Chapitre 1. Les défauts des sources privées du droit de la communication par internet
p. 203-230
Texte intégral
1Nul doute que différents arguments pourraient inviter à plaider en faveur de la privatisation des sources du droit de la communication par internet. Par exemple, on en vient à se demander s’il est « possible de contester la privatisation du droit, au stade de sa production comme de son application, tant les valeurs du droit de la gouvernance – participation, souplesse, flexibilité, créativité, etc. – paraissent irrésistibles face à un droit étatique excessivement autoritaire, rigide ou encore trop rapidement obsolète ? »688. Les sources privées du droit de la communication par internet revêtiraient dès lors une « légitimité remarquable »689.
2Un volet des normes d’essence privée a d’ailleurs pour ambition de protéger et de développer les droits et libertés fondamentaux690. Toutefois, ce volet semble être de peu de poids comparativement à ce qu’il est dans l’antre des normes d’essence publique, si bien que le droit « global » des droits et libertés fondamentaux est principalement le fait d’organisations publiques. Aux yeux de beaucoup, les motifs invitant à plaider en faveur de la publicisation des sources du droit de la communication par internet l’emportent ainsi sur les justifications données à leur privatisation et conduisent à soutenir un renouvellement des sources du droit favorable aux sources publiques et défavorable aux sources privées691. Ce sont ces raisons non pas de la supériorité objective et ontologique du droit d’origine publique mais de sa supériorité présumée et affirmée subjectivement qu’il conviendra de présenter en ce chapitre692.
3Beaucoup d’organisations privées soutiennent qu’elles concourraient à la construction d’une « éthique » dans leurs domaines respectifs693. Peut-être ne faut-il pas placer toutes les sources privées du droit de la communication par internet sur le même plan ; il conviendrait notamment de séparer celles qui représentent des intérêts commerciaux et économiques et celles qui représentent des intérêts autres que commerciaux et économiques, ces derniers intérêts se rapprochant peut-être plus souvent de l’intérêt général. Par exemple, une « gouvernance » de l’internet qui serait dans une large mesure le fait des internautes et des usages qu’ils se sont imposés serait bien différente d’une « gouvernance » de l’internet par des multinationales du numérique dont l’ambition première est nécessairement de renforcer leurs dominations dans leurs marchés de prédilection. Les risques d’instrumentalisation du droit par un néolibéralisme débridé694 et de favorisation d’un « discours auto-légitimant »695 ne s’habillent pas de la même intensité selon les acteurs en cause. Il paraît donc nécessaire d’établir des distinctions à l’intérieur des sources privées696.
4Reste qu’il semble que, dans l’ensemble, un droit abandonné à des sources privées risque fort d’amener à l’arbitraire et au désordre. Tels sont les deux grands ensembles de critiques qui pourraient être adressés au droit d’origine privée et donc à un renouvellement des sources du droit profitable à ce droit d’origine privée : d’une part, il serait par trop distant de la justice, de la démocratie et de l’intérêt général (section 1) ; d’autre part, il pécherait par manque de stabilité, de certitude et de force contraignante (section 2). Les difficultés que pose ce droit ressortiraient ainsi tant à son fond, aux finalités qu’il poursuit, qu’à sa forme, à ses modalités particulières. À l’instar du droit transnational697, le droit de la communication par internet, parce qu’il est composé d’une part importante de normes d’origine privée, mettrait en cause les valeurs essentielles de l’État de droit (i.e. du droit) que sont la démocratie, la sécurité juridique, l’égalité devant la loi, l’existence de mécanismes de rappel des autorités au respect des règles en vigueur, la transparence, la séparation des puissances, des fonctions et des pouvoirs, l’indépendance des juges, etc.
Section 1. Un droit potentiellement détaché de la justice, de la démocratie et de l’intérêt général
5En cette section, il sera soutenu qu’un renouvellement des sources du droit favorable aux sources privées ne profiterait que de temps à autre à la défense des intérêts des citoyens-internautes et au développement de la démocratie. Au contraire, les sources privées du droit paraissent, de manière générale, se soucier aussi peu desdits intérêts des citoyens-internautes (A) que de ladite démocratie (B).
A. Les intérêts des citoyens à l’épreuve des sources privées du droit
6De façon caricaturale, le principe du droit d’origine privée semble être dans bien des cas « gouvernement du peuple, par les organisations puissantes et pour les organisations puissantes »698, quand celui du droit étatique, en France tout du moins, est « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple »699. Bien sûr, c’est la partie « gouvernement pour les organisations puissantes » de ce principe qui cristallise les critiques (I) tant les sources privées du droit seraient naturellement portées à préserver des intérêts particuliers plutôt que l’intérêt collectif (II). Le droit d’essence privée génèrerait ainsi des menaces sérieuses pour les droits et libertés des internautes (III), ce qui se vérifierait notamment en matière de « justice privée », de modes alternatifs de résolution des conflits (IV). C’est ce qui conduit, d’un point de vue subjectif et critique, à préférer globalement le droit d’origine publique au droit d’origine privée, à aspirer à un renouvellement des sources du droit dans lequel les institutions publiques tireraient leur épingle du jeu.
7I. Un droit issu du « gouvernement du peuple, par les organisations puissantes et pour les organisations puissantes ». Les personnes privées qui possèdent suffisamment de puissance pour pouvoir influer sur le processus d’édiction des règles de droit applicables aux activités immatérielles le font généralement afin de préserver leurs intérêts personnels, non afin de sauvegarder l’intérêt général ou bien encore afin de sauvegarder les intérêts des plus fragiles. Un organe privé édictant des normes ne pourrait pas le faire objectivement et impartialement700. La position des utilitaristes, de Bentham et Austin, paraît correspondre à un état de fait : le bien-être collectif serait à la charge du législateur, seul capable de contraindre les volontés individuelles en les détournant de leurs motivations initialement égoïstes pour les orienter vers ce bien commun701. Hegel déjà considérait que « la société civile est un moment de multiplicité : l’homme s’y rapporte à autrui non pas sur le mode de l’amour familial ni sur celui de la coappartenance à un même État, mais sur le mode de la concurrence et de la défense de ses intérêts égoïstes »702.
8Tout cela vaudrait a fortiori à l’heure actuelle et a fortiori dans le cyberespace – à propos duquel d’aucuns dessinent le portrait d’une société civile « livrée aux égoïsmes individuels et à la loi du profit »703. Aussi un droit de la communication par internet entièrement d’origine privée ne serait-il peut-être pas autre chose qu’un « retour à un système féodal »704, où « tous les acteurs intéressés tentent de produire, d’adouber ou de faire appliquer les normes qui leur conviennent »705. On craint que les « juristes du marché », aveuglés par la croyance dans les vertus libératrices des lois du marché et qualifiés de « fanatiques »706, ne conduisent vers un retour à l’époque moyenâgeuse du droit, vers une sorte de « nouvelle féodalité où le droit, marqué par la multiplicité des sources, la diversité des statuts, la puissance des corps intermédiaires, ne servirait plus qu’à satisfaire les intérêts des acteurs privés les plus puissants »707. De ce point de vue, le renouvellement des sources du droit serait donc à redouter plutôt qu’à plébisciter dès lors qu’il correspondrait à une émancipation des sources privées.
9Et, pour peu que, parmi les acteurs privés qui aspirent à devenir législateurs, il ne s’en trouve pas un ou quelques-uns suffisamment puissant(s) pour dominer les autres, le risque est que le monde internetique se retrouve livré à l’anarchie ; chacun se donnant ses propres règles, il n’y aurait pas de règles. L’État et le droit d’origine publique seraient ainsi indispensables à la défense de l’intérêt général dans le cyberespace ; ils seraient également indispensables à l’existence du droit de la communication par internet car un corpus normatif établi uniquement par des sources privées ne serait guère viable.
10Sans aspirer à un droit de la communication par internet qui serait entièrement issu de sources publiques708, il faut espérer que l’édiction de ce droit soit autant que possible l’affaire des personnes publiques dont la première intention est d’ériger un corpus normatif qui soit le moins mauvais possible pour la collectivité globalement comprise. Si le droit doit par définition se composer de normes qui se situent « au-dessus des luttes d’intérêts que se livrent les hommes »709, alors il devrait être le fait des sources publiques avant tout710. La Commission sur la gouvernance globale allait jusqu’à parler d’« objectifs destructeurs » que poursuivraient les multinationales lorsqu’elles sont laissées libres d’édicter elles-mêmes leurs cadres normatifs711. Les multinationales du web peuvent difficilement ne pas vouloir produire un « droit rentable »712.
11Dans l’ensemble, il semble ainsi permis de voir dans la fabrication privée du droit de la communication par internet une « appropriation de la production normative par les acteurs les plus puissants à leur seul profit »713. Plutôt que l’intérêt général, ce seraient donc des intérêts particuliers que le droit d’origine privée applicable aux activités en ligne viserait le plus souvent à défendre, si bien qu’il serait difficile de se satisfaire de la tournure que prend le renouvellement des sources du droit à l’aune de cette branche du droit.
12II. Un droit servant des intérêts particuliers. Le problème se pose aussi en d’autres termes : là où la régulation publique suppose une séparation nette et précise entre régulateur et régulés, l’autorégulation au sens strict, par définition, implique une identité entre l’un et les autres. De nombreux conflits d’intérêts ne peuvent que naître de pareille situation. D’aucuns spécialistes relèvent que le droit d’origine privée de l’internet pèche en ce que les législateurs, les juges et les parties sont trop souvent les mêmes personnes714. Le choix de l’autorégulation dans une branche d’activité est nécessairement intéressé715. En outre, le droit d’origine privée ne correspond pas systématiquement à une autorégulation au sens strict : tel est le cas des usages, mais tel ne l’est pas des codes et chartes privés qui sont établis par quelques-uns seulement des destinataires des normes, lesquels peuvent être tentés de les détourner à leur profit716.
13Il semble difficilement soutenable que les normes provenant d’une multinationale du web et des nouvelles technologies de la communication717 pourraient être dictées par une autre intention que celle de renforcer ou, du moins, préserver sa position dominante. Selon un sociologue, les entreprises du numérique ne se contenteraient pas de refléter un changement des normes sociales mais agiraient pour le faire advenir, car ce changement favoriserait leurs intérêts financiers718. Notamment, alors qu’il est manifeste que les conditions d’utilisation des données personnelles jouent un rôle déterminant dans le jeu concurrentiel, il est permis de s’inquiéter quant au sort réservé à ces données dans l’espace normatif privé719. Une bonne part de l’économie du web repose sur la publicité ciblée (personnalisée720 ou comportementale721), ce qui implique que le droit élaboré par les entreprises dont l’activité est de proposer des services sur le web ne puisse qu’être très souple à l’égard de la question de la protection des informations personnelles et de la vie privée722. Il existe un marché des données personnelles en pleine expansion que le droit doit saisir723 ; il faudrait que ce soit le droit d’origine publique qui s’en charge mais, dans les faits, tel n’est qu’insuffisamment le cas – surtout si le critère de l’effectivité des normes est ajouté à celui de leur origine formelle.
14Et ce sont aussi, au-delà des entreprises commerciales, les diverses associations, qui créent des codes de bonne conduite et autres chartes, qui travaillent peut-être au profit de leurs seuls intérêts particuliers, ceux des corporations qui les ont fondées724. Par exemple, l’IETF est aux mains des équipementiers qui sont ainsi en mesure, à travers lui, d’édicter des normes régissant le fonctionnement de l’internet qui leur soient les plus favorables725. Quant à l’ICANN, elle est l’objet de nombreuses critiques relatives à sa légitimité à élaborer certaines des règles les plus décisives dans le fonctionnement de l’internet726. « À travers l’ICANN, écrit-on, la technologie a modelé la société, des technologues ont pris des décisions politiques majeures et des groupes d’intérêts ont exploité la légitimité technologique »727. Or cette « légitimité technologique » peut entrer en conflit avec la légitimité politique (selon qui la définit et comment)728.
15Ainsi les droits et libertés des internautes se trouvent-ils souvent malmenés par la production privée des normes applicables aux activités des ces internautes, ce qui invite à critiquer le renouvellement des sources du droit tel qu’observé en cette thèse.
16III. Un droit menaçant les droits et libertés des internautes. On fait parfois du pouvoir de la société civile « la meilleure des garanties contre un État peu soucieux du respect des droits fondamentaux de ses citoyens »729. Peut-être n’est-ce qu’à de rares occasions que le droit d’origine privée peut mieux que le droit d’origine étatique protéger les droits et libertés individuels730 – étant entendu que seuls sont ici en cause les États démocratiques occidentaux. Si l’internet est un « immense défi pour les droits de l’homme »731, surtout dès lors que la liberté est la plus grande menace qui plane sur la liberté732, il le serait bien davantage s’il est abandonné à un droit d’essence privée que s’il est pris en main par les États. Les normes établies par les puissances privées, parce qu’elles traduisent des ambitions personnelles ou corporatives, peuvent être ou ne pas être compatibles avec les droits et libertés fondamentaux ; mais ce n’est, semble-t-il, que rarement une fin en soi pour les sources privées que d’œuvrer dans le sens du renforcement de la protection de ces droits et libertés. Aussi souligne-t-on que, si les codes et chartes privés étaient soumis au Conseil constitutionnel, ils seraient souvent déclarés inconstitutionnels, cela car les motifs de leurs adoptions et donc leurs contenus normatifs entrent régulièrement en contradiction avec les principes matériels défendus dans le « bloc de constitutionnalité »733.
17Pour en revenir au problème des données personnelles734, le droit issu des sources privées comprend souvent des dispositions telles que : « Lorsque vous utilisez nos services ou que vous affichez des contenus fournis par Google, nous pouvons automatiquement collecter et stocker des informations dans les fichiers journaux de nos serveurs. Cela peut inclure : la façon dont vous avez utilisé le service concerné, telles que vos requêtes de recherche ; des données relatives aux communications téléphoniques, comme votre numéro de téléphone, celui de l’appelant, les numéros de transfert, l’heure et la date des appels, leur durée, les données de routage des SMS et les types d’appels ; votre adresse IP ; […] des cookies permettant d’identifier votre navigateur ou votre Compte Google de façon unique »735. Si « Google est le plus redoutable défi pour les droits de la personne de toute l’histoire de l’humanité »736, ce sont tous les services du web, surtout lorsqu’ils ont une finalité commerciale, qui interrogent sous cet angle et rendent le besoin de droit d’origine publique pressant737. Et l’accessibilité du web sur des terminaux mobiles ou le développement de la géolocalisation, de l’« internet des objets » et des puces RFID – qui permettent à la communication par internet de s’immiscer dans chaque instant du quotidien des individus – ne font que renforcer ce besoin en rendant les risques d’intrusions et d’atteintes aux droits et libertés des individus encore plus redoutables738. L’objectif d’une « connectivité généralisée » évoqué par l’ensemble des acteurs industriels du secteur, s’il est porteur d’espoirs économiques certains, pourrait aussi se transformer en perspective orwellienne dès lors que les États ne viendraient pas la recouvrir de leur chape juridique salvatrice739.
18Enfin, concernant l’ordre public, celui-ci paraît désormais se diviser en deux éléments : l’ordre public « public » et l’ordre public « privé », qualifié d’« ordre public de consensus »740 car les grands acteurs du web qui contribuent à son affirmation se rejoignent en ce qu’ils ont intérêt à ce que certains principes l’intègrent et d’autres non. Ordre public « public » et ordre public « privé » n’ont pas le même contenu et, parfois, entrent en conflit ; or, entre les deux, peut-être est-ce le premier qui devrait l’emporter. Il paraît dès lors difficile de se satisfaire d’un renouvellement des sources du droit conduisant à conférer la primauté à l’ordre public « privé » contre l’ordre public « public ».
19Par conséquent, il n’est guère surprenant de voir les tribunaux se montrer méfiants à l’égard des normes d’origine privée741. Les réserves en ces pages émises à l’égard de la production juridique privée seraient ainsi partagées par nombre d’instances officielles742. Il pourrait difficilement en aller différemment face à des multinationales de l’internet qui n’hésitent pas à obliger ceux qui recourent à leurs services – et qui souvent sont contraints socialement ou économiquement de le faire – à accepter des règles peu conformes à nombre d’idéaux juridiques.
20En outre, la « justice privée », i.e. les modes alternatifs de résolution des conflits, pose question sous l’angle de sa neutralité ; car il n’est pas impossible qu’elle soit sous influence et, par suite, défavorable aux moins puissants.
21IV. Une justice non équitable. Les modes alternatifs de résolution des conflits et les sanctions privées interrogent du point de vue de leur légitimité743. Se pose déjà le problème de leur efficacité réelle744. Ensuite, on parle de « commerce de la médiation en ligne en plein essor »745 ; pourtant, il n’est normalement rien de plus incompatibles que la justice et le commerce. Peut-être, selon des statistiques fédérales américaines, 90 % des dossiers dans lesquels une méditation est engagée aboutissent-ils à un accord746 ; le danger est que ces accords profitent aux parties les plus fortes et riches et desservent les parties les plus fragiles et faibles économiquement, contraintes de se soumettre car cela leur paraît être la moins mauvaise des solutions747. On relève que le consentement, initial et/ou final, peut être « extorqué » par la partie en position de supériorité748. Peut-être l’impartialité du « juge » est-elle parfois douteuse ; on souligne à quel point le choix du tiers « impartial » devant servir de médiateur peut difficilement être neutre dans la sphère privée et consiste le plus souvent en une véritable « sélection » orientée par des intérêts personnels et donc opérée d’une manière ne garantissant ni sa compétence ni son indépendance749.
22Et d’aucuns, évoquant les « dangers de la privatisation de la justice »750, de souligner combien les modes alternatifs de résolution des conflits portent atteinte, pour certaines catégories de justiciables, au contradictoire et aux « précieuses garanties du procès judiciaire »751, principes essentiels en tout État de droit qu’il n’est pas assuré que cette justice alternative protège752. « La valeur des volontés échangées blanchit tout »753 ; mais, pour différentes raisons, les volontés peuvent ne pas être libres ou ne pas l’être totalement754. De plus, les procédures parallèles à la justice publique peinent à garantir la fiabilité des documents produits et la manipulation est une voie que d’aucuns peuvent être tentés d’emprunter755.
23Ensuite, les sources privées du droit interrogent également du point de vue des standards démocratiques qui, normalement, s’attachent à la production du droit, cela n’étant pas sans lien avec le problème des atteintes aux droits et libertés des internautes. Autant de réserves qui amènent à craindre plus qu’à encourager le renouvellement des sources du droit dès lors qu’il coïncide, comme en droit de la communication par internet, avec un partage du premier rôle entre droit d’essence privée et droit d’essence publique.
B. Les canons de la démocratie à l’épreuve des sources privées du droit
24Au-delà de la légitimité des normes produites dans l’espace privé sous l’angle de la préservation de l’intérêt général et des droits et libertés des individus, se pose également la question de la compatibilité entre construction privée du droit et construction démocratique du droit756. Le renouvellement des sources du droit ne paraît guère profiter aux canons démocratiques ; il semble au contraire impliquer un nécessaire éloignement par rapport à ces canons.
25Un auteur écrit que le droit d’origine privée permettrait de renforcer la démocratie grâce à la diffusion du pouvoir et à la « polyarchie »757. Un autre considère que « la société civile constitue […] une certaine assurance démocratique face à l’État-Léviathan »758. Mais il faut distinguer pouvoir de toutes les personnes privées placées sur un pied d’égalité et pouvoir de quelques personnes privées non représentatives de l’ensemble. Les multinationales et autres associations de l’internet qui disposent, de fait, d’un pouvoir normatif gargantuesque, loin de la renforcer, mettent peut-être à mal la démocratie. Serait en cause une forme de ploutocratie bien davantage qu’une forme de démocratie. La privatisation du droit, qui est aussi une « dilution du droit »759, ne pourrait pas s’analyser tel un processus favorable à l’exercice du pouvoir « par le peuple », c’est-à-dire tel un processus favorable à la démocratie. C’est bien de « déficit démocratique »760 du droit d’origine privée qu’il faudrait parler.
26Les actes normatifs issus de l’autoréglementation constituent souvent de véritables contrats d’adhésion que les uns sont en mesure d’imposer aux autres sans les discuter car ces derniers se trouvent dans une situation de dépendance761. Logiquement, quand une personne est, pour une raison ou pour une autre, en position de supériorité, elle est tentée d’en profiter afin de renforcer toujours plus son emprise, la puissance appelant la puissance. Quant à la coutume (ou à son succédané qu’est l’usage), elle ne semble pas se parer davantage de l’habit démocratique puisque son principe est de lier les générations futures762.
27On désigne le pluralisme des sources du droit comme un « instrument de lutte contre la démocratie » que mettraient en avant des groupes d’intérêt et de pression763. La dispersion et la dilution du processus normatif facilitent l’intervention des groupes de pression et contribuent à la mise en place d’un « néocorporatisme sauvage »764 – là où la démocratie implique que seules quelques rares institutions dont les membres sont élus au suffrage direct ou indirect édictent l’ensemble du corpus normatif. Le pluralisme juridique et le droit d’origine privée ne font en ce sens qu’un, le second ne pouvant se passer du premier, et il importerait de se méfier de tous les deux et, donc, de préférer tant le monisme juridique que le droit d’origine publique car, avec le pluralisme des sources et un taux élevé de droit d’origine privée, « l’intérêt général cède devant les intérêts catégoriels, eux-mêmes représentés de manière inégalitaire, au risque de déboucher sur la création d’un véritable droit de classe »765.
28Pour autant, il faut peut-être plaider pour une solution équilibrée, pour une solution qui, loin de tout manichéisme, n’exclut pas totalement le droit d’origine privée mais lui réserve le soin de traiter uniquement les questions pour lesquelles l’intérêt général n’est pas concerné ou bien se confond avec l’intérêt du régulateur privé766. Il ne s’agirait donc pas d’exiger un taux de droit d’origine privée égal à 0 %, et donc un renouvellement des sources du droit ne concernant en aucune façon les sources privées, mais d’exiger un taux de droit d’origine privée égal à ce que la sauvegarde de l’intérêt général autorise, un renouvellement des sources du droit capable de préserver et même promouvoir la démocratie et les divers droits et libertés des individus.
29Il faudrait par conséquent que les institutions publiques trouvent les moyens de faire de la société civile non un « troisième pouvoir »767 concurrent et indépendant des pouvoirs publics mais un allié, presque même un organe de l’État, soumis à lui et n’intervenant que dans le cadre d’habilitations publiques, que dans le cadre de la corégulation768 ; car le droit d’origine privée, s’il présente quelques avantages indéniables769, comporte d’autres lacunes : il est souvent instable, incertain et peu contraignant. Il y aurait donc de bonnes raisons de préférer le droit d’origine publique au droit d’origine privée, de bonnes raisons d’espérer un renouvellement des sources du droit favorable aux sources publiques plutôt qu’un renouvellement des sources du droit favorable aux sources privées tel que celui dont le droit de la communication par internet témoigne770.
Section 2. Un droit nécessairement dégagé de la contrainte, de la stabilité et de la certitude
30Au-delà de la critique qu’il serait permis d’émettre à propos de la légitimité axiologique des règles d’origine privée, concernant les fins qu’elles cherchent le plus souvent à atteindre, d’autres reproches seraient à leur adresser sous l’angle cette fois de leur force juridique concrète, soit sous l’angle de leur force normative (A), ainsi que sous l’angle de leur délicate accessibilité, de leur difficile pérennité et, plus généralement, de l’insécurité juridique qu’elles engendreraient (B). La faiblesse substantielle du « droit de demain » se doublerait d’une faiblesse structurelle. Ces règles pourraient ainsi être dénoncées en ce qu’elles seraient par trop fragiles, si bien que le renouvellement des sources du droit s’accompagnerait d’une fragilisation du droit dès lors qu’il serait principalement le fait des sources privées.
A. La faible force contraignante des normes d’origine privée : la crainte du droit « mou »
31Concernant la force normative, les normes d’origine privée constitutives du droit de la communication par internet, dans leur grande majorité, peuvent être classées parmi le droit « souple » et/ou « mou »771, lequel s’oppose au droit « dur » établi par l’État. Ce dernier devrait dès lors être préféré, bien que le propre de l’internet soit d’exiger davantage de souplesse et d’adaptabilité que la plupart des domaines que le droit a vocation à saisir. Même si parfois, pour des raisons socio-économiques, il se trouve des règlements privés qu’une personne n’a pas le choix de respecter ou non, le principe du droit d’origine privée est qu’il n’est applicable qu’à ceux qui y ont consenti, qui y ont souscrit par un acte volontaire772, là où le droit d’origine publique s’impose unilatéralement à ses destinataires. C’est là une grande faiblesse des normes privées puisque quiconque ne souhaite pas y être soumis est, en théorie tout du moins, toujours libre de ne pas adhérer à l’association ou autre groupement en cause ou de ne pas signer le contrat. Quant aux usages, leur force contraignante est par définition précaire773.
32La force contraignante des normes privées régissant les communications par internet n’est que ce que les destinataires de ces normes en font puisqu’elles sont volontaires et non obligatoires774. Lorsqu’elles leur conviennent, ils paraissent conforter cette force contraignante en les respectant ; mais, lorsqu’elles ne leur conviennent pas, ils ont tout loisir de les ignorer puisqu’elles n’ont guère de valeur que déclarative775. Or on ne consent à adhérer à des normes autoréglementaires que parce que cela présente plus d’avantages que d’inconvénients. Aussi le droit d’origine privée peut-il difficilement aller à l’encontre des intérêts de ses destinataires776. Il doit « conquérir son opposabilité afin d’être utile »777.
33Si une « crise de la sanction » frappe les institutions publiques et le droit qu’elles produisent dans le domaine de la communication par internet, une même « crise » semble inhérente au droit d’origine privée, lequel repose sur la confiance et non sur la contrainte, ce qui en fait un droit par nature fragile, un droit qui risque fort souvent de n’exister qu’à l’égard de ceux qui le respectent et non à l’égard de tous ses destinataires naturels. Il est un droit « mou », soit un droit incitatif mais facultatif, non obligatoire et impératif778, si bien qu’on en vient à soutenir que les normes prescriptives seraient incompatibles avec le droit du cyberespace et qu’il faudrait songer à leur substituer un autre modèle779. L’ordre que les normes privées génèrent n’est toujours qu’un ordre de consensus précaire qui s’écroule dès que les destinataires de ces normes ne jugent plus utile de s’y conformer780. Même si la puissance de l’État, comprise comme capacité de contraindre, est largement relativisée dans le cyberespace, la ou les puissance(s) privée(s) ne semble(nt) pas en mesure de rivaliser avec elle car l’effectivité des normes qu’elle(s) établisse(nt) est essentiellement le fait de leur réception par leurs destinataires, plus que le fait de l’autorité de leurs sources et de la pression qu’elles exercent.
34Aussi le renouvellement des sources du droit que le droit de la communication par internet permet d’observer va-t-il de pair avec une préoccupante fragilisation du droit ; cela d’autant plus que les normes privées peuvent également être dénoncées en raison de l’insécurité juridique qui paraît les accompagner.
B. Les incertitudes et l’instabilité des normes d’origine privée : le risque de l’insécurité juridique
35Le droit issu des sources privées présente dans bien des cas le visage de l’imprévisibilité et de l’instabilité. Y compris en matière de droit de la communication par internet, les normes devraient être précises, transparentes, non ambigües, ce qui est le cas des normes d’origine publique bien davantage que des normes d’origine privée. Et les normes devraient faire preuve d’une certaine stabilité dans le temps, d’une certaine fixité, sans toutefois être immutables, ce qui est a fortiori le cas des normes d’origine publique bien davantage que des normes d’origine privée. La sécurité juridique, objectif-clé dans un État de droit, s’obtiendrait donc de manière bien plus satisfaisante avec des normes publiques qu’avec des normes privées781.
36Le Professeur Jean-Louis Bergel voit dans l’atteinte portée à la sécurité juridique la « plus grande menace induite par le droit global »782. Or le droit de la communication par internet est un exemple typique de droit « global » ; et il semble que ce danger provienne du fait que les sources privées y gagnent en importance au détriment des sources publiques783. Aussi un commentateur lie-t-il très directement l’absence de sécurité juridique dans le cyberespace à l’absence des États dans le droit du cyberespace784. Si, quand l’État n’est pas là, « chacun fait du droit à sa manière »785, « chacun se croit capable de créer du droit »786, il ne pourrait en résulter qu’un regrettable « capharnaüm » juridique787, d’autant plus que les compléments jurisprudentiels font défaut au droit d’origine privée788. Et quand plusieurs codes, chartes et/ou usages entrent en concurrence sur un point précis, ce qui n’est pas un cas rare, déterminer le droit applicable devient impossible, le droit applicable des uns n’étant pas celui des autres et inversement. Le droit étatique apparaît alors éminemment préférable puisque les normes s’y contredisent beaucoup moins fréquemment789.
37Dans un ordre juridique garantissant la sécurité juridique, les sources du droit sont normalement peu nombreuses, clairement différenciées et fortement hiérarchisées. Le passage du monisme au pluralisme juridique, avec la multiplication des sources du droit, rend la connaissance du droit applicable difficile, engendre des conflits fréquents entre sources qui ne se situent plus les unes sous les autres mais les unes à côté des autres et diminue la qualité et la légitimité du droit790. A pu être fustigé un « désordre juridique français » dans lequel les normes et les normateurs foisonnent, se croisent, se contredisent, s’ignorent791. Le droit de la communication par internet ne pourrait que coïncider avec un désordre juridique d’une plus grande ampleur, cela parce que les sources privées y jouent un rôle excessivement important alors qu’elles sont très hétérogènes et souvent concurrentes des sources publiques792. Le droit d’origine privée serait donc un droit dont il ne serait pas possible de se satisfaire, si bien que, le renouvellement des sources tendant à placer ce droit au cœur du jeu juridique, ce serait aussi de ce renouvellement des sources dont il ne serait pas possible de se satisfaire.
38En outre, si le « bon code de déontologie » est celui qui est « clair, complet et concis »793, les codes et autres chartes privés ne répondent que trop peu souvent à cette définition. La norme d’origine privée pèche régulièrement du fait de son imprévisibilité, de son imprécision, de son inintelligibilité, de son obscurité, de la polysémie de ses mots et de l’ambiguïté de ses expressions794. Elle est ainsi une règle de droit « souple » ou « flou »795 sur la forme et sur le fond796 ; or, sur la forme et sur le fond, il conviendrait de préférer le droit « dur » au droit « souple ». Les exigences liées à la sécurité juridique, ancrées dans l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ne peuvent être assurées si le droit est « à l’état gazeux »797. De plus, l’absence de publicité des règles privées fait qu’elles peuvent être ignorées tout simplement parce que leur existence est inconnue798. Les conditions d’utilisation des services, notamment, alors qu’elles comportent la majorité des règles qui les régissent, sont le plus souvent parfaitement méconnues par leurs utilisateurs. Au-delà, les sources privées « se distinguent des autres sources de droit par leur absence d’existence officielle et visible »799. Et le manque de transparence dans les processus de création et d’application des normes est une autre critique qui peut être adressée au droit d’origine privée800.
39Si les trois qualités premières du droit doivent être son accessibilité, sa sécurité et sa praticabilité801, il faut douter que le droit provenant de sources privées puisse être une forme de droit satisfaisante802. Aussi demande-t-on que les institutions publiques entrent dans le processus d’élaboration privée des normes, sur un plan formel et peut-être aussi sur un plan matériel803, ce qui n’est pas autre chose qu’un appel à la corégulation804. Peut-être le droit d’origine privée, qui présente souvent un « caractère de “club” fermé »805, peut-il se révéler pertinent en certaines matières, par exemple concernant les relations entre commerçants ou lorsqu’il est un « droit élaboré par et pour des praticiens »806 ; mais que toute une branche du droit telle que le droit de la communication par internet soit dominée par ces sources privées n’est, semble-t-il, pas une perspective engageante.
40Alors que, selon la déclaration adoptée le 24 avril 2014 par les participants à la conférence « NetMundial » de Sao Paulo, « les personnes doivent jouir des mêmes droits fondamentaux lorsqu’elles ne sont pas connectées et lorsqu’elles sont en ligne »807, et tandis que le droit produit par les sources privées présente des lacunes tant substantielles que structurelles, la publicisation des sources du droit de la communication par internet devrait être préférée à sa privatisation. Or le renouvellement des sources du droit, tel que ce droit l’illustre, est marqué par la privatisation plus que par la publicisation. Il conviendra, au travers de la prochaine section, d’expliquer cette opinion non plus négativement, en décrivant les défauts des normes privées, mais positivement, en s’intéressant aux bienfaits des normes publiques. Cela devrait achever de convaincre de l’importance des enjeux attachés au renouvellement actuel et à venir des sources du droit.
Notes de bas de page
688 L. Pech, « Le droit à l’épreuve de la gouvernance », op. cit.
689 Ch. Caron, « Opposabilité de la vie privée du droit », Comm. com. électr. 2008, repère 4. Par exemple, Gurvitch faisait du droit d’origine privée, qu’il appelait le « droit social », le meilleur outil pour protéger l’intérêt général (spéc. G. Gurvitch, L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit, op. cit., p. 78-79).
690 J.‑B. Auby, op. cit., p. 171.
691 Par exemple, une thèse consacrée à la « gouvernance de l’infrastructure d’internet » se conclut par l’observation selon laquelle « les modes de régulation actuels, déséquilibrés au profit des acteurs privés les plus puissants, ne confèrent pas à la gouvernance mondiale de réelle légitimité » (V. Trovatello, op. cit., p. 387).
692 Nul doute que bien des contre-arguments et contre-exemples pourraient être opposés à cette position qui n’est qu’une opinion. Constitue un tel contre-exemple, par exemple, le code de bonne conduite élaboré par RapidShare à l’attention des services de téléchargement direct. Ce texte que l’entreprise se propose d’appliquer va nettement plus loin que ce que prévoit la loi. Il propose pêle-mêle d’automatiser les demandes de retrait pour les ayants droit importants ; de se doter d’une politique de suppression des comptes utilisés de manière régulière pour héberger des fichiers protégés ; ou encore d’inspecter les fichiers privés, en prévenant les utilisateurs concernés, lorsqu’ils sont suspectés d’utiliser le service de manière illégale. Il est remarquable que, alors que le site était autrefois le plus utilisé parmi les services de téléchargement direct, les internautes ne lui font plus confiance justement parce qu’il a mis en place de nombreuses mesures pour lutter contre les contrefaçons et ne pas être utilisé par les pirates (G. Champeau, « RapidShare se meurt d’avoir dû combattre le piratage », [en ligne] <numerama.com>, 20 mai 2013).
693 Tel est le cas, par exemple, de l’ISOC, selon qui, « dans un monde où le réseau devient un enjeu technologique, économique et sociétal majeur, l’association contribue à défendre les valeurs fondamentales de l’Internet : universalité, accessibilité, respect des standards ouverts, non-discrimination du réseau, liberté de production, de partage et d’expression » ([en ligne] <isoc.fr>). Cf., notamment, P. Deumier, « Les sources de l’éthique des affaires », op. cit., p. 337 s.
694 Tout spécialement, F. A. Hayek, Droit, législation et liberté, Puf, coll. Quadrige, 2007 ; Ph. Nemo, La société de droit selon F. A. Hayek, Puf, 1988.
695 C. Thibierge, « Le droit souple », op. cit., p. 610.
696 En outre, il faudrait séparer les sources formelles et les sources matérielles du droit. Un droit formellement d’origine publique mais dicté par quelques puissances privées poursuivant le contentement de leurs intérêts propres apparaît peut-être insatisfaisant. Encore, il faudrait éventuellement opérer un tri parmi les actes normatifs privés, tous ne méritant pas nécessairement d’être l’objet des mêmes critiques. La coutume a été dénoncée en ces termes : « Contraire à la rationalité moderne, impossible à connaître, conservatrice, archaïque, déraisonnable, dispersée, la coutume ne peut en définitive que produire des règles pernicieuses, insensées et nuisibles » (M. S. Pintor, op. cit., p. 372 (cité par P. Deumier, Introduction générale au droit, op. cit., p. 55)). Si l’usage peut être rapproché de la coutume, il en va différemment des codes de conduite et autres chartes. Enfin, il faudrait traiter différemment ces codes et chartes, généraux et impersonnels, et les contrats, dont la portée est individuelle.
697 J.‑B. Auby, op. cit., spéc. p. 171 ; D. Mockle (dir.), op. cit.
698 Par exemple, on avance que « la norme technique est un instrument unilatéral de sujétion au service d’une oligarchie » (S. Charbonneau, « Norme juridique et norme technique », Arch. phil. droit 1983, p. 289). Or les normes techniques ne sont-elles pas très souvent associées aux sources privées ?
699 Const. 4 oct. 1958, art. 2. Plus précisément, il s’agit là du « principe de la République française ».
700 Jürgen Habermas décrit ce phénomène en ces termes : « La société civile déleste ceux qui s’y engagent de la préoccupation d’autrui et du bien commun et leur impose au contraire d’adopter une attitude stratégique, orientée vers le succès et la satisfaction des intérêts individuels » (J. Habermas, Droit et démocratie – Entre faits et normes, Gallimard, 1997, p. 394 (cité par L. Bal, Le mythe de la souveraineté en droit international – La souveraineté des États à l’épreuve des mutations de l’ordre juridique international, th., Université de Strasbourg, 2012, p. 466)). Et la façon dont il est financé indiquerait « pour qui [cet organe privé] travaille » (O. Zlatev, « Le conseil de presse – L’archétype d’une instance d’autorégulation », in A. Hulin, J. Smith, dir, op. cit., p. 69).
701 D. Baranger, « Utilitarisme (utilitarisme classique et droit) », in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 1502. Lorsqu’ils agissent en tant que sources privées du droit indépendantes de la puissance publique, les hommes ne sont guère différents de ce qu’ils seraient dans l’état de nature, où ils ne sont gouvernés que par la seule loi naturelle, où ils possèdent une puissance absolue sur toute chose, « liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre pour la préservation de sa propre nature » (Th. Hobbes, Léviathan, 1651, chap. 14). La loi privée est normalement la loi du plus fort qui s’impose aux moins forts puisque l’état de nature est un « état de guerre de chacun contre chacun » (ibid., chap. 13). Sortir de cet état de guerre ne serait possible que « si les hommes vivent sous un pouvoir commun qui les tienne en respect » (ibid.).
702 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1820, § 187. Il n’est, dès lors, guère surprenant de voir la société civile définie par opposition à l’État, au travers des antagonismes qui existent entre elle et lui (G. Arboit, A. Kiyindou, M. Mathien, « Société civile », in Commission française pour l’UNESCO, La « société de l’information » : glossaire critique, La documentation française, 2005, p. 80). Il faut suivre Adam Smith qui séparait la société civile et le corps politique, l’une étant au droit d’origine privée ce que l’autre serait au droit d’origine publique (A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Strahan et Cadell (Londres), 1776). C’est de manière assez utopique que le Sommet mondial sur la société de l’information a caractérisé la société civile à travers le fait qu’elle poursuivrait l’intérêt général. Ainsi la définition suivante de la société civile a-t-elle été retenue : « Une société civile est le produit de diverses composantes de populations et de communautés et renvoie à la sphère dans laquelle les citoyens et les initiatives sociales s’organisent librement autour d’objectifs, de regroupements et d’intérêts thématiques. […] Elles agissent au niveau local, national et international pour promouvoir et défendre au bénéfice de tous des intérêts sociaux, économiques et culturels » (cité par F. Massi-Folléa, « Société civile », in Commission française pour l’UNESCO, loc. cit., p. 82). La société civile, surtout si y sont inclus les acteurs commerciaux, se définit bien mieux en tant que « lieu de luttes sociales » (J. de Santa Ana (dir.), Société civile : lieu de luttes sociales, L’Harmattan, 1998) qu’en tant que lieu de défense de l’intérêt collectif.
703 A.‑J. Arnaud, Critique de la raison juridique, op. cit., p. 277.
704 V. Tilman, « Arbitrage et nouvelles technologies : Alternative Cyberdispute Resolution », Revue Ubiquité 1999, n° 2, p. 50.
705 B. Frydman, « Comment penser le droit global ? », op. cit., p. 37 ; également, M. Lanord Farinelli, « La norme technique : une source du droit légitime ? », op. cit., p. 738-739.
706 J. Stiglitz, La grande désillusion, Fayard, 2002 (cité par L. Pech, « Droit et gouvernance », op. cit., p. 13).
707 A.‑J. Arnaud, Critique de la raison juridique, op. cit., p. 187. Friedrich Hayek pouvait écrire que « laisser la loi aux mains de gouvernants élus, c’est confier le pot de crème à la garde du chat » (F. A. Hayek, op. cit. (cité par G. Paquet, « La gouvernance en tant que précautions auxiliaires », in C. Andrew, L. Cardinal (dir.), La démocratie à l’épreuve de la gouvernance, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2001, p. 215)) ; laisser le droit aux mains des « représentants autoproclamés du secteur privé » (L. Pech, « Droit et gouvernance », op. cit., p. 13) n’est une perspective guère plus réjouissante, car rien n’indique qu’ils pourraient être des félins moins avides, bien au contraire.
708 Rousseau allait jusqu’à nier aux personnes privées toute capacité normative, considérant que, « s’il restait quelque droit au particulier, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre lui et le public, chacun étant en quelques points son propre juge prétendrait bientôt l’être en tout, l’état de nature subsisterait et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine » (J.‑J. Rousseau, Du contrat social, 1762, L. I, chap. 6).
709 J. Boulanger, « Principes généraux du droit et droit positif », in Mélanges Georges Ripert, LGDJ, 1950, p. 51 (cité par E. Vergès, Les principes directeurs du procès judiciaire, th., Université Aix-Marseille III - Paul Cézanne, 2000, p. 50).
710 Maurice Hauriou écrivait que « c’est nécessairement de la séparation du pouvoir économique et du pouvoir politique que résulte l’équilibre » (M. Hauriou, Principes de droit public, op. cit., p. 368). Il faut abonder dans le sens de l’illustre professeur toulousain et convenir qu’une production du droit laissée aux mains des forces économiques est une situation regrettable.
711 Commission sur la gouvernance globale, Our Global Neighborhood, Oxford University Press (New York), 1995, p. 5 (cité par A.‑J. Arnaud, Critique de la raison juridique, op. cit., p. 345).
712 Mais y compris les initiatives normatives qui paraissent les plus détachées de tous intérêts lucratifs peuvent être dénoncées du fait de leur inconséquence en termes d’intérêt général. En témoigne de façon patente la « Déclaration d’indépendance du cyber-monde », laquelle a été rédigée en 1996 afin de riposter à une loi se proposant d’interdire aux mineurs l’accès à un certain nombre de contenus choquants ou indécents (le « Communications Decency Act »). Or la protection des mineurs face à l’explosion des contenus choquants dans le cyberespace est, semble-t-il, une noble finalité qui devrait prévaloir sur la liberté d’accéder à tout contenu quel qu’il soit. Les sources publiques paraissent poursuivre cette finalité plus et mieux que les sources privées.
713 M. Delmas-Marty, « Les processus de mondialisation du droit », in Ch.‑A. Morand (dir.), op. cit., p. 64 ; également, D. Legeais, « Les mutations de la norme : le renouvellement des sources du droit en question », in M. Behar-Touchais, N. Martial-Braz, J.‑F. Riffard (dir.), op. cit., p. XI.
714 Lamy Droit de l’informatique et des réseaux – Guide, op. cit., n° 4682 (qui commentent la pratique de la labélisation). Néanmoins, peut être opposé que, si l’intérêt général est l’intérêt de l’ensemble des régulés, l’autorégulation protège effectivement ceux-ci (F. Cafaggi, « Le rôle des acteurs privés dans les processus de régulation – Participation, autorégulation et régulation privée », RF adm. publ. 2004, p. 25). Seulement faut-il peut-être inclure dans l’intérêt général les intérêts de ceux sur qui les normes exercent une influence sans qu’ils en soient les destinataires directs (par exemple, les consommateurs dans le cas de l’autorégulation du e-commerce), si bien qu’il ne serait pas tout à fait juste d’écrire qu’« intérêt public et intérêt des régulés coïncident » (Ibid., p. 26). L’intérêt général serait à rechercher autant chez les tiers par rapport aux normes que chez les destinataires de celles-ci.
715 En effet, les opérateurs qui effectuent ce choix de l’autorégulation ont en général pour objectif de prévenir l’édiction d’une réglementation étatique plus sévère. Illustre cela l’ARPP lorsqu’elle explique que son ambition est, grâce à l’autorégulation, d’« aider la profession à se prémunir contre un renforcement de l’encadrement législatif » (Autorité de régulation professionnelle de la publicité, « Brochure 2013 de l’ARPP », [en ligne] <arpp-pub.org>, 2013).
716 B. Du Marais, « Régulation de l’internet : des faux-semblants au retour à la réalité », RF adm. publ. 2004, p. 85. Et si, dans le cadre de la « gouvernance », l’intérêt général ne se définit plus qu’en tant que « somme des intérêts individuels » (Ph. Moreau-Desfarges, La gouvernance, Puf, coll. Que sais-je ?, 2003, p. 43), mieux vaut peut-être conserver la définition selon laquelle il est une unité supérieure et transcendante par rapport aux intérêts individuels ; chercher à satisfaire un intérêt individuel, cela ne peut pas revenir, si ce n’est au terme d’une coïncidence, à chercher à satisfaire l’intérêt commun.
717 Par exemple Google : l’acteur du monde de l’internet et du web qui interroge le plus sous l’angle de la normalisation privée de cet univers est peut-être Google (J.‑M. Salaün, Vu, lu, su, les architectes de l’information face à l’oligopole du web, La découverte, 2012), entreprise californienne qui initialement fournissait un service de moteur de recherche et qui aujourd’hui, devenue plus puissante que Microsoft car étant de fait un nœud clef de la société moderne – « googliser » est entré dans le langage courant –, étend son empire du système d’exploitation à la construction des terminaux. Un auteur note que Google a rendu réalité le grand rêve de tous les dictateurs : connaître les vies des individus jusque dans leurs plus strictes intimités (J.‑P. Corniou, op. cit., p. 159).
718 Ces entreprises se comporteraient en « entrepreneurs de morale » (concept forgé par le sociologue Howard Becker pour qualifier les acteurs mobilisés dans le but de changer la définition de ce qu’est un comportement déviant). A. Casili, « Quelle vie privée à l’ère du numérique ? », in Conseil d’État, Le numérique et les droits fondamentaux, op. cit., p. 423 ; A. Casili, Les liaisons numériques, Le Seuil, 2010. Depuis sa création, Facebook a ainsi constamment élargi le périmètre des données qui sont visibles par tous dans les réglages par défaut du service et étendu le champ des informations que l’entreprise peut librement revendre à des tiers.
719 Conseil d’État, Le numérique et les droits fondamentaux, op. cit., p. 107.
720 La publicité personnalisée se base sur les caractéristiques de l’individu, connues grâce aux données saisies sur certains sites, spécialement ceux dont l’utilisation implique l’ouverture d’un compte personnel. Lors de l’inscription, le site recueille un certain nombre d’informations sur la personne pertinentes en vue d’un ciblage publicitaire et pouvant donc être revendues à des annonceurs. Par exemple, une discothèque de Besançon peut acheter auprès de Facebook un espace publicitaire limité aux comptes des personnes de 18 à 25 ans habitant à Besançon ou dans ses environs et ayant inscrit dans la catégorie loisirs qu’ils aiment sortir en discothèque. Mais encore faut-il que le droit en vigueur autorise de pareilles pratiques ; c’est pourquoi les sociétés concernées s’efforcent d’édicter elles-mêmes ce droit.
721 La publicité comportementale doit être distinguée de la publicité personnalisée : elle se fonde non sur les caractéristiques de la personne mais sur l’observation de son comportement internetique, grâce à ses données de navigation. Le « reciblage » est une forme de publicité comportementale qui consiste à envoyer des publicités à un internaute qui sont en rapport non avec le site qu’il est en train de visiter mais avec un produit pour lequel il a manifesté son intérêt en visitant dans un passé proche un autre site. C’est ce procédé qui est mis en œuvre par la société française Criteo. Surtout, le ciblage comportemental peut se fonder sur tout un historique de navigation, dont il est possible de déduire des centres d’intérêt ou une intention d’achat. Cet historique peut être accessible par diverses sources : - le navigateur utilisé par l’internaute peut livrer l’historique des sites visités ; - les entreprises qui proposent des services de régie publicitaire pour des sites tiers sont en mesure de reconnaître un internaute d’un site à l’autre (notamment par l’enregistrement de cookies sur son terminal) et d’accumuler ainsi des informations à son sujet ; - les fournisseurs d’accès à internet (FAI) sont techniquement en mesure de disposer d’un historique complet de la navigation de leurs abonnés.
722 Les boutons « j’aime » de Facebook et « + 1 » de Google, présents sur de nombreux sites tiers, permettent à ces sociétés de préciser les profils des utilisateurs de leurs services ; ils sont ainsi au centre de leurs modèles économiques – la publicité ciblée est la première source de revenus de Google, Facebook ou Twitter –, si bien qu’il est décisif pour elles que nulles normes juridiques ne viennent limiter la possibilité de revendre les internautes qui ne sont, suivant une formule désormais devenue célèbre, que des produits dès lors que le service auquel ils recourent est « gratuit ». En ce sens, par exemple, X. de la Porte, « Derrière la grande offensive du copyright », Place de la toile, France culture, 25 févr. 2012 (« si vous ne payez pas, c’est que vous n’êtes pas un consommateur mais un produit à vendre »). Un observateur convient que, « si le médium est le message, l’utilisateur est le contenu » (V. Susca, « Actualité de Mac Luhan », Place de la toile, France culture, 29 sept. 2012). Illustre le fait que les utilisateurs ne sont que des produits à vendre cette clause des conditions générales d’utilisation de Twitter : « Les Services peuvent contenir des publicités, qui peuvent être ciblées en fonction des Contenus ou de l’information disponibles sur les Services, des requêtes effectuées au moyen des Services, ou sur la base de toute autre information. […] En contrepartie de l’accès qui vous est offert à Twitter et de l’utilisation des Services, vous acceptez que Twitter et ses fournisseurs et partenaires puissent placer ces publicités sur les Services ou en relation avec l’affichage de Contenus ou avec des informations issues de l’utilisation des Services, que cela soit par vous ou par d’autres » (« Conditions générales d’utilisation de twitter.com », art. 1). Néanmoins, mieux vaut bien sûr qu’un service soit gratuit parce que financé par la publicité que « gratuit » parce qu’illégal, spécialement en matière d’accès à des œuvres de l’esprit (D. Olivennes, La gratuité, c’est le vol, Grasset, 2007).
723 Dans l’économie numérique d’aujourd’hui, les données, qui sont peut-être le pétrole du xxie s., ne demeurent pas chez ceux qui les ont collectées ; elles sont en permanence échangées et recombinées. Certains acteurs, qualifiés de « courtiers en données », ont même pour raison sociale d’acquérir et de vendre des données personnelles.
724 Par exemple, les représentants des auteurs d’œuvres de l’esprit défendent les droits patrimoniaux de ceux-ci quand les représentants des internautes et ceux des éditeurs de logiciels ou de services de partage de contenus défendent la liberté d’accéder à l’internet et d’en faire l’usage le plus libre possible ; mais nul ne semble chercher à savoir où se situe objectivement l’intérêt général. Ils peuvent revendiquer défendre l’intérêt général, ils ne défendent toujours que leurs intérêts propres. On observe que les associations que sont l’ISOC, l’ICANN, le W3C ou l’IETF « remplissent des missions qui, si elles satisfont pleinement aux objectifs de l’industrie, s’éloignent totalement de l’intérêt commun » (V. Trovatello, op. cit., p. 179). Le diagnostic est peut-être un peu sévère puisqu’il est avéré que ces associations, précisément, défendent d’autres intérêts que ceux de l’industrie de leurs secteurs de prédilection, il n’en est pas moins révélateur de la mauvaise opinion qui empreint les commentateurs de la production privée des normes applicables à l’internet. L’auteur observe, en outre, que « défendre son point de vue dans ces forums de régulation exige une présence physique régulière, voire constante, qui représente un véritable investissement financier. Seules les plus grandes firmes peuvent donc participer, ce qui les avantage, les choix s’effectuant à la discrétion des forces du marché et des lobbies » (ibid., p. 180).
725 Certes, cette institution invite ses membres à « toujours agir pour le bénéfice de la communauté Internet et non pour [leurs] propres noms » (IETF, « Comment contribuer à l’IETF ? », RFC n° 3160 (cité par V. Trovatello, op. cit., p. 115)) ; peut-être les industriels qui envoient des représentants siéger dans les comités ne suivent-ils guère cette consigne. L’ISOC, pour sa part, affirme sans ambages sa volonté de s’« oppos[er] à la législation chaque fois qu’elle pourrait inhiber [la] liberté de développement et d’utilisation de logiciels open source » (ISOC, « Valeurs et principes de l’Internet Society », [en ligne] <isoc.fr>), y compris, donc, lorsque ces logiciels permettent à leurs utilisateurs de porter atteinte aux droits et libertés d’autrui ou à l’intérêt collectif. L’ISOC, dans le même sens, explique : « Nous nous opposerons aux efforts visant à restreindre le type de contenus ou d’informations échangés sur Internet » (ibid.). Et d’ajouter : « L’architecture de bout en bout d’Internet, dominée par l’innovation, est vitale pour le rôle joué par Internet en tant que plateforme à l’innovation, à la créativité et aux opportunités économiques. Pour préserver cette qualité, nous nous opposerons aux efforts visant à établir des normes pouvant rendre difficile, voire impossible, pour certains internautes d’utiliser toute la gamme des applications Internet » (ibid.). Une utilisation nuisible de ces applications ne saurait donc justifier de l’empêcher.
726 Est notamment dénoncé le fait que la parité à l’origine recherchée dans le processus de prise de décision de l’ICANN, entre représentants des techniques et de l’industrie, d’une part, et représentants des internautes, d’autre part, n’a jamais été respectée. Une autre critique importante qui est adressée à l’association est celle selon laquelle, en gardant le nombre d’extensions non géographiques à un bas niveau, elle créerait une rareté artificielle et tendrait à prendre les traits d’une entreprise commerciale.
727 H. Klein (cité par V. Trovatello, op. cit., p. 292-293).
728 Et, globalement, on constate que les acteurs privés intervenant dans la production du droit de la communication par internet ne sont pas représentatifs de l’ensemble de ceux qui possèdent des intérêts dans la communication par internet : « surreprésentation des intérêts industriels et commerciaux en charge de l’exploitation du réseau et des services, au détriment des utilisateurs et de l’expression d’une volonté générale universelle » (A. Lepage, Libertés et droits fondamentaux à l’épreuve de l’internet – Droits de l’internaute – Liberté d’expression sur l’internet – Responsabilité, Litec, 2002).
729 K. Benyekhlef, op. cit., p. 595.
730 En ce sens, S. Chauvier, Justice et droits à l’échelle mondiale, Vrin-EHESS, 2006.
731 M. Kirby, « La protection de la vie privée et des droits de l’homme à l’ère du numérique », in M. Kirby et alii, Les droits de l’homme dans le cyberespace, Economica, coll. Droit du cyberespace, 2005, p. 12 ; également, A. Lepage, loc. cit. ; D. Le Metayer, Les technologies de l’information au service des droits : opportunités, défis, limites, Bruylant (Bruxelles), 2010 ; P. J. Brunet (dir.), Éthique et internet, Presses de l’Université Laval (Québec), 2002 ; E. Korprobst, « Internet et les libertés publiques », JCP E 2002, n° 4, p. 4 s.
732 Comme l’enseigne le Professeur Jean-Louis Bergel, c’est la sécurité qui garantit la liberté (J.‑L. Bergel, Théorie générale du droit, op. cit., p. 129).
733 M.‑Ch. Roques-Bonnet, op. cit., p. 388.
734 Le réseau internetique a suscité l’émergence d’acteurs nouveaux, tels les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, qui sont naturellement dépositaires de pans entiers de la vie personnelle de leurs utilisateurs. Lorsqu’un tel site web est visité, il y a entre 60 et 100 marqueurs qui récoltent des données sur l’activité de l’internaute (J.‑F. Fogel, B. Patino, op. cit.). Or les revenus de ces services dépendent principalement de la vente d’informations personnelles à des annonceurs et plus le nombre et la précision des données contenues dans un « profil » sont importants, plus il peut être vendu à un prix élevé. Les grandes entreprises du numérique sont ainsi logiquement engagées dans des stratégies de diversification dont l’un des objectifs prioritaires est de multiplier les informations pertinentes détenues sur chaque individu. Et il existe désormais des acteurs spécialisés dans la collecte et la revente des données, les « data brokers ». Comme le souligne le Conseil d’État, cette diffusion et ce commerce généralisés des données personnelles sont porteurs de risques pour les individus que le droit d’origine publique doit encadrer car, à l’évidence, le droit d’origine privée ne peut, du fait qu’il est pour une bonne part aux mains des commerçants de données, suffire (Conseil d’État, Le numérique et les droits fondamentaux, op. cit., p. 17). Le Haut Conseil cite les dangers suivants : « la diffusion de données personnelles en dehors de la volonté de l’individu concerné ; la réception de plus en plus fréquente de publicités de plus en plus ciblées et personnalisées ; le développement de pratiques commerciales abusives, consistant en une différenciation entre les clients à partir de l’exploitation de leurs données ; les risques de réputation, pouvant conduire à des restrictions dans l’accès à l’assurance, au crédit, à l’emploi ; les utilisations malveillantes, portant directement atteinte aux biens ou aux personnes » (ibid.).
735 « Règles de confidentialité de Google ». Autre exemple : « Vous acceptez et reconnaissez implicitement que Microsoft peut accéder à, divulguer ou préserver les informations associées à votre utilisation des services, notamment (sans limitation) vos informations personnelles et votre contenu ou les informations que Microsoft acquiert vous concernant par le biais de votre utilisation des services (par l’adresse IP ou via d’autres informations tierces) lorsque Microsoft estime en toute bonne foi que cela est nécessaire » (« Contrat de service Microsoft », art. 5.3).
736 E. Felten, « Inside the Googleplex », The Economist 1er sept. 2007 (cité par J.‑P. Corniou, op. cit., p. 160).
737 Par exemple, G. Haas, Internet et protection des données personnelles, Litec, 2004.
738 B. Benhamou, « Internet des objets : défis technologiques, économiques et politiques », Esprit 2009.
739 Au-delà de cette problématique saillante qu’est la protection des informations personnelles et de la vie privée, les illustrations de normes édictées par les puissances privées qui interrogent quiconque est attaché aux grands principes défendus par le droit étatique ne manquent pas. Le « droit de Facebook », par exemple, dispose ou stipule que, « en cas de plainte à notre encontre suite à vos actions, à votre contenu ou à vos informations sur Facebook, vous indemniserez Facebook pour toute perte, responsabilité, réclamation, demande, dépenses et frais, y compris les honoraires raisonnables d’avocat, afférents à cette plainte » (« Conditions générales d’utilisation de facebook.com », art. 16-2). Quant au « droit de Twitter », il dispose ou stipule que « cette traduction est mise à disposition pour votre convenance ; la version anglaise servira de référence en cas de conflit entre la traduction et la version originelle » (« Conditions générales d’utilisation de twitter.com ») ; qu’« EN AUCUN CAS LE MONTANT TOTAL DES DOMMAGES INTÉRÊTS AUXQUELS LES ENTITÉS TWITTER POURRAIENT ÊTRE CONDAMNÉES AU TITRE DE LEUR RESPONSABILITÉ NE POURRA DÉPASSER LE MONTANT DE CENT DOLLARS AMÉRICAINS » (ibid., art. 11-C (majuscules dans le texte original)) ; ou bien encore que « ces Conditions et toute action judiciaire engagée en relation avec ces Conditions sont régies par les lois de l’État de Californie des États-Unis d’Amérique sans considération et sans faire application des dispositions légales de votre État ou de votre pays de résidence relatives aux conflits de lois. Toutes les réclamations, poursuites judiciaires ou litiges en relation avec les Services seront portés exclusivement devant les tribunaux fédéraux ou d’État situés dans le county de San Francisco en Californie, États-Unis. Vous acceptez la compétence matérielle et territoriale de ces tribunaux et renoncez à toute objection à ce titre » (ibid., art. 12-B). À l’identique, le « droit de Facebook » dispose ou stipule que « vous porterez toute plainte afférente à cette Déclaration ou à Facebook exclusivement devant les tribunaux d’État et fédéraux sis dans le comté de Santa Clara, en Californie. Le droit de l’État de Californie est le droit appliqué à cette Déclaration, de même que toute action entre vous et nous, sans égard aux principes de conflit de lois. Vous acceptez de respecter la juridiction des tribunaux du comté de Santa Clara, en Californie, dans le cadre de telles actions » (« Conditions générales d’utilisation de facebook.com », art. 16-1). Par ailleurs, quant à la question de la propriété intellectuelle, les conditions générales d’utilisation de facebook.com précisent : « Pour le contenu protégé par les droits de propriété intellectuelle, comme les photos ou vidéos (propriété intellectuelle), vous nous donnez spécifiquement la permission suivante, conformément à vos paramètres de confidentialité et des applications : vous nous accordez une licence non exclusive, transférable, sous-licenciable, sans redevance et mondiale pour l’utilisation des contenus de propriété intellectuelle que vous publiez sur Facebook ou en relation avec Facebook (licence de propriété intellectuelle) » (« Conditions générales d’utilisation de facebook.com », art. 2-1).
740 J. Huet, E. Dreyer, op. cit., p. 182.
741 Pour ne prendre que trois exemples, les juges peuvent considérer qu’une clause d’un contrat-type conclu afin de s’inscrire à un service de réseautage social n’est pas applicable car l’éditeur du service, alors qu’elle est d’une importance déterminante, l’avait noyée au sein de nombreuses autres clauses sans jamais chercher à attirer l’attention des futurs utilisateurs sur elle (CA Pau, 1ère ch., 23 mars 2012, Sébastien R. c/ Facebook) ; ils peuvent estimer que le prix pratiqué par Google pour son service de cartographie en ligne, à savoir la gratuité, est anormalement bas, si bien qu’il y a abus de position dominante sur le marché de la cartographie en ligne (TGI Paris, 15e ch., 31 janv. 2012, Bottin Cartographes c/ Google France, Google Inc) ; et ils peuvent déclarer non écrites les clauses des contrats-types du web participatif qui prévoient que le fait d’afficher ou de charger une contribution sur un site conduit à concéder à celui-ci un droit non exclusif de reproduction, d’utilisation, de distribution, de représentation ou d’exécution dudit contenu, alors que cette clause ne précise pas les limites temporelles et spatiales de la cession et ne répond pas aux critères de la cession à titre gratuit (TGI Paris, 3e ch., 29 mai 2012, TF1 et autres c/ YouTube).
742 Illustre également la prégnance de ce sentiment parmi les institutions publiques le Comité des représentants permanents des gouvernements des États membres de l’Union européenne lorsqu’il convient que « le marché n’est assurément pas le mieux placé pour juger de l’utilité sociale respective des services envisageables ; cet arbitrage doit relever de l’État, dans sa dimension régalienne » (Comité des représentants permanents des gouvernements des États membres de l’Union européenne, rapport n° 10334/08, 6 juin 2008, p. 8 (cité par J. Cattan, op. cit., p. 122)).
743 Aussi peut-on s’interroger, par exemple, en ces termes : « Les modes dits “alternatifs” de règlement des différends, en ce qu’ils promeuvent un ordre négocié à la place de l’ordre juridictionnel imposé, ne sont-ils pas porteurs de périls bien plus graves que ceux qu’ils sont réputés conjurer ? Ne perd-on pas trop en garanties à dessaisir le juge au profit d’“amiables” compositeurs profanes ? […] Ne prend-on pas de bien grands risques à laisser entendre que la sanction de l’illicite est négociable ? » (D. de Béchillon, « La structure des normes juridiques à l’épreuve de la postmodernité », in A. Berthoud, É. Serverin (dir.), op. cit., p. 52).
744 Un observateur note que les accords contractuels qui ponctuent nombre de procédures propres à la justice alternative ne mettent pas fin automatiquement aux litiges et qu’il se trouve beaucoup de « litiges secondaires », de contestations des accords passés mais sur lesquels une partie se rétracte. Et d’ajouter : « La pacification n’a été que temporaire, le recours in fine au juge demeure la garantie à laquelle très peu de justiciables acceptent de renoncer » (P. Lascoumes, op. cit., p. 72).
745 Th. Massart, op. cit., p. 31.
746 Ibid.
747 Y. Benhamou, op. cit., p. 2774.
748 J. Huet, Th. Tonnellier, op. cit. Commentant l’institution de la procédure amiable devant le Forum des droits sur l’internet, les auteurs écrivaient : « Le particulier se trouvera en présence d’un greffier impressionnant (en robe noire) et parfois très intransigeant, pressé de se débarrasser de l’affaire, et qui lui conseillera d’aller voir ailleurs, avec d’autant plus de bonne conscience que le Président du tribunal ou de la cour lui aura dit de le faire, et que l’“ailleurs” est une bonne vielle transaction, un consentement des parties. Le plaignant sera donc dans ses petits souliers, et dira “oui, monsieur le juge”, confondant greffier et juge, ce qui est normal vu qu’ils portent tous deux une robe noire. Et le voilà embarqué dans une toute autre histoire ».
749 Ibid.
750 L. Pech, « Droit et gouvernance : vers une “privatisation” du droit ? », op. cit., p. 39.
751 Y. Benhamou, op. cit., p. 2774.
752 La justice publique est classiquement investie de différents attributs qui apportent la garantie d’un procès équitable. Y compris quand sont aux prises une partie puissante et une partie faible, elle donne la possibilité à la seconde de défendre sa cause, de faire valoir ses arguments, d’obtenir écoute et attention de la part d’un « tiers pouvoir » (réf. à D. Salas, Le tiers pouvoir – Vers une autre justice, Hachette, coll. Forum, 1998) objectif et neutre. Offrant la perspective d’une énonciation claire des responsabilités de chacun, cette justice publique permet d’obtenir réparation, financière et symbolique, par le biais d’un verdict dûment motivé et doté d’une autorité incontestable, celle de la chose jugée. Si tout est évidemment question de point de vue, il est fort contestable que la justice privée présente un visage aussi attrayant, même si le particularisme des relations immatérielles fait que, nécessairement, elle revêt davantage de légitimité en la matière que dans l’absolu.
753 J. Huet, Th. Tonnellier, op. cit.
754 Cet aspect avait été analysé par le Professeur Mireille Delmas-Marty selon qui l’expression « justice douce » peut certes « renvoyer à une conception du droit plus consensuelle, donc a priori plus respectueuse des droits des parties », mais « l’absence de formalisme qui accompagne le plus souvent les nouvelles formes de régulation des conflits risque d’aboutir à méconnaître certains droits fondamentaux » (M. Delmas-Marty, « Les nouveaux lieux et les nouvelles formes de régulation des conflits », op. cit., p. 209), en particulier les droits procéduraux énoncés par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
755 Peut-être les autorités de certification ont-elles un rôle important à jouer afin d’assurer la pérennité des modes alternatifs de règlement des différends en garantissant la fiabilité, l’authenticité et l’intégrité des preuves, donc la confiance qui est encore plus essentielle à la justice privée qu’à la justice étatique (C. Chassigneux, op. cit., p. 471).
756 Faut-il rappeler que, au Ve s. avant J.‑C. déjà, Thucydide déclarait : « Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie » (cité par C. Mossé, Les grecs inventent la démocratie, Complexe, coll. Historiques, 2004) ?
757 K. Benyekhlef, « L’internet : un reflet de la concurrence des souverainetés », Lex Electronica 2002, n° 8, p. 11. Également, C. Émeri, « L’État de droit dans les systèmes polyarchiques européens », RFD const. 1992, p. 27 s.
758 K. Benyekhlef, Une possible histoire de la norme, op. cit., p. 595. Et un autre, encore, juge que « la société civile est une réserve démocratique de laquelle surgissent des hommes et des femmes qui ne sont pas des professionnels cyniques et intéressés – pour ne pas dire corrompus – de la politique ni des fonctionnaires machiniques mais des êtres oblatifs, sacerdotaux, à la fois désintéressés et instruits par leur expérience humaine et professionnelle ; des êtres préservés de la politique politicienne mais dotés de la générosité requise de quiconque prétend s’occuper du bien commun » (R. Draï, L’État purgatoire – La tentation postdémocratique, Michalon, 2005, p. 99).
759 C. Thibierge, « Le droit souple », op. cit., p. 610.
760 Réf. à L. Boy, « Le déficit démocratique de la mondialisation du droit économique et le rôle de la société civile », RID éco. 2003, p. 471 s.
761 Notamment, il n’est pas rare qu’une personne ou une organisation dispose d’un contrôle ou d’un monopole sur une facilité dont d’autres ont besoin.
762 Cela bien que le Professeur Jean-Louis Bergel voit dans la coutume une « forme privilégiée de l’expression démocratique » (J.‑L. Bergel, Théorie générale du droit, op. cit., p. 91).
763 M.‑A. Cohendet, « Synthèse et conclusion », in L. Fontaine (dir.), Droit et pluralisme, Nemesis-Bruylant (Bruxelles), coll. Droit et justice, 2007, p. 392. Cet auteur de craindre que « le pluralisme juridique [puisse] être le masque des pouvoirs de fait contre les pouvoirs démocratiques » (ibid., p. 395). Déjà Jean Dabin considérait que défendre une conception pluraliste du droit reviendrait – très paradoxalement – à défendre la « loi du plus fort » (J. Dabin, « Droit de classe et droit commun », in Mélanges Édouard Lambert, t. III, LGDJ-Librairie du Recueil Sirey, 1938, p. 69 (cité par M.‑A. Cohendet, loc. cit., p. 395)).
764 M. Mekki, « Propos introductifs sur le droit souple », in Association Henri Capitant, Le droit souple, op. cit., p. 22.
765 Ibid. ; également, L. Boy, « Le déficit démocratique de la mondialisation du droit économique et le rôle de la société civile », op. cit., p. 471.
766 Ce que le Conseiller d’État Isabelle Falque-Pierrotin retenait déjà en 1997 : I. Falque-Pierrotin, Internet : enjeux juridiques, La documentation française, coll. Rapports officiels, 1997.
767 Réf. à N. Perlas, La société civile : le 3e pouvoir, Yves Michel, coll. Société, 2003.
768 Cf., en ce sens, S. Le Bris, L. Luther, op. cit., p. 35 s.
769 Par exemple, P. Deumier, « Les sources de l’éthique des affaires », op. cit., p. 337.
770 Comme le notent les Professeurs François Ost et Michel van de Kerchove, l’émancipation de l’autoproduction du droit coïnciderait avec le « déclin de l’intérêt général » (F. Ost, M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 114). Mais, bien sûr, encore faut-il considérer qu’il serait pertinent de faire du droit un instrument de préservation et d’encouragement de l’intérêt général (par exemple, B. Mathieu, M. Verpeaux (dir.), L’intérêt général, norme constitutionnelle, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2007). Qui voit dans l’intérêt général un but en même temps qu’un concept dépassés, spécialement à l’intérieur du droit transnational, aboutit nécessairement à des conclusions différentes. Cf. J.‑B. Auby, op. cit., p. 175. L’auteur observe notamment que « le droit de la globalisation brouille les repères à partir desquels s’identifie traditionnellement l’intérêt public, ne serait-ce que parce qu’il amalgame, fait coexister, des façons très différentes de procéder à cette identification. Il crée en tous les cas une sorte de fragmentation des instances et des mécanismes au travers desquels la chose publique et l’intérêt général se trouvent identifiés et mis en forme, et cette fragmentation peut difficilement être ressentie autrement que comme un vecteur d’incertitude ». Et des auteurs, à l’instar du philosophe Marcel Gauchet, expliquent encore que, alors qu’hier les intérêts particuliers étaient légitimés en tant que parcelles d’un intérêt commun, « éléments d’un compromis social préétabli par la loi », ils seraient désormais reconnus légitimes en eux-mêmes, « libres de jouer sans souci de la composition d’ensemble, invités à se maximiser chacun sans référence à un intérêt général devenu évanescent » (M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Gallimard, 1998, p. 85). Et de poursuivre : « L’intérêt public n’est plus un, monopolisé par l’État, mais pluriel, exprimé par toutes sortes d’entités tant publiques que privées » (ibid.).
771 Sur cette distinction, cf. C. Thibierge, « Le droit souple », op. cit., p. 599 s.
772 P. Trudel, « Les effets juridiques de l’autoréglementation », op. cit., p. 247 s.
773 En effet, leurs destinataires peuvent – mais à condition d’agir collectivement et non individuellement – les supprimer, tandis que la sanction de celui qui ne respecte pas l’usage est fort peu dissuasive. Avec la coutume et l’usage, les faits gouvernent le droit alors que, normalement, c’est au droit de gouverner les faits ; la coutume et l’usage sont entièrement modelés par des faits, ce ne sont pas les faits qui sont modelés par le droit. Et le propre de l’usage, par rapport à la coutume, est d’être faible ; il n’est qu’une coutume en construction à qui le temps n’a pas encore conféré sa force. Il est souvent délicat de distinguer ce qui est un usage de ce qui n’en est pas un ou pas encore un (P. Deumier, Introduction générale au droit, op. cit., p. 339). Cela est important car l’usage risque fort d’être requalifié en « simple pratique », si bien qu’il ne peut recevoir application dans le silence des parties et doit être accepté explicitement (ibid., p. 340). Or le droit de la communication par internet, du fait du caractère récent de son objet, ne peut, pour l’heure, accueillir que des usages, que des coutumes en cours de consolidation.
774 Mis à part dans les cas où elles sont insérées dans des contrats et bénéficient alors d’une valeur contractuelle. Tel est le cas notamment concernant les chartes adoptées par des associations professionnelles qui stipulent que leurs adhérents s’engagent à en respecter les termes et qu’en cas de violation de la charte par un adhérent, celui-ci sera radié de l’association. Tel est également le cas des chartes qui permettent aux sites s’engageant à en respecter les modalités d’utiliser le logo de l’association, ou le logo associé à la charte, tel un label ; la sanction en cas de violation de la charte est la radiation de l’adhérent de l’association et la cessation de l’utilisation du logo correspondant. L’opposabilité d’un texte privé est également acquise lorsqu’il y est fait référence dans les conditions générales d’utilisation ou de vente et que son non-respect peut entraîner la résiliation de la relation contractuelle aux torts de la partie ayant violé les termes de ce texte. Enfin, est à noter que, après bien des tergiversations, la jurisprudence tend à considérer que les usages sont applicables y compris dans le silence des parties. Cf. Ch. Jubault, op. cit., p. 37 s.
775 Les chartes sont ainsi considérées comme étant des « listes de vœux pieux » (A. Debet, « Les chartes et autres usages du droit de l’internet », op. cit., p. 40). Cela vaut d’ailleurs pour toutes les chartes, qu’elles aient une origine privée ou une origine publique.
776 P. Trudel, « Les systèmes normatifs et le cyberespace », [en ligne] <chairelrwilson.ca>. La Netiquette, par exemple, qui prévalait avant 1995 et qui prohibait, notamment, l’usage commercial du réseau, a été balayée en quelques mois à mesure que la communauté des utilisateurs s’est élargie et a incorporé des acteurs aux desseins commerciaux, rendant inopérant le moyen utilisé pour rendre exécutoire ce texte : l’ostracisme exercé par la communauté des internautes. Les représailles collectives ont perdu de leur efficacité dès lors qu’une partie des internautes n’a plus adhéré aux principes fondateurs de l’internet pré-commercial.
777 Ch. Caron, « Opposabilité de la vie privée du droit », op. cit.
778 F. Ost, M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 119 ; E. Labbé, op. cit.
779 K. Benyekhlef, « L’internet : un reflet de la concurrence des souverainetés », op. cit., p. 12. Il est vrai que nombre de codes et chartes privés, outre qu’ils ne sont pas obligatoires en droit, ne le sont pas textuellement puisque non rédigés au mode impératif mais au mode recommandatoire. « La finalité des règles de bonne pratique n’est pas de contraindre et de sanctionner mais de conseiller et de proposer ; elles sont persuasion plutôt qu’obligation », souligne un auteur, en concluant qu’elles « ne sont pas des règles de droit » (C. Corgas-Bernard, op. cit., p. 75).
780 « Tout pouvoir, écrivait Georges Burdeau, est générateur d’ordre dès lors qu’il est capable d’être obéi » (G. Burdeau, L’État (1970), Le Seuil, coll. Points, 2009, p. 90). Le drame des normes privées est qu’elles peuvent être obéies mais ne peuvent pas obliger à être obéies.
781 D’autant plus que certains acteurs privés, lorsqu’ils jouent le rôle de source du droit, s’efforcent de rendre volontairement les règles obscures et inaccessibles. Or ce n’est que s’il peut prévoir les conséquences qui s’attacheront à ses actes, parce qu’il a connaissance des règles existantes et que celles-ci ne sont pas appelées à évoluer, que l’homme pourra décider sciemment d’entreprendre une activité (J.‑L. Bergel, Théorie générale du droit, op. cit., p. 129).
782 J.‑L. Bergel, « La dynamique des systèmes juridiques, évolutions et convergences », conférence à la Faculté de droit et de science politique d’Aix-en-Provence, 22 févr. 2012.
783 De plus, on fait de l’internet et de l’immatérialité les facteurs de la fragilité des règles propres au droit de la communication par internet (P. Trudel, « La lex electronica », op. cit., p. 221 (« l’environnement-réseau induit une certaine instabilité de la règle de droit. L’écrit n’est plus fixé dans l’imprimé. L’information paraît de plus en plus fluide et en continuel réajustement et actualisation. Le droit se présente de plus en plus comme une résultante continuellement provisoire d’un ensemble de décisions emportant des conséquences normatives »)). Ce sont néanmoins surtout les difficultés rencontrées par les sources privées associées au fait que ces sources jouent un rôle central dans la production de ce droit qui semblent être à l’origine de cette fragilité.
784 K. Benyekhlef, « L’internet : un reflet de la concurrence des souverainetés », op. cit., p. 12.
785 J. Carbonnier, Flexible droit, op. cit., p. 29.
786 V. Lasserre, Le nouvel ordre juridique, op. cit., p. 350.
787 A déjà été observé combien la flexibilité de la lex mercatoria ne permet pas de répondre à l’exigence de sécurité et de prévisibilité qu’impose le développement des échanges et l’exigence de confiance, si bien qu’il n’est pas rare de voir des opérateurs demander plus de droit « dur » et fixe (A. Pellet, op. cit., p. 53). Peut-être la « lex electronica » ne se distingue-t-elle pas de la « lex mercatoria » sur ce point et un grand défaut du droit de la communication par internet est-il qu’il est difficile d’y prévoir les règles applicables (É. Brousseau, op. cit., p. 10).
788 En effet, il n’y a alors nul organe interprétant et donc précisant les dispositions non claires, mais aussi nul organe venant combler les vides et les lacunes que comportent inévitablement les textes (T. Azzi, « Les mutations de la norme en droit international privé », in M. Behar-Touchais, N. Martial-Braz, J.‑F. Riffard (dir.), op. cit., p. 159). L’auteur précise : « On pourrait être tenté d’objecter que, à l’image de la jurisprudence complétant la loi nationale, les sentences arbitrales complètent la lex mercatoria. Ce serait toutefois oublier que nombre de sentences ne sont pas publiées et que, faute d’émaner d’un ordre juridique organisé placé sous l’autorité d’une juridiction suprême, elles ne présentent pas l’homogénéité qui est censée caractériser les décisions de justice étatiques » (ibid.).
789 La flexibilité, et donc l’inconstance et l’incertitude, du droit d’origine privée de la communication par internet atteint peut-être son point culminant avec le droit applicable à Wikipedia : celui-ci est constitué, mis à part les cinq « Principes fondateurs » (comprenant 20 normes) qui ne sont pas modifiables, d’un corpus normatif qui peut librement et à tout instant être modifié par les utilisateurs du service (une hiérarchie est néanmoins établie entre les « Principes fondateurs » et les autres règles puisque « ces principes, communs à toutes les Wikipédias, constituent le fondement intangible du projet ; ils priment sur les règles et recommandations adoptées par la communauté des contributeurs » ([en ligne] <wikipedia.org>)). Un auteur note qu’un problème de l’autorèglementation est que chacun peut réécrire les règles à sa guise (E. Labbé, op. cit.) ; cela est ici parfaitement illustré.
790 « La pluralité des sources, enseigne-t-on, ne peut qu’altérer la capacité du système juridique à assurer correctement sa fonction : à se multiplier, les sources formelles s’épuisent dans le règlement des conflits qu’implique leur pullulement » (P. Deumier, Th. Revet, « Sources du droit (problématique générale) », op. cit., p. 1433).
791 A. Decocq, « Le désordre juridique français », in Mélanges Jean Foyer, Puf, 1997, p. 147.
792 Th. Verbiest, E. Wéry, op. cit., p. 541 ; C. Corgas-Bernard, op. cit., p. 76.
793 Y. Baydar, op. cit., p. 27.
794 Cela vaut en premier lieu à l’égard de l’usage dont la plasticité va de pair avec l’incertitude et la difficile accessibilité. Et cela vaut également en matière de normes techniques, celles-ci, « invérifiable[s] par le commun des mortels, s’impos[ant] comme le discours hermétique de la technocratie qui change en fonction de la conjoncture économique et des progrès de la recherche scientifique » (S. Charbonneau, op. cit., p. 289).
795 C. Corgas-Bernard, op. cit., p. 76.
796 C. Thibierge, « Le droit souple », op. cit., p. 610.
797 EDCE 1991, op. cit. (cité par B. Mathieu, « La normativité de la loi : une exigence démocratique », Cah. Cons. const. 2007, n° 21). Le principe de sécurité juridique a été défini par le Conseil d’État, dans son rapport pour l’année 2006, comme impliquant « que les citoyens soient, sans que cela appelle de leur part des efforts insurmontables, en mesure de déterminer ce qui est permis et ce qui est défendu par le droit applicable. Pour parvenir à ce résultat, les normes édictées doivent être claires et intelligibles, et ne pas être soumises, dans le temps, à des variations trop fréquentes, ni surtout imprévisibles » (EDCE 2006, Sécurité juridique et complexité du droit). Il semble que les normes d’origine privée ne répondent guère à ces exigences et puissent difficilement y répondre du fait de leur nature particulière.
798 Bien que certains codes de bonne conduite soient de véritables outils de communication.
799 P. Deumier, Introduction générale au droit, op. cit., p. 339.
800 Certainement les organisations privées ne fabriquent-elles souvent des règles que pour un milieu déterminé dans lequel chacun connaît les codes et usages en vigueur (G. Farjat, « Nouvelles réflexions sur les codes de conduite privés », op. cit., p. 164) ; il ne paraît pas possible de se satisfaire de cette connaissance corporative, surtout lorsque tout individu peut potentiellement se retrouver face à la norme comme cela arrive avec les activités internetiques.
801 J.‑L. Bergel, Théorie générale du droit, op. cit., p. 76.
802 On écrit ainsi que les normes privées « manquent de crédibilité » (C. Corgas-Bernard, op. cit., p. 77).
803 J. Chevallier, L’État post-moderne, op. cit., p. 63.
804 Le pouvoir règlementaire peut rendre opposables certains actes privés ; des usages peuvent être codifiés ; des contrats-types peuvent être publiés au Journal Officiel. Surtout, la jurisprudence peut décider d’appliquer toute norme privée. Les juges font souvent appel aux codes de déontologie, codes de bonne conduite ou chartes qui comportent des standards utiles pour apprécier les comportements. Cf. P. Deumier, « Les sources de l’éthique des affaires », op. cit., p. 354-355 ; Ch. Jubault, op. cit., p. 37 s.
805 B. Du Marais, op. cit., p. 85.
806 Ch. Caron, « Opposabilité de la vie privée du droit », op. cit.
807 Cité par Conseil d’État, Le numérique et les droits fondamentaux, op. cit., p. 35.
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