Code civil, 1804.
1538 R. Jacob, « Symbolique du droit et de la justice », in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 1461.
1539 Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748, L. XXIV, chap. 16.
1540 N. Bonaparte, Pensées pour l’action, Puf, 1943, p. 41 (cité par A. Leca, op. cit., p. 137).
1541 J.‑É.‑M. Portalis, Discours préliminaire sur le projet de Code civil, 1801.
1542 Ibid.
1543 Ibid.
1544 Ibid. Mais Portalis disait aussi que « c’est à la jurisprudence que nous abandonnons les cas rares et extraordinaires, qui ne sauraient entrer dans le plan d’une législation raisonnable, les détails trop variables et trop contentieux, qui ne doivent point occuper le législateur, et tous les objets que l’on s’efforcerait inutilement de prévoir » (ibid.).
1545 Ce qu’enseignait déjà Aristote (La Politique, vers 330 av. J.‑C., L. III, chap. 10).
1546 H. L. A. Hart, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles), 1994, p. 157.
1547 A. Sériaux, op. cit., p. 161.
1548 M. Hauriou, Précis élémentaire de droit constitutionnel, op. cit., p. 81.
1549 Ibid.
1550 Cf. V. Fortier, « La fonction normative des notions floues », RRJ 1991, p. 755 s. Déjà au début du xxe s. Carré de Malberg observait que, régulièrement, « le législateur ne donne même pas aux principes qu’il énonce une formule absolument nette et rigoureuse : intentionnellement, il s’en tient à des termes autorisant des applications ou déductions en sens divers, et il ne pose qu’un minimum de principes, de façon à laisser aux tribunaux la latitude de fixer par eux-mêmes la portée des prescriptions contenues dans la loi » (R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., p. 713). Et d’ajouter : « Actuellement, le législateur s’en tient systématiquement au procédé qui consiste à résumer ses volontés ou intentions en quelques sèches formules, qui constituent le dispositif de la loi ; et, pour le surplus, il s’en remet à la puissance, soit d’interprétation, soit d’appréciation propre, du juge » (ibid.).
1551 S. Belaïd, Essai sur le pouvoir créateur et normatif du juge, LGDJ, coll. Bibliothèque de philosophie du droit, 1974, p. 381 (cité par P. Lascoumes, É. Serverin, « Théories et pratiques de l’effectivité du droit », Dr. et société 1986, p. 132) ; V. Fortier, op. cit., p. 755. Cf., tout spécialement, S. Rials, Le juge administratif et la technique du standard – Essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normativité, LGDJ, 1980.
1552 G. Cornu, « Linguistique juridique », in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 954.
1553 C. Bergeal, Rédiger un texte normatif – Manuel de légistique, Berger-Levrault, 2012.
1554 Ou bien à travers des « interprétations constructives », si l’usage de cette expression est toléré. On spécifie les interprétations constructives telles les interprétations au moyen desquelles « les juges vont plus loin que la simple élucidation d’un point obscur de texte » (M. de Villiers, « Le principe de légalité », op. cit., p. 435).
1555 F. Gény, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, op. cit. (cité par P. Lascoumes, É. Serverin, op. cit., p. 131).
1556 Sur cette notion, cf. Ch. Perelman, R. Vander Elst (dir.), Les notions à contenu variable en droit, Bruylant (Bruxelles), 1984.
1557 J. Chevallier, « Vers un droit post-moderne ? », op. cit., p. 659. Également, G. Timsit, L’archipel de la norme, Puf, 1997.
1558 Pour une analyse contraire, cf. Ph. Malaurie, « La jurisprudence combattue par la loi », in Mélanges René Savatier, Dalloz, 1965, p. 603 s. ; J.‑L. Bergel, « La “loi du juge” : dialogue ou duel ? », Mélanges Pierre Kayser, t. I, PUAM (Aix-en-Provence), 1979, p. 21 s. ; B. Mathieu, « Remarques sur un conflit de légitimité entre le juge et le législateur dans la détermination de l’intérêt général et la protection de la sécurité juridique », RFDA 2003, p. 470 s.
1559 F. Rigaux, La loi des juges, Odile Jacob, 1997, p. 246 (cité par F. Ost, M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 98). De l’aveu même de certains membres du Conseil constitutionnel, il se trouve des formules dans la loi qui sont introduites alors que l’on assume le caractère incertain de leur portée ou de leur périmètre juridique dans l’attente des observations de la doctrine et, surtout, des applications des tribunaux, de sorte que la boutade « j’attends de lire votre commentaire pour comprendre ce que j’ai décidé » n’est pas toujours une coquetterie (J. Pini (cité par E. Kerviche, op. cit., p. 305)).
1560 H. L. A. Hart, op. cit., p. 178.
1561 Il en va à l’identique de l’adage selon lequel « la doctrine propose, le juge dispose » (cité par A. Sériaux, op. cit., p. 140) – et non « la loi dispose » –, qui s’avère spécialement congruent à l’aune du droit de la communication par internet.
1562 Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748, L. XXIV, chap. 16. Le Conseil d’État et le Secrétariat général du Gouvernement, dans leur « Guide de légistique », expliquent de manière significative que « la conception de la norme nouvelle doit obéir à un principe de proportionnalité, qui peut être énoncé de la manière suivante : […] un équilibre doit être trouvé entre, d’une part, le souci de précision et d’application uniforme de la norme et, d’autre part, la préservation d’une marge d’interprétation suffisante pour permettre une mise en œuvre circonstanciée en fonction des différents cas de figure et une stabilité suffisante à moyen terme dans un contexte évolutif » (Conseil d’État, Secrétariat général du Gouvernement, op. cit., p. 6). Or, face à des objets « évolutifs », délicats à comprendre et à encadrer, tels que l’internet et les communications qu’il permet, il est tentant de retenir surtout de cet exposé le fait que les normes doivent laisser à leurs destinataires publics (les organes d’application) une « marge d’interprétation suffisante », laquelle peut aller jusqu’à une forme de délégation de la capacité de produire des normes. À l’inverse, il est plus difficile d’entendre le conseil selon lequel les normes législatives doivent demeurer précises afin de préserver la sécurité juridique.
1563 É. Picard, « Common law », op. cit., p. 242.
1564 S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard – Essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normativité, LGDJ, 1980, p. 272 (cité par O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 194).
1565 Éventuellement même, la loi, prenant exemple sur les directives européennes, se borne à fixer des objectifs, laissant les tribunaux libres des moyens à mettre en œuvre afin d’atteindre ces objectifs, moyens qui sont les règles juridiques (R. Libchaber, « Qu’est-ce qu’une loi ? », RTD civ. 1999, p. 244).
1566 En ce sens, déjà, R. Savatier, « Les creux du droit positif au rythme des métamorphoses d’une civilisation », in Ch. Perelman (dir.), Le problème des lacunes en droit, Bruylant (Bruxelles), 1968, p. 534 s.
1567 En particulier, Ch. Perelman (dir.), loc. cit.
1568 À l’entrée « Lacune » des lexiques juridiques, il est expliqué qu’il y a une « lacune du droit » dès qu’il se trouve un « point sur lequel la loi, muette ou insuffisante, a besoin d’être complétée par celui qui l’applique ou l’interprète (grâce notamment à d’autres sources du droit) » (V° « Lacune », in G. Cornu (dir.), op. cit., p. 535).
1569 Il faut séparer les « lacunes praeter legem », qui sont des « lacunes involontaires correspondant à une imperfection législative » (ibid., p. 536), et les « lacunes intra legem », c’est-à-dire les « lacune volontaires (de la part du législateur) qui se traduisent dans la loi par l’utilisation de notions intentionnellement vagues » (ibid.) et qui ont été l’objet des paragraphes précédents.
1570 Ph. Jestaz, Les sources du droit, op. cit., p. 67. Le professeur relève en particulier, de façon significative, que « le pouvoir du juge s’accroît dans des secteurs […] où l’évolution accélérée du progrès technique prive rapidement la matière de sa cohérence initiale » (ibid.).
1571 L. Favoreu, « Rapport introductif », in N. Lenoir, B. Mathieu, D. Maus (dir.), Constitution et éthique biomédicale, La documentation française, coll. Les cahiers constitutionnels de Paris I, 1998 (cité par J. Hervois, op. cit., p. 425).
1572 Par exemple, les juges se sont invités dans le débat parlementaire sur le projet de loi « DADVSI » et les travaux devant les chambres ont été l’occasion de nombreuses références à la jurisprudence « en vigueur » relativement aux problématiques discutées (cf. A. Bensamoun, op. cit., p. 328 s.). L’affaire « Mulholland Drive » a eu, pour sa part, un impact fort sur le travail législatif : elle a donné lieu à des décisions de justice du tribunal de grande instance de Paris (TGI Paris, 30 avr. 2004, M. Stéphane P., Association Union fédérale des consommateurs que choisir (UFC) c/ S.A. Films Alain Sarde, S.A. Société Universal pictures video France, S.A. Studio canal et autres), de la cour d’appel de Paris (CA Paris, 22 avr. 2005, M. Stéphane P. c/ S.A. Société Universal pictures video France ; CA Paris, 4 avr. 2007, Association Union fédérale des consommateurs que choisir (UFC) c/ S.A. Société Universal pictures video France) et de la Cour de cassation (Cass. 1ère civ., 28 févr. 2006, S.A. Studio canal c/ M. Stéphane P.) rendues pendant que se déroulaient les débats parlementaires sur le projet de loi et qui ont conduit très directement au dépôt de deux amendements visant à tirer les conséquences des nouvelles solutions jurisprudentielles (L. n° 2006-961, 1er août 2006, Relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, art. 11-17, 19, 20, 22, 23 et 29) ; et la décision du Conseil constitutionnel relative à cette loi a finalement scellé le dialogue entre juges et législateur. En outre, plusieurs années après que l’absence de responsabilité des fournisseurs d’accès à l’internet pour avoir permis l’accès à des contenus illicites hébergés hors de France a été établie par les tribunaux (TGI Paris, réf., 12 juin 1996, Union des étudiants juifs de France (UEJF) c/ Sté Calvacom), le législateur l’a consacrée dans la Loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004, qui est venue préciser le régime juridique applicable aux prestataires techniques (L. n° 2004-575, 21 juin 2004, Pour la confiance dans l’économie numérique, art. 6).
1573 J.‑C. Bécane, M. Couderc, J.‑L. Hérin, La loi, 2e éd., Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2010, p. 62.
1574 Ainsi, pour mettre un terme aux conséquences fâcheuses qu’une application orthodoxe des dispositions législatives applicables avait induit dans l’affaire « Musée de Lodève » (Cass. 1ère civ., 13 nov. 2003, M. Fabris et autres c/ Société nationale de télévision France 2 – cette affaire ne concernait pas directement l’internet, mais la solution à laquelle était parvenu le juge était tout à fait transposable dans ce domaine —), le législateur est intervenu en ajoutant un 9° à l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle en vertu duquel l’auteur ne peut interdire « la reproduction ou la représentation, intégrale ou partielle, d’une œuvre d’art graphique, plastique ou architecturale, par voie de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, dans un but exclusif d’information immédiate et en relation directe avec cette dernière ». En réalité, dans cette affaire comme dans d’autres, les juges semblent avoir fait le choix de renvoyer le législateur à ses responsabilités, en pratiquant la politique du pire ou de l’« aiguillon » (J. Hervois, op. cit., p. 427). Par ailleurs, en réponse aux affaires « Estelle Halliday » (CA Paris, 10 févr. 1999, Estelle Lefébure-Smet-Hallyday c/ Valentin Lacambre) et « Linda Lacoste » (TGI Nanterre, 8 déc. 1999, Linda Lacoste c/ Sté Multimania), qui avaient conduit les juges à dégager une obligation de diligence professionnelle à la charge des hébergeurs qui semblait à certains délicate à circonscrire et inadaptée au fonctionnement de l’internet, un amendement au projet de loi portant modification de loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de la communication a été adopté afin de préciser les conditions dans lesquelles les prestataires techniques pourraient voir leur responsabilité civile engagée. Resté jusque-là en retrait sur la question de la responsabilité des internautes dans l’utilisation de réseaux « peer-to-peer », le législateur tenta également de reprendre la main avec le projet de loi « HADOPI », en réponse aux pressions exercées par l’industrie de la musique et du cinéma. Il était déjà intervenu avec la loi du 1er août 2006 dite « loi DADVSI » sur la question de la responsabilité des fournisseurs d’accès dans l’utilisation de ces réseaux en créant un nouvel article L. 335-12 dans le Code de la propriété intellectuelle, aux termes duquel « le titulaire d’un accès à des services de communication au public en ligne doit veiller à ce que cet accès ne soit pas utilisé à des fins de reproduction ou de représentation d’œuvres de l’esprit sans l’autorisation des titulaires des droits prévus aux livres Ier et II, lorsqu’elle est requise, en mettant en œuvre les moyens de sécurisation qui lui sont proposés par le fournisseur de cet accès en application du premier alinéa du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique ». Il était également intervenu avec cette même loi sur la question de la responsabilité des annonceurs en introduisant à l’article L. 335-2-1 du Code de la propriété intellectuelle une infraction spécifique qui punit de trois ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende le fait d’inciter sciemment, y compris à travers une annonce publicitaire, à l’usage d’un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d’œuvres ou d’objets protégés. C’était là prendre le contre-pied du jugement rendu par le tribunal correctionnel de Paris dans l’affaire « Les Choristes », puisque ce dernier avait prononcé la relaxe des sociétés prévenues auxquelles il était reproché d’avoir apporté un financement aux plates-formes de téléchargement par le bais d’un achat d’espace publicitaire et ainsi de s’être rendues coupables d’une complicité du délit de contrefaçon du film Les Choristes par fourniture de moyens financiers (cf. J. Cédras, « Un aspect de la cybercriminalité en droit français : le téléchargement illicite d’œuvres protégées par le droit d’auteur », RID pén. 2006, p. 596 s.). Ce n’est pourtant pas la première fois que le législateur se saisit de la question de la responsabilité des utilisateurs des réseaux d’échanges de ce type. En effet, la loi « DADVSI » prévoyait initialement à son article 24 que soit introduit dans le code de la propriété intellectuelle un article L. 355-11 instaurant un système de « réponse graduée ». Mais le Conseil constitutionnel a jugé que la spécificité des actes de contrefaçon réalisés par le biais de réseaux d’échanges « peer-to-peer » par rapport à ceux réalisés par d’autres moyens numériques ou par des moyens analogiques n’était pas de nature à justifier que soit portée atteinte au principe d’égalité devant la loi pénale (Cons. const., déc. 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information).
1575 A. Minc, Au nom de la loi, Gallimard, 1998 (cité par J. Chevallier, L’État post-moderne, op. cit., p. 113).
1576 J. Chevallier, L’État post-moderne, op. cit., p. 113.
1577 J.‑L. Bergel, Théorie générale du droit, op. cit., p. 349. En ce sens également, M. Berguig, C. Thiérache, « L’oubli numérique est-il de droit face à une mémoire numérique illimitée ? », RLDI 2010, n° 62.
1578 En même temps, les normes en cause ne devraient pas avoir le temps de devenir jurisprudences ; aussi faut-il comprendre que le terme « jurisprudentialisation » se rapporte à un droit que façonnent les juges mais non à un droit, comme le droit administratif, dont les grandes lignes ont été élaborées il y a désormais longtemps au sein des prétoires et qui désormais n’évolue plus que ponctuellement.
1579 J. Hervois, op. cit., p. 457.
1580 La jurisprudence apparaissait aux yeux de Raymond Saleilles, à son époque, comme l’élément conciliateur entre les nécessaires stabilisté et rigidité des principes juridiques et la non moins nécessaire évolution des règles et de la manière de les comprendre pour les conformer aux exigences de la vie (R. Saleilles, « Le Code civil et la méthode historique », in Le Code civil allemand – Livre du centenaire, 1904, p. 97 s. (cité par A.‑J. Arnaud, Critique de la raison juridique – 1. Où va la sociologie du droit ?, LGDJ, 1981)). Peut-être l’illustre historien du droit aurait-il tenu un même propos s’il avait eu à analyser le droit de la communication par internet ; peut-être même aurait-il considéré que, dans un domaine aussi mouvant et incertain, il reviendrait logiquement aux cours et tribunaux de diriger la production des normes au moyen de leur « droit à contenu variable » (ibid. (cité par A.‑J. Arnaud, loc. cit.)) leur permettant de « repenser le droit à leur guise en permanence » (A. Punzi, « Pour une philosophie réaliste du droit – Villey et les équivoques sur le droit naturel », Dr. et société 2009, p. 87). Cf., spécialement, P. Livet, « Temps de la loi, rythme des révisions et théorie des jeux », in P. Gérard, F. Ost, M. van de Kerchove (dir.), op. cit., p. 93 s. Sur ce point, il est par ailleurs remarquable que l’imprécision des dispositions législatives précédemment évoquée, et qui peut certaines fois s’apparenter à une véritable délégation du pouvoir de produire le droit, s’explique aussi par la crainte du législateur de consacrer des normes risquant de devenir rapidement obsolètes si elles sont trop précises ou même risquant d’être déjà obsolètes au moment de leur entrée en vigueur.
1581 L. Cohen-Tanugi, Le droit sans l’État, op. cit., p. 89-90.
1582 B. Mathieu, « La normativité de la loi : une exigence démocratique », Cah. Cons. const. 2007, n° 21. Également, en ce sens, A. Garapon, Le gardien des promesses – Justice et démocratie, Odile Jacob, 1996.
1583 B. Frydman, « Le droit, de la modernité à la post-modernité », Réseaux 2000, n° 88-90, p. 73. L’auteur note que, « dans ce contexte favorable, les magistrats se sont petit à petit délivrés de leur position de sujétion et même d’abaissement » (ibid., p. 74). En outre, on explique qu’« en cas de crise des institutions politiques, il y a une réponse institutionnelle : le recours au juge » (D. Blanc, « Crises institutionnelles (France-Europe) », Cycle de conférences 2012 les midis du CERTAP, 27 févr. 2012). Déjà en 1996 Paul Ricœur pouvait écrire que « le judiciaire est poussé en première ligne par des institutions politiques en voie de décomposition » (P. Ricœur, « Préface », in A. Garapon, Le gardien de promesses – Justice et démocratie, Odile Jacob, 1996, p. 12 (cité par F. Ost, M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 99)), pouvoir judiciaire qui, en conséquence, doit participer à la fonction créatrice. Également, M. van de Kerchove, « Jurisprudence et rationalité juridique », Arch. phil. droit 1985, p. 220 s.
1584 Le Professeur Lucien Rapp remarque à quel point les acteurs de l’internet sont les partisans d’un libéralisme complet les rendant allergiques aux règlementations, ne supportant que la régulation par le juge – mais il s’agit alors d’une régulation a posteriori antinomique de la jurisprudence qui n’est qu’une autre forme de règlementation, c’est-à-dire de droit a priori (L. Rapp, « L’avenir de la régulation », RLDI 2006, n° 17).
1585 G. Ripert, Les forces créatrices du droit, op. cit.
1586 P. Lascoumes, É. Serverin, op. cit., p. 133.
1587 On remarque, par exemple, que le développement technologique s’est accompagné d’un éparpillement du droit et que « c’est au juge qu’il revient de retrouver une cohérence suffisante dans le système juridique » (R. Ricci, « L’ordonnancement d’un système juridique par la recherche de la cohérence : l’apport des études comparatives de jurisprudence », in M. Doat, J. Le Goff, P. Pédrot (dir.), Droit et complexité – Pour une nouvelle intelligence du droit vivant, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 195). Les tribunaux ne jouent alors que le rôle de sources de normes à portée individuelle, s’inscrivant dans le cadre de leur mission d’application du droit.
1588 Conseil d’État, Le numérique et les droits fondamentaux, op. cit., p. 232.
1589 Par exemple, L. Marino, « Les droits fondamentaux émancipent le juge : l’exemple du droit d’auteur », JCP G 2010, n° 829 ; M. Vivant, « Le commerce électronique, défi pour le juge », D. 2003, p. 674 s. (cités par J. Cattan, op. cit., p. 547).
1590 J. Cattan, op. cit., p. 547.
1591 Ibid. Selon un observateur, « lorsque de nouveaux défis sont posés, seule la régulation par les tribunaux semble, dans un premier temps, correspondre à la sagesse » (L. Cohen-Tanugi, Le droit sans l’État, op. cit., p. 87). L’auteur ajoute : « Comment en effet légiférer et règlementer à partir de rien, sans l’expérience des problèmes et des facteurs pertinents que charrient les précédents judiciaires, sans une idée claire des défis auxquels sera confrontée la société ? Est-il souhaitable d’adopter a priori des règles générales qui paraîtront nécessairement rigides dans des domaines très mouvants, où les risques seront statistiquement rares et les problèmes imprévisibles ? » (ibid.).
1592 M.‑C. Ponthoreau, « Trois interprétations de la globalisation juridique », op. cit., p. 20.
1593 Ibid.
1594 J.‑L. Autin, « Réflexions sur l’usage de la régulation en droit public », in M. Miaille (dir.), La régulation, entre droit et politique, L’Harmattan, 1995, p. 45.
1595 Notamment, M. Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit – t. I, op. cit. ; F. Ost, M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit.
1596 P. Deumier, Th. Revet, « Sources du droit (problématique générale) », op. cit., p. 1433.
1597 C’est pourquoi on souligne que, « concevable dans un système où les sources sont en nombre limité, la hiérarchisation des sources pour résoudre les conflits s’épuise avec la multiplication des sources et, ce qui va de pair, avec le phénomène de leur égalisation en dignité. La hiérarchie des normes ne règle plus les conflits les plus sensibles entre les prescriptions. À la place s’établit un système d’appréciation au cas par cas » (ibid.). D’autres auteurs retiennent pareillement que l’époque actuelle exigerait une « régulation juridique pluraliste et multiforme » (J. Commaille, « Droit et politique », in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 479) dans laquelle le juge occuperait une place de choix (A. Garapon, Le gardien des promesses – Justice et démocratie, Odile Jacob, 1996).
1598 C. Groulier, « La distinction de la force contraignante et de la force obligatoire des normes juridiques – Pour une approche duale de la force normative », in C. Thibierge (dir.), op. cit., p. 206.
1599 Cass. soc., 25 sept. 1991, Sté Unigrains c/ Mme Geffroy.
1600 Cf. A. Penneau, Règles de l’art et normes techniques, op. cit. ; Ch. Jubault, op. cit., p. 37 ; F. Osman, « Avis, directives, codes de bonne conduite, recommandations, déontologie, éthique, etc. », op. cit., p. 525 ; A. Debet, « Les chartes et autres usages du droit de l’internet », op. cit., p. 40.
1601 K. Benyekhlef, Une possible histoire de la norme, op. cit., p. 815. Et on peut observer que « le code de bonne conduite d’une grande entreprise multinationale n’est pas un texte juridique de portée normative quand il sert d’argument marketing sur un site web ; il le devient lorsqu’il est invoqué devant un juge qui y voit le fondement d’obligations juridiques » (M. Xifaras, « Après les Théories Générales de l’État : le droit global ? », Jus Politicum 2012, n° 8, p. 44).
1602 C. Pérès, « La réception du droit souple par les destinataires », op. cit., p. 107. Y compris à l’intérieur du seul droit étatique, les litiges intervenant dans le domaine de l’internet illustrent particulièrement bien la difficulté qu’il peut y avoir à appliquer des normes aux origines ou aux objets distincts. Il convient, notamment, de rappeler les conflits qui s’y font jour entre le droit de la concurrence et le droit de la propriété littéraire et artistique à propos des créations numériques. Finalement, c’est bien au juge qu’il revient de trouver la solution d’équilibre entre deux législations dont le Parlement a reconnu les raisons d’être respectives. Il en va de même dans le cas très médiatique de la conciliation des règles visant à protéger la liberté d’expression et des règles visant à protéger l’ordre public. En ce sens, M.‑Ch. Roques-Bonnet, op. cit., p. 205 (« la liberté d’expression relève d’un équilibre que seul le juge semble devoir redéfinir, entre ordre public et liberté individuelle, entre droit international et droit constitutionnel, entre réglementation et régulation, et entre droit et déontologie »). En droit de la communication par internet plus qu’ailleurs, il est très fréquent que, pour une même situation, il se trouve plusieurs normes juridiques applicables en concurrence ou à combiner ; les choix opérés par les juges et leurs justifications sont alors décisifs. Comme le notait Hart lorsqu’il exposait sa thèse de la « règle de reconnaissance », une telle règle comporte une certaine dose d’incertitude, de telle sorte que le juge apparaît comme l’interprète ultime de la relevance juridique des règles en compétition (H. L. A. Hart, op. cit., p. 157).
1603 P. Deumier, B. de Lamy, « La hiérarchie des normes : une pyramide à géométrie variable », LPA 9 oct. 2000, p. 12.
1604 D. Salas, « Juge (aujourd’hui) », in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 863.
1605 B. Beignier, « Les arrêts de règlement », Droits 1989, n° 9, p. 45 s. ; L. Depambour-Tarride, op. cit., p. 871.
1606 B. Frydman, « Le droit, de la modernité à la post-modernité », op. cit., p. 74.
1607 Cf., notamment, M. Troper, « Le gouvernement des juges, mode d’emploi », in Grandes conférences de la Chaire d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, Presses de l’Université Laval (Québec), coll. Mercure du Nord-Verbatim, 2006. Également, D. Salas, « Le juge dans la cité, nouveaux rôles, nouvelle légitimité », Justices 1995, p. 181 s. ; M.‑A. Frison-Roche, « Les offices du juge », in Mélanges Jean Foyer, Puf, 1997, p. 463 s. ; S. Rials, « La fonction de juger, l’office du juge », Droits 1989, n° 9, p. 3 s. ; É. Serverin, Théorie de la pratique jurisprudentielle en droit privé, Presses universitaires de Lyon, 1985.
1608 Les orientations opérées par les sources juridictionnelles ont donné lieu à un nombre important d’articles critiques publiés dans les revues spécialisées. Parmi d’innombrables exemples, S. Proust, « Propos critiques à l’encontre de l’orientation actuelle de la jurisprudence face au développement du web 2.0 », RLDI 2007, n° 30 ; M. Berguig, T. Rabant, op. cit., p. 83 s. ; E. Derieux, « Le juge et la loi, en droit d’auteur et des médias », op. cit., p. 91 s.
1609 R. E. Giesey, « Medieval Jurisprudence in Bodin’s Concept of Sovereignity », in Verhandlungen in München, Munich, 1973, p. 183 (cité par O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 44).
1610 « La France est redevenue un État de Justice, comme sous l’Ancien Régime », dit-on ainsi (J. Krynen, « La figure du juge aux XIXe et XXe siècles », Le bien commun, France culture, 15 mars 2012). Étant rappelé qu’il faut séparer la « judiciarisation de la société », désignant l’importance des juges en ce qu’ils tranchent les conflits, et la « jurisprudentialisation du droit », qui correspond au développement de la part du droit d’origine prétorienne. En ce sens, É. Serverin, « Juridiction et jurisprudence : deux aspects des activités de justice », Dr. et société 1993, p. 339 s. ; D. Linotte, « Déclin du pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridictionnel en droit administratif », AJDA 1980, p. 632 s.
1611 Cité par O. Beaud, « L’œuvre de Gaston Jèze signifie-t-elle un repli de la doctrine publiciste française sur la technique juridique ? », op. cit., p. 33. Gaston Jèze, à l’occasion du débat qui suivit le rapport de Kelsen sur la garantie juridictionnelle de la Constitution (en 1928), défendit l’idée selon laquelle le meilleur garant de la Constitution resterait nécessairement le Parlement. Il se méfiait des juges, quels qu’ils soient, parce qu’ils seraient « traditionalistes ».
1612 D. Tallon, « Précédent », in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 1185. Également, P. Weil, « Le Conseil d’État statuant au contentieux : politique jurisprudentielle ou jurisprudence politique ? », Annales de la faculté de droit d’Aix 1959, p. 281 ; G. Canivet, N. Molfessis, « La politique jurisprudentielle », in Mélanges Jacques Boré, Dalloz, 2007, p. 79. Notamment, les pratiques de la Cour de cassation, qualifiées par un magistrat de « pieuse hypocrisie », cacheraient, derrière l’apparente soumission à la logique juridique et au raisonnement syllogistique, une « démarche politique et téléologique », la prise en compte de logiques sociales et politiques plus que juridiques (A. Bancaud, « Considérations sur une “pieuse hypocrisie” : la forme des arrêts de la Cour de cassation », Dr. et société 1987, p. 373 (cité par J. Commaille, « La sociologie et les sens du droit », Droits 1989, n° 10, p. 25)). En témoigne la jurisprudence de la Cour de cassation « Mulholland drive » : ici, les hauts magistrats se sont efforcés d’appliquer le « test en trois étapes » pour finalement retenir que « l’atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, propre à faire écarter l’exception de copie privée, s’apprécie au regard des risques inhérents au nouvel environnement numérique, quant à la sauvegarde des droits d’auteur et de l’importance économique que l’exploitation de l’œuvre sous forme de DVD représente pour l’amortissement des coûts de production pour l’industrie cinématographique » (Cass. 1re civ., 28 févr. 2006, S.A. Studio canal c/ M. Stéphane P.). Ils ne se sont ainsi guère contentés d’appliquer quelque droit préexistant ; ils ont procédé à de la régulation et à de l’analyse économique du droit. Cf., en outre, Y. Gaudemet, « Méthodes du juge », in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 1018 s.
1613 J. Hervois, op. cit., p. 392.
1614 Ibid.
1615 J. Hourdeaux, « Un journaliste condamné pour des documents trouvés sur Google », [en ligne] <mediapart.fr>, 5 févr. 2014.
1616 Réf. à F. Rigaux, La loi des juges, Odile Jacob, 1997.
1617 Ainsi convient-on que ce ne serait pas aux juges d’être le « phare d’un droit en rupture » (R. Sève, Philosophie et théorie du droit, op. cit., p. 207) ou, en d’autres termes, d’être le guide du droit. Ils pourraient être un guide dans le droit mais non guider le droit.
1618 Il semble, notamment, revenir au Parlement plus qu’aux tribunaux d’identifier l’intérêt général (cf., par exemple, B. Mathieu, « Remarques sur un conflit de légitimité entre le juge et le législateur dans la détermination de l’intérêt général et la protection de la sécurité juridique », op. cit., p. 470 s.). L’absence de légitimité démocratique des juges fait que, si par ailleurs en termes de légitimité technico-scientifique ils ne dépassent pas les qualités des parlementaires, le législateur devrait être perçu telle une source plus opportune de normes. Les juges peuvent être qualifiés de « bureaucrates » (réf. à J. Bell, The Judge as Bureaucrats, Oxford University Press, 1987). Sur ce point, cf., notamment, C. Guarnieri, P. Péderzoli, La puissance de juger – Pouvoir judiciaire et démocratie, Michalon, 1996 ; O. Dupeyroux, « La jurisprudence, source abusive de droit », in Mélanges Jacques Maury, t. II, Dalloz, 1960, p. 349 s. Pour une analyse contraire, cf. A. Garapon, Le gardien des promesses – Justice et démocratie, Odile Jacob, 1996 ; D. Salas, « Juge (aujourd’hui) », op. cit., p. 863.
1619 Le Conseil constitutionnel s’inscrit dans une vision modernisée du juge « bouche de la loi » selon laquelle la fonction du juge ne lui interdit pas d’exercer en pratique un pouvoir normatif dérivé, mais elle le limite drastiquement afin d’éviter les « dérives jurisprudentielles », c’est-à-dire la consécration officieuse de véritables arrêts de règlement incompatibles avec la séparation des pouvoirs (Cons. const., déc. 21 avr. 2005, n° 2005-512 DC, Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école ; Cons. const., déc. 29 juill. 2004, n° 2004-500 DC, Loi organique relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales). De manière classique, le Conseil applique sa jurisprudence relative à l’incompétence négative du législateur pour considérer qu’un énoncé législatif ambigu ou imprécis va conférer à l’autorité chargée de son application un pouvoir qui la conduira, de fait, à faire la loi substantielle en choisissant parmi les sens possibles de la loi formelle. Or le législateur ne peut pas sous-traiter, en dehors des prévisions précises de la Constitution, la mission qu’il tient de la Constitution. Cf. B. Mathieu, « La normativité de la loi », op. cit.
1620 R. Libchaber, L’ordre juridique et le discours du droit, op. cit., p. 359. Pour une analyse contraire, cf. M. Deguergue, « Jurisprudence », in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 884.
1621 H. Arendt, La crise de la culture (1968), trad. P. Lévy et alii, Gallimard, coll. Folio essais, 2011.
1622 Il faut dire que le législateur, en France tout particulièrement, souffre, aux yeux des internautes et des autres acteurs de la communication par internet, d’une mauvaise réputation due aux péripéties qu’il a rencontrées au cours des années 2000 et dont il peine à se remettre, si bien que, par ricochet, l’action des sources juridictionnelles peut être mieux admise ; mais il n’est guère assuré que cette situation puisse longtemps perdurer.
1623 Sur ce point, il est remarquable que certains spécifient la jurisprudence comme reposant sur des croyances (notamment, G. Timsit, Les figures du jugement, Puf, coll. Les voies du droit, 1993), plus précisément des croyances en une force normative et en une légitimité. Seulement, si des croyances peuvent être fortes, elles peuvent aussi être faibles et instables.
1624 D. Salas, « Juge (aujourd’hui) », op. cit., p. 862.
1625 Ibid.
1626 En premier lieu, le common law est connu pour son excessive complexité, pour sa lourdeur administrative. Certes, la part jurisprudentielle du droit étatique de la communication par internet échappe en partie à ce problème en raison du fait que l’obligatoriété du précédent est morale et non juridique ; mais alors, faute de règle du précédent obligatoire, la force juridique de la jurisprudence est nécessairement plus faible dans les pays de droit d’inspiration romano-germanique que dans les pays de common law puisqu’au sein de ces premiers cette force juridique est celle de l’avis ou de la suggestion (N. Bobbio, op. cit., p. 157). En deuxième lieu, le juge comme source du droit souffre du fait qu’il est dépendant des cas qui lui sont soumis, du fait qu’il ne peut édicter de nouvelle norme que lorsqu’une espèce particulière lui en donne l’occasion – même s’il existe peut-être des « cavaliers jurisprudentiels » –, tandis que le législateur, bien qu’il doive respecter de lentes et difficiles procédures, est libre d’intervenir dès qu’il en ressent le besoin. Le juge ne dispose normalement d’aucune « initiative d’édiction », ce qui rend sa production juridique nécessairement laborieuse et chaotique. En troisième lieu, Jean Carbonnier expliquait le succès du droit des juges principalement en raison de leur capacité à « ralentir le temps » et à ne jamais agir dans l’urgence, ce qui serait un gage de sagesse (J. Carbonnier, « L’État dans une vision civiliste », op. cit., p. 35). Seulement, dans un domaine tel que celui de la régulation des activités du cyberespace, est-il exigé de l’État qu’il procède de manière accélérée, si ce n’est expéditive, afin de suivre le rythme de l’évolution des techniques et des pratiques. La jurisprudence ne répondrait donc pas mieux que la loi à cette demande. En quatrième et dernier lieu, peut être rappelée la critique que Georges Ripert adressait à la jurisprudence en raison du fait qu’il est plus difficile de changer une jurisprudence bien établie que de modifier une loi (G. Ripert, Les forces créatrices du droit, op. cit., p. 14).
1627 J. Carbonnier, « L’État dans une vision civiliste », op. cit., p. 35.
1628 Une large littérature a été consacrée aux revirements de jurisprudence (en particulier, N. Molfessis, Les revirements de jurisprudence – Rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy Canivet, Litec, 2005). Le revirement de jurisprudence, à l’inverse de la révision par la loi, s’applique normalement rétroactivement et intervient de manière souvent imprévisible et soudaine, rendant toute tentative d’anticipation du droit qui sera appliqué en recherchant l’état du droit applicable vaine. Sous cet angle, à nouveau, les sources législatives apparaissent préférables aux sources juridictionnelles. Sur ce point, cf. C. Mouly, « Comment rendre les revirements de jurisprudence davantage prévisibles ? », LPA 18 mars 1994.
1629 Le Professeur François Terré plaide pour un droit sans jurisprudence en premier lieu car, explique-t-il, celle-ci serait trop souvent inconnue, malgré les progrès de l’informatique juridique (F. Terré, « Un juge créateur de droit ? Non merci ! », Arch. phil. droit 2007, p. 310). L’adage « nul n’est censé ignorer la loi » signifie « nul n’est censé ignorer le droit » ; sous cet angle, la jurisprudentialisation ne peut guère être bénéfique à un droit étatique de la communication par internet en quête de légitimité.
1630 Comme le soulignait Max Weber, les précédents constituent un obstacle à la rationalisation du droit (cité par D. Tallon, op. cit., p. 1187).
1631 Cité par M. de Villiers, « Le principe de légalité », op. cit., p. 436.
1632 Cons. const., déc. 16 déc. 1999, n° 99-421 DC, Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l’adoption de la partie législative de certains codes.
1633 EDCE 1991, op. cit. ; EDCE 2006, op. cit.
1634 CE ass., 24 mars 2006, Société KPMG.
1635 B. Stirn, « La qualité de la norme jurisprudentielle », in M. Fatin-Rouge Stefanini, L. Gay, J. Pini (dir.), op. cit., p. 262.
1636 P. Avril, op. cit., p. 33.
1637 F. Zénati, « L’évolution des sources du droit dans les pays de droit civil », D. 2002, p. 18.
1638 Ibid.
1639 Aux États-Unis, les illustres juges à la Cour suprême Holmes, Cardozo, Brandeis et Frankfurter ont adopté une attitude d’autolimitation et ont entendu laisser le rôle premier de réformateur au législateur, témoignant ainsi de leur hostilité à l’égard du « gouvernement des juges » au pays du « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » (F. Michaut, « États-Unis (grands courants de la pensée juridique américaine contemporaine) », in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 662). C’est donc bien au-delà du seul droit de la communication par internet que des régimes juridiques élaborés de façon prétorienne suscitent la critique et amènent les observateurs à exiger du législateur qu’il prenne en main le droit. Cf., également, L. Pech., « Le remède au gouvernement des juges », op. cit., p. 63 s. ; E. Zoller, « La Cour suprême des États-Unis entre création et destruction du droit », Arch. phil. droit 2006, p. 276 s.
1640 J. Carbonnier, Sociologie juridique, op. cit., p. 362. Également, M. Germain, op. cit., p. 236.
1641 O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 195.
1642 D. Terré, op. cit., p. 82.
1643 Cela d’autant plus qu’il n’existe pas d’équivalent du pourvoi dans l’intérêt de la loi en matière de normes d’origine juridictionnelle, pas de « pourvoi dans l’intérêt de la jurisprudence ». Cf., notamment, B. Apollis, « La persistance du recours dans l’intérêt de la loi en matière administrative », RDP 2010, p. 1209 s.
1644 J. Chevallier, L’État, op. cit., p. 105.
1645 M. Collet, « La réforme de la CNIL, ou les ruses de l’État “post-moderne” », Annales de la régulation 2006, p. 127 s.
1646 J. Chevallier, « Régulation et polycentrisme dans l’administration française », Rev. adm. 1998, p. 43 s.
1647 C. Zolynski, op. cit., p. 53.
1648 L’expression « autorité étatique ad hoc » ou « autorité étatique spécialisée » désigne ici un « organisme public non juridictionnel et dépourvu de la personnalité morale qui a reçu de la loi [seul le législateur peut le créer] la mission d’assurer la régulation d’un secteur sensible, de veiller au respect de certains droits des administrés, et qui est doté de garanties statutaires et de pouvoirs lui permettant d’exercer ses fonctions sans être soumis à l’emprise du Gouvernement » (M. Gentot, Les autorités administratives indépendantes, Montchrestien, 1991). Pareil organisme poursuivrait par définition le triple objectif suivant : conférer aux interventions de l’État une plus grande légitimité ; réguler un secteur d’activité sensible et/ou complexe en réunissant des personnes reconnues pour leurs compétences dans le domaine en cause ; doter l’État de modes d’intervention rapides et efficaces (A.‑S. Barthez, « Les avis et recommandations des autorités administratives indépendantes », in Association Henri Capitant, Le droit souple, op. cit., p. 60). Le recours à des autorités étatiques ad hoc paraît ainsi tout indiqué concernant l’internet et les activités internetiques.
1649 Cela bien qu’on estime parfois que « les AAI, du fait de leurs compétences, contribuent à dire largement le droit de l’Internet » (M.‑Ch. Roques-Bonnet, op. cit., p. 74). L’auteur écrit encore que, « alors que le législateur s’est jusqu’à présent contenté de transposer le droit débattu et décidé essentiellement dans le cadre de l’Union européenne, les AAI enrichissent le droit du développement numérique de leurs décisions de manière continue » (ibid., p. 75).
1650 3 % selon l’expérience de mesure de la réalité du pluralisme juridique qui a été menée (Mesurer le pluralisme juridique, op. cit., p. 190). Plus en détails, la part du droit produit par les autorités ad hoc est quasi-nulle en droit du contenant de la communication par internet (1 % (ibid., p. 191)) et très faible en droit du contenu de la communication par internet (4 % (ibid., p. 206)). À titre de comparaison, il est significatif que, en droit de la communication audiovisuelle, il se trouve un très grand nombre de normes édictées par des institutions spécialisées (26 % (ibid., p. 175) ; il s’agit essentiellement du CSA) et que, en droit des réseaux de communications électroniques, une proportion élevée de normes ont été établies par de telles institutions (15 % (ibid., p. 160) ; il s’agit notamment de l’ARCEP et de l’Autorité de la concurrence).
1651 Réf. à P. Lascoumes, « Les savoirs au service des pouvoirs – Naissance de l’expertise comme aide à la décision publique », in P. Lascoumes (dir.), op. cit., p. 15 s. L’État est évidemment intéressé par tout ce qui relève du technologique et du scientifique. Cf. L. Rouban, L’État et la science – La politique publique de la science et de la technologie, Éditions du CNRS, 1988. Déjà, J. Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, Armand Colin, 1954 ; J. Ellul, Le Système technicien, Calman-Lévy, 1977.
1652 Par exemple, le collège de la HADOPI comprend un membre du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique et cinq « personnalités qualifiées » (L. n° 2009-669, 12 juin 2009, Favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, art. 5).
1653 A. Supiot, Homo Juridicus – Essai sur la fonction anthropologique du droit, op. cit., p. 224.
1654 De plus, l’explication du recours aux autorités spécialisées serait également à rechercher dans le sentiment que les outils classiques de règlementation et de régulation se seraient révélés inefficaces (A. Pezard, « Le pouvoir de régulation et de sanction des AAI en droit français », in A. Breton, A. des Ormeaux, K. Pistor, P. Salmon (dir.), op. cit., p. 117). Ce sentiment n’habite-t-il pas celui qui étudie le droit de la communication par internet et, surtout, les membres des organes parlementaires et gouvernementaux ?
1655 Et bien que ces organes soient parfois critiqués, par exemple par qui considère que « la protection des libertés est une chose trop sérieuse pour [leur] être confiée » (D. Rousseau, « Silence tragique à Skyrock : une censure », Le Monde 10 janv. 1995).
1656 Les institutions ici en cause – « paradis des acronymes » (P. Deumier, Introduction générale au droit, op. cit., p. 123) – sont généralement et pour beaucoup désignées par l’expression « autorités administratives indépendantes ». Cependant, alors qu’elles n’entrent pas dans les catégories préexistantes du droit public en général ni dans celles du droit administratif en particulier, il n’existe guère de statut officiel de ces AAI – malgré l’appel lancé par le Conseil d’État (EDCE 2001, Les autorités administratives indépendantes) – et leur statut officieux, issu de la pratique, peine toujours à se dessiner clairement. Elles peuvent présenter des visages fort divers. Et on considère parfois que l’expression « autorité administrative indépendante » constituerait un oxymoron, une contradictio in adjecto.
1657 Le Professeur Denis Baranger regrette que « la France possède trop d’institutions » (D. Baranger, Le droit constitutionnel, 6e éd., Puf, coll. Que sais-je ?, 2013), tandis que le Professeur Jacques Chevallier parle de « décentralisation fonctionnelle » (J. Chevallier, L’État, op. cit., p. 106), de « balkanisation de l’État » (ibid., p. 105) et d’« éclatement de l’action publique » (ibid.). Dans son rapport public pour l’année 2001, le Conseil d’État dénombrait vaguement de 25 à 35 autorités administratives spécialisées et dénonçait leur hétérogénéité (EDCE 2001, op. cit., p. 257), alors que l’ancien Office parlementaire d’évaluation de la législation décomptait 40 autorités (Office parlementaire d’évaluation de la législation, « Rapport sur les autorités administratives indépendantes », 15 juin 2006). Il semble que, effectivement, nul ne sache leur nombre.
1658 Réf. à L. Rouban, La fin des technocrates ?, op. cit.
1659 B. Frydman, Les transformations du droit moderne, op. cit., p. 38. L’auteur parle de « phénomène de renversement du cycle du pouvoir » (ibid.).
1660 J. Carbonnier, Flexible droit, op. cit., p. 43.
1661 J.‑J. Rousseau, Du contrat social, 1762, L. II, chap. 6.
1662 J.‑É.‑M. Portalis, Discours préliminaire sur le projet de Code civil, 1801.
1663 R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., p. 260 (non souligné dans le texte original).
1664 C. Zolynski, op. cit., p. 53.
1665 A.‑J. Arnaud, Critique de la raison juridique – 2. Gouvernants sans frontières, op. cit., p. 224.
1666 Ibid., p. 225.
1667 « La délégation du législateur à d’autres autorités, explique-t-on, trouve la plupart du temps sa justification dans la nécessité de compléter la loi pour assurer son adaptation aux faits. Ce procédé doit être encouragé dans des domaines éminemment techniques, sensibles ou marqués par une évolution rapide des connaissances, la complexité de certaines matières rendant inappropriée la production normative légicentrée » (C. Zolynski, op. cit., p. 55).
1668 Cf., également, J.‑L. Bergel, « Pouvoir règlementaire et délégation de compétence normative », RRJ 2001, p. 2373 s.
1669 L’enjeu de la légistique serait d’« aboutir à des lois quasi-scientifiques » (J.‑C. Bécane, M. Couderc, J.‑L. Hérin, op. cit., p. 174).
1670 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1820 (cité par A. Lécrivain, Hegel et l’éthicité, Vrin, 2001, p. 133).
1671 En ce sens, M. Fatin-Rouge Stefanini, L. Gay, J. Pini, « Préface », in M. Fatin-Rouge Stefanini, L. Gay, J. Pini (dir.), op. cit., p. 14 ; M. Lanord Farinelli, « La norme technique : une source du droit légitime ? », op. cit., p. 738 ; M.‑F. Delhoste, « Le langage scientifique dans la norme juridique », RRJ 2002, p. 53.
1672 Colbert, dans un rapport adressé au roi Louis XIV en 1664, écrivait que, « si nos fabriques imposent à force de soin la qualité supérieure de nos produits, les étrangers trouveront avantage à se fournir en France et leur argent affluera dans le royaume » (cité par L. Cluzel-Métayer, Le service public et l’exigence de qualité, Dalloz, coll. Nouvelle bibliothèque de thèses, 2006, p. 2) ; un même raisonnement ne peut-il pas être tenu quant à la fabrication des normes et à la « prospérité juridique » d’un pays ?
1673 J.‑J. Rousseau, Du contrat social, 1762, L. I, chap. 6. Autrement dit, « le public veut le bien qu’il ne voit pas » (ibid.).
1674 Ibid.
1675 P. Trudel, « La lex electronica », op. cit., p. 224. Également, L. Rouban, L’État et la science, op. cit.
1676 Cf., notamment, P. Lascoumes (dir.), Expertise et action publique, op. cit.
1677 G. Berry, « Algorithmes, machines et langages », L’Éloge du savoir, France culture, 5 févr. 2013. Les « lois techniciennes » ne sont pas réellement pensées et élaborées par les parlementaires (réf. à E. Mella, « La loi technicienne sous la Ve République : the one best law ? », LPA 5 juill. 2007, p. 8 s.). Toutefois, il reste nécessairement une grande part de « lois politiques » dont les contenus dépendent de choix politiques, lesquels, cependant, doivent être éclairés. Mais parfois, et de plus en plus, la loi ne saurait en aucune façon être écrite tant que le législateur n’a pas à sa disposition de véritables « connaissances expérimentales » (R. Castel, op. cit., p. 177).
1678 En témoignent les respunsa qu’adressaient déjà les jurisconsultes romains (A.‑S. Barthez, op. cit., p. 59).
1679 Cf., en particulier, Th. Revet (dir.), L’inflation des avis en droit, Economica, coll. Études juridiques, 1998 ; également, L. Dumoulin, S. La Branche, C. Robert, P. Warin (dir.), op. cit. ; P. Lascoumes, « Les savoirs au service des pouvoirs », op. cit., p. 15 s. ; Dr. et société 1998, n° 40, « Produire la loi » ; Dr. et société 1994, n° 27, « Production de la norme juridique ».
1680 L’un des derniers moments importants de ce phénomène d’institutionnalisation et de procéduralisation est peut-être la circulaire du 8 décembre 2008 Relative à la modernisation de la consultation. On estime que, jusqu’au milieu du xxe s. et à l’avènement du « positivisme législatif », les sollicitations d’avis de personnalités qualifiées étaient une pratique peu courante en France. Et elles n’étaient pas forcément connues car souvent discrètes, pour ne pas dire secrètes (P. Lascoumes, loc. cit., p. 15 ; Y. Gaudemet, « Les actions administratives informelles », RID comp. 1994, p. 645 s.). Cf. J. Commaille, L’esprit sociologique des lois – Essai de sociologie politique du droit, Puf, coll. Droit, éthique, société, 1994 ; M. Crozier, État modeste, État moderne : stratégies pour un autre changement, 3e éd., Fayard, 1997 ; F. Burdeau, Histoire de l’administration française – Du 18e au 20e siècle, 2e éd., Montchrestien, coll. Domat droit public, 1994.
1681 En ce sens, A. Pomade, op. cit., p. 359 (« l’immixtion de tiers au processus normatif rejoint la tendance du paradigme postmoderne à l’introduction d’une pluralité de participants d’horizons différents dans la procédure de création de la norme juridique, permettant tous d’améliorer la qualité de la norme en raison de leurs compétences »). Déjà en 1983 on constatait que la loi « n’est plus, très souvent, que la mise en forme juridique de lois scientifiques ou de normes techniques élaborées ailleurs, une mince pellicule destinée à maintenir la fiction juridique » (D. Loschak, « Droit, normativité et normalisation », in CURAPP, Le droit en procès, Puf, 1983, p. 76-77).
1682 Le cas du CSA, même s’il relève du droit des communications électroniques mais non du droit de la communication par internet, est encore une fois l’un des plus parlants. Sur l’ensemble des activités relevant de sa compétence, il peut être saisi de demandes d’avis ou d’études par le Gouvernement, les présidents de l’Assemblée nationale ou du Sénat et les commissions compétentes de ces deux assemblées (L. n° 86-1067, 30 sept. 1986, Relative à la liberté de communication, art. 18). Les avis du CSA sont sollicités par le Gouvernement sur les projets de loi sur l’audiovisuel et les projets d’actes réglementaires relatifs au secteur de la communication audiovisuelle (art. 9). Depuis 2000, plus de 100 avis ont été rendus par le CSA (6 en 2012, 12 en 2011, 14 en 2010, 13 en 2009 etc. ([en ligne] <csa.fr>)). Et, depuis 2000, le CSA et les comités territoriaux de l’audiovisuel ont produit près de 16 000 actes relevant du droit « mou », recommandations et autres délibérations (ibid.).
1683 Ainsi Isabelle Falque-Pierrotin, alors présidente de la CNIL, décrivait-elle : « Nous sommes en permanence sollicités par les parlementaires sur des sujets très variés qui vont de la publicité en ligne aux fichiers de police en passant par le compteur intelligent, ou la création d’une centrale de crédit. Pas une semaine ne passe sans qu’un parlementaire ne nous interroge sur les incidences d’une discussion parlementaire en matière de protection de la vie privée. […] Et nous adressons une lettre régulière aux députés et sénateurs. En ce qui me concerne, je suis régulièrement auditionnée » (I. Falque-Pierrotin, « Le temps est venu de responsabiliser les acteurs du numérique », op. cit., p. 5).
1684 L. n° 2004-575, 21 juin 2004, Pour la confiance dans l’économie numérique.
1685 Une trentaine d’avis ont été émis avant la promulgation de la loi afin d’aider les parlementaires à opérer les choix les plus pertinents et, parmi cette trentaine d’avis, une vingtaine ont été le fait d’autorités administratives indépendantes, CNIL, ART et CSA en premier lieu – les autres ont essentiellement été émis par le Forum des droits sur l’internet.
1686 L. n° 2006-961, 1er août 2006, Relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information. Cette loi également a été écrite sur la base de nombreux avis fournis par les autorités spécialisées.
1687 Par exemple, quant à la HADOPI, l’article L. 331-13 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « la Haute Autorité peut recommander toute modification législative ou réglementaire. Elle peut être consultée par le Gouvernement sur tout projet de loi ou de décret intéressant la protection des droits de propriété littéraire et artistique. Elle peut également être consultée par le Gouvernement ou par les commissions parlementaires sur toute question relative à ses domaines de compétence ». Par ailleurs, il est significatif que divers comités consultatifs, plus ou moins éphémères, informels et confidentiels, ont été institués afin de fournir une expertise scientifique et technique aux pouvoirs publics en matière d’internet, comités qui ne disposent, à l’inverse des AAI, jamais d’un pouvoir normatif. Il s’agit ou s’agissait notamment de la Commission consultative des communications électroniques (créée auprès du ministre chargé des communications électroniques et de l’ARCEP, D. n° 2009-764, 23 juin 2009, Déterminant la composition, les attributions et les conditions de fonctionnement de la commission consultative des communications électroniques), du Conseil consultatif de l’internet (créé auprès du ministre chargé des nouvelles technologies, D. n° 2003-1167, 8 déc. 2003, Portant création du Conseil consultatif de l’internet (supprimé en 2009)), du Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (créé auprès du ministre chargé des postes et des télécommunications), du Conseil stratégique des technologies de l’information (créé auprès du Premier ministre, D. n° 2004-255, 22 mars 2004, Portant création d’un conseil stratégique des technologies de l’information), du Comité de l’interconnexion et de l’accès (créé auprès de l’ARCEP, D. n° 2004-1301, 26 nov. 2004, Relatif aux dispositions applicables aux opérateurs exerçant une influence significative sur un marché du secteur des communications électroniques en application des articles L. 37-1 à L. 38-3 du code des postes et des communications électroniques) ou encore du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique.
1688 Réf. à P. Ferrari, « Essai sur la notion de coauteur d’un acte unilatéral », in Mélanges Charles Eisenmann, Cujas, 1975, p. 215 s.
1689 Néanmoins, le Conseil constitutionnel veille à ce que des procédures d’avis conformes trop générales à l’échelon national ne soient pas instituées ; ainsi, une disposition imposant un avis conforme de la CNIL dans l’exercice du pouvoir réglementaire a été censurée (Cons. const., déc. 14 déc. 2006, n° 2006-544 DC, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2007).
1690 On retient que le recours à l’avis « s’inscrit dans un contexte de crise des sources traditionnelles du droit, sinon du droit lui-même. Le besoin de consultation ne signifie-t-il pas, en effet, que les voies traditionnelles d’accès à la légitimité ne fonctionnent plus aussi bien que jadis ? » (Th. Revet, « Rapport introductif », in Th. Revet (dir.), op. cit., p. 6). Mais, dans le domaine précis de la communication par internet, l’appui sur des consultations d’experts ne semble pas en mesure de faire gagner beaucoup de légitimité à la loi.
1691 Jean Carbonnier enseignait que « la loi est respectée indépendamment de son contenu, [car] son autorité provient de l’aura qui l’entoure grâce à sa force symbolique et expressive. Elle s’impose par persuasion et séduction » (J. Carbonnier, Flexible droit, op. cit., p. 158). Les lois relatives aux communications par internet sont à mille lieues de séduire a priori leurs destinataires du seul fait qu’elles sont lois ; leur force symbolique semble s’être évanouie ; et même lorsque leurs contenus peuvent venir en renfort en étant jugés objectivement pertinents, les lois risquent d’être rejetées par toute une frange des acteurs et usagers de la communication par internet du seul fait qu’elles sont lois. Ainsi, concernant le droit du cyberespace, il ne semble guère possible de considérer que, « en consultant, en discutant, voire en négociant, le contenu de la loi avec une autorité experte et représentative des intérêts en présence, le législateur accomplit un travail de qualité […] et la loi est d’ores et déjà acceptée par ses destinataires » (A.‑S. Barthez, op. cit., p. 71). Également, C. Robert, « Les incertitudes politiques sont-elles solubles dans l’expertise ? », in L. Dumoulin, S. La Branche, C. Robert, P. Warin (dir.), op. cit., p. 83.
1692 P.‑P. van Gehuchten, « “Gouvernance” : réseaux et pouvoirs (réflexions à partir d’un siècle de secteur public) », in G. Demuijnck, P. Vercauteren, dir, op. cit., p. 119.
1693 G. Burdeau, L’État, op. cit., p. 195.
1694 EDCE 2001, op. cit., p. 275.
1695 J. Carbonnier, Théorie sociologique des sources du droit, op. cit., p. 111.
1696 Ibid.
1697 Dans son rapport public pour l’année 2014, le Conseil d’État plaide en faveur d’un renforcement du « rôle de conseil et de référent des autorités administratives indépendantes comme la CNIL, le CSA ou l’ARCEP » (Conseil d’État, Le numérique et les droits fondamentaux, op. cit., p. 333). Il faut gager que cela ne saurait être suffisant afin de rendre la loi davantage effective et efficiente et que ces instances participeraient autrement de l’amélioration de la qualité du droit étatique si elles pouvaient plus souvent édicter directement et de façon autonome des normes à portée générale et impersonnelle.
1698 En 1965, Jacques Ellul exposait déjà le problème de l’exercice politique dans une société technicienne (J. Ellul, L’illusion politique, Robert Laffont, 1965). Ce problème s’avère tout spécialement palpable quant à la société internetique.
1699 Cela contre Raymond Carré de Malberg qui estimait que la loi du Parlement élu démocratiquement serait nécessairement la plus douée des « qualités de sincérité et de droiture » (R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., p. 63).
1700 A. Renaut, « L’idée contemporaine du droit », Droits 1989, n° 10, p. 75.
1701 J. Carbonnier (cité par M. Revault d’Allones, Le pouvoir des commencements – Essai sur l’autorité, Le Seuil, coll. La couleur des idées, 2006).
1702 L’autorité s’oppose à la puissance en ce qu’elle est un savoir socialement reconnu quand cette seconde est un pouvoir socialement reconnu (A. d’Ors, Une introduction à l’étude du droit, trad. A. Sériaux, PUAM (Aix-en-Provence), 1991 (cité par A. Sériaux, op. cit., p. 141)).
1703 En ce sens, le Professeur Jacques Chevallier observe que « l’administration tend à passer d’une légitimité extrinsèque, découlant de sa simple appartenance à l’État, à une légitimité intrinsèque, fondée sur l’analyse concrète de son action » (J. Chevallier, L’État post-moderne, 3e éd., LGDJ, coll. Droit et société, 2008, p. 71). Le professeur note également la « fin de la légitimité publique de principe » (ibid.). Pour ce qui est de l’internet, l’« habitude générale d’obéissance » que décrivait Herbert Hart (H. L. A. Hart, op. cit., p. 43) est en tout cas très peu développée chez les internautes.
1704 Réf. à P. Fitzpatrick, The Mythology of Modern Law, Routledge (Londres), 1992.
1705 J. Chevallier, L’État post-moderne, op. cit., p. 70.
1706 Ibid., p. 74.
1707 A. Garapon, « D’où les institutions tirent-elles leur énergie ? », Le bien commun, France culture, 6 févr. 2014.
1708 Cela par choix ou bien parce qu’ils ne sont pas des nationaux de l’État légiférant.
1709 Sur ce point, les explications de Léon Duguit sont éclairantes : « Les gouvernants ont toujours été, sont et seront toujours les plus forts en fait. Ils ont bien essayé souvent, avec le concours de leurs fidèles, de légitimer cette plus grande force ; mais ils n’ont pu inventer que deux explications aussi artificielles l’une que l’autre et qui ne doivent tromper personne. Souvent, ils se sont présentés comme les délégués sur la terre d’une puissance surnaturelle. […] On a imaginé aussi la fiction de la volonté sociale. […] Mais l’idée démocratique est aussi vaine que l’idée théocratique et le droit divin du peuple n’a pas plus de réalité que le droit divin des rois » (L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, op. cit., p. 656). L’observation du droit de la communication par internet indique que les gouvernants, d’une part, ne seront peut-être pas toujours « les plus forts en fait », ainsi que le prédisait l’illustre professeur bordelais, et, d’autre part, que la légitimation démocratique du pouvoir jus-créateur desdits gouvernants est aujourd’hui excessivement mise en doute.
1710 B. Benhamou, L. Sorbier, op. cit., p. 5.
1711 N. Dompnier, op. cit., p. 77 s.
1712 En ce sens, mais d’un point de vue plus général, O. Corten, « La persistance de l’argument légaliste : éléments pour une typologie contemporaine des registres de légitimité dans une société libérale », Dr. et société 2002, p. 185 s.
1713 En ce sens, D. Mockle, « Crise et transformation du modèle légicentrique », op. cit., p. 17 s.
1714 P.‑P. van Gehuchten, op. cit., p. 119.
1715 Le terme « expert » désigne celui qui « a acquis une grande habileté par l’expérience, par la pratique » (V° « Expert », in J. Rey-Debove, Robert méthodique, Le Robert, 1985 (cité par J. Hervois, op. cit., p. 261)). Partant, l’expert peut être celui qui est compétent scientifiquement mais également celui dont l’expérience lui a permis d’acquérir des connaissances fiables dans un domaine déterminé. Un expert est généralement celui qui « est choisi pour ses connaissances techniques et chargé de faire des examens, constatations ou appréciations de faits » (ibid. (cité par J. Hervois, op. cit., p. 261)). En ce sens, il est présumé compétent pour fournir des informations objectives, neutres, impartiales.
1716 Le constat est clair : « Le fait d’arrimer l’action des États à la légitimité historique des acteurs les plus impliqués dans le développement de l’Internet permettrait une gouvernance sans rupture avec les structures actuellement chargées de l’élaboration des normes fondamentales de l’Internet. Cela contribuerait à inscrire l’action des États dans un cadre légitime » (B. Benhamou, L. Sorbier, op. cit., p. 15). Or la manière la plus directe et donc peut-être efficace de parvenir à pareil résultat serait d’intégrer ces acteurs au sein de structures étatiques ad hoc et indépendantes et de leur conférer la capacité d’élaborer le droit de la communication par internet d’origine publique, aux dépends du Parlement et du Gouvernement.
1717 A. Jeammaud, « Le droit au musée ? Les avocats du déclin », Économie et humanisme 1991, n° 318, p. 12.
1718 P. Kahn, op. cit., p. 60.
1719 Ibid.
1720 G. Timsit, « Les deux corps du droit – Essai sur la notion de régulation », RF adm. publ. 1996, p. 383.
1721 Cela même si Léon Duguit, par exemple, pouvait voir dans le « pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple » une « mystification oppressive » (L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, op. cit., p. 588).
1722 F. Donck, « L’Internet Society », Place de la toile, France culture, 29 sept. 2012.
1723 Il faut néanmoins y associer la certaine représentativité des intérêts en présence.
1724 Cité par P. Rosanvallon, « La démocratie : esquisse d’une théorie générale – Cours au Collège de France (5/10) », L’Éloge du savoir, France culture, 13 avr. 2013. Selon Benjamin Constant, les « Modernes » ont une conception de la liberté différente de celle des « Anciens » et leur souci premier est de mener leur commerce, préférant déléguer à des professionnels le soin de veiller aux affaires publiques (B. Constant, De la liberté chez les Modernes, 1815). L’« homme politique », comme profession spécialisée, trouve ici son origine. Mais une matière telle que le droit de la communication par internet ne doit-elle pas être confiée à des professionnels non de la politique mais de cette matière particulière ? Qu’il soit rappelé que Léon Gambetta pouvait clamer que « c’est à des hommes plus avisés que les autres qu’il appartient de se faire les guides de leurs frères moins avancés » (cité par P. Rosanvallon, loc. cit.). François Guizot, pour sa part, souhaitait encourager la délégation du pouvoir législatif aux hommes disposant de « capacités », chargés non de créer des lois mais de les découvrir, si bien que l’adoption des lois ne serait plus qu’un processus cognitif à la seule portée des élites (P. Rosanvallon, Le moment Guizot, Gallimard, 1995, p. 87 (cité par O. Tholozan, « L’excellence de la loi dans la pensée juridique et politique française depuis le XVIIIe siècle », op. cit., p. 70)). Guizot trouvait là un bel argument contre le suffrage universel. Où rechercher les « hommes plus avisés que les autres » et les hommes doués de certaines « capacités », capables de dresser des cadres juridiques pertinents autour de l’objet internetique ? Au sein d’une volonté populaire de plus en plus évanescente ou bien parmi certaines instances spécialisées, s’attachant entièrement aux seuls problèmes que posent l’internet et les activités qu’il permet ?
1725 J.‑J. Rousseau, Du contrat social, 1762, L. III, chap. 5.
1726 Or, selon le Conseil d’État, ce sont même parfois jusqu’aux autorités spécialisées elles-mêmes qui sont insuffisamment compétentes face aux défis que pose l’internet. En effet, dans son rapport public pour l’année 2014, le Conseil explique que « les problèmes de concurrence posés par l’activité des grandes plateformes impliquent souvent d’analyser le fonctionnement de leurs algorithmes de classement des contenus, ce que les régulateurs peuvent peiner à faire tant pour des raisons juridiques (ces algorithmes sont protégés par le secret industriel) que du fait de la complexité technique du sujet » (Conseil d’État, Le numérique et les droits fondamentaux, op. cit., p. 107).
1727 Il est dès lors difficilement compréhensible que ce droit soit largement encouragé dans certaines branches du droit plus classiques mais très peu utilisé dans le domaine du droit de la communication par internet. À propos du droit de la communication audiovisuelle, on note ainsi que « le CSA s’est octroyé un vaste pouvoir règlementaire, bien au-delà des prescriptions du Conseil constitutionnel » (J.‑Ph. Feldman, « Les “autorités administratives indépendantes” sont-elles légitimes ? Sur les AAI en général et le Conseil supérieur de l’audiovisuel en particulier », D. 2010, p. 2852) ; il en va très différemment des autorités intervenant en matière de droit de la communication par internet.
1728 J. Hervois, op. cit., p. 387. Dans les années 1930 déjà, Henri Capitant regrettait le manque de compétence global des parlementaires (H. Capitant, « L’interprétation des lois d’après les travaux préparatoires », D. 1935, p. 77 (cité par J.‑C. Bécane, M. Couderc, J.‑L. Hérin, op. cit., p. 62)) ; il est aisé d’imaginer quel discours l’illustre professeur de droit civil aurait tenu à l’aune des actes législatifs relatifs à l’internet.
1729 Cf., déjà, X. Dalloz, « La tectonique des médias ou les axes de rupture technologique », Revue d’économie financière 2002, n° 69, p. 39.
1730 Cf. C. Gateau, T. Rouhette, « Le statut d’hébergeur en Europe, une insécurité juridique née de la difficile adaptation du droit à l’évolution technologique », op. cit., p. 74 s.
1731 L’univers numérique, d’un côté, autorise un accès aux œuvres à un coût de reproduction et de distribution quasiment nul tout en augmentant, d’un autre côté, les possibilités de contrôle et de rétention du droit d’accès (L. Lessig, L’avenir des idées – Le sort des biens communs à l’heure des réseaux numériques, trad. A. Bony, J.‑B. Soufron, Presses universitaires de Lyon, 2005, p. 265).
1732 J.‑C. Bécane, M. Couderc, J.‑L. Hérin, op. cit., p. 54.
1733 Par exemple, B. Jadot, F. Ost (dir.), Élaborer la loi aujourd’hui, mission impossible ?, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis (Bruxelles), coll. Travaux et recherches, 1999.
1734 S. Goyard-Fabre, L’État, figure moderne de la politique, op. cit., p. 111.
1735 A. Leca, La lyre de Thémis ou la poésie du droit, PUAM (Aix-en-Provence), 2011, p. 75. Pourtant, si « l’autorité du droit repose sur la force du verbe » (J. Derrida (cité par É. Nicolas, C. Sintez, « Par-delà le concept de force dans la philosophie de Jacques Derrida », in C. Thibierge (dir.), op. cit., p. 99)), le jurislateur devrait nécessairement user du verbe juste, sous peine de se voir disqualifié. En ce sens, M.‑F. Delhoste, « Le langage scientifique dans la norme juridique », op. cit., p. 53.
1736 P. Bloche, P. Verchère, op. cit., p. 299-300.
1737 Platon, Les lois, 348 av. J.‑C. (cité par J. Benoist, « Platon – Les lois », in O. Cayla, J.‑L. Halpérin (dir.), op. cit., p. 450). Et l’illustre philosophe grecque d’opposer « la science de celui qui sait ce qu’il faut faire [à] la loi, qui est une recette toute faite et, comme telle, impropre à saisir la situation à laquelle elle s’applique dans sa complexité et sa particularité, dans sa réalité » (cité par J. Benoist, loc. cit., p. 449).
1738 Platon articulait savoir et pouvoir, science et politique, contre les sophistes et la démocratie régnante de son temps, qui liaient la politique à l’opinion et niaient la nécessité d’une compétence spécifique pour gérer les affaires de l’État (P. Kahn, op. cit., p. 28). Pourtant les « affaires » en cause dans l’Antiquité étaient loin d’atteindre le niveau de complexité et de technicité de certaines « affaires » contemporaines, au premier rang desquelles figurent les « affaires » internetiques.
1739 J.‑C. Bécane, M. Couderc, J.‑L. Hérin, op. cit., p. 54.
1740 Ibid., p. 153.
1741 G. Ledit, « Un quinquennat de politique numérique », Place de la toile, France culture, 14 janv. 2012.
1742 J.‑M. Sauvé, op. cit., p. 5.
1743 En 2014, un observateur remarquait de même combien « le problème est que le personnel politique n’a aucune conscience des problématiques et des enjeux liés à l’internet » (P. Bellanger, op. cit.).
1744 A. Supiot, Homo Juridicus – Essai sur la fonction anthropologique du droit, op. cit., p. 224.
1745 Aussi considère-t-on que la qualité d’une norme ou d’une personnalité sous l’angle scientifique ou technique serait une donnée subjective et toujours contestable, à moins d’être décidée par le truchement du suffrage populaire (J. Habermas, La technique et la science comme « idéologie » (1973), trad. J.‑R. Ladmiral, Gallimard, coll. Tel, 1990).
1746 Certes, les dispositions juridiques pertinentes prévoient que les membres de ces structures atypiques doivent être choisis sur la base de leur compétence, voire de leur « haut degré de compétence ». Elles n’en échouent pas moins à mettre en place un système de sélection objectif ou consensuel dès lors que le juge ne saurait opérer qu’un contrôle restreint de la qualification juridique des faits ayant conduit à ces nominations. Pour pallier cette difficulté, un mode de sélection original s’est progressivement généralisé. Il consiste à faire nommer par une autorité publique des personnalités désignées par d’autres et notamment par les principales institutions scientifiques, économiques ou sociales. Un tel système renforce cependant l’opacité des procédures réelles de sélection des candidats en même temps que les réticences du juge à évaluer lui-même la qualité de ces derniers, de sorte qu’il soit à craindre que la capacité à représenter un groupe social soit privilégiée au détriment de l’expertise technique ou scientifique. Le contentieux des nominations au sein des autorités administratives indépendantes est, dans tous les cas, quasi-inexistant, situation dont il est difficile de déterminer si elle s’explique par le fait que les procédures de nomination apparaissent comme particulièrement satisfaisantes aux yeux des acteurs concernés ou bien par le fait que ces derniers ne se font guère d’illusions quant à leur capacité à faire invalider ces nominations au moyen d’un recours administratif ou d’un recours juridictionnel.
1747 Par exemple, R. Castel, op. cit., p. 177 s. Rares sont ceux qui les dénoncent comme étant « le dernier avatar du technocratisme, de cette pensée délétère selon laquelle les sachants doivent par ce fait même détenir le pouvoir » (J.‑Ph. Feldman, op. cit., p. 2852).
1748 M.‑Ch. Roques-Bonnet, op. cit., p. 63.
1749 A.‑S. Barthez, op. cit., p. 62. Par exemple, lorsque l’ART a été créée, il s’agissait d’« associer les professionnels à la définition de règles de comportement dans des matières techniques qui supposent, pour être crédibles, de recevoir l’adhésion des acteurs économiques » (B. Lassere, « L’Autorité de régulation des télécommunications », AJDA 1997, p. 224). Un tel enjeu existe à plus forte raison dans le milieu de la communication par internet.
1750 A.‑S. Barthez, op. cit., p. 66. Le cas de la CNIL est très illustratif. Son ancienne présidente, Isabelle Falque-Pierrotin, explique ainsi que la Commission met en place des « chantier de prospective », des « sortes de bureau de tendances », afin de « cerner les attentes, les nouveaux enjeux positifs et négatifs de l’évolution des technologies » (I. Falque-Pierrotin, « Le temps est venu de responsabiliser les acteurs du numérique », op. cit., p. 5).
1751 Ainsi le magistrat Denis Salas relève-t-il combien « le fossé se creuse du fait d’un statut qui suppose d’être généraliste et de changer de fonction pour avancer dans la carrière alors que, par ailleurs, la spécialisation s’accroit sur le terrain » (D. Salas, « Juge (aujourd’hui) », op. cit., p. 865).
1752 M. Domingo, « Éditorial », Lettre droit et justice 2011, n° 37, p. 1 (cité par J. Cattan, op. cit., p. 6).
1753 V. Trovatello, op. cit., p. 341. Même les jusnaturalistes tiennent pareil discours : « La règle de droit naturel pour décider du droit est : “choisir la personne qui est la mieux placée, par ses connaissances en droit et en fait” » (A. Sériaux, op. cit., p. 67).
1754 M. Foucault, « Michel Foucault à Goutelas : la redéfinition du judiciable », Justice 1980, n° 115, p. 36 (cité par N. Israel, « L’émergence du réseau et des nouveaux modes de règlement des conflits à l’épreuve de Michel Foucault », [en ligne] <cahiers-ed.org>, 2004, p. 61).
1755 Ibid. (cité par N. Israel, loc. cit., p. 61).
1756 En revanche, cette hypothèse se vérifie davantage en droit de la communication audiovisuelle en raison du grand nombre de règles de droit produites par le CSA.
1757 Ph. Amblard, op. cit., p. 75.
1758 M.‑A. Frison-Roche, « Le droit de la régulation », op. cit., p. 610.
1759 Le CSA, en particulier, a vu la loi du 21 juin 2004 (L. n° 2004-575, 21 juin 2004, Pour la confiance dans l’économie numérique), en modifiant la loi du 30 septembre 1986, confirmer qu’il n’est pas compétent en matière de « communication au public en ligne » (L. n° 86-1067, 30 sept. 1986, Relative à la liberté de communication, art. 3-1, al. 1er).
1760 Lamy Droit de l’informatique et des réseaux, op. cit., n° 2328.
1761 La CNIL ne se préoccupe que de la problématique de la protection des données personnelles (par exemple, délibération n° 2005-285, 22 nov. 2005, Portant recommandation sur la mise en œuvre par des particuliers de sites web diffusant ou collectant des données à caractère personnel dans le cadre d’une activité exclusivement personnelle ; délibération n° 01-057, 29 nov. 2001, Portant recommandation sur la diffusion de données personnelles sur internet par les banques de données de jurisprudence), le CSA n’intervient qu’au sujet des contenus audiovisuels, l’action de l’ARJEL est cantonnée à la régulation du nouveau marché des jeux et paris par internet (L. n° 2010-476, 12 mai 2010, Relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne ; D. n° 2011-752, 28 juin 2011, Modifiant le décret n° 2010-481 du 12 mai 2010 relatif à l’organisation et au fonctionnement de l’Autorité de régulation des jeux en ligne), tandis que la HADOPI a pour seul objet la prévention et la répression des contrefaçons commises au moyen des technologies de téléchargement – type de contrefaçons qui ne correspond qu’à une partie aujourd’hui très minoritaire des contrefaçons commises au moyen de l’internet.
1762 Par exemple, les conditions d’utilisation des données personnelles, qui jouent un rôle déterminant au sein du jeu concurrentiel, se situent aujourd’hui dans l’un des nombreux angles morts de l’activité des AAI, puisque l’Autorité de la concurrence n’est pas compétente pour apprécier le respect de la législation sur les données personnelles et que la CNIL n’a pas à se situer sur un terrain économique.
1763 Ainsi que le rappelle le Conseil d’État dans son rapport public pour l’année 2006, la sécurité juridique implique « que les citoyens soient, sans que cela appelle de leur part des efforts insurmontables, en mesure de déterminer ce qui est permis et ce qui est défendu par le droit applicable » (EDCE 2006, op. cit.). Et le Conseil d’État d’ajouter que, « pour parvenir à ce résultat, les normes édictées doivent être claires et intelligibles, et ne pas être soumises, dans le temps, à des variations trop fréquentes, ni surtout imprévisibles » (ibid.).
1764 Ibid.
1765 Dans un texte écrit en 1958, Jean Carbonnier décrivait un paysage législatif dans lequel se trouvaient « des lois innombrables, et qui changent vite, souvent incohérentes, rarement bien rédigées » (J. Carbonnier, Flexible droit, op. cit., p. 184). Il faut gager que l’illustre professeur n’aurait peut-être pas décrit autrement les lois visant les activités internetiques et que, globalement, la situation, depuis 1958, ne s’est guère améliorée sous cet angle, remettant toujours plus en cause la sécurité juridique.
1766 Cf. M. Lombard, « Institutions de régulation économique et démocratie politique », AJDA 2005, p. 530 s.
1767 On considère ainsi que « la compétence ne peut autoriser à occuper une autre fonction que celle de conseiller » (J.‑P. Siméon, « La démocratie selon Rousseau », in J.‑J. Rousseau, Du contrat social, Le Seuil, coll. Points politique, 1977, p. 115).
1768 Ibid.
1769 On explique que « tout ce que la compétence peut, c’est éclairer les diverses options, les “chiffrer” en quelque sorte. C’est alors que commence le problème proprement politique, qui est de savoir ce que le peuple veut » (ibid. (souligné dans le texte original)). Seulement est-il contestable que, dans des disciplines techniques, le peuple ait une volonté ou, du moins, une volonté claire. Surtout, au moment de l’élection, ces matières spécifiques sont absentes du débat comme du choix de l’électeur, si bien que la légitimité de l’élu à les encadrer par ses normes peut être mise en doute, même s’il jouit d’un mandat général.
1770 Cité par P. Rosanvallon, « La démocratie : esquisse d’une théorie générale – Cours au Collège de France (6/10) », L’Éloge du savoir, France culture, 30 avr. 2013. Professeur de droit, Joseph Barthélemy a été ministre de la Justice de l’État français entre 1941 et 1943.
1771 D’aucuns défenseurs des autorités « technocratiques » considéreront dépassée la vision exposée par un commentateur de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau : « On pourrait dire que l’exigence démocratique, que l’essence démocratique de toute vie politique d’un corps social tel que le pense Rousseau consiste à disposer de manière inaliénable du droit de mal se gouverner soi-même. “Nous réclamons le droit de mal nous gouverner nous-mêmes”, disait un des membres de la conférence de Bandœng. C’est atteindre l’essence ultime de la démocratie et, selon nous, de la dimension politique elle-même. Cela implique certes le risque de commettre des erreurs que la compétence aurait – peut-être – évitées. Mais le propre de l’existence politique est d’assumer ce risque ; bien plus : elle est ce risque même en tant que sans cesse côtoyé et affronté. Prétendre renoncer à faire appel à l’avis de la majorité sous prétexte de conjurer ce risque revient à quitter le lieu propre du politique. Nulle réussite “technique”, nulle prospérité ne peut compenser un semblable amoindrissement de l’existence » (J.‑P. Siméon, op. cit., p. 116-117). Et Rousseau d’écrire : « En tout état de cause, un peuple est toujours le maître de changer ses lois, même les meilleures ; car s’il lui plaît de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? » (J.‑J. Rousseau, Du contrat social, 1762, L. II, chap. 12). Le choix entre démocratie et compétence, puisque souvent l’une n’irait pas avec l’autre, semble être affaire d’idéologie et non de vérité. Mais plus les questions auxquelles doivent répondre les représentants du peuple se complexifient, plus il semble que la compétence doive peut-être l’emporter sur la légitimité démocratique, laquelle, au xxie s. et tout particulièrement dans le cyberespace, est largement mise en doute. Cf., notamment, M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.
1772 Cicéron, De re publica, Les Belles Lettres, 1980 (cité par J.‑P. Coriat, « Cicéron Marcus Tullius Cicero », in O. Cayla, J.‑L. Halpérin (dir.), op. cit., p. 93).
1773 Jean-Jacques Rousseau lui-même convenait que, « à prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais » (J‑J. Rousseau, Du contrat social, 1762, L. III, chap. 4), et que, « s’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement, [mais] un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes » (ibid.).
1774 P. Rosanvallon, « La démocratie : esquisse d’une théorie générale – Cours au Collège de France (1/10) », L’Éloge du savoir, France culture, 9 avr. 2013.
1775 Réf. à A.‑G. Slama, La régression démocratique, Fayard, 1995.
1776 Et il n’est pas certain que la réalisation de la vision de Tocqueville d’une « souveraineté du peuple conduite par un despote administratif » (A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835 et 1840), Flammarion, coll. GF, 2010, p. 147) doive être absolument combattue. Cf., plus généralement, D. Borillo (dir.), Science et démocratie, Presses universitaires de Strasbourg, coll. Les publications de la Maison des sciences de l’homme de Strasbourg, 1993.
1777 P. Kahn, op. cit., p. 60.
1778 On explique notamment que « la logique de l’implication sur la base de l’intérêt ou de la compétence vient directement répondre à certaines critiques de la démocratie représentative. Il s’agit de permettre l’élaboration de normes plus conformes au critère d’efficacité, et parfois d’une qualité formelle supérieure. Le “bon gouvernement” n’est alors plus envisagé comme fondé sur le principe de représentation mais sur la participation d’acteurs sélectionnés pour leurs caractéristiques, leurs compétences ou leurs qualités au regard de l’objet des politiques publiques. La légitimité de la norme n’est pas ancrée dans l’expression politique de citoyens universels, par le biais de la représentation, mais dans un processus d’élaboration ou de coproduction de la norme faisant intervenir des acteurs socio-économiques pour leurs qualités » (N. Dompnier, « Le renoncement à la légitimité démocratique au nom de la “qualité des normes” ? », in M. Fatin-Rouge Stefanini, L. Gay, J. Pini (dir.), Autour de la qualité des normes, Bruylant (Bruxelles), coll. À la croisée des droits, 2010, p. 92).
1779 Au début des années 1930, des auteurs écrivaient que « nées sous le signe idéologique et philosophique, les institutions de droit public se transforment en problèmes techniques » (B. Mirkine-Guetzévitch, G. Scelle, L’Union européenne, Delagrave, 1931, p. 30 (cité par O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 263)). Cela ne semble pas très éloigné de l’ordre logique des choses. Aujourd’hui, certainement les parlementaires redoutent-ils le développement des pouvoirs des autorités étatiques ad hoc, concomitant à un recul de leurs prérogatives, mais ces craintes ne sont pas nécessairement justifiées par une méfiance en termes de qualité des normes (P. Gélard, Les autorités administratives indépendantes, rapport au Sénat n° 404, La documentation française, 2006).
1780 Cf. Y. Barthe, M. Callon, P. Lascoumes, Agir dans un monde incertain – Essai sur la démocratie technique, Le Seuil, 2001.
1781 P. Gélard, loc. cit., p. 21.
1782 M.‑Ch. Roques-Bonnet, op. cit., p. 334.
1783 Cf. J. Chevallier, « Le statut des autorités administratives indépendantes : harmonisation ou diversification ? », RFDA 2010, p. 896 s.
1784 É. Millard, Théorie générale du droit, Dalloz, coll. Connaissance du droit, 2006, p. 94.
1785 Le principe de séparation des pouvoirs, qui désigne une séparation effective de différents organes indépendants et jouissant de « degrés différents de puissance formelle » (R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., p. 114) – ce qui conduit à une hiérarchie des organes –, est un principe fondamental de la Constitution politique de l’État, comme l’indique l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 selon lequel « toute société dans laquelle […] la séparation des pouvoirs n’est pas déterminée n’a point de Constitution ». Cf. Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748, L. XI, chap. 4 et 6. Également, Ch. Eisenmann, « L’esprit des lois et la séparation des pouvoirs », in Mélanges Raymond Carré de Malberg, op. cit., p. 165 s. ; J.‑Ph. Feldman, « La séparation des pouvoirs et le constitutionnalisme », RFD const. 2010, n° 83.
1786 Cela fait longtemps que plus personne n’ose soutenir, avec Jean Bodin, que l’indivisibilité de la souveraineté impliquerait que le pouvoir appartienne à un seul organe et même à une seule personne, « comme il doit y avoir un seul commandant dans un navire » (J. Bodin, op. cit., L. I, chap. 8), et que les États qui connaissent la séparation des pouvoirs ne serait pas viables (ibid., L. II, chap. 1). L’intérêt politique résidant en la séparation des pouvoirs n’est plus à démontrer – éviter l’arbitraire et prévenir le despotisme – et il est délicat de se contenter de constater que celle-ci serait désormais « dépassée » à l’ère de la régulation (J.‑L. Autin, Réflexions sur l’usage de la régulation en droit public, th., Université de Montpellier, 1995), que les autorités ad hoc et le « droit de la régulation » perdraient toute raison d’être si ces autorités ne concentraient pas les pouvoirs (M.‑A. Frison-Roche, « Le droit de la régulation », op. cit., p. 610). « Puisque l’objectif de régulation est ce qui fonde les pouvoirs, écrit-on, si ceux-ci sont tous nécessaires pour la réalisation de l’objectif, cela suffit à fonder la détention qu’en a l’autorité » (ibid.). De même, le Professeur Jacques Chevallier convient que « le rôle [des AAI] est d’encadrer le développement du secteur dont elles ont la charge, en fixant des règles du jeu et en arbitrant entre les intérêts en présence ; et cette fonction justifie le cumul à leur profit de pouvoirs juridiques habituellement dissociés (réglementation, décision, contrôle, sanction) » (J. Chevallier, « La régulation juridique en question », Dr. et société 2001, p. 840). Également, M.‑A. Frison-Roche, « Définition du droit de la régulation économique », in M.‑A. Frison-Roche (dir.), Les régulations économiques – Légitimité et efficacité, Presses de Sciences-Po-Dalloz, coll. Droit et économie de la régulation, 2004. Sur cette controverse, par exemple, J.‑L. Autin, « Du juge administratif aux autorités administratives indépendantes : un autre mode de régulation », RDP 1988, p. 1213 s. ; M. Pochard, « Autorités administratives indépendantes et pouvoir de sanction », AJDA 2001, p. 106 s. ; T. Tuot, « Quel avenir pour le pouvoir de sanction des autorités administratives indépendantes », AJDA 2001, p. 135 s. ; E. Derieux, « Le pouvoir de sanction du CSA », LPA 15 mars 2005, p. 5 s. ; C. Gavalda, « Les sanctions applicables par le CSA », LPA 17 janv. 1990, p. 72 s. ; C. Teitgen-Colly, « Sanctions administratives et autorités administratives indépendantes », LPA 17 janv. 1990, p. 40 s. ; I. Luben, « Le pouvoir de sanction de l’Autorité de régulation des télécommunications », AJDA 2001, p. 121 s. ; P. Quilichini, « Réguler n’est pas juger – Réflexions sur la nature du pouvoir de sanction des autorités de régulation économique », AJDA 2004, p. 1060 s. ; D. Costa, « L’autorité des marchés financiers : juridiction ? quasi-juridiction ? pseudo-juridiction ? À propos de l’arrêt du Conseil d’État du 4 février 2005 », RFDA 2005, p. 1174 s.
1787 Le Conseil constitutionnel a cependant accepté que les autorités administratives en cause disposent, quoique de façon relativement bornée, des pouvoirs règlementaire, de résolution des litiges et de sanction. Peut-être faut-il voir en cela ni plus ni moins qu’une reconnaissance de l’utilité de telles instances spécialisées dans certains domaines particuliers. Contre toute attente, l’« hybridité difficilement conciliable avec les exigences constitutionnelles » de ces instances atypiques n’a pas fait obstacle à leur validation constitutionnelle (C. Teitgen-Colly, « Les instances de régulation et la Constitution », RDP 1990, p. 211). Quant au pouvoir de sanction des AAI, le Conseil constitutionnel a précisé que celui-ci n’est acceptable qu’à condition que, « d’une part, la sanction susceptible d’être infligée soit exclusive de toute privation de liberté » et que, « d’autre part, l’exercice du pouvoir de sanction soit assorti par la loi de mesures destinées à sauvegarder les droits et libertés constitutionnels garantis » (Cons. const., déc. 17 janv. 1989, n° 88-248 DC, Loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication ; également, Cons. const., déc. 28 juill. 1989, n° 89-260 DC, Loi relative à la sécurité et à la transparence du marché financier).
1788 A. Pezard, op. cit., p. 124.
1789 M.‑A. Frison-Roche, « Rapport sur les autorités administratives indépendantes », t. II, Office parlementaire d’évaluation de la législation, n° 3166, 15 juin 2006 (cité par A.‑S. Barthez, op. cit., p. 67).
1790 Ibid. (cité par A.‑S. Barthez, op. cit., p. 67).
1791 À une autre échelle, on remarque un « recul de la centralisation du pouvoir au profit d’une distribution des pouvoirs » (A. Supiot, Homo Juridicus, op. cit., p. 224). En somme, une séparation des pouvoirs laisserait la place à une autre : la séparation organique-fonctionnelle des pouvoirs s’effacerait au profit d’une concentration organique-fonctionnelle des pouvoirs, mais se déploierait en même temps une division organique-matérielle du pouvoir, les institutions étatiques étant de plus en plus spécialisées, loin de toute compétence générale. Cf., notamment, O. Beaud, « La multiplication des pouvoirs », Pouvoirs 2012, n° 143, p. 47 s.
1792 J. Huet, E. Dreyer, op. cit., p. 97.
1793 Par exemple, depuis 2007, l’ARCEP demande à l’entreprise Skype de faire auprès d’elle la déclaration à laquelle elle est, selon l’Autorité, tenue, en vertu de l’article L. 33-1 du Code des postes et des communications électroniques, dès lors qu’elle fournit au public français un service de communications électroniques. Or Skype, sans autre forme de procès, refuse de se conformer à cette exigence. L’ARCEP a porté plainte auprès du procureur de la République et une enquête préliminaire a été ouverte en mars 2014. Skype fournit un service de « voix sur IP », c’est-à-dire que la communication téléphonique est traitée comme un échange de données sur internet au lieu de passer par la réservation d’une ligne comme dans la téléphonie classique. La société Skype soutient qu’elle serait un simple service en ligne et qu’elle ne serait donc pas soumise à cette obligation de déclaration. Au-delà de cette obligation, l’ARCEP cherche vainement à appliquer à Skype l’ensemble du régime des opérateurs de télécommunications intervenant sur le territoire français, ce qui implique notamment l’acheminement des appels d’urgence, la mise en œuvre des moyens nécessaires à la réalisation des interceptions judiciaires et le paiement de la contribution au service public universel.
1794 Mais les difficultés de la HADOPI trouvent aussi d’autres causes. En 2010, l’autorité relevait elle-même les grandes limites de son action, notamment le déplacement de l’activité des internautes du pair-à-pair vers le streaming, alors qu’elle ne se préoccupe que du premier (HADOPI, « Rapport d’activité 2010 », [en ligne] <hadopi.fr>, sept. 2011, p. 8). Son bilan ne paraît guère plus satisfaisant que celui qu’a laissé l’Autorité de régulation des mesures techniques que la loi DADVSI et un décret subséquent avaient instituée (L. n° 2006-961, 1er août 2006, Relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information ; D. n° 2007-510, 4 avr. 2007, Relatif à l’Autorité de régulation des mesures techniques instituée par l’article L. 331-17 du code de la propriété intellectuelle). L’ARMT était chargée d’opérer la difficile conciliation entre les mesures techniques de protection et certaines exceptions au droit d’auteur dont l’exercice doit être garanti, notamment l’exception de copie privée. Cette autorité ne disposait d’aucun pouvoir normatif, si ce n’est celui de fixer le nombre minimal de copies privées autorisées.
1795 P.‑A. Jeannenney, « Le rôle de l’ART dans la régulation de l’Internet », Légipresse 2001, p. 53.
1796 Pourtant, dans les domaines de l’audiovisuel et des réseaux de communications électroniques, lesdits organes font dans une mesure importante la « loi ». Si la mission première des AAI n’est pas de créer du droit mais de donner des avis, de procéder à des contrôles et de prononcer des sanctions, cela semble vérifié en droit de la communication par internet beaucoup mieux qu’en droit de la communication audiovisuelle ou qu’en droit des réseaux de communications électroniques (C. Castets-Renard, op. cit., p. 9). Pour ne prendre qu’un exemple, la HADOPI, outre le volet répressif de son action bien connu, est chargée, au titre de sa mission d’encouragement au développement de l’offre légale prévue aux articles L. 331-13 et L. 331-23 du Code de la propriété intellectuelle, d’attribuer un label (le label « PUR ») permettant aux internautes d’identifier clairement le caractère légal des offres en ligne portant sur des œuvres et objets protégés par un droit de propriété intellectuelle. Ce label est accordé par l’autorité à l’issue d’une procédure encadrée par les dispositions des articles R. 331-47 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Dans ce cadre, elle crée quelques normes à portée individuelle mais aucune norme à portée générale. Parmi les quelques 200 délibérations de la HADOPI depuis 2010, la plupart concernent exclusivement l’attribution du label prévu par l’article L. 331-23 du Code de la propriété intellectuelle.
1797 En ce sens, dans son rapport public pour l’année 2001, le Conseil d’État soulignait combien l’action des autorités ad hoc serait antinomique de l’intention par ailleurs affichée par l’État de rapprocher l’administration et les administrés, car un recours excessif aux AAI renforcerait la centralisation (EDCE 2001, op. cit., p. 376). Sur ce point, Max Weber, au début du xxe s. déjà, décrivait : « À aucune autre époque, ni dans aucune autre contrée, on n’aura éprouvé à ce point combien l’existence sociale tout entière, sous ses aspects politiques, techniques, économiques, dépend inévitablement, totalement, d’une organisation de bureaucrates spécialisés et compétents. Les tâches majeures de la vie quotidienne sont entre les mains de bureaucrates qualifiés sur le plan technique et commercial, et surtout de fonctionnaires de l’État qualifiés sur le plan juridique » (M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1920), Pocket, coll. Agora, 1967, p. 10).
1798 R. Draï, op. cit., p. 115.
1799 S. Goyard-Fabre, L’État, figure moderne de la politique, op. cit., p. 139.
1800 M. Mekki, « Propos introductifs sur le droit souple », op. cit., p. 22.
1801 M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 200.
1802 L’État de droit serait ainsi fragilisé de ce point de vue également et le Professeur Michel Troper peut remarquer que, « avec l’État moderne, la technicité de la législation s’accentue, de sorte qu’il est impossible de prétendre aujourd’hui que tout citoyen, connaissant la loi qui lui est applicable, est en mesure d’apprécier les conséquences de ses actions » (M. Troper, « Le concept d’État de droit » Droits 1992, n° 15, p. 61). Sur ce point, cf., par exemple, J.‑L. Warsmann, « Simplifier le droit, une obligation pour le législateur », Courrier juridique des finances et de l’industrie juin 2008, p. 7 s.
1803 Prospèrerait l’idée selon laquelle « les raisonnements scientifiques ne sont pas exempts de jugements de valeur, qui agissent en secret, tels des “passagers clandestins” » (T. Alam, « Le rôle de l’expertise scientifique sur les ESST dans le processus d’action publique », in L. Dumoulin, S. La Branche, C. Robert, P. Warin (dir.), op. cit., p. 86). « Le politique, décrit-on, se trouve dans les ambivalences de chaque arbitre, dans les dénis de chaque bureaucrate, dans les déchirements éthiques de chaque expert, partout où le droit se fait et se pense » (M. Xifaras, op. cit., p. 52). Selon la « théorie de la capture », mise en évidence aux États-Unis, où l’expérience en la matière est plus longue qu’en Europe, les agences et administrations indépendantes seraient insensiblement et involontairement portées à intérioriser la rationalité du secteur qu’elles sont chargées d’encadrer et de réguler, de telle sorte qu’elles tendraient à faire leurs les intérêts défendus par les opérateurs dominants de ce secteur (J. Chevallier, « La régulation juridique en question », op. cit., p. 842). L’indépendance même qui leur est reconnue favoriserait cette collusion, en interdisant toute immixtion d’autres acteurs dans le processus décisionnel (ibid.). Finalement, le Professeur Denis Baranger peut conclure que, globalement, « les autorités ad hoc permettent de régler les petits problèmes mais pas les grands » (D. Baranger, « Les fausses institutions », Le bien commun, France culture, 23 mai 2013).
1804 On distinguait ainsi la presse, diffusée sous la forme de journaux imprimés et régie par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ; la communication téléphonique, assurée par les opérateurs de télécommunications et régie par le Code des postes et des télécommunications ; la communication audiovisuelle, transmise par radiodiffusion hertzienne, par câble ou par satellite et encadrée par la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Des autorités particulières ont été instituées afin de prendre en charge, de façon très autonome, chacun de ces médias et mediums particuliers – mise à part la presse dont la liberté a, semble-t-il, justifié de ne jamais ériger nulle autorité administrative chargée de la surveiller. Par ailleurs, le développement de l’informatique et des bases de données a, à la fin des années 1970, justifié l’instauration de la CNIL.
1805 F. Balle, op. cit., p. 222. L’internet est bien le vecteur premier de la convergence et d’aucuns peuvent expliquer qu’« Internet est l’illustration de la convergence puisque le support, le vecteur de diffusion de l’information, devient neutre et n’est plus dédié à un service d’une nature particulière » (D. de Bellescize, L. Franceschini, op. cit., p. 467). D’ailleurs, cette convergence est une donnée encore récente. Ainsi, en 2003, le rapporteur de la Loi pour la confiance dans l’économie numérique à l’Assemblée nationale pouvait-il encore écrire qu’« Internet, c’est d’abord du texte ». Néanmoins, en 1997, la Commission européenne publiait déjà un livre vert intitulé « La convergence des secteurs des télécommunications, des médias et des technologies de l’information ». La convergence y était définie comme la « capacité de différentes plateformes de transporter des services essentiellement similaires, soit le regroupement des équipements grand public comme le téléphone, la télévision et les ordinateurs personnels » (cité par F. Balle, op. cit., p. 223).
1806 B. Retailleau, « Dix après, la régulation à l’ère du numérique », rapport d’information fait au nom de la commission des affaires économiques du Sénat, n° 350, 27 juin 2007, p. 83. Par exemple, quant aux offres « triple play » ou « quadruple play », il est toujours possible de procéder à une application distributive des régimes juridiques, mais celle-ci complexifie les activités des professionnels autant que celles des particuliers.
1807 Conseil d’État, Le numérique et les droits fondamentaux, op. cit., p. 46. Le haut Conseil, dans le même sens, souligne que « de nombreuses règlementations sectorielles sont fragilisées par le numérique » (ibid., p. 108).
1808 Dans un rapport consacré à la télévision connectée, il est souligné que celle-ci « fait cohabiter sur le même écran des services régulés par une autorité dédiée, le CSA, et des services issus d’internet pour lesquels le CSA n’est pas compétent. Cette cohabitation de services qui sont, dans les faits, tous concurrents pour l’accès à l’utilisateur final s’accompagne d’une différence de traitement qui peut avoir plusieurs types d’effets négatifs : elle peut affaiblir les acteurs les plus régulés qui font l’objet de restrictions plus importantes ; elle peut réduire l’efficacité de la réglementation, certaines règles n’étant de facto pas applicables ou pas appliquées, ne serait-ce que pour des motifs de territorialité » (M. Adnène Trojette, « La télévision connectée », rapport remis au ministre de la Culture et de la Communication et au ministre chargé de l’Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique, nov. 2011). Partant, l’idée d’un droit, si ce n’est unitaire, du moins tendant vers l’unité ou en tout cas vers l’harmonisation semble bien devoir s’imposer.
1809 M.‑A. Frison-Roche, « Les bouleversements du droit par internet », op. cit., p. 57.
1810 F. Balle, op. cit., p. 222.
1811 Ibid., p. 223.
1812 Mais cela du point de vue des contenants plus que du point de vue des contenus. Il n’est, en effet, peut-être pas inconséquent de s’interroger en ces termes : « Trompeuse, l’image de la convergence peut aussi être dangereuse [car] ne risque-t-elle pas de conduire à penser que, désormais, pour utiliser les mêmes réseaux ou les mêmes terminaux, la communication “one to many” se rapproche de la communication “one to one” ? N’y a-t-il pas alors un risque de voir la notion de convergence servir d’alibi pour aligner le régime de l’audiovisuel sur celui des télécommunications, confondant par conséquent ce que le droit garantissant les libertés s’est toujours efforcé de distinguer, la publication et l’échange privé, ou bien, si l’on préfère, la communication “publique” et la communication “privée” ? » (ibid.).
1813 Un rapport remis au Sénat en 2007 soulignait le besoin de mettre en place une « nouvelle architecture institutionnelle adaptée au numérique » et proposait d’« abandonner la régulation sectorielle au profit de la régulation de droit commun » (B. Retailleau, op. cit., p. 118).
1814 D. de Bellescize, L. Franceschini, op. cit., p. 3 (« le rôle de la régulation audiovisuelle ne cesse d’évoluer et l’on peut s’interroger sur la pertinence de la séparation organique entre l’ARCEP et le CSA, compte tenu des évolutions technologiques liées aux services à la demande et aux télévisions dites “connectées” »). Les liens entre les deux instances sont déjà réels : par exemple, le CSA peut être amené à saisir pour avis l’ARCEP, notamment lorsque ses décisions sont susceptibles de restreindre l’offre de services de communications électroniques (L. n° 86-1067, 30 sept. 1986, Relative à la liberté de communication, art. 17-1 et 23).
1815 L’Ofcom (Office of Communications), régulateur unique des communications, est né de la fusion de cinq anciennes autorités spécialisées (dont les équivalentes du CSA et de l’ARCEP). Il existe également un OFCOM en Suisse (Office fédéral de la communication).
1816 Le Défenseur des droits a remplacé tout à la fois le Médiateur de la République, la Commission nationale de déontologie de la sécurité, le Défenseur des enfants et la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité.
1817 Ch. Paul, op. cit., p. 65.
1818 On dénonce souvent la multiplication des institutions spécialisées au sein de l’État (par exemple, D. Baranger, Le droit constitutionnel, op. cit.), le « polycentrisme » et la « fragmentation » de ce dernier (J. Chevallier, L’État post-moderne, op. cit., p. 131), et il est bien connu que l’administration française gagne régulièrement de nouvelles structures mais n’en perd que rarement – où revient l’« effet cliquet » : parmi les structures préexistantes, on n’accepte pas de voir celles-ci disparaître ni même de devoir céder une part de leurs ressources ou de leurs attributions à de nouvelles venues. Par exemple, concernant le problème de l’incorporation de l’ARCEP dans le CSA ou du CSA dans l’ARCEP, on souligne simplement qu’« il paraît exclu de sanctionner l’une des deux autorités existantes, en provoquant sa disparition » (L. Rapp, « L’avenir de la régulation », op. cit.) et qu’« aucune n’a démérité ou apporté la preuve de son inutilité » (ibid.).
1819 En ce sens, Isabelle Falque-Pierrotin regrette que « le dispositif public relatif à l’Internet s’est émietté en multipliant les organismes, notamment les autorités administratives indépendantes » (cité par P. Bloche, P. Verchère, op. cit., p. 299). Et d’ajouter qu’il serait « temps de resserrer cette organisation » (ibid.).
1820 Une autorité générale des médias serait compétente uniquement en matière de communications publiques, tandis qu’une autorité générale de la communication serait compétente à la fois en matière de communications privées et en matière de communications publiques – cette dernière voie étant plus discutable sous l’angle des droits et libertés fondamentaux. Éventuellement s’agirait-il d’une « autorité de régulation de la communication numérique » ou « de la communication électronique » laissant à part la presse papier (J. Huet, E. Dreyer, op. cit., p. 95), mais ne pas appliquer exactement les mêmes règles à la presse matérielle et à la presse immatérielle susciterait peut-être nombre de critiques, en tout cas pour ce qui est des normes applicables aux contenus et à la recherche des informations.
1821 En ce sens, les députés Patrick Bloche et Patrice Verchère lient très directement l’inefficacité de la régulation des communications par internet à l’absence d’autorité de régulation globale, la fragmentation des prérogatives entre CSA, CNIL, ARCEP, Autorité de la concurrence, HADOPI et ARJEL étant selon eux l’une des premières explications aux difficultés du droit étatique (P. Bloche, P. Verchère, op. cit., p. 294). Et de préciser qu’« aucune autorité n’est ici en cause spécifiquement car aucune n’a été créée pour réguler l’univers très particulier d’Internet ».
1822 L’internet devient la plate-forme technologique des échanges, mais aussi du stockage et du traitement de toute l’information, quels que soient sa forme (voix, image, écrit, données) et son contenu, de telle sorte que la différenciation des régulations entre télécommunications, audiovisuel, presse, édition, etc. ne peut qu’être remise en cause. La séparation des régulations des télécommunications et de l’audiovisuel, par exemple, s’expliquait en grande partie par les économies différenciées des divers réseaux techniques qui n’avaient ni les mêmes fonctionnalités ni les mêmes contraintes de coûts. L’attribution de licences d’exploitation dans l’audiovisuel se justifiait par la contrainte de gestion d’une ressource rare : la fréquence hertzienne. La distinction des législations en matière de contrôle des contenus entre l’audiovisuel et l’écrit provenait de la difficulté technique à organiser dans les mass-médias un filtrage en fonction des destinataires. Mais tout cela paraît appartenir de plus en plus au passé. En ce sens, É. Brousseau, op. cit., p. 19.
1823 E. Derieux, Le droit des médias, op. cit., p. 167.
1824 Le mouvement d’unification du droit du contenant des communications électroniques peut-il être reproduit en matière de droit du contenu des communications électroniques ? En effet, en créant de toutes pièces un nouveau concept, celui de réseaux et de services de communication électronique, les directives communautaires du 7 mars 2002 ont montré la voie : elles ont invité à soumettre au même régime juridique toutes les infrastructures de communication. Les lois de transposition dans les États et tout particulièrement en France ont fait le reste, à partir de définitions qui désormais assimilent toutes les infrastructures filaires ou hertziennes, de distribution comme de diffusion, y compris le réseau électrique.
1825 L’interrégulation « conduit à établir des relations entre les autorités, de sorte qu’elles conservent leur autonomie tout en se prenant en considération les unes les autres » (M.‑A. Frison-Roche, « Les bouleversements du droit par internet », op. cit., p. 57). Mais, dans ce cas, il demeurerait toujours des pans entiers des activités internetiques qui ne seraient pris en charge par aucune autorité spécialisée. Ainsi Jacques Toubon, actuel Défenseur des droits, juge-t-il que le secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication manque cruellement d’un régulateur comme d’autres activités sensibles et bouleversées par les nouvelles technologies en connaissent (cité par P. Samama, « Jacques Toubon, membre de la Hadopi, répond à VideoLAN », [en ligne] <01net.com>, 11 avr. 2013). Également, G. Eckert, J.‑Ph. Kovar (dir.), L’interrégulation, L’Harmattan, coll. Logiques juridiques, 2015 ; L. Idot, « La mise en réseau des autorités de régulation », RDP 2008, p. 787 ; Lamy Droit de l’informatique et des réseaux, op. cit., n° 2326 ; J. Ziller, op. cit., p. 18.
1826 P. Bloche, P. Verchère, op. cit., p. 296.
1827 J. Huet, E. Dreyer, op. cit., p. 97.
1828 Lamy Droit de l’informatique et des réseaux, op. cit., n° 2326. Le CSA, actuellement, n’est compétent qu’à l’égard de la télévision et de la radio par internet, ainsi qu’à l’égard de services dits « de rattrapage » ou « à la demande ».
1829 P. Bloche, P. Verchère, op. cit., p. 294.
1830 Cf., par exemple, E. Berretta, « Fusion programmée », Le Point 9 févr. 2012, p. 24 ; P. Gonzales, « Michel Boyon appelle à la fusion CSA-ARCEP », [en ligne] <lefigaro.fr>, 26 juin 2012. Avec l’évolution de la convergence des procédés de communications électroniques, dont la télévision connectée paraît être l’une des dernières et des meilleures expressions, le problème de savoir s’il ne faudrait pas unir le CSA et l’ARCEP survient avec de plus en plus d’acuité. À tout le moins conviendrait-il de redistribuer les prérogatives de chacune des autorités dès lors qu’un réseau de communication audiovisuelle permet désormais d’acheminer des services de télécommunication et que, à l’inverse, un réseau de télécommunication est en mesure de transporter des services de communication audiovisuelle. Le temps paraît venu de repenser cette division essentielle des activités de communication audiovisuelle et de télécommunication, au profit de distinctions nouvelles entre réseaux et services, infrastructures et programmes, contenants et contenus. Le CSA notait récemment que « la multiplication prévisible des sujets communs à l’ARCEP et au CSA milite pour un rapprochement dans trois domaines au moins : la gestion du spectre, la régulation économique et la régulation des services en ligne » (CSA, « Contribution à la réflexion sur l’évolution de la régulation de l’audiovisuel et des communications électroniques », oct. 2012, p. 16). Le problème du rapprochement ou de la fusion entre le CSA et l’ARCEP est régulièrement évoqué, alors que plusieurs pays disposent d’une seule et même autorité pour exercer leurs compétences. La Commission pour la libération de la croissance française, dite « commission Attali », dans son rapport rendu en janvier 2008, avait par exemple préconisé de coordonner l’ARCEP et le CSA. Pour elle, « la convergence entre téléphonie fixe et mobile, télévision et accès à Internet est devenue aujourd’hui une réalité. Elle concerne aussi bien les réseaux que les terminaux ou les services. Pourtant, l’organisation de la régulation reste marquée en France par une séparation “verticale” entre l’univers audiovisuel régulé par le CSA, aussi bien en ce qui concerne les réseaux (fréquences de diffusion) que les contenus (radio, télévision) et le monde des communications électroniques dont les règles relèvent entièrement de l’ARCEP. La révolution numérique appelle des arbitrages procédant d’une vision d’ensemble » (cité par P. Bloche, P. Verchère, op. cit., p. 295). Le rapport du comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques, présenté en octobre 2010 par les députés René Dosière et Christian Vanneste, proposait la fusion de l’ARCEP, du CSA et de l’HADOPI ; mais l’enjeu paraît moins être celui de la réunion des régulateurs des contenants et des régulateurs des contenus que celui de la réunion des seuls régulateurs des contenus. En effet, le Professeur Lucien Rapp peut écrire qu’« il faut reconnaître que les questions juridiques soulevées par la régulation des industries du contenu ne sont pas de même nature que les problèmes posés par la régulation des industries du contenant » (L. Rapp, « L’avenir de la régulation », op. cit.).
1831 CSA, « Lettre du CSA », [en ligne] <csa.fr>, janv. 2013. De plus, il faudrait « revoir les catégories juridiques (et les obligations correspondantes) auxquelles se rattachent certains acteurs de la télévision connectée, en particulier les sites de partage de vidéos (actuellement considérés comme des hébergeurs alors qu’ils jouent souvent un rôle proche de celui d’un éditeur et, pour certains aspects de leur activité, de celui d’un distributeur) » (ibid.).
1832 Dans le rapport remis par Pierre Lescure en 2013, est esquissé ce que pourrait être une autorité générale de la communication au public par voie électronique. Ainsi a-t-il été proposé d’instaurer des mécanismes applicables « à l’ensemble des services culturels numériques, pour faire du CSA l’autorité de régulation des médias audiovisuels et culturels, linéaires et non linéaires » (P. Lescure, « Mission “Acte 2 de l’exception culturelle” – Contribution aux politiques culturelles à l’ère numérique », mai 2013, p. 15 (non souligné dans le texte original)).
1833 CSA, « Contribution à la réflexion sur l’évolution de la régulation de l’audiovisuel et des communications électroniques », oct. 2012, p. 16. Et les spécialistes du droit des médias ne manquent pas d’interroger : « En quoi un droit de la communication audiovisuelle particulier, initialement justifié par le nombre limité des canaux de diffusion, est-il encore nécessaire ? » (E. Derieux, Le droit des médias, op. cit., p. 168).
1834 En ce sens, il est remarquable que, en 2013, les ministres de la culture et de la communication, du redressement productif et de l’économie numérique, dans un rapport confidentiel commandé par le Premier ministre et que la presse s’est procuré, se sont opposés fermement à la fusion des autorités de régulation des télécommunications et de l’audiovisuel. Ils ont néanmoins, à cette occasion, proposé la création d’une instance commune, composée à parité de membres du CSA et de l’ARCEP, qui « aurait un pouvoir de décision sur des sujets de convergence précisément identifiés ». Mais ces sujets communs ou de convergence devraient toujours être d’ordre secondaire afin de « ne pas affecter fondamentalement les structures existantes, ni bouleverser les modalités de la régulation actuelle » (cité par J. Henni, « Vers un rapprochement a minima entre le CSA et l’Arcep », [en ligne] <bfmbusiness.bfmtv.com>, 15 mars 2013).
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