Conclusion du second titre
p. 263-266
Texte intégral
1« Telle l’explosion cambrienne, la globalisation fait émerger au premier plan une multiplicité d’objets normatifs non identifiés »905 dont la plupart sont d’essence privée. Ainsi apparaît-il éventuellement intéressant, alors que « chaque acteur redessine sa propre carte normative »906 dans ces « environnements post-souverains »907 qui se déploient, de chercher à présenter et à expliquer ces « objets normatifs » nouveaux. Au-delà de cet intérêt aux yeux du chercheur lié au fait qu’elles sont encore mal connues alors qu’elles pourraient être au cœur du « droit de demain », les sources privées du droit de la communication par internet suscitent la méfiance en ce que les normes qu’elles produisent seraient régulièrement inconciliables avec la protection de l’intérêt général, de la justice, de la démocratie, ainsi que, parfois, des droits et libertés fondamentaux des internautes et autres acteurs de la vie immatérielle908. Il semble dès lors heureux que les sources publiques cherchent à maîtriser les sources privées, cherchent à éviter la prolifération incontrôlée des règles de droit d’origine privée ; et, si elles n’y parviennent pas en raison de la « vocation à l’autorégulation de l’internet »909, il conviendrait peut-être de songer aux évolutions légistiques pertinentes afin de remédier à ces difficultés rencontrées par la création publique du droit. Ces difficultés pourraient se généraliser de plus en plus à l’avenir.
2Les sources typiques du « droit en devenir », dont la « lex Facebook » et la « lex Twitter »910 constitueraient les parangons, seraient donc des sources moins légitimes que ne le sont ou ne l’étaient les sources du droit moderne d’hier et d’aujourd’hui. La privatisation de la production des normes serait à l’origine de temps obscurs à vivre pour le droit, construit à nouveau par les plus forts plutôt que par les plus nombreux. En ce sens, l’auteur d’un ouvrage récemment consacré aux « nouvelles sources du droit » considère que « le but ultime et le plus élevé [de son livre] est la défense de la démocratie et du bien commun »911. Et il met en garde ses lecteurs contre le « risque de privatisation de la règle de droit »912, considérant qu’il faudrait « reste[r] convaincu que le droit n’est pas un produit, qu’il est porteur de valeurs, qu’il est à l’origine du lien social et que la fabrique démocratique du droit mérite d’être défendue »913. Aussi l’étude des sources du droit de la communication par internet est-elle peut-être lourde d’enseignements avant tout en ce qu’elle conduit à mettre l’accent sur le renouvellement des sources privées et, notamment, sur la réalité d’une définition et d’une gestion privées de l’ordre public et des droits fondamentaux en ligne914. Il y aurait de bonnes raisons de chercher à sauver le droit moderne, de bonnes raisons de vouloir empêcher l’avènement du droit « postmoderne », de bonnes raisons de lutter contre la mondialisation du droit, de bonnes raisons de préférer les « sources orthodoxes » aux « sources hétérodoxes »915.
3Mais il importe d’insister une dernière fois sur le fait que la légitimité supérieure des normes d’origine publique par rapport aux normes d’origine privée est une considération globale connaissant de nombreux tempéraments et exceptions et non une vérité absolue ne pouvant tolérer aucune atténuation. C’est simplement que la balance des bénéfices pencherait du côté des sources publiques et que la balance des inconvénients pencherait du côté des sources privées. Il faudrait donc préférer les sources publiques aux sources privées, même s’il n’est pas rare que des normes issues de l’autorégulation soient profitables à leurs destinataires et à l’intérêt général. Et cela vaut en matière de droit du contenant de la communication bien davantage qu’en matière de droit du contenu de la communication, où les menaces planant sur l’intérêt général ou sur la sécurité juridique semblent nettement plus grandes916.
4Il n’est toutefois pas lieu de poursuivre plus avant cette discussion d’ordre subjectif. Il convient de débuter l’examen empirique des sources publiques du droit de la communication par internet afin d’essayer d’en tirer quelques enseignements sous l’angle du renouvellement (ou non-renouvellement) des sources du droit.
5Peut-être faut-il voir dans le fait que le législateur ait consacré le caractère de circonstance aggravante de l’utilisation de l’internet pour commettre certaines infractions917, à l’instar de l’emploi d’une arme ou de la constitution en bande organisée, un élément tout à fait révélateur des nouvelles menaces que le réseau mondial contribue à développer et de la volonté des pouvoirs publics de se saisir pleinement de ces menaces. La question à présent posée est de savoir dans quelle mesure lesdits pouvoirs publics parviennent ou ne parviennent pas à appréhender ces problématiques inédites, étant postulé que le niveau de réalité du pluralisme juridique serait un indicateur relativement fiable de la plus ou moins grande efficacité des interventions des sources publiques : plus ces sources dominent une branche du droit donnée, plus l’État et les organisations interétatiques maîtriseraient l’objet de cette branche du droit. Or une autre donnée significative réside dans le fait que les infractions commises au moyen de l’internet sont celles pour lesquelles le taux d’élucidation est le plus faible918. Cela n’est un secret pour personne : les nouveaux moyens de communication électronique mettent grandement à l’épreuve l’État et le droit – ou, du moins, une certaine idée de l’État et du droit, en appelant ainsi à leur renouvellement. Il semble que cela se traduise tout spécialement à travers les origines des normes régissant ces nouveaux moyens de communication électronique. Le « droit de demain » ne saurait être identique au droit d’aujourd’hui ; et l’« État de demain » ne saurait être identique à l’État d’aujourd’hui. Mais comment l’« État de demain » fera-t-il pour être le point focal du « droit de demain » ?
Notes de bas de page
905 B. Frydman, G. Lewkowicz, « Le droit global est-il soluble dans ses sources ? », op. cit., p. 6.
906 Ibid.
907 B. Frydman, « Le droit global selon l’École de Bruxelles : l’évolution d’une idée centenaire », [en ligne] <philodroit.be>, 2014, p. 3.
908 Cf., pour une autre approche du problème, B. Taxil, « Internet et l’exercice de droits fondamentaux », in Société française pour le droit international, op. cit., p. 115 s.
909 P. Deumier, Le droit spontané, op. cit., p. 348.
910 F. Latty, op. cit., p. 60.
911 V. Lasserre, Le nouvel ordre juridique, op. cit., p. 21-22.
912 Ibid., p. 278.
913 Ibid., p. 358.
914 A. Pellet, « Une gestion privée de l’ordre public de l’Internet ? », in Société française pour le droit international, op. cit., p. 239 s.
915 F. Latty, op. cit., p. 51.
916 C’est pourquoi l’accent a été et sera encore mis sur les normes appartenant au droit du contenu plus que sur les normes appartenant au droit du contenant. Sur ce dernier point, il est remarquable que l’« Agenda de Tunis », établi en 2005 dans le cadre du Sommet mondial sur la société de l’information, en soit venu à plaider pour la répartition des rôles entre pouvoirs publics et pouvoirs privés suivante : « Nous réaffirmons que la gestion d’Internet couvre aussi bien des questions d’ordre technique que des questions de politique générale et doit impliquer l’ensemble des parties prenantes et des organisations intergouvernementales et internationales compétentes. À cet égard, il est reconnu ce qui suit : a) en ce qui concerne les questions d’intérêt général qui se rapportent à l’Internet, le pouvoir décisionnel relève de la souveraineté nationale des États, lesquels ont des droits et des responsabilités en la matière ; b) le secteur privé a toujours eu et devrait continuer d’avoir un rôle important dans le développement de l’Internet, tant sur le plan technique que sur le plan économique » (Union internationale des télécommunications, « Agenda de Tunis pour la société de l’information », 18 nov. 2005, n° 35).
917 Tel est le cas, notamment, concernant le viol, les agressions et atteintes sexuelles, la corruption de mineur ou le proxénétisme et le recours à la prostitution de mineurs. Par exemple, C. pén., art. 227-23 (« Le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d’enregistrer ou de transmettre l’image ou la représentation d’un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. […] Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 euros d’amende lorsqu’il a été utilisé, pour la diffusion de l’image ou de la représentation du mineur à destination d’un public non déterminé, un réseau de communications électroniques »).
918 O. Itéanu, « Internet et le droit », conférence Il était une fois Internet, [en ligne] <iletaitunefoisinternet.fr>, 2015.
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